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L'Ethnographie

Pour une épistémologie ethnoscénologique du savoir queer

Jade Cervetti

Juillet 2021

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.1034

Résumés

Ce texte étudie la confrontation des savoirs identifiés aux frontières de la culture populaire et de la culture savante. Suite à l’invisibilisation des resignifications contemporaines et populaires du terme queer dans la sphère académique, des productions d’inégalités ainsi que des conflits de légitimation apparaissent, et interrogent de ce fait la fébrilité de la méthode ethnographique en études de genre. Inscrits dans une approche ethnoscénologique, l’entretien qualitatif et l’observation photographique seront proposés en tant qu’outils méthodologiques chargés de contribuer à une épistémologie transdisciplinaire du savoir queer.

Texte intégral

1Apparues au cours des années 1950/1960 dans le domaine médical, les études de genre ont émergé dans les sciences humaines et sociales au cours des années 1970 (États-Unis et Grande-Bretagne) de façon intrinsèque aux mouvements féministes. L’analyse du genre est devenue un outil critique pour déconstruire l’essentialisation de la différenciation entre les sexes. Plus tardives en France (fin des années 1990), ces études se développent progressivement à partir du XXI° siècle et donnent naissance à la spécialisation de nouveaux champs de recherche transdisciplinaires. Née de collectifs militants et de l’émergence des études de genre dans les années 1990, la théorie queer questionne les catégories d’identités sexuelles et identifient les rapports de dominations hétéropatriarcaux.

2Pensé comme « le dehors de la normalité hétérosexuelle, Queer construit une exclusion spécifique de l’identité hétérosexuelle. (...) Queer recouvre des pratiques de resignification et de recodification anti-hégémoniques et performatives dont le but est de définir des espaces de résistances face aux régimes de la normalité »1. Inscrite dans le féminisme de la troisième vague, la pensée queer théorise un savoir intersectionnel2 et militant qui marquera l’unification d’une culture savante et populaire. Considérant le genre comme une construction sociale, le savoir queer accorde une réflexion majeure à la question de la performativité (De Lauretis, 1991, Preciado, 2000, Butler, 2005, Bourcier, 2018) et l’applique également par le biais de l’artivisme. Perçue tantôt dans les manifestations historiques d’Act-Up3 que dans la culture du travestissement performatif issue des communautés LGBTQI, la performance queer s’est caractérisée par la subversion politisée des corps opprimés (Rubin, 2010, Marinucci, 2016). Aujourd’hui, la popularisation de pratiques telles que le drag autrefois subculturelles se confronte à une remise en question de l’identification politique du terme queer.

3Par une approche transdisciplinaire entre l’ethnoscénologie et les études de genre, mes enquêtes de terrain menées sur les scènes queer parisiennes et bordelaises ont permis de constater une divergence de représentations dans la définition de l’identité queer. Marquée par une dé-politisation de sa performativité, queer déstabilise les fondements de sa théorie ; théorie qui ne considère pas ces enjeux contemporains et qui signale ainsi une confrontation des savoirs identifiés aux frontières de la culture populaire et de la culture savante. Par l’imposition d’un savoir queer universitaire, des productions d’inégalités apparaissent et traduisent la fébrilité de la méthode ethnographique en études de genre. Dans une démarche ethnoscénologique, l’enquête de terrain qualitative, le recueil d’archives photographiques et l’implication de la performance dans le statut de chercheur.se peuvent ainsi proposer l’emploi d’outils épistémiques pour une production légitime des savoirs actuels. Par une ethnographie des scènes drag parisiennes et bordelaises, il s’agira dans un premier temps de s’intéresser aux représentations plurielles de l’identité queer et d’en saisir les limites et enjeux épistémiques.

La performance drag, ses enjeux contemporains

4Héritière de la culture camp, la performance drag incarne « à la fois un style culturel et une stratégie culturelle (...) un style de présentation de soi et d’interaction avec les autres qui utilise l’humour, l’ironie, l’incongruité, la théâtralité pour mettre en évidence le caractère artificiel des normes sociales, tantôt exagérant ces normes jusqu’à les ridiculiser, tantôt les inversant pour atteindre le même but »4. Par le biais d’un transformisme humoristique et extravagant, la performance drag « dénaturalise le lien normatif entre sexe et genre et laisse voir les mécanismes culturels qui produisent la cohérence de l’identité hétérosexuelle »5. Dans les années 1990, l’étude de la performativité du genre et des pratiques drag a marqué l’émergence des études queer. Avec Trouble dans le Genre, J. Butler montrera que le drag « révèle implicitement la structure imitative du genre lui-même – ainsi que sa contingence »6, et contribuera à la théorisation d’un savoir queer. Entendues comme des résistances performatives éminemment politiques et militantes par les sciences humaines et sociales, les pratiques drag sont multiples7 et s’appliquent à la définition d’un « ‘sujet queer’, forcément ‘mauvais élève’ anti-assimilationniste et ‘out’, qui cherche à exploiter les ressources de la marge et reste attentif aux discriminations, que celles-ci se produisent à l’extérieur ou à l’intérieur de la communauté politico-sexuelle dont il se réclame »8. Par la dénonciation performative des systèmes d’oppressions et des revendications intersectionnelles, les drags s’inscrivent dans les fondements d’une pensée queer féministe et anticonformiste. Sur scène, elles dénoncent les violences conjugales, le racisme, ou encore la transphobie par la confection de costumes et de décors porteurs de slogans militants, et subvertissent aussi les codes par le brouillage des genres.

Tiny Beast Prince, Bordeaux, 2019.


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©Jade Cervetti

5Tiny Beast Prince, drag-queer bordelaise, se réapproprie les codes du transformisme pour en troubler les normes de genre : conservation de la barbe, utilisation minime du maquillage, confection de parures hybrides qui renvoient à un imaginaire bestial plutôt que genré. Ici, la subversion intervient non pas dans l’imitation d’un genre mais dans l’abolition de la binarité.

6Si la performance drag a établi des outils de résistance qui ont participé à la théorisation d’un savoir queer subalterne et anti-hégémonique, la récente médiatisation de sa pratique révèle cependant une progressive dé-politisation de la performance queer. En effet, le terme queer peut aujourd’hui être relevé dans une pluralité de domaines érigés par les médias et l’évènementiel homosexuel. Notamment diffusée sur Netflix, la télé-réalité Ru Paul’s Drag Race présente depuis 2009 des compétitions de drag-queens au sein desquelles l’incorporation de normes constitue les codifications d’un drag populaire. La maîtrise aiguisée du maquillage, mais aussi l’effacement de toute assignation à la masculinité, est attendue.

La Grande Dame au Pavillon Puebla, 2019, Paris.

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©Jade Cervetti

7Suppression de la pilosité, dissimulation des attributs sexuels par le tucking9, usage du padding10, confection de parures extravagantes ; ces éléments constitutifs du drag moderne et populaire tendent vers la représentation d’une féminité hégémonique et s’éloignent des fondements savants de la pensée queer.

8La popularisation du drag confronte aussi les convictions subalternes de la pensée queer à l’enjeu de la professionnalisation. Pour La Grande Dame, drag parisienne qui a notamment défilé pour Jean Paul Gaultier, la popularisation et monétisation de la pratique n’est pas perçue comme une entrave à l’identité queer :

Il y a une effervescence du drag à Paris, il y a des organisateurs de soirée de tous les côtés qui percutent qu’il y a de l’argent à faire, c’est aussi simple que ça. C’est pour cette raison qu’il y a autant de soirées et de propositions en ce moment, et aussi puisqu’il y a de plus en plus de personnes qui apprennent que ça existe et qui ont envie de voir ça. Ru Paul’s Drag Race c’est sur Netflix par exemple (…). Je ne trouve pas ça dangereux, on fait de la thune hein (rires) et ça fait plus d’opportunités11.

9Pour beaucoup de drags interviewées, la commercialisation et la popularisation des scènes queer prennent part à un processus de visibilisation jugé positif et nécessaire qui marque à cet effet une inadéquation avec le savoir queer universitaire. Selon S. Bourcier, la professionnalisation et commercialisation des performances drag traduisent une complicité à un système capitaliste et ne peuvent de ce fait détenir une légitimité queer :

Les queers, les transféministes et les post-porneurs se sont emparé.e.s de la performance en tant que performance de genre et en tant que forme artistique et politique dans un esprit résolument anti-commercial, et certainement pas pour propulser les subjectivités dans une réussite à la self-made queen12.

10Ces frontières de légitimation interrogent ainsi les clivages entre la culture savante et populaire ; le savoir queer refuse-t-il d’intégrer les nouveaux enjeux de la popularisation des performances queer ou traduit-il une prise en compte tardive de ces dynamiques récentes ?

11Pour cause, la fébrilité de la méthodologie ethnographique en études de genre rend problématique la légitimité accordée aux savoirs académiques. Pour saisir les réifications contemporaines de l’identité queer, l’immersion de terrain, l’entretien qualitatif ainsi que le statut de chercheur.se/performeur.se peuvent être envisagés comme des méthodes constitutives d’une mise à jour des fondements de la théorie queer.

Immersion de terrain et observation photographique

12Théoricien queer, D. Halperin rappelle dans Saint Foucault (2000) l’initiative de M. Foucault à pratiquer une critique et politique qui ne privilégierait pas les savoirs scientifiques mais les savoirs jugés mineurs. Par exemple, par le biais de la création du GIP (Groupe Information sur les Prisons), la volonté était de faciliter la construction de circuits de savoir capables de modifier les rapports préexistants entre les gouvernants et les gouvernés. Des questionnaires étaient mis à disposition des prisonniers afin que ces dernièr.e.s puissent relater leurs expériences et problèmes/abus auxquels iels auraient pu être confronté.e.s. Cette méthode permettait ainsi de donner voix à des individus initialement considérés comme des sujets mais dont la parole n’était jamais exprimée. En l’appliquant aux études queer, mener des entretiens qualitatifs avec des performeur.se.s s’avère donc essentiel pour recueillir une parole des concerné.e.s sans ethnocentrisme. À l’issue d’entretiens et d’observations, l’appréhension des rapports de domination imposés par le savoir institutionnel a été constatée chez certain.e.s enquêté.e.s, pour qui « les études de genre théorisent trop l’espèce humaine dans son essence même 13 ». Selon S. Bourcier, l’étude des minorités sexuelles, des marges, des invisibilisé.e.s est par ailleurs traitée par des chercheur.e.s trop souvent non-concerné.s :

La violence épistémique consiste à contrôler les sujets de savoirs marginalisés et leurs productions par le biais de diverses opérations d’exclusion, d’effacement, de délimitation, de régulation, de dépossession/appropriation culturelle et d’incorporation. (…) Les minorités sexuelles et de genre fournissent la matière brute d’une véritable industrialisation des savoirs14.

13Dans une démarche ethnoscénologique, la tentative de contrer les injonctions de légitimité provoquées par le savoir universitaire pourrait être envisagée par l’immersion du.de la chercheur.se en tant que performeur.se. Le développement des études queer et de la transdisciplinarité en France a en effet accueilli des chercheur.se.s performeur.se.s qui rendent visible le savoir queer par le biais de l’expérience ethnographique performative (Rachele Borghi/Zarra Bonheur, Cha Prieur) dont la pratique participe à briser des limites dichotomiques telles que le savoir scientifique/savoir populaire ou encore la théorie/pratique :

« La méthode d’immersion, de participation observante me légitimait à me présenter comme volontaire sans interroger mes motivations et surtout en dépassant le frein de la pudeur. (…) Ce genre d’expériences de terrain interroge le corps de la personne chercheuse et cela représente un dispositif de réflexion et de retour sur la subjectivité assez important dans la recherche15 ».

14L’expérience immersive mène à une critique des interactions sociales de l’enquêteur.ice, et l’engage à une implication à la fois intellectuelle, physique et performative de son investigation qui intéresse particulièrement l’anthropologie réflexive dans l’étude des milieux queer (Rubin, 2010). Si « le courage de dire le terrain s’acquiert sur le terrain » (Borghi, 2018 : 33), la nécessité de l’immersion ethno-performative du/de la chercheur.se doit être considérée. Ne pratiquant pas le drag, il a fallu employer de nouveaux outils empiriques lors de mes enquêtes pour parvenir à dépasser le statut de chercheuse non-performeuse. Si le recueil d’archives visuelles s’intègre à la méthode ethnographique, il peut également être utilisé à des fins performatives : par un usage mi-artistique mi-documentaire, il autorise non seulement l’acquisition d’un statut d’observant.e-pratiquant.e et le dépassement de la posture de spectacteur.ice, mais permet aussi une immersion facilitée au terrain. La production de savoir par le biais de la valorisation des technologies numériques s’est progressivement démocratisée dans les sciences humaines et sociales, facilitant « les projets interdisciplinaires ou transdisciplinaires, et permettent d’intégrer comme données de terrain des archives visuelles (J. Zilberg) (…) afin de créer et de développer différentes formes de mise en scène qui intègrent une prise en compte du domaine sensible » (Accolas, Wanono Gauthier, 2012).

15Lors de mes premiers pas sur le terrain, le recours à des informateurs privilégiés et à l’observation flottante en tant que spectatrice a certes permis une appropriation des éléments et une conceptualisation de mon champ de recherche (Pétonnet, 1982, Olivier de Sardan, 1995), mais a rapidement montré des limites. L’obtention d’un statut d’observatrice-pratiquante n’a été possible que lorsque je me suis présentée comme photographe et que j’ai intégré cette pratique à ma démarche méthodologique. La pertinence épistémique de la photographie s’est alors traduite de manière plurielle. Premièrement, par la constitution d’un échange artistique entre l’enquêteur.ice et l’enquêté.e, les rôles et statuts de chacun.e s’ouvrent à une relation égalitaire : « Si l’enquête ethnographique nécessite une rencontre, celle-ci ne permet d’accéder à la culture de l’autre que lorsque les rôles et statuts de chacun, bien que clairement identifiés, fonctionnent non pas sur une hiérarchie (le chercheur/l’artiste) mais sur l’acceptation et l’utilisation, en tant qu’outil heuristique, de la différence (eux/moi) révélée dans la rencontre »16. L’usage de la photographie peut susciter un sentiment de validation chez les informateur.ice.s et tend de ce fait à l’émergence de biais de confirmation ; l’informateur.ice ne se pense plus sujet mais modèle, voire muse. Par ailleurs, comme le souligne B. Le Gall (2021), les problématiques du photographe se rapprochent de celles du/de la chercheur.e, dont le but commun serait d’accéder aux représentations et pratiques des enquêtés.

« Tous deux sont tributaires de ce que les agents acceptent de leur livrer. Et c’est souvent l’implication sur le terrain, la connaissance préalable du sujet et l’habitus du photographe qui lui permettent de produire des images pertinentes. Entre autres facteurs, les conditions de la rencontre, la « présentation de soi » et de son travail, la complicité nouée au fil du temps, la négociation de sa place au sein du groupe, le contexte de la prise de vue et les usages socialement admis de la photographie pour le sujet photographié sont déterminants »17. (Le Gall, 2021).

16Dans le cadre du milieu performatif queer, la photographie s’est présentée comme une forme de contre-don qui a favorisé la complicité et l’accord d’entretiens qualitatifs. Performer un rôle de photographe facilite indéniablement l’intégration à un terrain, jusqu’à parfois permettre l’accès à des espaces difficilement accessibles. Grâce à mon statut de « photographe officielle », j’ai pu suivre mes informateur.ice.s dans les coulisses de leur intimité et accéder à des lieux privilégiés et sélectifs.

Alice Psycho, Paris, 2020

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©Jade Cervetti

17En février 2020, le collectif drag House of Flowers me charge de photographier leurs représentations au Perchoir Marais, rooftop situé en plein cœur du marais parisien. Cette photographie présente Alice Psycho dans les coulisses de l’établissement, peu avant l’ouverture des portes au public.

18Mais encore, la mise en scène ainsi que le post-traitement des photographies, que l’on pourrait penser contre-productif à l’élaboration d’un recueil d’archives neutre et purement documentaire, dispose au contraire de critères tout à fait scientifiques. Tout d’abord, comme le note B. Le Gall, la photographie peut remplir une fonction de « revalorisation symbolique », au sein de laquelle le/la photographe « occupe alors une position de ‘passeur’, au service du groupe, chargé implicitement de porter son ‘message’ » (Le Gall, 2021). Ce processus de revalorisation symbolique des identités queer par la photographie n’est pas nouveau ; rappelons par exemple le travail de Robert Mapplethorpe dans les années 1970’s, qui a longuement documenté les milieux sadomasochistes New-Yorkais et partagé dans ses œuvres des contenus explicitement sexuels relevant de la subculture queer.18 Notons également les photographies d’Hervé Guibert qui a documenté jusqu’à sa mort la maladie du sida dont il était atteint. Se considérer comme son propre objet étude et/ou de visibiliser les causes LGBTQIA+ est un processus qui se perpétue et se rapproche parfois explicitement des sciences humaines et sociales. Depuis les années 1990’s, l’artiste-photographe Del LaGrace Volcano, iel-même intersexe explore la pluralité des genres, contribue à des publications scientifiques (Queer Theory, 2004) et publie aussi des livres en collaboration avec certain.e.s chercheur.se.s de renommée tels que J. Halberstam dans The Drag King Book (1999) ou encore dans Sex Works 1978-2005 avec la participation de P. B. Preciado (2005).

19Par les processus de revalorisation symbolique, l’observation photographique semble alors s’accorder aux critères de légitimation scientifique. Par ailleurs, la mise en scène des photographies n’est pas plus présente dans l’observation photographique que dans les autres méthodes de recueil d’archives ; rappelons les demandes de certain.e.s enquêtés à suspendre l’enregistrement d’un entretien lorsqu’il s’agit de confidences, que le chercheur.se gardera en esprit tout en respectant la promesse de non-divulgation. Mais encore, le traitement photographique permet de diriger le regard vers des détails de l’image jugés plus pertinents ainsi que d’en exprimer le sens précis entendu par le/la photographe (Le Gall, 2021) :

« Travailler avec ces logiciels de façon sociologique, c’est ainsi clarifier son intention et assumer son interprétation pour tenter de réinjecter a posteriori dans l’image tout ce que le passage de la scène vécue à la photographie figée, plate, muette, sans odeur et sans texture a fait disparaître. (…)  En ce sens, le travail d’editing19 s’apparente étroitement à la phase d’écriture, lorsque le chercheur organise ses idées et présente à son lecteur, avec plus ou moins de rhétorique et d’artefacts, les traits de la réalité qu’il juge pertinents pour fonder son analyse, c’est-à-dire, en définitive, sa vision du monde. » 20

20Ainsi, l’observation photographique peut être employée comme un témoignage, une contribution ethno-artistique de l’enquêteur.ice à la fois observant.e et pratiquant.e. En considérant l’appareil comme un médium qui satisferait à la fois le processus scientifique et les intentions/attentes des enquêté.e.s, le recueil d’archives visuelles résulte - de la même manière que le savoir queer - d’un processus ambivalent qui peut s’exercer tant bien dans une démarche savante que populaire. À la croisée de l’observation participante et de la participation observante, l’observation photographique propose donc par une réflexion ethnoscénologique, la production objective d’un savoir queer.

21L’observation photographique, parmi d’autres méthodes, participe à l’élaboration d’une pensée scientifique à qui l’on accordera ou non la légitimité de savoir académique. Cependant, dans le cadre de la pensée queer, la production et l’attribution d’une légitimité au savoir se retrouvent au centre des questionnements épistémiques de la discipline ainsi qu’au cœur des conflits intracommunautaires.

La légitimation d’un savoir queer au travers de la cancel culture

22Aujourd’hui, l’accès au savoir queer universitaire divise et conflictualise la communauté queer par l’apparition de processus de dé-légitimation. La cancel culture, également nommée culture du call-out, consiste à interpeller, dénoncer voire humilier publiquement une personne aux comportements oppressifs par le biais des réseaux sociaux. Dans le contexte de la production et diffusion d’un savoir queer intersectionnel, certaines performances drag sont considérées par d’autres performeur.se.s d’illégitimes et discriminantes. En exemple, lors de mes observations de terrain, j’avais pu assister à une répétition de la House of Flowers au sein de laquelle les artistes hésitaient à pratiquer le voguing pour leur future représentation, de peur d’être publiquement accusés d’appropriation culturelle par certain.e.s artistes queer -médiatiquement reconnu.e.s pour leur savoir académique et leur politisation-. Par une crainte de l’humiliation publique, les performeur.se.s se dissuadent de présenter des performances, voire sont menés à une désappropriation de l’identité queer : « Avec les attaques que j’ai reçues de personnes qui se revendiquent queer, je fais vachement attention avec ce terme et je n’aime pas me coller des étiquettes du coup (…)21 ».

23D’après mes observations, les individus ayant tendance à pratiquer le call-out sur les réseaux sociaux assument ouvertement leur méthode, qu’iels considèrent de réappropriation politique du pouvoir dominant et d’instrument de visibilisation pour des groupes minorisés. Si la cancel culture fait « référence à la tendance, dans les milieux progressistes, radicaux, activistes, et chez les organisateurs communautaires, à dénoncer publiquement chez certaines personnes des cas ou des schémas de comportements et langages oppressifs »22, ces derniers sont donc considérés comme de l’activisme, et comme « performance publique où tout le monde peut faire la démonstration de son intellect ou de sa pureté politique »23. Le call-out est donc perçu comme un outil visant à déconstruire et à éduquer. Cependant, comme évoqué précédemment, nombre des individus call-outés dans le milieu drag ont difficilement vécu cette expérience. Effectivement, La Grande Dame corrèle les pratiques de call-out à un objet vecteur de rejet et non d’éducation.

Les choses dont on a le plus souffert en tant qu’individus LGBT ça a été le rejet très souvent, et l’humiliation publique. Quand on était au collège, au lycée, les attaques qu’on recevait c’était des insultes, la souffrance est toujours passée par l’humiliation soit en public soit le rejet. Et ça a l’air de se reproduire un peu trop souvent quand il y a des conflits entre queens, dans le milieu LGBT. On sait que c’est comme ça que ça fait mal, le meilleur moyen d’atteindre quelqu’un de LGBT c’est de le rejeter, donc on a tendance à utiliser ces instruments de torture là 24 .

24Si le call-out vise à apporter des outils de déconstruction de la part de certains groupes queer pour prendre en compte l’intersectionnalité de façon politique et non oppressive, l’acte de le faire publiquement peut remettre en question la pertinence de cette méthode voire de traduire des es inégalités issues des rapports de pouvoirs hétéropatriarcaux. L’identité queer peut-elle rassembler deux intracommunautarismes dont les opinions divergent et sont même parfois conflictuelles, ou est-il nécessaire d’accorder raison à un groupe plus qu’à un autre ?

25En considérant qu’être queer revient en partie à l’acquisition d’une déconstruction politique et intellectuelle des rapports de domination en société, il n’est pas négligeable d’interroger la pertinence et légitimité du privilège savant.

26Si les sciences humaines et sociales ont permis l’émergence d’outils de déconstruction et d’inclusion à échelle performative telle qu’au sein des milieux queers, les pratiques telles que le call-out reconsidèrent les fins épistémologiques des études de genre aujourd’hui en France.

27De ce constat, il paraît donc nécessaire pour l’ethnographe de conserver une neutralité scientifique. En appliquant une démarche ethnoscénologique, il sera donc nécessaire de performer avec objectivité et de puiser son recul nécessaire dans la mise en place de processus d’immersion neutres tels que l’observation photographique.

Conclusion

28Par le biais de la performance queer, nous avons pu voir que les pratiques drags participent à la subversion des normes de genre et revendiquent une politique féministe et intersectionnelle. Face à leur dé-politisation progressive, nous avons aussi compris que la popularisation et médiatisation des performances queer a fait émerger de nouveaux rapports de pouvoirs et conflits intracommunautaires qui ne cessent d’interroger les frontières de légitimation entre la culture savante et populaire.

29En réponse aux productions d’inégalités universitaires, l’emploi d’outils ethnoscénologiques assure la production d’un savoir queer objectif et égalitaire, et contribue à une épistémologie de la transdisciplinarité. Les entretiens qualitatifs, l’immersion de terrain, le recueil d’archives par l’observation photographique entendue comme processus artistique peuvent donc être envisagés comme des ouvertures aux limites savantes. Appliquée aux études de genre, la démarche ethnoscénologique s’envisage ainsi en tant que clé épistémique autorisant la prétention d’une légitimité objective, actuelle du savoir et des corps queer d’aujourd’hui.

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Notes

1 BOURCIER Marie-Hélène, Queer Zones : politique des identités sexuelles et des savoirs, Paris, Amsterdam, 2011, p. 145.

2 Terme sociologique qui désigne la situation d’individus subissant plusieurs dominations et discriminations. L’intersectionnalité étudie les rapports de dominations à travers l’intersection du genre, de la race, de la classe et de l’orientation sexuelle.

3 Association militante et artiviste de lutte contre le sida.

4 CHAUNCEY George, Gay New York, 1890-1940, Paris, Fayard, 2003, cité par LE TALEC, Jean-Yves, Folles de France, repenser l’homosexualité masculine, Paris, La Découverte, 2008, p. 85.

5 JAMI Irène, « Judith Butler, théoricienne du genre », Cahiers du Genre, 44(1), 205-228, 2008, doi:10.3917/cdge.044.0205, p. 214.

6 BUTLER Judith, Trouble dans le Genre, Paris, La Découverte, 2005, p. 26.

7 Les drag-queens sont généralement des hommes cis-genres qui font usage du transformisme pour imiter la féminité. A l’inverse, les drag-kings sont souvent des hommes trans, personnes non-binaires ou femmes cis-genres qui parodient les comportements masculins misogynes. Quant aux drag-queers, le brouillage des genres est utilisé comme renversement des normes.

8 BOURCIER Sam, Queer Zones. La Trilogie, Paris, Amsterdam, 2018, p. 152.

9 Technique permettant de dissimuler le sexe et les testicules en les plaçant entre les jambes et dans le canal inguinal, maintenus par du ruban adhésif.

10 Technique permettant de rembourrer grâce à de la mousse ou de l’éponge les hanches, jambes, fesses et/ou poitrine.

11 Entretien avec La Grande Dame, Paris, 2020.

12 BOURCIER Sam,  Homo Inc.orporated. le Triangle et la Licorne qui Pète, Paris, Cambourakis, 2019 (2017), p. 177.

13 Conversation avec une drag-queer parisienne, 2020.

14 BOURCIER Sam, Homo Inc.orporated. le Triangle et la Licorne qui Pète, Paris, Cambourakis, 2019 (2017) p. 100.

15 BORGHI Rachele, « Éloge des marges : re(ading)tours sur des pratiques minoritaires dans le milieu académique », Cultures-Kairós  [En ligne], Les numéros, 2018, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=1774, 32.

16 LAPLANTINE (1995), cité par SIZORN Magali, « Expérience partagée, empathie et construction des savoirs », Journal des Anthropologues, Open Journals Edition, 2008, pp. 29-44.

17  LE GALL Brice, « L’observation photographique. Auto-analyse d’une enquête sur les gilets jaunes », Condition humaine / Conditions politiques [En ligne], 2 | 2021, URL : http://revues.mshparisnord.fr/chcp/index.php?id=506

18 Voir MAHO Jonathan, “Redécouvrir Robert Mapplethorpe », Études photographiques [En ligne], 35 | Printemps 2017, URL : https://journals.openedition.org/etudesphotographiques/3694

19 Travail de retouche

20 Ibidem

21 Entretien avec une drag parisienne anonyme à son domicile, 2020.

22 AHMAD Asam, « A note on call-out culture », Briarpatch magazine: https://briarpatchmagazine.com/articles/view/a-note-on-call-out-culture, 2015.

23 Ibidem.

24 Entretien mené en 2020 à Paris.

Pour citer cet article

Jade Cervetti, « Pour une épistémologie ethnoscénologique du savoir queer », L'ethnographie, 5-6 | 2021, mis en ligne le 20 juillet 2021, consulté le 23 avril 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=1034

Jade Cervetti

Doctorante à l’Université d’Artois, Jade Cervetti est membre de l’équipe Praxis et Esthétiques des Arts, du Laboratoire Textes et Cultures et de la SOFETH. Spécialisée en anthropologie du genre et de la performance, elle porte ses recherches ethnographiques sur les performances drag et l’artivisme queer en France. Également photographe, elle emploie l’observation photographique dans sa démarche transdisciplinaire, à la croisée de l’ethnoscénologie et des études queer.