Réfléchir à la manière dont les études en ethnoscénologie ont orienté mes travaux de recherche et insufflé des nouvelles impulsions à la manière d’approcher mes objets d’investigation, demande tout d’abord de revenir sur la notion de « posture ». Employée couramment pour indiquer la « position du corps », voire l’ « attitude »1 d’un individu, ce terme permet d’établir tout d’abord un lien fort avec mon champ d’études privilégié, les études en danse, et plus précisément avec un outil méthodologique qui se situe au cœur de mes recherches, la lecture et l’analyse du mouvement. La posture ou « dynamique posturale » - comme il est préférable de l’appeler dans ce milieu, du fait de la constante recherche d’équilibration par laquelle chaque corporéité est prise -, renferme le potentiel de geste d’un individu et constitue par là le point de départ de toute action possible dans/avec l’environnement2. Se situant en amont du déroulement manifeste d’un geste, elle peut être considérée en même temps comme préparation et point d’appui à la réalisation de celui-ci. Pour le dire autrement, elle tient le geste en puissance.
Si cette notion permet d’établir un lien fort avec mon champ d’études, elle permet également - et là c’est mon deuxième point -, d’annoncer la place prépondérante que la corporéité et donc la pratique artistique a joué et continue à jouer dans ma recherche. Initiée au ballet et successivement à certaines techniques de danse contemporaine, ma formation est restée initialement débitrice d’une idée du mouvement et d’un imaginaire du corps proprement occidental. Ce n’est que par une rencontre singulière avec une danseuse d’origine américaine, Maresa Moglia3, qu’à l’âge de dix-neuf ans l’étude d’un style de danse-théâtre indien connu sous le nom de bharatanatyam4 s’est superposée à ma pratique de départ, devenant au fil du temps mon deuxième langage expressif.
Si d’un côté l’incorporation progressive de ce style de danse indienne a agi comme un « révélateur », dévoilant mes habitus, mes schémas moteurs, mes scléroses perceptives et imaginaires, de l’autre côté elle a permis d’établir une relation intime, car « sensible », avec une pratique et une culture étrangères. Incarner les gestes transmis par les maîtres, aiguiser le regard sur ces corps savants, écouter les mots et les sons de leur voix, déceler la géométrie posturale, l’orientation du geste ou l’activité anticipatrice de leur mouvement : c’est au sein de ce long processus d’incorporation5 que j’ai saisi par corps certains des enjeux majeurs de cet art. L’aller-retour constant entre expérience et observation, qui est l’un des parti-pris des méthodologies propres à l’analyse du mouvement, ainsi que de plusieurs méthodes somatiques, m’a permis de m’approcher de la posture de l’autre, et d’en éprouver proximités et distances.
La notion de posture a aussi le privilège d’évoquer, de manière plus métaphorique, le lieu depuis lequel nous observons, interprétons et agissons sur le monde environnant. Et là mon troisième point. La posture est une signature. Elle témoigne, pour le dire avec les mots de Straus, le « mode spécifique d’être au monde »6 de chaque individu, prédéterminant son attitude envers celui-ci. Et cette attitude ne concerne pas seulement l’organisation et la tonicité de divers systèmes corporels (squelettique, musculaire, nerveux..), bref la manière dont je me tiens, mais également l’orientation perceptive et cognitive, c’est à dire le lieu depuis lequel je perçois et j’infléchis un discours sur le monde. Pour le dire autrement, elle organise non seulement l’ « avant » du mouvement, mon potentiel d’action, mais aussi l’« avant » de ma perception, mon habilité à être affecté et à me déployer dans l’espace à l’aide de mes sens7. La question de la posture vient finalement solliciter la dis-position à partir de laquelle nous observons le monde et interprétons les faits. Assumer une posture c’est construire une perspective.
Alors que chaque ligne tonique qui compose ma corporéité recèle un « sens de moi » - ce à quoi je m’identifie, ce que je crois savoir être, mes opinions -, moduler ces lignes toniques à partir de la pratique corporelle de l’autre signifie affaiblir et ronger de l’intérieur ce que je crois savoir de moi (et de l’autre), laissant la place à d’autres configurations perceptives et cognitives. Dans ce sens, l’implication par corps permet de saisir non seulement savoirs et savoir-faire de pratiques originaires d’un autre milieu culturel, qui restent souvent implicites, de l’ordre du non-dit, mais également de développer en parallèle cette dis-position, entendue comme « état prochain où est [un corps] pour recevoir une nouvelle qualité, une nouvelle forme »8.
Étape décisive pour dépasser les conditionnements esthétiques et institutionnels par lesquels nous sommes pris à notre insu, l’incorporation du geste de l’autre contribue également à esquiver les discours et les idéologies de la similitude, très souvent à l’origine d’une vision euro centrée, ainsi que les discours qui font de la danse de l’autre un mystère radical, responsables à leur tour d’une vision orientaliste.
Dans son manifeste sensoriel, André Lepecki parle de la connaissance par les sens - désignée sous l’expression de « sensuous knowing »9 - comme méthode permettant d'éluder toute fixation identitaire et ouvrant à la possibilité d’un mouvement de des-identification. Dans ce même esprit, François Laplantine affirme que la possibilité d’une rencontre avec autrui « rompt avec la logique de l’avoir qui suppose des propriétaires » et met en place une « pensée - et d’abord une expérience - de la désappropriation, de l’absence et de l’incertitude »10. Le déplacement physique et perceptif induit par l’incorporation d’une pratique étrangère impose en effet au praticien de se décentrer en tant que sujet de connaissance, mouvement qui seul lui permettra d’accueillir l’autre. André Lepecki émet l’hypothèse d’une subjectivité tellement investie dans l’exécution du geste d’autrui, que le geste d’origine se dissoudrait dans celui-ci. De manière provocatrice, il parle ainsi d’un « geste suicidaire »11. D’après cet auteur, il ne s’agit plus à proprement parler de simuler la posture et le geste de l’autre, mais plutôt de devenir autre.
Ma recherche universitaire n’est que l’aboutissement du désir de comprendre et de nommer un ensemble de questions surgies lors de la pratique assidue de ces danses, qui a demandé une négociation constante tantôt de ma « posture » physique, mes repères sensori-moteurs, tantôt de ma « posture » éthique, le sens et la valeur de mes gestes.
J’ai entamé ma carrière universitaire à Sienne, en Italie, où j’ai suivi un cursus en Lettre moderne, spécialité « Arts du spectacle ». Je souhaitais à l’époque acquérir des méthodologies de recherche aptes à interroger ma propre expérience pratique et approfondir mes connaissances dans le domaine des arts du spectacle. Alors qu’aucun enseignement en danse n’était prévu dans ce cursus universitaire, consacré essentiellement au théâtre, au cinéma et à la musique12, ce choix me permettait de poursuivre en parallèle ma pratique de la danse et mon engagement en tant qu’interprète dans une compagnie siennoise. Dès la première année, je me suis vite rendue compte que les études italiennes en arts du spectacle mobilisaient essentiellement une approche historique, qu’Isabelle Launay qualifierait de « biographique et hagiographique »13. Les évènements artistiques ainsi que les artistes étaient nommés, datés, répertoriés, commentés avec précision et exactitude, mais la corporéité des interprètes, voir leurs expériences et savoir-faire étaient négligés et privés d’une quelconque reconnaissance. Et pourtant, du fait de ma pratique, je sentais que l’un des enjeux essentiels de toute expérience artistique résidait précisément à cet endroit-là.
C’est en 2002, grâce à une bourse d’étude de la région toscane, qu’il m’est donné la possibilité de poursuivre mes études à l’étranger, plus précisément au département danse de l’Université de Paris 8. C’est ici que je découvre l’analyse du mouvement14, outil théorique émergeant de la pratique, et que je me familiarise avec une certaine manière de penser la danse, qui m’autorise enfin à placer au cœur de mes recherches les divers processus operateurs du mouvement. Fondé en 1989 par le philosophe Michel Bernard15, soutenu par un comité d’artistes et de chercheurs indépendants, le département danse de Paris 8 défend une approche phénoménologique, qui vise à produire un discours critique sur et avec la danse, à partir de l’observation et de la lecture du geste, de l’analyse du langage chorégraphique et d’une manière de faire l’histoire qui se veut anachronique, car, comme le pense Isabelle Launay, le geste persiste au-delà des circonstances qui l'ont produit, désorientant ainsi le temps16. Tout en privilégiant les créations chorégraphiques de la scène contemporaine occidentale, les enseignements dispensés dans ce département apportent ainsi un regard analytique sur les actes expressifs reliés au corps, quelle que soit leur nature. C’est cette même approche qui a rendu possible mon incursion dans le monde esthétique indien, abordé par l’étude de la corporéité et de la dimension expressive du geste.
Ma propre expérience pratique en danse contemporaine et en bhratanatyam a tout naturellement orienté mes recherches vers l’étude des créations chorégraphiques de danseurs indiens installés en Europe, qui négocient, au sein de leurs créations, deux, voire plusieurs « postures ». Si les pratiques « traditionnelles » ont fait l’objet de mon étude, une attention toute particulière a été accordée aux créations dites « contemporaines », également connues sur les scènes du subcontinent indien et dans le panorama artistique occidental sous la catégorie d’« hybrides ».
Ces créations se caractérisent par un processus d’actualisation qui se fait généralement via l’emprunt de codes gestuels et dispositifs esthétiques originaires de milieux culturels divers. Au lieu de focaliser mon étude sur les principes kinesthésiques reconnus par la « tradition », je me suis alors attachée à comprendre dans quels devenirs s’inscrit un style de danse traditionnel et quelles relations il entretient avec le contexte présent. Dans ce sens ma « posture » a contribué à dévoiler de quelle manière la créativité continue à opérer au sein de la tradition.
L’ambition de mon étude doctorale était de produire une réflexion esthétique sur les danses de l’Inde. Ces dernières, comme la plupart des pratiques artistiques issues des sociétés dites « extra-occidentales », ont été et continuent d’être l’objet privilégié d’études anthropologiques17, qui en donnent principalement une lecture sociale et culturelle. Confronter les pratiques artistiques de l’Inde aux méthodologies propres aux études en danse et en ethnoscénologie, a fait mûrir un projet qui reste étranger aux modes d’analyses couramment adoptés dans le champ des études indiennes, car il a permis d’affirmer la valeur proprement esthétique de ces objets chorégraphiques et d’ouvrir ainsi de nouvelles perspectives, les resituant à plein titre dans « l’histoire officielle de la danse »18.
Cette visée a été poursuivie en remettant au centre de l’étude la corporéité du danseur et son interprétation singulière. Cela a permis d'éluder une pensée classificatoire, et de prendre les distances avec la logique « attribuant et répartissant des genres, plaçant chacune et chaque chose à sa place »19. Ce mouvement, qui est propre à une pensée métisse, n’a alors pas été seulement l’un des objets d’étude de mes recherches, mais aussi la posture et la perspective à partir desquelles j’ai tenté d’aborder les pratiques du subcontinent indien.
Akram Khan, artiste anglo-bangladesh formé au kathak, danse classique du nord de l’Inde, et à certains styles de danse contemporaine est devenu l’objet principal de ma recherche. Son travail apparaissait à l’époque particulièrement novateur. L’analyse de ses pièces de kathak dites « traditionnelles » a permis de déceler la démarche « contemporaine » mise en place de façon inconsciente par la corporéité de cet artiste. Tout en restant fidèle aux normes et aux signes dictés par la tradition du kathak, le tonus corporel et les qualités gestuelles de ce danseur ont trahi en effet sa double formation, laissant apparaître des fêlures, qui entament et déstabilisent les dynamiques propres au geste « traditionnel »20.
Au contraire, dans ses créations contemporaines, où la forme gestuelle du kathak semble disparaître laissant la place à d’autres géométries et d’autres imaginaires du corps, Akram Khan reste cependant fidèle aux principes dynamiques dictés par la « tradition ». La stratégie utilisée par cet artiste - qui privilégie les dynamiques plutôt que les formes - a permis de réorganiser un espace corporel inédit pour le kathak, tout en sauvegardant ses éléments kinesthésiques constitutifs.
La rencontre avec les études en ethnoscénologie a eu une importance considérable dans la manière d’approcher mon objet d’étude. Elle a accompagné mes réflexions sur la terminologie utilisée dans le cadre de cette forme spectaculaire à cheval entre deux contextes esthétiques et culturels, et a permis de remettre en cause des catégories largement utilisées dans ce domaine, tout particulièrement celle d’« hybride ». Empruntée au vocabulaire des études postcoloniales et redevable d’un important héritage biologique, cette catégorie nécessitait en effet d’être repensée à la lumière de son nouveau cadre d’utilisation, la création chorégraphique. La perspective analytique employée dans mon étude a permis de comprendre en premier lieu l’inadéquation de ce terme, hybride, pour un objet tel que celui du corps sensible, et en deuxième lieu de réaliser que cette catégorie recelait des processus de création corporelle très différents entre eux, qu’il valait la peine de rendre visibles en les nommant de manière spécifique21.
Cette attention subtile portée à l’utilisation du langage a permis de dévoiler également les contradictions qui se cachent dans la fine ligne qui sépare les discours sur la pratique de la pratique elle-même, le faire du dire des acteurs. Ainsi, comme suggéré plus haut, les spectacles annoncés par Akram Khan comme « traditionnels », présentaient en réalité une utilisation de l’espace et une dynamique gestuelle qui les éloignaient de la « tradition ». Une analyse attentive du langage du corps et de l’espace scénographique a démontré de manière flagrante comment la créativité agit au sein de la « tradition » ainsi que de sa mise en scène. Orientant les attentes des spectateurs ainsi que les discours de la critique, ce choix terminologique s’éloigne en quelque sorte de l’objet chorégraphique, en offrant aux spectateurs une lecture orientée et d’une certaine manière dissimulée.
Cette attention au corps et au travail de l’interprète, continue à orienter mes travaux de recherche. Persuadée que l’étude de la danse et du geste donnent accès à « des valeurs esthétiques qui ne sont pas extérieures à la production de sens, mais y participent »22, j’ai décidé de poursuivre et d’approfondir mes recherches en m’intéressant de plus près à l’expérience vécue des praticiens et des interprètes. Tout en étant les dépositaires directs de savoirs et savoir-faire spécifiques, ce n’est que très rarement que ces derniers sont sollicités pour prendre la parole et pour se dire. Si l’objet de mes recherches est resté fondamentalement le même, ma « posture » méthodologique a intégré une nouvelle perspective, s’orientation d’avantage vers la dimension somatique. Cette incursion dans le domaine du somatique a demandé le recours à une approche micro-phénoménologique. Alors que la perspective propre à la lecture du geste, en troisième personne, reste cantonnée « au recueil des traces et des observables »23du geste depuis la distance, l’approche micro-phénoménologique permet de compléter et enrichir cette perspective, incorporant tantôt un point de vue à la deuxième personne24, à travers l’entretien, tantôt un point de vue radicalement à la première personne, à travers l’auto-explicitation25.
C’est grâce à une méthodologie bien spécifique, la technique de l’entretien d’explicitation, que je tente d’interroger la relation intime entre action et parole, dans le but de saisir la richesse des dynamiques internes au corps, les activités cognitives et les croyances des interprètes, qui restent souvent latents et non verbalisés. Formalisée par Pierre Vermersch26, cette technique d’entretien repose sur les fondements théoriques de la phénoménologie de Husserl, de la PNL (Programmation Neuro Linguistique) et de l’hypnose ericksonienne. Son objectif premier est d’accompagner l’interviewé dans un état d’« évocation », condition qui permet de restaurer une véritable sensorialité de l’expérience vécue lors d’une situation passée, et de déplier les strates de ce qui a été éprouvé sur le mode de la simultanéité. Dans cette posture d’évocation, qui varie en fonction des ressources cognitives et introspectives de l’interviewé, aussi bien que des capacités à induire un tel état de la part de l’intervieweur, un type de mémoire particulière est sollicitée, la « mémoire concrète », qui est largement involontaire et qui permet d’avoir accès à des éléments de l’expérience non conscientisés.
Il ne faut pas oublier que la pratique de l’entretien27, comme celle de la danse, est avant tout une pratique de la relation, qui repose sur la présence du corps et requière une certaine « posture » : posture d’écoute, posture de parole, posture face à un interlocuteur proche ou à un interlocuteur inconnu. Ainsi, lors de chaque entretien, soit-il semi-directif, d’explicitation ou d’auto-confrontation, des « posture » spécifiques se fabriquent, ce qui fait de la pratique de l’entretien un véritable acte performatif : les diverses manières de s’adresser à l’autre en fonction de son statut, l’art du tact nécessaire au bon déroulement de l’interlocution, la place réservée aux silences et aux relances verbales. Pris dans une co-construction de gestes et de savoirs, l’entretien donne souvent vie à l’émergence d’une tierce instance, un « nous » actant et pensant, où le savoir individuel se réorganise et se métamorphose en un savoir partagé, voir collectif.
L’approche micro-phénoménologique, qui a déjà fait ses preuves dans le domaine de la danse contemporaine28, n’a pas encore été utilisée pour les danses de l’Inde. Bien que la circulation de ces danses sur le sol français soit devenue plus importante au cours des dernières décennies, et ait encouragé, entre autres, l’apparition d’études portant sur l’historiographie et l’esthétique de ces arts, à ce jour, très peu de recherches tentent d’interroger et d’appréhender les savoirs et les savoir-faire corporels mobilisés par ces pratiques. Alors que des manuels techniques décrivant les formes codifiées et les pas à reproduire existent dans la littérature anglaise tout comme française29, à ma connaissance aucune étude n’a tenté d’examiner et de nommer les infra-gestes qui soutiennent l’activité motrice et cognitive des praticiens et des interprètes, pour en faire une matière accessible à l’ensemble de la communauté chorégraphique.
L’un des objectifs de mes dernières recherches est de tenter de combler cette lacune. Il cherche à accompagner dans un premier temps des praticiens et des interprètes français formés aux techniques corporelles de l’Inde vers l’explicitation de leur vécu artistique, afin qu’ils puissent nommer de manière détaillée des expériences d’apprentissage, de représentation ou de création vécues, et en même temps s’approprier cet outil, fécond à la prise de conscience des modes de fonctionnement implicites. Cela permettrait non seulement de rendre accessibles des savoirs qui restent pour des raisons essentiellement culturelles et pédagogiques de l’ordre de l’implicite, mais également d’envisager une autre manière de faire l’« histoire des danses indiennes » en France, mettant au centre du récit le vécu corporel du praticien et de l’interprète, seul détenteur d’une connaissance incarnée. Il s’agirait là d’une histoire parallèle à celle avec un grand H : une infra-histoire qui se déploie entre les plis de la chair et qui convie des histoires « par corps », intimes et immanentes. L’attention portée à la circulation de ces savoirs et savoir-faire originaires du subcontinent indien en France, permettra en même temps de questionner les styles, les techniques et les imaginaires qui circulent entre l’Inde et la France et comprendre de quelle manière les artistes français nourrissent, à travers ces échanges, leur propre travail de création. Cela pourra ainsi contribuer à l’étude de la transnationalisation de pratiques et de styles de danse indienne, par lesquels de nouveaux modes d’expression des altérités se produisent et se diffusent. Une ouverture au contexte indien et aux artistes originaires de ce continent n’est pas exclue, mais fera l’objet d’une autre étape, car elle demandera de repenser en grande partie les méthodologies utilisées afin d’adhérer au plus près au contexte étudié et aux exigences locales.
L’ensemble des données produites invitera à saisir la complexité et l’épaisseur des savoirs corporels mobilisés par ces techniques, induisant une compréhension plus fine de la « fabrique du geste ». Ces données pourront être exploitées et trouver des applications concrètes non seulement dans le domaine de la recherche scientifique mais également au niveau de la pratique artistique et des processus de transmission. Au sein de la recherche universitaire, la collecte de ce corpus de sources originales permettra de constituer une archive, et d’impulser parallèlement l’apparition et le développement de réflexions scientifiques émergeant directement de la pratique. Au niveau pédagogique, ces savoirs permettront la prise de conscience chez l’interprète de ses modes de fonctionnement implicites, enrichissant parallèlement les discours normatifs et souvent stéréotypés mobilisés lors de l’acte de transmission. Enfin, au niveau de la création, l’accès direct à sa propre expérience sensible et imaginaire permettra au praticien et à l’interprète de saisir et de donner nom et forme aux fonctionnements les plus intimes de sa pratique et de les redéployer dans la création, afin d’envisager des écritures chorégraphiques plus finement ancrées dans la « tradition ».
Le lieu où les études en danse, et plus particulièrement mes travaux de recherche, semblent instaurer un dialogue fructueux avec les savoirs produits par l’ethnoscénologie, réside dans l’étude des principes esthétiques qui caractérisent l’événement spectaculaire et de manière plus ponctuelle dans l’étude de la dimension kinesthésique et somatique de ces évènements, autant en situation de performance que d’apprentissage. Les outils méthodologiques mis au point et utilisés par ce courant des études en danse permettent en effet d’approcher l’évènement performatif non seulement du point de vue de la mise en scène et de l’écriture scénique, mais aussi de la corporéité des acteurs, accordant poids et valeur à l’expressivité du geste et à sa production de sens. Proposant pour ainsi dire une vision « émique » du mouvement et de l’imaginaire à l’œuvre pendant l’acte performatif ou l’acte de transmission, cette approche s’aventure de plus en plus finement dans la compréhension des occurrences subjectives du fait esthétique, ouvrant sur une infra-histoire de l’évènement performatif. Le défi que l’ethnoscénologie pose à cette perspective, me semble-t-il, réside dans la mise au point de méthodologies d’avantage pertinentes et spécifiques à chaque contexte étudié, qui permettraient de rendre les données relatives au travail corporel des acteurs, ainsi que aux différentes formes de transmission traversées par ceux-ci, ancrées et opératives dans la réalité sociale et culturelle du pays. Cette tentative de s’immiscer au cœur de l’acte performé, n’est rien d’autre que le point de départ d’une problématisation plus large sur la pratique même, qui ouvre à l’émergence de nouvelles méthodologies et de nouvelles théories ancrées non seulement dans le fait esthétique mais plus précisément dans les corporéités des interprètes.
