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L'Ethnographie

Renate Lorenz, Art Queer, Une théorie Freak, Marie-Mathilde Bortolotti (trad.), Paris, B42, 2018, 197p.

Jade Cervetti

Juillet 2021

1Art Queer, Une théorie Freak s’intéresse à des productions artistiques et théoriques entendues comme « queer » et « freak » par le biais de méthodes de dénormalisation au sein desquelles le corps performatif est impliqué. En s’appuyant sur le travail de onze artistes, Renate Lorenz distingue 3 pratiques : le drag radical, le drag transtemporel et le drag abstrait, entendus comme pratiques artistiques qui tendent à défaire le genre (Butler, 2006) et à concevoir un « ensemble de méthodes efficaces, laborieuses, mi-amicales mi-agressives, pour produire une certaine distance par rapport à ces normes, par exemple par rapport au système binaire du genre, à l’être-blanc, l’être-valide et à l’hétéronormativité » (p. 38).Dans cet ouvrage, Lorenz identifie donc les productions artistiques à trois formes de drag qui regroupent toutes « un ensemble de méthodes et de pratiques artistiques queer et, en même temps, un mode de négociation et de passage à la sphère publique » (p.40) qui relèvent d’une théorie freak.

2Le terme freak n’est pas proposé comme terme d’identification, mais comme « queerisation » réécrivant aussi un passé invisibilisé et opprimé. Le freak se réfère historiquement aux corps, à la dénormalisation des pratiques sociales rattachées à une économie capitaliste néolibérale et se distancie des idéaux hétéropatriarcaux par une approche de la différence. Par l’élaboration de cette théorie, le drag n’est pas entendu au sens classique du terme, comme travestissement performatif « d’homme » à « femme » ou « femme » à « homme », mais comme incarnations expérimentales et/ou performatives visant à troubler les marqueurs binaires de genre (drag radical), mais aussi comme intervention dans la chronopolitique (drag transtemporel), et comme absence de représentation explicite du corps humain1 (drag abstrait). Lorenz étudie ainsi le drag comme retraçage « des processus de construction sur son propre corps. Les costumes, les perruques, le maquillage, les accessoires, les photographies posées et les scènes de films, les mises en scène et les narrations (possiblement) frauduleuses liées à des ‘apparences’ sont basées sur des attentes, des témoignages, des stéréotypes et des histoires violentes sans favoriser leur répétition. » (p. 39).

Une théorie freak

3Tout d’abord, Lorenz décrit la théorie freak comme allant au-delà de la critique et de la subversion des normes sociales ; elle propose des pratiques artistiques d’incarnation, nommées « drag », qui se réfèrent à l’histoire de la sous-culture queer. Des moyens sont employés, tels que la « contagion » plutôt que l’« imitation », dans le but d’impliquer le.la spectateur.rice, et de le faire participer à des pratiques dénormalisantes. Parmi les performances relevant de la théorie freak, Renate Lorenz évoque trois de ses productions collectives réalisées avec Pauline Boudry : N.O Body (2008), Salomania (2009) et Contagious ! (2010)2. Confrontées à des enjeux sociaux, les incarnations freak sont explicitées et décrites. En exemple, la vidéo de Wu Tsang, The Shape of a Right Statement I (5min, États-Unis, 2008) étudiée comme référence à la vidéo d’Amanda Baggs In My Language (9 min, États-Unis, 2007) est présentée comme intervention épistémique et production de savoir à travers les sujets auxquels elle se rattache : le handicap, l’autisme la redivision du pouvoir. La théorie freak de l’art contemporain s’immisce au sein de problématiques intersectionnelles.

Drag radical

4Sur cette même lignée, le drag radical est principalement caractérisé par sa portée politique et intersectionnelle ; Les représentations de Roy Cohn et Jack Smith3 jouées par Ron Vawter sont étudiées comme drag radical car elles performent deux manières très différentes de vivre et pratiquer les masculinités gays, tout en mettant l’accent sur la séropositivité des individus.

5Par une réflexion Butlerienne, Renate Lorenz considère aussi le travail expérimental de Ron Vawter de drag par sa capacité à révéler implicitement les pratiques quotidiennes, costumes, incarnations et récits comme des pratiques de subjectivation performatives et répétitions mimétiques. Plus particulièrement, Lorenz caractérise cette représentation de drag radical, dont l’une des particularités est de performer et pratiquer deux masculinités gays très différentes4. En représentant Roy Cohn et Jack Smith, Ron Vawter se dépossède aussi d’un seul et même corps et se détache ainsi de toute intégration au concept normatif d’espace privé.

6Les performances de Bob Flanagan et Sheere Rose relèvent aussi du drag radical par les liens intersectionnels produits entre une sexualité considérée d’anormale et la maladie : Par l’implication de pratiques sado-masochistes, les performeurs érotisent la douleur, et y créent des liens avec la mucovisidose dont est atteint Bob Flanagan. Souhaitant « combattre la maladie par la maladie », Flanagan et Rose provoquent, perturbent et se dédoublent aussi ; la pratique SM empêche le corps malade d’être essentialisé à sa condition et se juxtapose à cette dernière pour en faire naître une troisième chose, un nouveau discours relevant de l’anormalité. La pratique SM devient une « dignité queer » (p. 102), un drag radical qui par la performativité de la douleur par la douleur, détourne aussi les émotions hiéarchisantes et normalisantes telles que la pitié. Le drag radical se voit donc décrit comme un art freak, à la croisée de l’anormalité et de l’intersectionnalité5.

Drag transtemporel

7Renate Lorenz définit une seconde catégorie de drag : le drag transtemporel en tant que chronopolitique. Lorenz s’appuie sur Freeman pour considérer qu’une politique queer doit tendre vers une chronopolitique du drag qui peut dépasser les limites du temps, proposer une alternative aux cycles temporels de l’État et du marché pour s’opposer aux concepts de progression et régression. Pour Lorenz, le drag transtemporel est une « alternative à la soumission à des concepts historiques et biographiques du temps » (p.118). Il transforme les corps en un instrument historiographique. Dans Salomania (2009), la danse et la performance permettent au drag Salomé transtemporel non seulement de dénoncer le colonialisme, mais aussi d’être considéré comme un « devenir Salomé, une action où la figure de Salomé est prise dans une utilisation sociale en vue de produire des connexions avec un ensemble d’actions, de mouvements, de costumes et de contextes. » (p.119).

8Lorenz initie ensuite le lecteur à l’œuvre d’Henrik Olesen, intitulée Some Faggy Gestures (2007). Sous forme de compilation de portraits, l’œuvre présente divers membres respectables de l’histoire. Cependant, les portraits n’obéissent à aucune logique chronologique et sont, de plus, attribués à la sous-culture gay ou queer par la mise en avant de leurs postures « efféminées », affichées aux côtés de la phrase « some faggy gestures »6. Ainsi, comme l’énonce Lorenz, le drag transtemporel pourrait être considéré de « méthode permettant de remonter l’évènement, de s’installer en lui comme dans un devenir7. Il favoriserait une rencontre entre des corps contemporains et le corps historique avec toutes leurs connexions, ce qui pourrait rendre justice à l’altérité des images historiques tout en les laissant ouvertes à des devenirs futurs. » (p.125).

Drag abstrait

9Mais encore, Lorenz introduit le drag abstrait, définit comme « paradoxe d’une présence de corps humains et de leurs activités dans l’absence. » (p.145). En exemple, dans l’œuvre Strange Fruit (for David) de Zoe Leonard (1992-1997), il est possible de noter que le marqueur temporel de son élaboration fait référence à la crise du sida et des nombreux décès dans le monde de l’art dus à la maladie. La photographie, qui représente des fruits vidés puis recousus, vient signifier le deuil et la perte des ami.e.s mort.e.s du sida. Ces « incarnations sans corps » sont caractéristiques du drag abstrait.

10L’installation « Untitled », (Portrait of Ross in L.A) de Félix Gonzales-Torres (1991) « évite visuellement de citer des normes corporelles ou d’en produire de nouvelles » (p.147). Par de l’art non-figuratif, l’artiste remplace la représentation du corps de son conjoint décédé par une pile de bonbons mis à disposition des visiteur.euse.s ; L’incarnation queer n’est donc pas forcément quelque chose que l’on puisse voir, il est un « processus de représentation, qui, précisément dans l’acte de produire de la visibilité, permet un effondrement des conventions signifiantes. » (p.149). Le drag abstrait de la performance se trouve à l’endroit où les corps immatériels sont ceux qui demandent à être visualisés8. Ainsi, l’art abstrait se rattache indéniablement aux réflexions de Donna Haraway dans son Manifeste Cyborg : « pourquoi nos corps devraient-ils s’arrêter aux frontières de la peau ?9 »

Conclusion

11Pour finir, Renate Lorenz explique que les performances étudiées ne se rattachent pas à un modèle de répétition performative qui reproduirait des normes tout en les perturbant par l’imperfection et la parodie. Les performances étudiées relèvent de la théorie freak, qui est alors incarnée, tout en conservant une certaine distance par rapport au corps. Une théorie freak de l’art contemporain se confronte à un savoir des corps et des pratiques corporelles dont elle est exclue, à un renversement du stigmate, à une incarnation et multivalence freaky, entendue de manière intersectionnelle10. L’art freak regorge de diverses méthodes, telles que l’économie freak (en retravaillant le capitalisme, par la proposition de performances qui ne correspondent pas aux exigences industrielles), à une hétéropologie (qui utilise la productivité de l’espace11) ou encore à l’hétérochronie freak (qui s’approprie la productivité du temps12).

12Ainsi, par l’usage de la performance contemporaine queer, la théorie freak intervient dans les normes et la normalité. Sans se tenir à l’écart des relations de pouvoir social, elle propose des alternatives à celles-ci, en dépassant celles uniquement considérées de performativités de genre. À travers l’art queer, cette théorie dé-normalise, déhiérarchise, elle crée un devenir freak.

Notes

1 Le drag abstrait utilise des objets, situations et traces pour faire référence au corps.

2 www.boudry-lorenz.de

3 VAWTER Ron, Roy Cohn/Jack Smith, announcement card, 1992

4 COHN Roy, célèbre avocat décédé du sida en 1986, a publiquement condamné l’homosexualité alors qu’il entretenait lui-même des relations homosexuelles. SMITH Jack, cinéaste et acteur américain également décédé du sida en 1989, a quant à lui ouvertement participé à la sous-culture gay.

5 Voir aussi: SMITH Shinique, Untitled (Rodeo Beach Bundle), 2007.

6 Traduction : « Quelques gestuelles de pédés »

7 Voir aussi: SMITH Jack, Gas Stations of the Cross Religious Spectacle, 1971.

8 Voir aussi: HAYES Sharon, I March in The Parade of Liberty But As Long As I Love You I’m Not Free, 2008.

9 HARAWAY Donna, Manifeste Cyborg et autres essais. Sciences-Actions-Feminismes, Paris, Editions Exils, 2007.

10 GARLAND-THOMSON Rosemarie envisage le « freak » comme « une icône générale de déviance incarnée qui peut affecter le genre, la race, l’orientation sexuelle ou l’ethnicité » (p.179).

11 Perçue à la manière de FOUCAULT, l’hétérotopie détient la qualité particulière d’entretenir une relation à d’autres espaces tout en étant très différents entre eux. Une hétérotopie déviante, freak, consisterait ainsi à proposer un espace qui pourrait « accentuer cette capacité à produire sa propre mesure, ses propres idées d’évaluation, sa propre esthétique et sa propre logique » (p.184).

12 Le freak produit son propre temps. Un temps qui « n’est pas indépendant des relations de pouvoir qui structurent notre compréhension du temps - par exemple le « caractère arriéré » des colonies - mais qui fixe néanmoins ses propres lois qui interviennent dans la temporalité dominante » (p. 186).

Pour citer cet article

Jade Cervetti, « Renate Lorenz, Art Queer, Une théorie Freak, Marie-Mathilde Bortolotti (trad.), Paris, B42, 2018, 197p. », L'ethnographie, 5-6 | 2021, mis en ligne le 20 juillet 2021, consulté le 25 avril 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=1096

Jade Cervetti

Doctorante à l’Université d’Artois, Jade Cervetti est membre de l’équipe Praxis et Esthétiques des Arts, du Laboratoire Textes et Cultures et de la SOFETH. Spécialisée en anthropologie du genre et de la performance, elle porte ses recherches ethnographiques sur les performances drag et l’artivisme queer en France, à la croisée de l’ethnoscénologie et des études queer.