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L'Ethnographie

Les enfants d’Artaud et de Nijinski

Métamorphoses du sacré dans le théâtre et la danse d’aujourd’hui

Gérard Toffin

Juillet 2021

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.976

Résumés

Le « théâtre de la cruauté » d’Antonin Artaud et le Sacre du printemps chorégraphié par Vaslav Nijinski se sont souvent inspirés des sociétés préindustrielles, qui mêlent théâtre, danse et musique, et ont volontiers fait appel au rituel, à la possession pour renouveler des productions scéniques jugées trop classiques. Le présent article s’intéresse à cet héritage dans le monde contemporain, notamment dans les productions « postdramatiques ». Les spectacles de Jan Fabre, de Damien Jalet, de Marie Chouinard et de Marie-Caroline Hominal sont étudiés, puis mis en parallèle avec les séances de possession à l’œuvre dans les univers encore traditionnels. Les différences apparaissent considérables. La possession, en particulier, suppose une efficacité, au moins présumée, alors que dans les arts du spectacle les œuvres sont séparées de leur fonction et que l’esthétique l’emporte sur le rituel. Les dieux, présents dans le premier cas, disparaissent de la scène moderne. Ici et là cependant, le corps tient une place centrale. Il se voit investi de nouvelles positivités, détachées des questions religieuses et théologiques. C’est un lieu de recherche infini, de saisissement, de révélation.

Index

Mots-clés : Théâtre, Artaud, Possession, Rituel, Sacré

Texte intégral

1Les artistes du XXe et du début du XXIe siècles ont volontiers fait appel au rituel et à la possession pour renouveler des productions scéniques jugées trop classiques, voire bourgeoises, en tous les cas déphasées par rapport aux réalités du monde actuel. En créant des spectacles violents, chaotiques, qui plongent dans la vie intime des artistes et donnent à voir les corps dans un grand tourbillon, à la limite de la transe, le théâtre et la danse contemporaines, parfois associés dans cette entreprise (Pina Bausch), ont souvent invoqué le sacré. Ils se sont inspirés pour cela des sociétés non-modernes, préindustrielles, où les puissances surnaturelles jouent toujours un rôle de premier plan.

2Encore aujourd’hui, un grand nombre de metteurs en scène/chorégraphes semblent hantés par les formes d’incantations et d’incarnations archaïques, proches de l’hybris grecque pré-aristotélicienne, synonyme de démesure et d’excès. Les corps des interprètes apparaissent parfois désarticulés sur la scène, agités de mouvements non synchronisés, extrêmes. Comment considérer cette quête d’altérité : faut-il y voir un pastiche, une réinterprétation, un abus de langage ? À ces questions, la réponse d’un ethnologue navigant entre mondes anciens et univers modernes n’est pas inutile, d’autant que les rapports entre possession et esthétique contemporaine conservent un caractère vague, indéfini, qui frôle la métaphore1.

Le Théâtre de la cruauté et le Sacre du printemps

3Le Théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud, sa volonté de briser les cadres conventionnels et les subtilités psychologiques, pour revenir à des célébrations archaïques du temps des origines, témoigne de manière exemplaire de ces références au sacré. Pour l’auteur du Théâtre et son Double (1938), le théâtre, c’est la possession. Il veut revenir aux âges d’avant les premiers rationalismes grecs. Dressé contre la culture dramaturgique académique, Artaud souhaite mettre en scène des passions fortes, du sang, des cris, des excès. Il veut entendre/voir la souffrance, le totémisme des cultures archaïques, la danse des dieux. Il perçoit là une nouvelle religion « qui remplacera les dogmes auxquelles nous ne croyons plus », qui invitera « l’esprit à un délire qui exalte les énergies »2, qui fera tomber les masques, la veulerie et la tartufferie, et qui, finalement, nous fera pénétrer dans le monde des rêves3. Le théâtre balinais qu’il découvre à l’Exposition coloniale de Paris en 1931 l’enthousiasme. Dans ces danses de mannequins animés, aux gestes hiératiques et aux roulements d’yeux, dans « ces moues de lèvres »4, ces attitudes anguleuses, ces têtes mues d’un mouvement horizontal qui glissent d’une épaule à l’autre, il pressent de nouvelles possibilités dramaturgiques. Les réalisations du Théâtre de la cruauté, violentes et extatiques, furent rares et peu probantes, mais la brèche était ouverte. Le texte inspiré du Théâtre et son double continue d’influer aujourd’hui.

4Bien avant Artaud, en mai 1913, dans l’effervescence de la Belle Epoque, Le Sacre du printemps, cette chorégraphie mythique de Vaslav Nijinski sur une musique d’Igor Stravinski, a choqué ce temple du chic qu’est le théâtre des Champs-Elysées, à Paris, et provoqué lors de sa création un scandale digne de celui d’Hernani au XIXe. Le spectacle, emprunté aux croyances et au folklore païen de l’ancienne Russie, immerge le public dans un monde fantastique, brutal et primitif. Il raconte le sacrifice d’une jeune femme sur l’autel du dieu de la mythologie slave Yarilo à l’orée du printemps. La fête barbare qui était mise en scène tournait le dos à la chorégraphie classique et a révolutionné durablement l’art de la danse. Les mouvements désarticulés des danseurs, leurs sautillements et piétinements du sol, leurs mouvements contraires, les corps recroquevillés sur eux-mêmes, les jambes pliées, les pieds en-dedans, les poses d’automates, tout contrevenait aux canons de la chorégraphie traditionnelle et son mouvement vers l’élévation. Le Sacre est une œuvre rupture, qui introduit comme jamais auparavant en Occident saccades et soubresauts dans la danse. Les chorégraphies successives de Nijinski (1913), Maurice Béjart (1959), Pina Bausch (1985), Marie Chouinard (1993), Angelin Preljocaj (2011), pour ne citer que les plus célèbres, de plus en plus violentes au fil des décennies, ont marqué les esprits et défini une nouvelle modernité artistique. Comme le théâtre d’Artaud, la danse tourne ici le dos à la grâce, au divertissement, à la légèreté. Elle prend un tour résolument métaphysique, sacral, rebelle et violent.

5L’utopie théâtrale d’Antonin Artaud et les esthétiques nouvelles du Sacre du printemps plongent toutes deux leurs racines dans le sacré. Un « sacré sauvage », comme le dit le sociologue Roger Bastide5, porté par des corps bruts, au fil des émotions, qui s’oppose au sacré institutionnel des églises. Ces nouvelles inspirations ont profondément marqué le théâtre moderne et contemporain6. S’y affirme l’idée que la scène est un lieu exceptionnel, hors des contraintes sociales et politiques, en rupture avec le quotidien, un lieu peuplé de réalités imaginaires où les modes d’énonciations et d’action habituels sont transformés, un espace clos d’où l’on voit autre chose et autrement qu’à l’accoutumé, un terrain propice aux célébrations, aux fêtes au quotidien et aux expérimentations de toutes sortes. Ariane Mnouchkine l’affirme volontiers : « La scène est un des derniers lieux sacrés de notre civilisation »7. Le mot sacré, des plus malléables comme on le sait, ne s’applique plus ici seulement à la sphère religieuse stricto sensu ; il désigne ce qui est mis en dehors des choses ordinaires, banales, utilitaires.

Théâtres de la possession et de la performance

6Nombre de dramaturges modernes se réfèrent à l’auteur du Théâtre et son double et à la possession. Sans partager entièrement des idées d’Artaud, Marguerite Duras et Ariane Mnouchkine, par exemple, le citent volontiers. La première, qui travaillait les dialogues de ses pièces à l’infini mais qui affirme que ce qui l’intéresse au théâtre c’est « autant le silence que la parole des personnages »8, souhaite un théâtre « qui transposerait le pouvoir sacré de la liturgie dans la parole théâtrale »9. Elle a toujours cru à la dimension sacrificielle du théâtre, au risque existentiel que court l’acteur quand il entre en scène10. Sa dramaturgie est cependant centrée avant tout sur le clair-obscur des personnages et les affres de leurs relations amoureuses. Mnouchkine, elle, comme Artaud, cherche à abolir la distance qui sépare acteurs et spectateurs et à faire sortir le public de son rôle de réception passive. Tout son travail à la Cartoucherie de Vincennes en témoigne. Les masques de ses acteurs appartiennent toutefois davantage à la tradition de la commedia dell’arte qu’à celle du théâtre sacré. L’influence d’Artaud, notons-le, se fait sentir jusqu’à Paul Claudel, qui veut : « L’apparition au lieu de la poursuite de l’action, la performance au lieu de la représentation »11, et qui explore les formes quasi-rituelles de l’évocation du passé.

7Plus qu’Ariane Mnouchkine, c’est davantage le théâtre dit postdramatique, selon l’expression du théoricien allemand Hans-Thies Lehmann12, qui exprime un tel désir de sacré. Ce courant artistique, qui regroupe des dramaturgies très variées, voire opposées, a progressivement abandonné la centralité du texte et la narration d’un récit. Il tente le plus souvent d’émanciper le théâtre de toute fonction illusionniste. Le rêve plus que le réel, les forces de l’inconscient plus que celles de l’intellect, voilà les mots d’ordre. Ce théâtre substitue la performance à la représentation et entend figurer l’homme sous ses aspects purement instinctifs. Les personnages mis en scène sont des antihéros, au sexe parfois indéterminé, auquel il est difficile de s’identifier. La structure du spectacle se fragmente. La comédie des apparences est dynamitée et le sujet mis en question. Cette volonté passe souvent par un retour aux cérémonies primitives, à l’archaïsme et aux forces occultes. Le rituel et la possession, la frénésie et les spasmes sont alors des moyens d’atteindre des états physiques inhabituels, de créer de nouvelles énergies et de jeter le trouble chez le spectateur. Les chorégraphies volontiers ténébreuses tranchent avec l’atmosphère féerique des ballets classiques.

8Le théâtre du dramaturge flamand Jan Fabre en est un exemple. Inspiré de la tragédie grecque ancienne, son Mount Olympus (2014) met en scène vingt-quatre heures durant des héros meurtris, déments, débarrassés des manières policées. La scénographie dionysiaque de cet épigone d’Antonin Artaud est marquée par une violence démesurée, l’outrance et la férocité, la grandiloquence. C’est un théâtre pulsionnel, riche en cadavres, animé par l’esprit de la tragédie. Le religieux est partout, bien que métamorphosé. Les textes sont pratiquement éliminés, la spontanéité prend le pas sur la réflexion. Un désastre imminent rôde sur les personnages.

9La danse moderne et contemporaine glisse elle aussi souvent du côté du rituel et produit des chorégraphies hypnotiques et répétitives. On citera le danseur franco-belge Damien Jalet, qui a utilisé des chants polyphoniques du monde dans certains de ses spectacles (Babel, 2010) et fait des recherches sur les rituels à Bali ou au Japon pour monter Les Médusés (2013, Paris, parcours dansé au Musée du Louvre), et surtout son Yama pour le Scottish Dance Theatre (2014), une danse inspirée par la mythologie associée aux montagnes, où l’on voit évoluer huit créatures androgynes, la tête couverte de gigantesques perruques. Les corps, déformés, s’y voient débordés par des forces supérieures, les frontières entre humains et non humains se dissolvent. Le Sacre de Stravinski est omniprésent. L’idée de la possession aussi.

10L’une des doyennes de ces recherches, la chorégraphe et danseuse québécoise Marie Chouinard, qui a beaucoup voyagé au Népal et à Bali, et qui fut directrice de la danse à la Biennale de Venise de 2017 à 2020, crée depuis quarante ans une danse organique qui rompt avec les canons classiques. Ses ballets conjuguent perfection technique et inventivité esthétique. Son Sacre du printemps (en 1993, à Ottawa) est un hymne à la vie teintée d’une sensualité exaltante. Maquillages, coiffures, griffes ou appendices cornus transforment les danseurs en créatures surnaturelles. La possession apparaît souvent frontalement ou incidemment, comme dans Le Jardin des délices (2016, Bois-le-Duc) inspiré du triptyque de Jérôme Bosch et dans Le Cri du monde (2000, Toronto), avec ses corps tremblants et gémissants. Dans un état proche de l’extase, les interprètes nous emportent grâce au souffle d’une partition puissante, sexualisée.

11De manière assez similaire, la chorégraphe et performeuse franco-helvétique Marie-Caroline Hominal a plongé dans le vaudou pour monter son spectacle Froufrou (2013), dont le titre évoque autant le music-hall que certains poissons aux propriétés magiques de l’imaginaire haïtien. Le spectacle s’inspire librement d’un contexte ethnographique cérémoniel particulier, sans chercher à le recopier ou à le reconstituer sur scène. Des masques apparaissent et la danse fait revenir les morts dans l’ici-bas. Cette performance à la recherche d’un rituel chorégraphique contemporain joue avec la transe pour faire surgir ce que l’on pourrait appeler, après Artaud, le double du théâtre.

Ethnologie et possession

12L’ethnologue spécialiste des cultures non-occidentales encore fortement ancrées dans la tradition, ne peut manquer de faire le rapprochement avec les séances de possession ou de chamanisme auxquelles il a assisté sur son terrain et qu’il a étudié de près, carnets de notes, caméra et appareil de photo en main13. D’autant que, comme je l’ai dit plus haut, les références aux cultures des sociétés anciennes, préindustrielles, de l’Asie en particulier, ont joué un rôle considérable dans la genèse de ce nouvel art performatif. Elles ont servi de modèle et constitué un réservoir de formes primitives. Il ne fait aucun doute que les théâtres des pays lointains, qui mêlent le théâtre, la danse et la musique, se rapprochant ainsi de la notion de spectacle total, tant vantée aujourd’hui (d’Artaud à Mnouchkine, en passant par Kantor), ont enrichi (et de quelle manière) les arts de la scène et renouvelé les canons. Plusieurs metteurs en scène ont entrepris du reste des quêtes initiatiques dans ces pays lointains avant de se lancer dans des productions personnelles.

13Comment l’ethnologue régit-il à ces actions scéniques et à ces références, le plus souvent transgressives, à la possession ? Les différences de cultures et de contextes sont frappantes. Il faut se souvenir qu’en dehors de l’aire des pays développés, un grand nombre de transes individuelles et la plupart des théâtres sacrés collectifs mettant en scène des danseurs possédés se tiennent en plein air, près d’un temple, d’un autel, et non dans un lieu clos, assigné à ce genre d’activités. Je rappellerai aussi que le théâtre sacré d’Asie, celui des villes comme celui des campagnes, est dans une grande majorité des cas gratuit et que ses interprètes sont le plus souvent des locaux, des villageois et non des professionnels qui en tirent un moyen de subsistance. Les rôles sont parfois même hérités au sein de la famille ; ils supposent un lien direct, transmis de génération en génération, entre l’interprète/danseur et la divinité qu’il va représenter. Ces théâtres de possédés sont de ce fait complètement insérés à la vie socioreligieuse du groupe, et non coupés du corps social comme dans nos sociétés occidentales modernes.

14Les transes ne sont pas, de surcroît, des créations artistiques au sens propre du terme, nécessairement éphémères et faisant une large place à l’improvisation, mais des phénomènes régis par la coutume, institutionnalisés, revenant généralement à intervalles réguliers, et qui s’en tiennent à un répertoire précis, sous peine de perdre de leur efficacité religieuse — une notion importante car dans ces mondes anciens, les dieux, les puissances surnaturelles sont partout présents, à la différence de nos univers de plus en plus laïcs. Le chamanisme s’ordonne ainsi autour d’une pensée symbolique complexe ancrée dans une cosmogonie spécifique. Il présuppose des relations de contiguïté particulières entre le monde animal ou végétal et les êtres humains ainsi que la croyance en des univers invisibles.

15Les différences entre possession et arts de la scène apparaissent donc considérables. Elles relativisent les parallèles trop généraux que l’on pourrait établir entre ces deux domaines. Un ethnomusicologue français de renom, Gilbert Rouget (1916-2017), grand connaisseur des populations du Niger, a tenté une approche inverse. Son livre La Musique et la transe14 pousse très loin les rapprochements entre théâtre et possession. A la suite de Michel Leiris, qui a insisté sur les aspects théâtraux de la transe en Ethiopie15, Rouget entend montrer, de la même manière que Leiris mais inversement, que l’opéra des mondes occidentaux ressemble à s’y méprendre à un culte de possession. On serait en présence d’une sorte de célébration, d’une cérémonie. La scène, l’entrée du chef d’orchestre applaudie par le public marquant la coupure avec le profane (au théâtre les trois coups), la lumière, les zones d’ombre, contribuent, comme le nier ? à créer un espace irréel, coupé de l’ordinaire, propre à susciter enchantement et incertitude. On entre dans le domaine du merveilleux.

16Rouget va plus loin : l’opéra (davantage que le théâtre) ne serait qu’un avatar de la transe, car on retrouverait dans les deux cas une identification du sujet à un héros, à un être qui n’est pas soi-même. L’opéra devrait cette capacité à son mariage entre musique et théâtre, la musique étant, selon Rouget, le moyen plus favorable, voire indispensable, pour provoquer un état extatique. Cette fusion permet, à tout le moins, de rythmer l’action scénique, de ravir le spectateur au monde des phénomènes et le transporter dans des sphères surnaturelles. Dans l’opéra, la musique prend progressivement possession des lieux, comme dans une séance chamanique.

17Les productions contemporaines de théâtre lyrique insistent souvent sur cet aspect. La récente mise en scène de Clément Cogitore des Indes galantes de Jean-Philippe Rameau (livret de Louis Fuzelier) à l’Opéra Bastille en 2019 joue, par exemple, sur cette proximité et finit par déchaîner l’enthousiasme du public en produisant des danses de krump, hip-hop et autres danses de rues, sur les sonorités et le rythme d’une musique de baroque français. C’est une des expressions les plus manifestes du « sacré sauvage » mentionné par Bastide. L’opéra prend une tournure politique contestatrice, opposée à l’idéologie artistique officielle : à la musique trépidante de Rameau, il associe la lutte contre l’ordre établi et les forces de police. Les puristes déplorent les anachronismes, mais qu’importe !

18D’un point de vue anthropologique, le parallélisme extrême de Rouget est cependant sujet à caution. Au théâtre comme à l’opéra, le jeu, le décor, la virtuosité de l’artiste sont des éléments essentiels, ce qui est loin d’être le cas dans la possession, qu’elle soit conduite ou induite directement par une puissance divine. À la limite, dans le chamanisme ou les danses masquées, peu importe la qualité de l’interprétation ; l’efficacité rituelle des gestes, des accessoires, des formules récitées ou chantées, prime. Les coiffes et les accessoires vestimentaires, si exubérants soient-ils, sont choisis sur la base d’une iconographie séculaire, aux significations symboliques précises. L’esthétique y est toujours subordonnée à une pensée religieuse.

De l’acte rituel au jeu. Convergences et oppositions

19Ces mises en scène relèvent donc davantage de la culture occidentale que des cérémonies des sociétés indigènes dont elles s’inspirent. Religiosité et théâtralité sont certes liées et les rituels impliquent souvent une dramaturgie. Mais les interprètes de danse et de théâtre contemporains ne sont pas réellement possédés. Par quelles puissances surnaturelles le seraient-ils ? Le spectacle transpose simplement ces célébrations dans un autre langage, de manière à renouveler l’univers de la scène. Il sort du domaine de l’ethnographie et s’en tient à des usages artistiques. Ce glissement sémantique nous entraîne très loin du sens originel des transes dans les cultures extra-européennes.

20Pour saisir les métamorphoses du sacré dans l’art contemporain, on peut tenter de préciser les différences entre possession et théâtre. Quand passe-t-on exactement de l’acte rituel au jeu ? Lorsqu’il y a un auditoire ? C’est une ligne de partage envisageable, dans la mesure où le théâtre/la danse supposent toujours un public, alors que la possession peut se dérouler sans audience, quoique elle tende, elle aussi, à se produire dans des moments d’intensification sociale, comme les fêtes ou les pèlerinages. Les séances de chamanisme et celles des danseurs possédés de l’Himalaya prouvent en fait que la différence est des plus minces. Il y a toujours quelques spectateurs, malgré eux pourrait-on dire, la famille généralement, dans les séances chamaniques, et je connais des cas où la représentation chorégraphique, de type tantrique, se déroule, à l’inverse, sans public, le drame dansé s’adressant alors aux seuls dieux et à quelques rares initiés.

21La destination du spectacle paraît, en revanche, un facteur plus convaincant. Selon cette optique, le théâtre commencerait quand la performance ne correspond plus à une efficacité supposée, de type magique, sur le monde, mais vise avant tout à susciter des émotions esthétiques. C’était l’idée d’André Malraux : « Pour que l’art puisse naître, il faut que les œuvres soient séparées de leur fonction »16. Un autre élément, tiré de la sémiotique éclaire l’opposition : le basculement du rite (chamanique) dans le théâtre/la danse coïnciderait avec le passage d’une pensée magique, de type cratyléenne, essentialiste (les mots sont totalement identifiés à la chose représentée), à une pensée conventionnaliste disjonctive, où l’ancienne équivalence du référent et du signe est niée et où le réseau de correspondances entre le monde et l’homme s’est dissout.

22Le théâtre et la danse contemporaine d’aujourd’hui, qui expriment les incertitudes de notre temps, partagent finalement un point commun avec la possession des civilisations préindustrielles : le dédoublement de la personnalité de l’acteur/danseur/chamane, la création d’un rôle. La personne humaine se voit en quelque sorte débordée, dépassée par des forces extérieures. L’état second dans lequel elle se meut se situe au-delà des espaces habituels. Les finalités diffèrent, mais on retrouve ici comme là une même faculté à endosser une autre personnalité, divine dans le premier cas, plus profane dans le second, à transformer son être intime et à extérioriser cette métamorphose. Certains théâtres post-dramatiques font du reste rôder sur la scène la présence de fantômes ou la mémoire d’ancêtres disparus, d’une manière assez proche de celle d’une séance de possession.

23Une autre convergence mérite d’être notée. Dans l’état de transe comme dans celui des performances esthétiques, le corps tient une place centrale. C’est un lieu de recherche infinie, de saisissement, de révélation, d’où sortent parfois des paroles, des cris, des gémissements, des borborygmes qui n’appartiennent pas au monde ordinaire, comme cette langue des dieux, incompréhensible, que les possédés des ballets sacrés himalayens marmonnent. Parfois, tout au contraire, ultime processus de dépersonnalisation et d’évacuation du moi social (mais la robotique remplace ici le divin), les interprètes des danses urbaines contemporaines imitent la gestuelle des robots.

24Au-delà de ces dénominateurs communs, les divergences s’imposent. Dans les mondes préindustriels et extra-européens, la possession est un moyen, généralement contrôlé, pour établir un contact avec le divin — bien que les puissances surnaturelles peuvent aussi en faire usage, de manière plus sauvage, pour se rappeler aux souvenirs des humains. Sur les scènes contemporaines dont il a été question ici, les dieux ont disparu. Les interprètes explorent les mouvements, les élans qui sont en eux, alternant tension et relâchement, souvent à un rythme accéléré, proche du vertige. La nature spirituelle de ces performances est parfois revendiquée mais c’est avant tout la créativité des corps et des âmes qui est donnée à voir. Le corps n’est plus seulement, comme dans les conceptions populaires anciennes, source d’impuretés, d’abaissements, un organisme qu’il convient de dominer. Il se voit investi de nouvelles positivités ; il fait même parfois l’objet d’un culte. Le sacré se cherche une nouvelle définition, cette fois-ci détachée des questions religieuses et théologiques.

Notes

1 Sous le titre “Mises en scène de la possession à l’ère postdramatique”, une version résumée, mais illustrée, du présent article est parue dans la revue québécoise Jeu, 2021, n°177, pp. 76-79.

2 ARTAUD Antonin, Le théâtre et son double. Œuvres complètes, vol.5, Paris, Gallimard, p. 31.

3 Sur le sujet, voir surtout l’étude de BORIE Monique, Antonin Artaud. Le théâtre le retour aux sources, Paris, Gallimard, 1989. Voir aussi, TOFFIN Gérard, « Antonin Artaud et le théâtre Oriental », Jeu, n°147, 2013, 2, pp. 165-169.

4 ARTAUD Antonin, Ibid, p. 53

5 BASTIDE Roger, “Le sacré sauvage”, Paris, Editions Stock, 1975.

6 Il faut toutefois rappeler que le théâtre d’Artaud fut dénoncé par Berthold Brecht, lequel refusa toujours la fusion de l’acteur et de son personnage, et exigea du premier qu’il dénonce son rôle, sans l’incarner. Voir là-dessus, BARTHES Roland, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964. 

7 Cité par TACKELS Bruno, Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil, 2013, ch. IV, p.90. Voir aussi PICON-VALLIN Béatrice, Ariane Mnouchkine, Actes Sud Papiers, 2018, p. 94.

8 DURAS Marguerite, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, édition Gilles Philippe, vol. 3, p. 1831.

9 Voir le livre DURAS Marguerite et PALLOTTA DELLA TORRE Leopoldina, La passion suspendue, Ed. du Seuil, collection Points, 2016, p. 132.

10 Sur le théâtre de Marguerite Duras et ses adaptations d’autres auteurs (Henry James entre autres), voir ses Œuvres complètes, ibid., 4 vol., de 2011 à 2014.

11 Cité par LEHMANN, Hans-Thies, Le théâtre postdramatique, L’Arche (traduction de HENRI LEDRU Philippe-) Paris, 2002, p. 87.

12 LEHMANN Hans-Thies, Le théâtre postdramatique, Ibid.

13 Cf. par exemple, TOFFIN Gérard, « Théâtre des émotions : un art dramatique népalais », Diogène, 238, 2012, pp. 1-18, ainsi que, du même auteur : « Possession, danses masquées et corps divin dans la vallée de Katmandou, Népal », in La possession en Asie du Sud. Parole, Corps, Territoire. Sous la direction de ASSAYAG Jackie et TARABOUT Gilles, Purushartha,  n°21, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1999, pp. 237-261.

14 Paris, Gallimard, Bibliothèque des Sciences humaines, 1980, Préface de LEIRIS Michel.

15 LEIRIS Michel, La possession et ses aspects théâtraux chez les Ethiopiens du Gondar (1958), dans Miroir de l’Afrique, édition établie par Jean Jamin, Paris, Gallimard, col. “Quarto”, 1996.

16 MALRAUX André, Ecrits sur l’art, 1, « Les voix du silence », Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 248.

Pour citer cet article

Gérard Toffin, « Les enfants d’Artaud et de Nijinski  », L'ethnographie, 5-6 | 2021, mis en ligne le 20 juillet 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=976

Gérard Toffin

Gérard Toffin, directeur de recherche émérite au CNRS, est ethnologue, spécialiste des sociétés et des cultures de l'Himalaya. Il a commencé à travailler au Népal en 1970 et s'est intéressé tout particulièrement aux Néwar de la vallée de Katmandou. Aujourd'hui, il travaille principalement sur les arts de la performance. Il continue aussi de développer certaines de ses recherches antérieures : l’espace, les religions de l’Himalaya, etc. Parmi ses publications récentes : La fête-spectacle. Théâtre et rite au Népal (MSH, 2010) et Imagination and Realities. Nepal between Past and Present (Adroit, 2016).