Aller à la navigation | Aller au contenu

L'Ethnographie

Les frontières à faire travailler

Arts-sports, art-science

Vincent Berhault

Juin 2021

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.877

Résumés

L’actuel directeur de la Maison des Jonglages, Vincent Berhault, raconte l’émergence et le développement de formes spécifiques de jonglage en lien étroit avec les lieux de pratique qui les ont vus naître. Il est impliqué dans plusieurs projets croisant savoirs scientifiques et savoirs artistiques et donne sa vision des articulations entre art et sport. Il a étudié l’anthropologie et s’intéresse aux pratiques jonglantes et ludo-sportives de la Seine-Saint-Denis, il évoque en avant-première son projet de recensement en la matière pour l’olympiade culturelle des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024. Transcription de l’entretien réalisée par Virginie Berthier.

Texte intégral

Trois balles sur la tête

img-1-small450.jpg

Vincent Berhault effectuant une figure de jonglage de son invention

© Vincent Berhault

1Nil Dinç : Bonjour Vincent, comment te présenter ?

2Vincent Berhault : Je suis Vincent Berhault, directeur de la Maison des Jonglages, qui est une scène conventionnée Jonglage(s) basée à La Courneuve, en région parisienne. Par ailleurs, j'ai été pendant vingt, vingt-cinq ans, directeur artistique de la compagnie Les singuliers. Je suis jongleur, et dans le cadre de cette compagnie, j'ai porté des projets de production en tant qu'interprète au plateau, jongleur, mais pas seulement. J'ai croisé du théâtre, de la danse, différentes approches artistiques et j'ai été aussi metteur en scène, regard extérieur. J'ai travaillé aussi avec pas mal d'autres compagnies, d'autres créateurs, chorégraphes ou metteurs en scène.

3Nil Dinç : Comment es-tu venu au jonglage ?

4Vincent Berhault : Je suis venu au jonglage par hasard. J'avais étudié à l'université et après un bac + 3, j'ai fait un break, je suis parti en voyage. Dans le cadre de ce voyage, j'ai fait une première rencontre avec le jonglage qui n'a pas été du tout positive parce que je n'ai pas réussi à jongler trois balles. J'ai trouvé ça complexe et pas très intéressant. Six mois plus tard, j'ai eu à nouveau l'occasion, à une soirée d'anniversaire, d'apprendre, et là j'ai eu le déclic. J'ai appris d'un coup, je me suis dit : « tiens, je suis capable », et j'ai mordu. Je suis devenu passionné. Je me suis mis à jongler huit à dix heures par jour pendant au moins les quatre ou cinq premières années de ma pratique. J'ai arrêté tout ce que je faisais par ailleurs. C'est devenu dévorant.

5Nil Dinç : Tu faisais des études d'anthropologie n'est-ce pas ?

6Vincent Berhault : Oui, j'ai d'abord fait un bac scientifique qui devait m'emmener vers des études supérieures de mathématiques mais je suis parti faire de la sociologie. Et je me suis intéressé à l'ethnologie effectivement. À l'époque, ce qui m'intéressait en particulier, c'était la tradition des aborigènes d'Australie. C'était très théorique puisque je n'avais pas été sur le terrain. Je m'intéressais aussi beaucoup à l'anthropologie des religions et c'est un peu dans cet axe-là que j'ai commencé à me spécialiser. Suite à ces études, je suis parti sur le terrain, puisque c'est ça qui me manquait. Je trouvais que l'ethnologie était un peu trop techniciste, j'avais besoin d'un peu de subjectivité et de vie de terrain, donc je suis parti m'encanailler sur les routes et en l'occurrence en Turquie pendant quelques temps. J'ai pu apprendre le turc et développer un intérêt assez fort pour cette culture et ce pays. Il y a quelques années, j'ai repris des études. J'ai fait un Master 2 de relations internationales. Mon travail de recherche portait sur la diplomatie turque, à l'IRIS – l'Institut de Relations Internationales et Stratégiques –, qui n'avait pas de lien direct avec les questions de culture ou de spectacle.

Madame Laïcité

img-2-small450.jpg

Vincent Berhault lors de la performance “Madame Laïcité", réalisée dans le cadre d'expérimentations art/science avec le politologue Vincent Geisser. CIAM (Centre international des arts en mouvement), Aix-en-Provence. Septembre 2019

© Jean-François Dars

7Nil Dinç : Ton parcours t'a amené à côtoyer le milieu universitaire et le milieu artistique et tu as travaillé cette articulation entre art et sciences ; peux-tu nous en parler ?

8Vincent Berhault : Effectivement, j'avais ce background d'études universitaires et j'étais resté en contact avec certaines personnes qui sont devenues par la suite chercheurs, dont une en particulier, Cédric Parizot, anthropologue du politique. On s'était recroisés plusieurs fois et on a été amenés à se rencontrer à nouveau pour imaginer des projets ensemble. Ça faisait sens pour moi, par rapport à l'attrait que j'avais gardé pour l'anthropologie. J'avais construit des spectacles qui avaient toujours un petit fond de recherche documentaire, de recherche de sources, de ressources. C'était un peu un travail que je faisais sur le modèle scientifique, même si c'était à ma manière : une recherche de fond, de sens, d'arguments théoriques en quelque sorte. À la sortie de mes études de relations internationales, j'avais l'envie, quitte à faire des spectacles, d'essayer de travailler des angles nouveaux ou qui me permettraient de réunir des approches que j'avais laissées chacune dans leur coin, comme l'anthropologie et le cirque. On a donc développé des projets dits « art-science », plutôt sous un angle art-sciences humaines et sociales, qui n'est pas l'angle le plus fréquent dans l'art-science. On a commencé à construire des partenariats sur différents types d'objets. Notamment sur un projet de mise en scène que j'avais initié, où Cédric est venu nous aider à travailler sur des contenus, puisque le sujet de ce spectacle était la frontière, qui est aussi son sujet d'étude en tant que chercheur. Ça nous a permis de creuser des pistes et de se rendre compte qu'on n'avait pas tout à fait, certainement pas, les mêmes approches, en tant qu'artiste ou en tant que scientifique, sur les mêmes sujets de réflexion. On s'est rendu compte aussi que la recherche artistique, c'est une autre manière de faire de la recherche que la recherche académique, même s’il y a des points communs, des endroits de rencontre. Donc on a développé des projets à partir de ce postulat, à partir des positions qu'on avait chacun. On s'est dit que ce serait intéressant de confronter un artiste à un chercheur dans un travail. On s'est confrontés tous les deux à une écriture collaborative et on a monté un solo que je jouais sur scène, mais qu'on avait co-écrit, sur la question des frontières. Ensuite, on a mis en place un dispositif pour inviter des artistes et des chercheurs à travailler ensemble. Le dispositif était assez simple : proposer à des binômes, composés d'un artiste et d'un chercheur, de faire l'expérience de se rencontrer et d'essayer de sortir d'un schéma qui dirait que d'un côté, l'artiste amène de la poésie et du sensible à la recherche scientifique et faciliter sa médiatisation tandis que, de l'autre côté, à l'extrême inverse, le chercheur amène le sérieux, la rigueur et la véracité du contenu pour que l'artiste puisse dire des choses qui ont véritablement du sens pour le public. Il s'agissait donc de chercher une troisième voie, une voie où chacun serait un peu mis en péril aux frontières de sa pratique et de ses savoirs, et viendrait chercher un tierce objet dont il ignore tout au départ. Tout en essayant de garder quand même l'idée que le chercheur comme l'artiste puissent aller vers quelque chose qui a du sens par rapport à sa pratique et à ses savoirs. J'utiliserais le terme d'extradisciplinarité, plutôt que d'interdisciplinarité. L'idée, un peu comme dans l'ethnologie, est de faire un voyage dans l'ailleurs, dans une autre discipline, un autre savoir, une autre pratique, puis de revenir dans son champ et voir comment la voyage a perturbé ce champ de départ.

9Nil Dinç : Lors d'un atelier du réseau art-sport, tu avais dit que les travaux sur les liens entre art et sport faisaient écho à ces recherches que tu avais menées sur les liens entre art et science. Peux-tu nous dire comment ?

10Vincent Berhault : Oui, je reprendrais les termes de Cédric Parizot, que j'ai déjà cité. Il utilise par exemple la notion de « mise en crise », et pour l'avoir expérimentée, j'ai trouvé ça très juste. En fait, lorsqu'on a travaillé ensemble, on s'est rendu compte qu'il y avait des moments où on n'arrivait pas à se comprendre. Et c'était bien au-delà de ce que j'avais pu vivre sur des plateaux pour des créations, où parfois effectivement on a aussi du mal à se comprendre. Là, on avait du mal à se comprendre dans le sens où il y avait une sorte d'incompatibilité de nature, entre un artiste et un chercheur. J'ai l'impression que dans un travail entre un ou une artiste et un ou une sportive, on peut avoir cette même problématique d'incompatibilité, d'incompréhension ; c'est pratiquement des problématiques de champs paradigmatiques qui tout à coup se rencontrent, ou ont du mal à se rencontrer, et s'interpénètrent de manière parfois un peu violente. Donc il y a la « mise en crise » d'un côté et de l'autre côté, peut-être plus positif, il y a la « perturbation créatrice ». C'est-à-dire que ça perturbe mais permet de créer. Ça c'est quelque chose que je ressens aussi dans la relation entre l'art et le sport. Je reprendrais aussi quelque chose que j'avais lu précédemment, chez une anthropologue américaine qui s'appelle Donna Haraway qui a développé le concept d'« espèce compagne ». Elle est partie d'une étude du rapport entre l'homme et les animaux, entre l'homme et les chiens ; l'idée serait qu'entre un artiste et un sportif, entre un artiste et un chercheur, on est un peu dans cette logique où c'est un chien et un chat qui essaient de converser. Personne n'est dupe sur l'idée qu'il deviendra ce qu'est l'autre, mais respecte complètement l'univers de l'autre – l'exemple du chien et du chat n'est peut-être pas le meilleur, ils ne s'apprécient pas toujours… Que font ces espèces compagnes pour réussir à communiquer alors qu'elles sont à des endroits où le problème n'est pas de ne pas parler la même langue, mais d'être face à une autre perception du monde ? Mais aussi à une autre langue, à d'autres pratiques, et à d'autres savoirs. C'est tellement de différences que, plutôt que d'essayer qu'il y ait une fusion, une adéquation totale entre ces espèces compagnes, l'enjeu devient de titiller, de mesurer les écarts, de définir quels types d'écarts se créent entre les tentatives de relations et de mises en relation. Pour moi, dans la relation art-science, il y a vraiment cette question en creux : qu'est-ce qui se passe vraiment, au-delà des tentatives ou de ce qui peut en sortir ? Qu'est-ce qui est impalpable et pourtant essentiel dans cette relation ? Dans la relation art-sport, je pense qu'on retrouve cette problématique.

Madame Laïcité

img-3-small450.jpg

Vincent Berhault lors de la performance “Madame Laïcité", réalisée dans le cadre d'expérimentations art/science avec le politologue Vincent Geisser. CIAM (Centre international des arts en mouvement), Aix-en-Provence. Septembre 2019

© Jean-François Dars

11Nil Dinç : Peux-tu nous parler de la Maison des Jonglages, qu’y faîtes-vous ?

12Vincent Berhault : La Maison des Jonglages est une association, une structure qui est devenue depuis 2015 une scène conventionnée Jonglage(s) ; c'est assez important car c'est la seule scène conventionnée en France qui a l'appellation Jonglage(s). Notre mission principale est de défendre, de promouvoir, de diffuser, d'effectuer également une veille, sur tout ce qui concerne ce qu'on pourrait appeler « la jonglerie contemporaine ». Ça renvoie aussi à des questions sur ce qu'est le cirque contemporain de manière plus générale. On parle de jonglerie contemporaine à propos d'une jonglerie dite artistique. Dans le milieu des jonglages, on dit justement « des jonglages » parce qu'on défend l'idée qu'il n'y en a pas qu'une seule sorte. C'est un monde très international, assez globalisé, très dynamique, qui compte énormément de praticiens mais qui sont souvent dans un univers qu'on peut qualifier d'amateur. Ils se retrouvent à travers ce qu'on appelle les conventions de jonglage, qui sont des grands rassemblements aux niveaux international ou régional. Une structure comme la Maison des Jonglages n'a pas d'équivalent dans le monde entier. C'est donc une structure qui peut à la fois coproduire des projets de création, diffuser des projets de création – dans le cadre entre autres d'un festival que nous organisons et qui s'appelle « La rencontre des jonglages » –, qui peut développer des projets d'actions artistiques et culturelles essentiellement centrés sur la question du jonglage et de la manipulation d'objets, qui peut proposer des formations professionnelles. On est assez unique, on est une niche dans la niche du cirque contemporain, qui est lui-même à un petit endroit du spectacle vivant aujourd'hui en France.

13Nil Dinç : Quels liens entretient le jonglage avec le sport ?

14Vincent Berhault : D'après mon vécu, le lien que je verrais, c'est avec la pratique, le training, l'entraînement. Il y a des jongleurs qui disent : « je vais m'entraîner », d'autres qui disent : « je vais répéter ». Parfois ça permet de distinguer d'emblée si on est face à quelqu'un qui ne se considère pas dans l'univers artistique, plutôt amateur. Amateur ou professionnel n'est pas forcément une distinction entre artistes et pas artistes pour les jongleurs, mais souvent quand quelqu'un dit : « je vais m'entraîner », il appréhende plutôt sa pratique comme une pratique sportive. Quand il dit : « je vais répéter », il est tout de suite en train de dire : « je vais répéter parce que j'ai un spectacle à jouer bientôt ». Dans les deux cas, je pense qu'on a affaire à des pratiques qui sont assez proches du sport, et quand on est professionnel, du sport de haut niveau. On y passe énormément de temps, on a des systèmes d'éducatifs, c'est-à-dire que pour travailler un jonglage à cinq balles, on va avoir toute une méthodologie, personnelle à chaque jongleur ou jongleuse, mais on va avoir une certaine approche du travail avec, un objet, deux objets, trois objets, quatre objets pour arriver à cinq objets ; on va avoir des logiques d'échauffement, c'est-à-dire que pour arriver à jongler cinq balles on va passer pendant six mois, huit mois, dix mois, des éducatifs différents de une à cinq balles. Le jour J de l'entraînement, même si on sait très bien jongler cinq balles, on va s'échauffer avec une balle, avec deux balles, avec trois balles, pour éviter les tendinites, pour finalement respecter le corps comme le font les sportifs. Et puis on est dans une recherche de l'excellence, de la performance. Même si les nouvelles formes de cirque – ce qu'on appelle « le cirque de création » par opposition au cirque traditionnel – essaient de se démarquer de la question de la virtuosité, ou de la mise en scène de la virtuosité, il y a dans l'ADN des jongleurs, des jongleuses, des circassiens et des circassiennes en général, une recherche de la performance. Au moins dans la pratique et dans l'entraînement. Il y a donc cette logique de toujours plus haut, toujours plus loin.

15Nil Dinç : Quels sont les lieux où s'entraînent les jongleurs ? L'espace public prend-il une place importante dans les lieux de transmission et d'apprentissage du jonglage ?

16Vincent Berthault : Oui, pour le jonglage, il suffit par définition d'avoir trois balles ou trois massues dans son sac et de les sortir. Ça peut se faire partout. Les objets classiques, qu'on appelle codifiés, comme la balle de jonglage, sont peu sensibles aux intempéries ; on peut donc travailler un peu par tous les temps et par tous les vents – plus ou moins tous les vents car je pense que la massue y est un peu sensible. Et effectivement, je l'ai beaucoup fait et je vois que ça bouge encore. À Paris, par exemple, il y a des lieux comme le Centquatre, qui sont des lieux en semi espace public, mais il y a eu longtemps la pelouse de Bercy, ou il y a quelques années, le carré des Halles, avant que les Halles ne soient refaites. Il y a plein d'endroits comme ça dans d'autres villes françaises, et dans le monde, où effectivement la pratique se fait dans l'espace public. C'est ce qui la sort d'ailleurs des pratiques circassiennes, qui fait qu'elle a toujours été un peu à côté, pas uniquement dans la tradition et l'histoire du cirque. En Amérique du Sud par exemple, il y a une pratique des trottoirs, des carrefours ; les jongleurs jonglent au feu rouge. C'est à la fois pour s'entraîner et faire le chapeau, récupérer un peu d'argent.

Madame Laïcité

img-4-small450.jpg

Vincent Berhault lors de la performance “Madame Laïcité", réalisée dans le cadre d'expérimentations art/science avec le politologue Vincent Geisser. CIAM (Centre international des arts en mouvement), Aix-en-Provence. Septembre 2019

© Jean-François Dars

17Nil Dinç : Ce rapport à l'espace public, est-ce qu'il provoque des choses aussi, que ce soit entre jongleurs de différents niveaux ou avec d'autres disciplines d'arts de rue ?

18Vincent Berhault : Entre jongleurs, ça crée vraiment des émulations, des échanges de savoirs. C'est une communauté très dynamique en termes de transmission interpersonnelle, interindividuelle. C'est assez différent de la magie par exemple qui se construit vraiment sur le secret, même si on sait bien que les magiciens se passent les tours. Je ne suis pas magicien, mais je sais que le savoir, dans l'univers de la magie, c'est particulier. Dans l'univers de la jonglerie, le savoir-faire se transmet, il n'y a pas vraiment de chasse-gardée. On peut questionner la notion d'auteur. Il y a des figures de jonglage dont on considère que certains en sont vraiment les auteurs, aussi, quand d'autres les reprennent, c'est un hommage à ceux qui les ont inventées. Mais il y a aussi tout un patrimoine commun qui se transmet avec grand plaisir entre les jongleurs. Concernant les autres pratiques, dès qu'un jongleur se met à s'entraîner dans un parc l'été, il peut se retrouver à côté de gens qui font par exemple du frisbee, du boomerang, du hakisak, des pratiques ludo-sportives, qui elles aussi nécessitent de la dextérité, mais qui sont, comme l'indique le mot « ludo-sportif », de l'ordre du jeu. C'est encore une fois complexe, il y a aussi beaucoup de jongleurs qui ne sont que dans le jeu, dans une approche d’amateur et qui peuvent avoir de très bons niveaux techniques, parfois meilleurs que les professionnels, mais qui ne font pas de scène. Ils ont une approche similaire à ceux qui vont jouer au frisbee, même de manière très virtuose, dans le parc, l'été. C'est intéressant. Moi qui suis jongleur professionnel, quand je croise des gens qui font du frisbee, je sens que je n'ai pas la même exigence qu'eux. Le training de mon jonglage est un training avec une exigence de sportif de haut niveau, alors que la personne qui vient s'entraîner au parc n'a pas cette exigence. Mais il peut être très très bon dans sa manipulation du frisbee, ça n'est pas contradictoire.

19Nil Dinç : La vidéo et les réseaux sociaux sont des formats qui sont pris en charge par les gens qui pratiquent le jonglage n'est-ce pas ?

20Vincent Berhault : Oui, de plus en plus. Depuis une vingtaine d'années, il y a d'une part un mouvement qui consiste à se filmer assez simplement. C'est lié aux réseaux sociaux, à la question de la trace, au web 2.0, aux innovations numériques qui permettent de le faire. Ce sont des traces de l'ordre du tutoriel, des vidéos de transmission : « comment pratiquer telle et telle figure de jonglage ? » Mais, il y a aussi des créations, des capsules qui sont créées spécialement pour la vidéo, pour les deux dimensions, où le jonglage est pensé autrement. Là, il y a pas mal d'invention, de scenarii, de dramaturgie pour une écriture vidéo. Ça se développe beaucoup, avec des particularités culturelles. Je pense à certaines équipes artistiques finlandaises qui à une époque ont beaucoup développé ça. À leur manière, avec forcément une touche différente de ce qu'aurait pu être une approche française.

21Nil Dinç : Tu parles de dramaturgie particulière à la vidéo, comment travailler la vidéo de telle sorte qu’elle transforme le jonglage et l'écriture liée au jonglage ?

22Vincent Berhault : Je pense qu'à travers la vidéo, on peut imaginer des choses qui ne se feraient pas en vrai. Le montage permet pas mal de choses. L'idée est d'utiliser des angles de vue, des perspectives différentes de celles du rapport frontal ou circulaire sous chapiteau. On va pouvoir avoir un objet beaucoup plus complexe en terme de temporalité, de séquençage, de plan, tous ces termes liés au cinéma. Des mises en situation en décors réels aussi. Je m'étais filmé, à l'époque, dans un lavomatic, dans des toilettes publiques. On peut se filmer devant une épicerie en train de voler trois pommes pour aller jongler au coin de la rue. C'est une expérience que j'avais faite, on les avait rendues après bien sûr. On peut imaginer plein de choses : on peut travailler avec des sacs plastiques dans un supermarché au moment où les clients remplissent les sacs avec les tomates, on peut les surprendre. On peut créer des situations performatives et les filmer. Elles peuvent évidemment exister sans être filmées mais si on les filme, ça donne tout à fait autre chose que de filmer un spectacle.

23Nil Dinç : Peux-tu nous parler un peu plus en détail des pratiques ludo-sportives que tu as déjà évoquées ?

24Vincent Berhault : Quand on est jongleur, c'est mon cas, on a tendance à faire des recherches, pour essayer de trouver de nouveaux agrès – c'est un terme qui s'utilise parfois pour le jonglage. On s'aperçoit alors qu'il y a pas mal de choses autour de nous qui sont pratiquées comme des jeux, comme des sports. Ça m'intéresse beaucoup. Je peux en citer qui sont très connus. Le frisbee dont j'ai parlé tout à l'heure en fait partie. Le boomerang, que j'ai pratiqué à un moment, est un objet très étonnant, très proche de la jonglerie. Il y a certains jongleurs qui ont travaillé avec des boomerangs mais c'est peu fréquent. Les gens qui pratiquent le boomerang, même professionnellement – parce qu'il y en a – ne se considèrent pas comme jongleurs. En résumé, les gens qui ont des pratiques ludo-sportives n'ont pas l'impression de faire de la jonglerie et les jongleurs s'y intéressent plus ou moins. S’ils s'y intéressent, c'est pour des créations artistiques, ils ne vont en retirer qu'un petit endroit. Je peux en lister quelques autres. Il y en a une dont je parle souvent, qui m'intéresse particulièrement, qui s'appelle le chinlon. Ça vient de Birmanie où l’on ne l'appelle pas toujours chinlon. C'est une balle en osier qui fait à peu près la taille d'un ballon de handball. C'est une pratique ancienne qui a aussi un lien avec la tradition bouddhiste en Birmanie. Traditionnellement, c'est un objet travaillé en équipes de six par les hommes et plutôt en solo par les femmes. C'est une pratique extrêmement virtuose, assez dure à décrire. En équipe, les hommes travaillent sur un espace circulaire qui doit faire six ou sept mètres de diamètre. C'est une pratique où, un peu comme dans la capoeira, on est vraiment entre l'art et le sport. Il y a un esprit de compétition, il y a des équipes, il y a des maillots et en même temps, il n'y a pas vraiment de gagnants ou de perdants. Il y a plutôt une mise en parallèle des différentes dextérités et le public apprécie, avec une sorte d'habitude patrimoniale, le beau geste, le geste juste. C'est ce qui est assez intéressant aussi. Dans la même région géographique, il y a aussi le Dacau, aussi appelé « la plume ». C'est devenu un peu plus connu en Europe, via ce qu'on appelle le plumfoot. Traditionnellement c'est une plume accrochée à des os de seiche et qui se frappe, se joue, avec le pied. Certaines autres parties du corps peuvent être concernées, mais pas les mains. C'est un jeu d'échange de ce petit volant entre des participants qui sont assez nombreux, une dizaine, avec des gestes d'une dextérité incroyable. On peut aussi aller vers des choses très récentes, je pense au sign spinning qui a été développé aux États-Unis et qui est pratiqué plutôt par des étudiants, comme un petit boulot. C'est pour faire de la publicité dans les rues. Comme le nom l'indique en anglais, le sign spinning est la manipulation de panneaux de signalétiques. Ce sont des panneaux qui ont été travaillés ad hoc, pour bien répondre aux enjeux de la manipulation. Ce sont généralement des grandes flèches qui font un mètre cinquante, voire deux mètres de long, dans une sorte de carton. Les manipulateurs font des choses qui sont un peu indescriptibles. Il n'y a pas d'équivalents. Ils font tourner le panneau autour des bras, autour des jambes, c'est un peu acrobatique. Ils le lancent, ils le rattrapent, etc. Ce sont des gestes assez étonnants, assez ludiques.

25Nil Dinç : Un peu comme du cheerleading ?

26Vincent Berhault : Peut-être oui... En manipulant l'objet, on a parfois l'impression de voir une planche de surf évoluer dans l'espace, mais sans surfeur dessus, comme si le manipulateur était la vague qui fait bouger la planche de surf. C'est assez étonnant. Ça reste un truc semi-pro., mais pas vraiment, c'est considéré comme un petit boulot. Il y a des formations rapides pour les sign spinners et il y en a qui deviennent très bons. Comme aux États-Unis on peut devenir professionnels de tout, il y a quelques pros de sign spinnig et il y a des compétitions. Je pense aussi à tout ce qui est lié à l'univers alimentaire, la tradition de la manipulation de la pâte à pizza. Il y a des pizzaïolos qui sont devenus des spécialistes de la manipulation de la pâte. Il y a des serveurs de thé, dans certaines régions en Orient. En Turquie, il y a la manipulation des glaces, qui est une tradition très forte, avec une dextérité incroyable. Le cuisinier japonais, on peut considérer qu'il a presque une pratique... je ne sais pas si on peut toujours dire ludo-sportive, mais en tout cas sa pratique est liée à la manipulation de l'objet avec une grande dextérité. C'est un peu la dextérité du quotidien aussi.

27Nil Dinç : Ces réflexions que tu as sur ces pratiques ludo-sportives, aurais-tu envie de les intégrer à un projet pour l'Olympiade culturelle en préparation des Jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 ?

28Vincent Berhault : On a commencé à prendre des contacts avec une petite fédération européenne qui s'est développée pour le chinlon. Suite au Covid, ça a été un peu compliqué, mais ils devaient venir à La Courneuve faire des démonstrations au printemps dernier. J'espère qu'ils viendront au printemps prochain. Ils ont aussi des liens avec des joueurs birmans, des équipes birmanes. On pourrait donc imaginer, dans le cadre du boulevard qui nous emmène tranquillement vers 2024, avoir une équipe de birmans qui viendrait, même une équipe de seniors birmans. Dans le chinlon, il y a beaucoup des seniors qui maîtrisent. C'est souvent le cas dans ces pratiques ludo-sportives. Il y a quelque chose d'intergénérationnel qui est très particulier, comme il y avait dans le cirque classique et qui s'est un peu perdu dans le cirque contemporain. Je trouverais super qu'on puisse faire venir des gens comme ça qui représentent ces pratiques. Mais j'aimerais aller plus loin, et plus près, chercher chez nous. À La Courneuve, en Seine-Saint-Denis, chercher des pratiques qui viennent du monde entier, de cultures très différentes, qui se sont transmises – ou pas – à travers les vagues migratoires, et observer comment elles sont, présentes et pratiquées – ou pas – sur nos territoires. J'ai tendance à fantasmer l'idée qu'elles le sont. Même si elles ne le sont pas, il y a une vraie recherche à faire. Si elles le sont, on pourrait un peu rêver de faire se rencontrer des générations, des premières, deuxièmes, troisièmes générations issues de la migration qui ont peut-être transmis dans la famille des pratiques, et les faire se rencontrer avec des jongleurs et des jongleuses professionnels qui seraient friands d'apprendre. On inverserait les habitudes de transmission. Ce ne serait plus les jongleurs, les jongleuses qui apprendraient des choses à des gens, ils viendraient en apprendre d'autres. Inversement, voir comment ces pratiques pourraient tout à coup muer, muter, au contact d'autres praticiens. Et essayer d'avoir une sorte de typologie de ces pratiques, en essayant d'avoir un cadre assez large au départ. Parfois, je dis en rigolant que même les osselets pourraient en faire partie. Il y a toute sorte de jeux où il y a une forme de dextérité. Le projet serait donc effectivement de faire une recherche de territoire.

29Nil Dinç : Cette recherche de territoire sur les pratiques ludo-sportives présentes en Seine-Saint-Denis, est-ce qu'elle pourrait d'après toi être travaillée sur le plan art-science ? Tu disais qu'elle pourrait impliquer des habitants, tu pensais également à des jongleurs, à des artistes, penses-tu que ce serait intéressant de croiser le projet avec une approche scientifique ?

30Vincent Berhault : Avec mon passif lié à l'anthropologie, ce serait super intéressant d'avoir des gens qui se jetteraient dans cette recherche d'un point de vue purement académique. Une recherche de terrain, théorique, historique, qui peut prendre plein de dimensions. Je n'ai pas encore trouvé la ou les personnes, mais je pense que ce serait extrêmement intéressant qu'on puisse associer des chercheurs. Je pense par exemple aux vagues migratoires portugaises ou espagnoles dans les années 1950, 1960. On sait qu'à La Courneuve, à Aubervilliers, il y a eu cette présence, au départ sous la forme de bidonvilles, d'auto-constructions. J'imagine qu'il y a des traces tout simplement, de pratiques, de moments de fêtes. Quels genres de pratiques sportives et ludo-sportives on cultivait ? Et qu'est-ce qu'il en reste aujourd’hui ? J'ai encore vu récemment, au parc des Guilands à Montreuil, des mongols qui viennent faire un jeu, je n'ai pas encore osé leur demander ce que c'est. Ça ressemble au carom, le billard népalais, mais ce n'est pas tout à fait ça. J'ai l'impression qu'il y a des jets d'objets de temps en temps, j'ai l'impression qu'il faut être très précis dans le lancer. Je me dis qu'il y a certainement des anthropologues quelque part qui ont plus la capacité que moi je n'ai, de dire : « ah oui, c'est tel jeu, ah oui, les mongols sont arrivés à telle période en Seine-Saint-Denis, on en trouve plutôt là que là ». Je pense que c'est des choses comme ça qui seraient intéressantes à creuser.

Madame Laïcité

img-5-small450.jpg

Vincent Berhault lors de la performance “Madame Laïcité", réalisée dans le cadre d'expérimentations art/science avec le politologue Vincent Geisser. CIAM (Centre international des arts en mouvement), Aix-en-Provence. Septembre 2019

© Jean-François Dars

Pour citer cet article

Vincent Berhault, « Les frontières à faire travailler », L'ethnographie, 5-6 | 2021, mis en ligne le 01 juin 2021, consulté le 23 avril 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=877

Vincent Berhault

Auteur, metteur en scène et interprète, Vincent Berhault évolue depuis 20 ans dans l’univers du cirque de création. Il a porté, avec la Cie Les Singuliers, la production et la création de nombreux projets en France et à l’étranger. Jongleur de formation, il a travaillé sur des pièces où corps, objet, musique et texte sont intimement liés. Diplômé en anthropologie et en relations Internationales il a initié des projets de création transnationaux avec la Turquie et en 2017 il a mis en scène une pièce, Entre, traitant de l’exil et des frontières. Il poursuit de plus une recherche autour des dispositifs art et science et considère ces échanges comme une stimulation pour la créativité dans les arts. Il est, depuis janvier 2020, directeur de la scène conventionnée, art et création, la Maison des Jonglages, et travaille au rayonnement et au développement de ce projet unique en Europe en soutenant une approche transversale où les jonglages se mêlent à d’autres expressions artistiques mais aussi aux sports et aux sciences.