Aller à la navigation | Aller au contenu

L'Ethnographie

Vers une ethnographie de la performance art-sport (Paris 2024)

Vincent Berhault, Nil Dinç, Patrick Mignon et Pierre Philippe-Meden

Août 2021

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.1052

Texte intégral

1Ce dossier de la revue L’Ethnographie · Création · Pratiques · Publics reprend l’ensemble des contributions présentées lors de la journée d’études en plateau radio1 qui s’est tenue le 5 Juin 2021 avec le soutien de la Maison des sciences de l’homme - Paris Nord (USR3258 CNRS UP8 USPN). Cet évènement croisait les approches d’artistes relevant des performing arts, des scientifiques en arts du spectacle vivant (cirque, danse, théâtre) et/ou études sportives, ainsi que des représentants de collectivités territoriales concernées par l’organisation des Jeux Olympiques et Paralympiques 2024. Elle cherchait ainsi à initier une démarche interdisciplinaire reposant dans un premier temps sur une ethnographie de la performance « art-sport » dans le contexte de l’Olympiade culturelle (2020-24), vers les Jeux Olympiques de Paris 2024.

2Les travaux qui sont publiés illustrent le souci de documentation d’un ensemble de pratiques performatives urbaines et spectaculaires qui se développent à la fois dans la rue et en ligne, du jonglage à la breakdance en passant par le street workout ou le freestyle ball, en articulation avec les politiques publiques territoriales et ses acteurs associatifs locaux. Les initiateurs de cette démarche vers une ethnographie de la performance art-sport recherchaient ainsi la mise à l’épreuve de la logique esthétique comme constituant l’axe transversal de l’idée de l’art-sport telle qu’elle a émergée des pratiques de recherche-création du Groupe GONGLE · Expérimentations sociales et théâtrales. Cette dynamique art-sport souhaitait questionner : a) le rapport entre mouvement olympique local et spectacle vivant ; b) la mise en scène de la dramaturgie sportive ; c) l’esthétique du théâtre documentaire et : d) ses effets sur les territoires.

Naissance du réseau art-sport

3Le plateau radio et le dossier associé marquent l’aboutissement d’un cheminement dans lequel se rencontrent la dynamique esthétique initiée par le groupe d’artistes et de chercheurs GONGLE, celle de chercheurs en sciences humaines et sociales interrogeant des univers sociaux organisés autour du spectacle vivant et de la performance et celle induite par les interrogations d’acteurs des politiques publiques face au développement d’activités mêlant préoccupations esthétiques et sportives dans le contexte singulier créé par l’organisation des Jeux Olympiques et Paralympiques à Paris en 2024 en vue de ses répercussions attendues sur les territoire de Paris et de la Seine-Saint-Denis.

4Pour autoriser la rencontre entre les milieux de l'art et du sport dans le sens d’une participation à la dynamique générée par la mise en œuvre des Olympiades culturelles en s’appuyant sur une lecture fine des transformations à l'œuvre sur le territoire, le groupe d'artistes et de chercheurs GONGLE anime depuis 2018 un réseau art-sport qui vise à développer une ethnographie de la performance art-sport qui se veut une contribution à l’ouverture d’une perspective interdisciplinaire entre d’une part le champ de l’esthétique, des sciences et technologie des arts, d’autre part celui des sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS) dont voudrait témoigner ce dossier.

5Ainsi, depuis 2018, le réseau art-sport a recueilli, sur l’espace de la Seine-Saint-Denis, 230 heures d’échanges et réunis plus de 300 participant·e·s des milieux de l’art, du sport, de la recherche et de la fonction territoriale. Le réseau art-sport a mis en lien plus de 400 acteurs des champs du sport de l’art et de la culture à l’échelle nationale et européenne. Au sein de ce réseau, les croisements art-sport sont discutés pour favoriser la consolidation des projets sur les plans artistique et scientifique et considérer leur impact sur les territoires. Pour GONGLE, l’idée de art-sport est motrice pour la création dans le domaine du spectacle vivant, autant que pour la pratique de recherche création d’un théâtre documentaire, s’inscrivant dans l’espace public et qui développe un corpus de données utile et inédit à appréhender dans le cadre de l’Olympiade culturelle de Paris 2024.

6En septembre 2020, la troisième saison du réseau s’est ouverte dans un climat d’incertitude, inquiétant certes, mais aussi propice au tâtonnement et à l’expérimentation. La Seine-Saint-Denis a été particulièrement exposé à la COVID-19 et aux conséquences économiques et sociales de la crise sanitaire. Les pratiques sociales, culturelles, mais aussi artistiques et sportives ont été considérablement modifiées. Durant cette saison, à travers les plateaux radio, le réseau avance maintenant pas à pas pour analyser le contexte, trouver des formes de sociabilité, chercher des façons de rester inclusif dans les pratiques artistiques et sportives alors que la vie en collectivité expose les plus vulnérables au virus. C’est en ralentissant, en prenant le temps de décrire ce qui s’est inventé que nous trouvons de nouvelles façons d’agir.

7Depuis le début de la crise sanitaire, GONGLE a notamment observé l’essor des pratiques culturelles, artistiques et sportives dans trois types d’espaces : les foyers, les espaces publics extérieurs, et en ligne. Ces espaces ouvrent des possibilités d’actions inédites pour des projets mêlant art et sport, qui incitèrent à conduire l’analyse au plus près voire plus en amont, considérant que dès avant la crise sanitaire, des pratiques artistiques et/ou sportives à l’image du jonglage, de la breakdance ou du freestyle ball se déployaient en dehors des espaces dédiés.

8Le travail de description analytique entrepris par le réseau art-sport nourrissait ses réflexions thématiques sur l’appropriation de l’espace public, la place de la jeunesse, le rapport au corps, au genre et aux minorités, la coopération, les pratiques situées… Celles-ci se sont inscrites dans une étude plus large sur l’Olympiade culturelle et l’arrivée des Jeux Olympiques de Paris 2024. Aujourd’hui, dans des territoires « chamboulés » par la crise sanitaire, la perspective olympique s’entend de plusieurs façons critiques : relance économique des territoires ou grand projet inutile ? Qu’est-ce que l’Olympiade est-elle susceptible d’apprendre et de retenir de la crise COVID-19 ?

Art-sport, définition et enjeux

9L’idée d’art-sport renvoie au travail comparatif entre des univers sociaux, tel qu’on le pratique dans les sciences sociales, qui à la fois met en évidence ce qui oppose et ce qui rapproche. Ainsi, concernant le sport et l’art, on trouvera de fortes oppositions, par exemple, l’opposition entre une culture noble ou patrimoniale et une culture de masse, entre sérieux et divertissement, entre création-originalité-liberté et codification-répétition-discipline, entre qualité et quantification (record et classement), entre esprit et corps, entre Eux et Nous. Binarité renforcée par les dispositifs institutionnels qui participeraient à faire du sport un ensemble de pratiques corporelles tiraillées entre un ministère oscillant entre santé, temps libre, jeunesse, éducation populaire, tandis que l’art continuerait à dépendre d’un ministère, chargé, lui, de la Culture. Disjonction qui, au plan territorial, ouvre sur quelques dilemmes concrets : qui du service de la Jeunesse, des Sports ou de la Culture, traitera par exemple de la demande d’une salle pour un projet de breakdance ? L’art-sport conduit à se saisir des « mixtes » qui émergent, se diffusent, se découvrent ou se redécouvrent dans les dernières décennies et incitent à renouveler le travail sur les binarités, les frontières, les catégories.

10L’approche comparative fait jaillir la diversité, ce qui rapproche et unit. Par exemple, des univers que l’on croyait homogènes manifestent une hétérogénéité éclatante, avec leurs propres tensions idéologiques : entre théâtre de divertissement et théâtre classique ou sérieux, entre sport olympique ayant longtemps répondu à l’éthique amateur et sport professionnel et populaire, le football ou le cyclisme par exemple, entre sport compétitif et éducation physique humaniste et les contradictions dans les effets des catégories revendiquées : les arts de la performance et du spectacle vivant (cirque, danse, théâtre, musique…) revendiquent de toucher un public, mais un public dont on connaîtrait à priori les limites quantitatives et les contours sociodémographiques (conditions de revenus et de diplômes), tandis que le sport pris dans sa définition coubertinienne réduit la performance à l’objectivité d’un résultat (record, classement) et à son exemplarité alors qu’il est devenu l’un des plus grands spectacles planétaires comme en témoignent les Jeux Olympiques.

11La catégorie art-sport prend son sens dans le constat du développement de pratiques qui, du sport, possèdent la valorisation de l’engagement physique et, de l’art, un souci esthétique de forme et de liberté créative. De nombreux mixtes résultent déjà de cette proximité entre les sports et les arts. Ainsi, la gymnastique artistique, la natation synchronisée ou le patinage artistique, sont bien situés dans le monde sportif fédéral. Mais, c’est aussi, la découverte progressive de pratiques venant des sociétés extra-européennes comme les différentes formes de lutte, la capoeira par exemple, ou de jeux de balle et/ou de pied, comme le chinlon ou le dacau, ou encore les pratiques qui relèvent d’esthétiques populaires, comme la breakdance, le cheerleading ou le skateboard, mais aussi qui résultent de la transformation de pratiques souvent rangés dans les arts dits mineurs ou minorés comme les différents arts du cirque (acrobatie, clown, dressage, jonglerie, magie). L’ethnographie du territoire relèverait ainsi toutes les formes de débordement des définitions par trop académiques et/ou institutionnelles, et qui toucheraient les institutions régulatrices des deux univers (ministères, fédérations, services territoriaux) qui y sont confrontées.

12Faudrait-il mettre en évidence d’autres points de similitudes, de nature plus sociale qu’esthétique, entre les mondes du sport et de l’art quand on remarque que ce sont des domaines où se constatent de grandes inégalités de réputation et de rémunérations, que ce sont des univers très concurrentiels entre les différentes catégories de travailleurs sportifs ou artistiques ? La question se pose du statut problématique des sportifs, de la fragilité des carrières professionnelles ou des ressources pour être un amateur de haut niveau, et des artistes, les forces et les faiblesses du système de l’intermittence, les frontières floues entre amateurisme et professionnalisme. On le voit aussi dans les échanges de compétences et de savoir-faire, comme ces entraîneurs, de très haut niveau, de rugby ou de hockey sur glace qui convoquent des chorégraphes, emmènent leurs équipes assister à des ballets, se plongent dans les modes de préparation des danseurs et des troupes, ou encore de ces acteurs qui se voient comme des marathoniens ou ces musiciens qui se préparent physiquement. Sport et art sont des domaines où les compétences spécifiques pour acquérir la reconnaissance supposent un engagement extrême pour se faire et tenir sa place, des domaines où pratiques institutionnalisées, professionnalisées ou émergentes, doivent être de haut niveau.

13Ce que peuvent illustrer les transferts de compétences entre gymnastique sportive et cirque, dans le cas du Cirque du Soleil, mais aussi des sports de combat vers le monde professionnel de la sécurité, l’escalade et le parkour vers certains métiers du bâtiment (échafaudage, montage de grues, nettoyage des cuves et des tours, etc.) : le sport, l’art de performance, l’art-sport forment et entretiennent un capital corporel valorisable dans différents mondes. Ces considérations militent pour la construction de ponts entre ces mondes de façon à favoriser la circulation des compétences.

14L’autre thématique relevée dans les travaux du réseau art-sport est celle de l’inscription dans les territoires et de ses enjeux dans la perspective de favoriser le développement culturel et l’intégration citoyenne. Il y a un intérêt à mettre en œuvre un travail de recherche de terrains d’entente et de compréhension entre acteurs des deux mondes des sports et des arts, leurs pratiquants et les institutions qui les organisent (clubs, associations, écoles, services territoriaux). Car peuvent être intéressés par l’art-sport, c’est-à-dire par des activités qui lient des attentes communes à l’art et au sport, expressivité personnelle, volonté de dépassement, sentiment esthétique, ceux que ni l’art ni le sport, tels qu’ils sont organisés ou représentés, ne satisfont parce que les personnes ne souhaitent abandonner l’une pour l’autre, refusent la spécialisation ou la compétition, cherchent des voies pour rentrer ou revenir dans la société, mettre ou remettre en action leurs corps ou faire corps avec d’autres, sans entrer dans les logiques institutionnelles qui caractérisent monde de l’art et monde du sport et tendent à en faire des mondes séparés. Peut-on réconcilier des groupes qui méprisent le football et ses amateurs à l’occasion d’un événement comme l’Euro 2016 ? En faisant travailler les objets du football par des artistes plasticiens ou des pratiquants de freestyle ball ? Comment faire tomber les préjugés de genre ? En profitant de la comparaison des compétences entre hommes et femmes autour des appareils de streetwork out ou des spots de breakdance ? Ce ne sont pas des contes de fées, ce sont des expériences, ce sont des tensions, ce sont des dispositifs matériels et humains, des médiateurs, qui engagent dans la recherche des modes d’action et des lieux, les espaces urbains à peupler d’objets et de gens, pour travailler les tensions sociales et culturelles.

15Le terrain de jeux de l’art-sport est celui des sauts de frontières, de la création de terrains qui soient des terrains assurant la rencontre dans l’événement, mais pour des activités plus pérennes qui accompagnent la circulation et le mouvement, qui ne seraient plus des exceptions, mais une manière de vivre et pratiquer l’espace urbain.

16Il s’agit de créer des ponts entre ces mondes par les points où ils communiquent et de permettre aussi des articulations avec l’univers des politiques socio-éducatives et sanitaires ; avec des initiatives des collectivités cherchant à travailler avec des groupes minorisés, dominés ou marginalisés ; avec les projets venant du monde du sport ou du monde de l’art qui visent à redéfinir leurs missions ; avec des marquages symboliques pour des territoires qui vont au-delà de l’existence d’une scène nationale, d’un club sportif de haut niveau, mais à partir de modes d’engagement dans l’espace public qui ont souvent une histoire et des origines très localisées dans un quartier, une ville, un département.

17Car on peut aussi aborder l’intérêt de l’art-sport par le biais de la question de l’espace public. En effet, une des réalités du moment présent est celle des contraintes qui pèsent sur les événements sportifs et artistiques qui ont disparu en tant que lieu de rassemblement pour les stades, les théâtres, les salles de concert ou les musées. En même temps, on voit bien que les espaces publics urbains, parcs ou bois, esplanades, rues, sont emplis de gens qui courent, qui font du skate, qui s’exercent sur les équipements de streetwork out, qui répètent des chorégraphies, qui jonglent. Il y a à la fois le constat d’une présence dans l’espace public urbain et la nécessité de sortir des murs des institutions pour retrouver un public. On peut aborder cette question de l’espace public par le biais, dans le contexte actuel, de la conquête d’espaces urbains ou de la reconquête des publics par l’investissement de l’espace hors des murs des institutions ; on peut aussi le projeter dans l’avenir à travers les potentialités qu’offrent les Olympiades culturelles, comme partie des Jeux Olympiques de 2024, et qui sont une possibilité de penser une inscription concrète dans l’espace public de ces activités de l’art-sport. L’enjeu est de le rendre beaucoup plus présent dans l’espace public, rues, places, cours, avenues, par le biais non pas d’événements, mais d’initiatives ponctuelles ou inscrites durablement dans nos villes.

18Sans compter l’acceptation d’une autre définition de l’espace public, qui n’est pas uniquement celle de nos déambulations. L’espace public est aussi l’espace de la communication, de l’échange d’informations et du débat d’idées. C’est la communication pour faire comprendre ce qui est en jeu, pourquoi ça doit exister et que ça doit continuer ; même à travers les réseaux sociaux, pour faire vivre, améliorer ses techniques, faire et se faire connaître.

Recherche et rencontres vivantes autour de l’art-sport

19L’approche ethnographique ainsi envisagée de la performance art-sport appelle à soumettre à l’analyse des données inédites produite par la recherche-création en théâtre documentaire et/ou anthropologie théâtrale sur les effets socio-esthétiques des pratiques artistiques et participatives dans le contexte d’un « territoire monde » comme la Seine-Saint-Denis, ses espaces non-dédiés (équipements sportifs, rue, YouTube, Instagram, TikTok, etc.), et la temporalité d’une Olympiade culturelle. Il s’agit d’appréhender la pérennisation de ces effets, mais aussi la remise en question des divisions institutionnelles de l’action publique territoriale dans les domaines artistiques, sportifs et socioculturels. Des travaux antérieurs portent sur les rapports entre sport et arts plastiques et cinéma, mais le plus souvent du point de vue des études sportives pour les représentations du sport2. En revanche, la fertilisation croisée sport et arts du spectacle vivant a donné lieu à peu de recherches vraiment approfondies. L’enjeu des contributions attendues étaient donc de participer dans un premier temps à un état des réflexions sur les thématiques inhérentes à l’art-sport par une documentation artistique, socio-ethnographique et historique de l’émergence de l’esthétique art-sport et des politiques publiques. Dans un second temps, il était attendu qu’elles témoignent des manières nouvelles de mener des recherches par les arts du spectacle vivant. D’une façon transversale, il s’agissait de questionner l’idée d’olympiade artistique, au-delà de celle d’olympiade culturelle. Comment l’art-sport met-il en scène les cités ? Dans quelle mesure cette mise en scène emprunte-t-elle au sport ou au cirque, à la danse, au théâtre, aux pratiques artistiques urbaines ? Quelles analogies entre le parcours émotionnel, d’une part du performeur sportif et celui de l’artiste (acrobate, jongleur, comédien, etc.), d’autre part entre les spectateurs de sport ou d’art vivant ? Enfin, comment rendre compte de la diversité esthétique et de l’histoire, non écrite, des pratiques ludo-sportives virtuoses, de leur influence dans les dramaturgies actuelles, de plateau, de corps, circassiennes ?

20Dans la logique d’un « travail en train de se faire », les contributions retenues ici sont d’une part des articles, d’autre part des entretiens, soit deux manières de faire un point d’étape. Certes, toutes les pratiques ludo-sportives pouvant illustrer l’art-sport ne sont pas traitées, et le jonglage, aujourd’hui encore souvent considéré comme sous-ensemble des arts du cirque3, ou la breakdance occupent une large place. De la même manière, la question des usages du numérique est omniprésente, aussi bien sous son aspect d’initiation et de formation à une pratique que sous celui de condition de possibilité de constitution d’un marché du travail et d’une économie. Importe ici les questionnements et les modes d’approche que ce mixte constaté entre art et sport peuvent produire et ce qu’ils peuvent ouvrir comme champ d’action et de recherche.

21Les articles développent des analyses qui cherchent à appréhender la manière dont se construisent des pratiques corporelles dans les dynamiques d’emprunts et de concurrences entre domaine artistique et domaine sportif ou dont l’un interroge l’autre.

22Marco Antonio Coehlo Bortoleto ouvre sur un rappel des grandes lignes qui tracent, au long de leur histoire, les relations entre le cirque et la gymnastique. Aussi bien les divergences esthétiques, les emprunts et les circulations entre les deux mondes, notamment à travers le processus de constitution d’un marché du travail de l’excellence corporelle en quoi il voit « l’action rhizomatique de résistance qui érige le corps en capital catalyseur ».

23Lisa Stansbie pose la question actuelle du potentiel social et politique du numérique. Tirant partie de l’expérience de l’Olympiade culturelle des Jeux Olympiques de Londres en 2010, et de la longue période de confinement qu’a connu le Royaume-Uni, elle aborde les conditions d’une réelle approche transdisciplinaire de la culture, de l’art et du sport par le numérique dans la mesure où ont émergé, durant la crise de la Covid-19, des conceptions nouvelles de la participation et du lien avec le public par l’utilisation des technologies du numérique. Elle soulève ainsi deux questions de fond. La première, en s’interrogeant sur le fait de savoir si une expérience numérique en ligne pouvait remplacer le direct, l’interaction et la participation du public en matière de sport, d’art et de culture. La seconde sur le potentiel de la technologie numérique à ouvrir des voies de passage entre les disciplines pour faire émerger de nouvelles aires géographiques plus poreuses et par-là quel potentiel le numérique pourrait représenter pour des Olympiades culturelles ?

24Laurent Berger avance une réflexion sur l’usage des catégories utilisées dans le cadre de la préparation à la performance en sport et dans le théâtre : l’entraînement et la répétition. Il s’interroge des conséquences sur le jeu des acteurs de l’usage des formes de travail impliquées par la logique de la répétition. Son article pose la question du transfert des dispositifs de préparation de la performance entre théâtre et sport. Il revient sur les avantages que pourrait procurer l’emprunt au sport pour « une approche plus organique et performative du jeu ».

25Aurélie Doignon, à partir des exemples de la lutte sénégalaise et de la breakdance, étudie les liens qu’entretiennent la danse et le sport dans les processus de mise en art (artification) ou de mise en sport (sportivisation) de pratiques dites populaires. Ces processus révèlent des performances de genre et donnent à voir sur des scènes et territoires nouveaux, institutionnalisés, des effets d’« exotisation » qui illustrent la trajectoire d’une dialectique local-global à l’œuvre dans l’expansion aussi bien de la lutte sénégalaise que de la breakdance.

26Enfin, Marc-Antoine Boutin, à partir d’une enquête ethnographique sur la mise en place d’une scène de cirque de musiques jouées à vélo, se demande comment deux spécialités avec leurs compétences spécifiques, les circassien-ne-s et les musicien-ne-s, s’accordent progressivement et comment l’organisation des répétitions musicales se voit régie par des logiques pratiques intimement liées au corps et à la performance.

27Les entretiens reposent sur les témoignages personnels des interviewé-e-s, leurs parcours de vie. Leur enjeu est de suivre leurs processus de construction d’une pratique et d’une carrière dans l’art-sport, entre spontanéité et réflexions, opportunités et rencontres, stigmatisation et reconnaissance, bricolages et méthodes. Ils se rejoignent pour accorder une place primordiale à la question des lieux de pratique et aux expériences croisées entre disciplines.

28Pour la Ville de Paris, Karine Rolland et Pierre Rabadan esquissent les contours donné par l’institution politique à l’art-sport, non seulement dans le contexte de l’Olympiade culturelle, mais aussi hors temps olympique. Les enjeux de l’art-sport relèvent de la double-démocratisation du sport et de la culture, dans des dimensions sociales et sanitaires, de réappropriation de l’espace public en tant que lieu de partage et de découverte, de décloisonnement entre des univers souvent perçus exclusifs, mais aussi de dépassement des frontières qui circonscrivent Paris et les départements alentours dans une vision de réactivation du sens de la proximité par la création de dynamiques de quartiers. Pour eux, la crise causée par la Covid-19 a montré le potentiel du numérique, devenu un atout des politiques publiques, dans la mesure où il a permis de maintenir et de nouer des liens entre les individus et le sport et/ou la culture.

29L’actuel directeur de la maison des jonglages, Vincent Berhault, raconte l’émergence et le développement de formes spécifiques de jonglage en lien étroit avec les lieux de pratique qui les ont vus naître. Impliqué dans plusieurs projets croisant savoirs scientifiques et savoirs artistiques, il donne sa vision des articulations entre art et sport inspirée de son expérience des relations entre science et jonglage. Il évoque son projet de recensement en la matière pour l’Olympiade culturelle des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024, qui, au-delà du jonglage, concernera une multitude d’activités, du chinlone au dakao, en passant par le boomerang. Le territoire, ici celui de la Seine-Saint-Denis, marque l’histoire de ces différentes pratiques.

30Doctorant en arts de la scène à l’université Lyon 2, Cyrille Roussial aborde différentes caractéristiques transverses aux communautés du jonglage : débats autour de la candidature du jonglage aux Jeux Olympiques de 2028, autour de l’écriture vidéo des tutos de jonglage, du système de notation, des réalisations in-situ, de la manipulation en espace publique et de la mise en dialogue d’objets dédiés aux jonglages avec objets non-dédié… Cyrille Roussial ouvre également les réflexions théoriques autour du jonglage sur la prise en compte de l’environnement dans la pratique du jonglage.

31Basket freestyler, Charly Melloul revient sur les parties de streetbasket de sa jeunesse pour en faire émerger la liberté créative que la rue lui a donné grâce au contact direct avec les autres pratiquants. Il explicite comment d’autres rapports au corps et à la ville lui furent inspirés d’une part par les jeux vidéo, d’autre part par sa rencontre avec le hip-hop pour chorégraphier des gestes sportifs (techniques). Les vidéos qu’il propose sur les réseaux sociaux, Instagram par exemple, sont symptomatiques, où il insiste sur le travail en écoute, en complicité avec ses danseurs-cadreurs et sur la recherche d’espaces propices ou de spots photogéniques.

32Florence Huet, jongleuse, précise ses modes expérientiels de la jonglerie, de la découverte à la technicité et à la virtuosité, à travers les échanges de rue, mais aussi par les vidéos en ligne. Le rôle des réseaux sociaux est explicité pour l’apprentissage et l’échange entre pairs, ainsi que l’autopromotion par formats dédiés pour ériger le jonglage en culture à part entière, selon des modalités autres que celles préconisées sous l’influence de la candidature du jonglage aux Jeux Olympiques qui, elles, seraient vécues d’une manière plus sportive et masculine.

33Enfin, sans doute revenait-il à la Bgirl Adriana Martinez de clôturer ces entretiens par l’articulation art-sport dans sa pratique de breakeuse, son inscription dans l’espace public, en tenant compte de la stigmatisation et de la criminalisation de la breakdance au Venezuela. Elle traite de la question du genre dans sa pratique et décrit son projet B.Girls destiné à réaliser une série d’entretiens de danseuses pendant le confinement. Présente sur les réseaux sociaux, elle interroge aussi la façon dont ceux-ci interfèrent avec la danse voire brouillent l’écoute des breakers et des breakeuses à l’instant comme à l’environnement, au moment présent comme au lieu lui-même, freinant ainsi leur capacité d’improvisation et de jouissance.

Notes

1 En raison du contexte de la pandémie COVID-19, l’évènement scientifique s’est tenu sous la forme d’un plateau radio, constitué de podcasts et rencontres en ligne, porté par GONGLE, en co-organisation avec la Société française d’ethnoscénologie (SOFETH), la Société francophone de philosophie du sport (SFPF), la Maison des jonglages, l’Université de Leeds Beckett, en partenariat avec le Campus Condorcet et avec le soutien de la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord, et du Département de la Seine-Saint-Denis et de la Ville de Paris. Ce plateau radio était l'occasion de faire connaissance avec les différents acteur·ice·s sportif·ve·s et culturel·le·s sur le territoire des Jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 et d’échanger sur les pratiques performatives urbaines et spectaculaires se développant à la fois dans la rue et en ligne (jonglage, freestyle ball, breakdance, skate, sabar...) en articulation avec les politiques publiques territoriales et les acteurs associatifs locaux. Cet atelier questionna notamment le rapport entre le mouvement de l’écosystème olympique local et le spectacle vivant, la mise en scène de la dramaturgie sportive et ses effets sur les territoires. Le podcast, introduit et conclu par le sociologue Patrick Mignon, était suivi de la réalisation d’une revue express en direct, croisant les savoirs des participants avec l’approche scientifique interdisciplinaire qui est celle de la revue L’Ethnographie · Création · Pratiques · Publics.

2 Voir par exemple : CHAZAUD Pierre, Art et Football (1860-1960). Impressionnisme, Cubisme, Pop-art, Mandala, 1988 ; DANIEL Laurent, L’Art et le sport. Actes du XIIe colloque international du Comité européen pour l’histoire des Sports (2007), Atlantica, Musée national du sport, 2009 ; GUILLAIN Jean-Yves, Art & Olympisme – Histoire du concours de peinture, Atlantica, « Sport et mémoire », 2004 ; HUITOREL Marc, MENNESSON Christine, FOREST Barbara, L’Art est un sport de combat, Analogue, 2011 ; HUITOREL Jean-Marc, Une Forme sportive, Espace d’art contemporain HEC, Les Presses du Réel, 2017. Voir aussi le colloque international Sport, Art et Olympisme qui se tiendra les 13, 14, 15 octobre 2021 à Nice, informations en lignes, consulté le 29 mai 2021 : https://univ-cotedazur.fr/sport/colloque-international-de-coubertin-sport-art-et-olympisme.

3 Le cirque qui paraît la manifestation la plus ancrée dans l’histoire des allers-retours entre sport et art.

Pour citer cet article

Vincent Berhault, Nil Dinç, Patrick Mignon et Pierre Philippe-Meden, « Vers une ethnographie de la performance art-sport (Paris 2024) », L'ethnographie, 5-6 | 2021, mis en ligne le 28 août 2021, consulté le 25 avril 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=1052

Vincent Berhault

Auteur, metteur en scène et interprète, Vincent Berhault évolue depuis 20 ans dans l’univers du cirque de création. Il a porté, avec la Cie Les Singuliers, la production et la création de nombreux projets en France et à l’étranger. Jongleur de formation, il a travaillé sur des pièces où corps, objet, musique et texte sont intimement liés. Diplômé en anthropologie et en relations Internationales il a initié des projets de création transnationaux avec la Turquie et en 2017 il a mis en scène une pièce, Entre, traitant de l’exil et des frontières. Il poursuit de plus une recherche autour des dispositifs art et science et considère ces échanges comme une stimulation pour la créativité dans les arts. Il est, depuis janvier 2020, directeur de la scène conventionnée, art et création, la Maison des Jonglages, et travaille au rayonnement et au développement de ce projet unique en Europe en soutenant une approche transversale où les jonglages se mêlent à d’autres expressions artistiques mais aussi aux sports et aux sciences.

Nil Dinç

Comédienne de formation, Nil Dinç a co-fondé en 2006 GONGLE et mis en place l’ensemble des projets du groupe. En 2013, elle organise des rencontres européennes Art-Sport et Art-Politique et suit le master d’expérimentation en arts & politiques de Sciences-Po Paris, sous la direction pédagogique de Bruno Latour. La formation lui permet d’approfondir sa démarche de création contextualisée et documentaire impliquant entre autres sportifs, chercheurs, artistes et urbanistes, sur des questions de micropolitique, d’appropriation de l’espace public mais aussi d’analyses sociologiques et géopolitiques. Sa démarche prend corps à travers des créations théâtrales et radiophoniques, de jeux, d’écriture de chansons, de débats et autres performances. L’ensemble de ses expériences nourrit des créations théâtrales, écrites collectivement, sur la base de l’oralité : GONLEG Footbol Turquie-France (Parc Bulusmalari, Istanbul, Berthelot), GONLEG Footbol Allemagne-France (Kunstraum Kreuzberg Bethanien, CENTQUATRE-PARIS), Le champ des tribuns (Nouveau Théâtre de Montreuil, Carreau du temple), La Cosmologie du Cochonnet (printemps des rues, festival des jonglages)

Patrick Mignon

Patrick Mignon, né en 1950, est sociologue, retraité qui continue une activité de recherche. Il a été responsable du laboratoire de sociologie de l’INSEP (Institut National des Sports et de l’Éducation Physique) depuis 1998 à 2015. Auparavant, il a été enseignant dans le second degré, animateur, formateur pour adultes avant de devenir chercheur en sociologie. Ses domaines de recherche ont concerné, et concernent toujours : la musique populaire contemporaine ; le supportérisme en football ; la drogue ; la socio-démographie des pratiques sportives ; la sociologie de la performance et du spectacle sportif. Il a donné sur ces questions des cours ou animé des séminaires à Sciences Po, à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et à l’INSEP. C’est à cette occasion qu’il a croisé la route du groupe d’artistes et de chercheurs GONGLE.

Pierre Philippe-Meden

Maître de conférences en Cirque (histoire et esthétique) au département Théâtre et Cinéma de l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, membre de l’unité de recherche « Représenter, inventer la réalité du romantisme à l’aube du XXIe siècle » (RiRRa21 EA4209), Pierre Philippe-Meden est docteur de l’université Paris 8 en esthétique, sciences et technologies des arts, spécialité : théâtre et danse, ancien enseignant-chercheur en sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS), il a enseigné l’histoire du corps, de l’éducation physique, du sport et de la santé à l’université d’Artois, à l’université Lyon 1 Claude-Bernard et à l’École des métiers du sports de Cergy. Ses travaux de recherche portent sur l’histoire du corps de cirque, ses techniques, esthétiques, sensibilités et représentations. Il est porteur de projets de recherche à la Maison des sciences de l’homme Paris Nord (USR3258 CNRS UP8 USPN), membre du collège du Collectif des chercheur·e·s en cirque (CCCirque) et président de la Société française d’ethnoscénologie (https://www.sofeth.com). Publications récentes : « Le geste théâtral en EPS. Histoire, discours, enjeux » [avec P. Liotard], Revue d’histoire du Théâtre, n°287, 2020, p. 121-138 ; « Entrée du cirque dans la formation des enseignants et enseignantes en éducation physique et sportive en France : une approche historique (1983-2019) », dans P. Goudard et D. Barrault (dir.), Médecine du cirque, Montpellier, Sauramps Médical, 2020, p. 389-397.