Nil Dinç : Bonjour Cyrille, pourrais-tu te présenter ?
Cyrille Roussial : Je suis doctorant, depuis un peu plus d'un an et demi. Je réalise une thèse sur l’évolution récente du jonglage en France, en particulier depuis les années 1970-1980 environ. J'effectue cette thèse à l'Université Lyon 2 sous la direction de Julie Sermon1. En parallèle de cette thèse, je continue à jongler. C'est une pratique que j’ai depuis l'âge de dix ou onze ans et dont mon parcours est très imprégné.
Nil Dinç : Justement, pourrais-tu nous parler de ton parcours ?
Cyrille Roussial : Le jonglage a toujours été présent d’une certaine manière. Mes études ont été assez riches et pluridisciplinaires. Après mon bac, je ne me suis pas d’emblée spécialisé dans une discipline en particulier. J'avais envie à la fois d’approfondir mes connaissances en sciences humaines et sociales et de continuer à étudier les mathématiques ainsi que d'autres disciplines proches des sciences dures. J'ai fait ensuite un détour par l'histoire [à l’Université Paris 7] afin de mieux appréhender l'importance du corps, des sensibilités ou des émotions qui peuvent devenir des objets d'étude très utiles pour mieux connaître l'histoire du cirque. C'est à ce moment-là, avant de poursuivre en master, que je me suis dit qu’il serait intéressant de prendre plus de temps pour appréhender le jonglage comme un objet à part entière. C'est le cas depuis maintenant trois ou quatre ans. J'ai continué ainsi à l'École normale supérieure de Lyon en master Dramaturgies : on appréhendait le champ très large des arts de la scène et j'ai pu commencer à me questionner un peu plus sur des œuvres artistiques tout en gardant un lien avec mon passé puisque je continuais à pratiquer le jonglage en amateur. Cela s'est poursuivi jusqu'à ma thèse, qui prend en considération le jonglage comme étant une pratique à la fois amateur et professionnelle. Il y a aussi eu différentes expériences de stages que j'ai pu faire pour mieux comprendre comment fonctionne la filière cirque et, plus largement, le secteur du spectacle vivant : j'ai par exemple été accueilli quelques mois à l'Académie Fratellini, ou au ministère de la Culture en tant que chargé de mission cirque.
Nil Dinç : Quels liens le jonglage entretient-il avec les milieux de l'art et du sport ?
Cyrille Roussial : C'est assez vaste au regard des développements des disciplines qui peuvent être du jonglage ou de ce qui peut être appréhendé comme un geste de jonglage, et étant donné qu’il y a beaucoup de disciplines sportives qui peuvent intéresser les jongleur-se-s. Lorsque les agrès de cirque se sont de plus en plus développés à partir du milieu du XIXe siècle, il y a beaucoup d'objets dont les jongleur-se-s se sont emparé-e-s, comme le vélo par exemple à la fin du XIXe. Jusqu'à nos jours, on voit l'importance de ces liens à travers notamment la proximité de certain-e-s jongleur-se-s avec d'autres praticien-ne-s de disciplines ludo-sportives, tels que le BMX ou le skate. Les influences sont très riches dans chacune des productions artistiques ; pas seulement entre amateurs, mais aussi des professionnels qui s'inspirent de vidéos de skate, comme par exemple Wes Peden. Il y a d'autres problématiques plus évidentes quant à l'importance que peut avoir le jonglage en tant que sport, du fait qu’il peut nécessiter une activité physique intense. Des passages très précis en témoignent : lors des Jeux olympiques de 1904 et 1932, des massues étaient mues comme des sortes de poïs [ou bolas] alors qu’elles étaient auparavant surtout manipulées dans le cadre d’exercices militaires — on appelait cela le club swinging. Au fur et à mesure de l'évolution du jonglage, il y a toujours eu ce genre de proximité forte, avec des porosités intéressantes à retenir.
Nil Dinç : Tu nous as parlé de cette présence des massues aux Jeux olympiques ; actuellement se prépare une candidature pour faire entrer le jonglage aux Jeux olympiques. Est-ce que tu peux nous parler de cette candidature ? Qui la porte ? Comment s'organiset-elle ? Que suscite-t-elle comme interrogation sur la pratique ?
Cyrille Roussial : Cette candidature est liée à une personne qui porte depuis des années une association, la World Juggling Federation, créée au début des années 2000 aux États-Unis. C'est donc surtout dans un contexte étasunien que cette candidature est appréhendée, parce que ce ne sont pas des questions qui sont posées par exemple à l'échelle de la France. Ce jongleur, Jason Garfield, a d'abord été un membre important de l’IJA, l’association internationale des jongleur-se-s, qui compte encore beaucoup d'adhérent-e-s aujourd'hui. Cette personne s'interrogeait déjà, au début des années 2000, sur l'importance que peut avoir le jonglage en tant que sport. On peut le constater avec son choix de valoriser uniquement un aspect technique dans la manière de l'évaluer, de retenir des critères pour que des compétiteur-ice-s se démarquent, et qu’il n'y ait plus du tout l’originalité ou un aspect esthétique qui compte. Avec seulement cet aspect technique, le jonglage serait presque synonyme de ce qu'est le jonglage de la WJF [fig. 1]. Cette candidature entérine ce sur quoi repose le parcours de cette personne depuis quinze ans, notamment marqué par sa présence lors d'émissions télévisées aux États-Unis par exemple (chaîne de sports ESPN). En novembre 2021, dans le cadre d'une convention (ici au sens anglophone du terme — à savoir un festival où se rassemblent des praticiens qui partagent les mêmes centres d'intérêt), il y a la volonté de la part de cette personne de faire de la prochaine édition de son festival un support à partir duquel sera évaluée sa candidature pour que le jonglage figure parmi les disciplines des J.O2.
Combat (gladiateur)
World Juggling Federation, 2011
© Claudio Villa
Nil Dinç : Cette dimension art-sport dont tu nous as parlé, avec notamment l'intérêt de beaucoup de jongleurs pour le vélo, le BMX ou le skate, est-ce qu'elle se traduit dans l'enseignement du jonglage ? Est-ce qu'on retrouve cette réalité dans l'enseignement du jonglage ?
Cyrille Roussial : Tout dépend à quel moment on se trouve dans le parcours d'une formation en école de cirque. Au regard de la place que peuvent avoir certaines de ces pratiques, comme le BMX ou le breakdance, j'ai le sentiment que dès les premiers pas en école de cirque cette dimension art-sport peut être prise en compte. Cela concerne notamment l'aspect technique, qui compte encore beaucoup dans les fondements sur lesquels s’appuie l'apprentissage en école de cirque. Je nuancerais néanmoins ma réponse quant à la question de savoir si ces influences urbaines ou des pratiques propres à une culture populaire sont suffisamment considérées. On pourrait peut-être faire preuve de plus d'ouverture vis-à-vis de ces influences qui comptent beaucoup pour certain-e-s jongleur-se-s nourris d'un bagage et d'un imaginaire qui ne sont pas nécessairement ceux qu'on valorise en école d'art3.
Nil Dinç : Cet imaginaire très large se forge dans une école qu'on pourrait qualifier d'alternative, mais qui est finalement centrale dans l'apprentissage du jonglage. C'est celle de la rue, celle de l'espace public. C'est l'endroit où l’on se retrouve, où l’on transmet et où l’on performe, souvent tout ça en même temps. Cela crée un espace social incroyablement riche. Peux-tu nous raconter la place qu'a prise l'espace public dans le développement de la communauté et nous éclairer sur la façon dont ça permet aux communautés des jongleur-se-s de se relier avec d'autres pratiques ?
Cyrille Roussial : L'importance de l'espace public dans le développement de la communauté des jongleur-se-s, aussi bien professionnel-le-s qu'amateur-e-s, a été assez remarquable au moins dès les années 1980 et ce jusqu'à nos jours. Il y a certes d'autres lieux de sociabilité où peuvent se retrouver les jongleur-se-s en période hivernale, à savoir des gymnases, ou d'autres lieux clos qui permettent surtout de maintenir une certaine régularité de la pratique toute l'année. Il y a évidemment les festivals, et ces conventions dont je parlais tout à l'heure, qui investissent l'espace public : je pense notamment à l'endroit où est accueilli chaque campement, qui se situe généralement autour du complexe sportif d’une ville ou d’une commune. Il peut y avoir en effet un gymnase et de la place pour accueillir des chapiteaux, et tout ce que l'on peut imaginer lorsqu’il s’agit d’un grand festival. Le reste de l'année, une place importante est donnée à l'espace public comme endroit à investir, non seulement pour se rencontrer, mais aussi pour pratiquer. On peut le vérifier à l'échelle de nombreuses villes dès les années 1990 ; par exemple à travers l'importance qu'ont eu les Halles à Paris, ou d'autres espaces précis, en fonction des parcours et des origines sociales des jongleur-se-s. Il y avait entre autres4 dans les années 2000 le gymnase de l’ENS de la rue d'Ulm, l'esplanade devant le Palais de Tokyo pour des jongleurs qui pratiquaient aussi le feu. Il y avait aussi un parking, proche de l'école d'informatique Epitech.
Nil Dinç : Et toi, est-ce que tu as pratiqué dans l'espace public ? Comment ça se passait ?
Cyrille Roussial : J'y ai pris goût très jeune en même temps que la découverte de YouTube, un premier site d'hébergement qui a été très important pour moi. J'avais mon premier ordinateur à la maison et dès 2007-2008, je tournais mes premières vidéos dans l'espace public. Même dans une petite ville comme Pithiviers, où j'avais le sentiment d’être seul – même si j'ai eu l'occasion de faire des spectacles de rue avec une petite compagnie jusqu'à ma majorité. J'étais seul, mais je pouvais me filmer en investissant l'espace public et en en faisant une sorte de terrain de jeu où immortaliser des figures et techniques que je pouvais développer ou, d'une certaine manière, inventer, et les partager à mes pairs en ligne. C'était surtout avec le diabolo. Lorsque j'étais au lycée, j'ai eu de plus en plus le réflexe de jouer avec des amis qui avaient eux aussi développé ce goût pour le jonglage en tant que pratique amateur. On jouait facilement en espace public, j'ai surtout ces souvenirs-là. Plus récemment, ce sont plutôt des lieux précis et les principaux endroits investis par les jongleurs et jongleuses lorsqu'on a l'occasion de se retrouver. Ou bien en convention comme lorsque j'étais à Bruneck, en Italie, où j'ai le souvenir d'avoir jonglé dehors et pas uniquement dans un gymnase, dans cette petite ville où on pouvait se mettre n'importe où et jongler. Ou bien des lieux qui sont permanents, à la fois isolés et assez ouverts, comme le Centquatre, où l’on sent qu’on n'est pas seulement dans un intérieur, mais un peu dans la ville aussi.
Cyrille Roussial
Essai pour la vidéo Diabolo.ca Collaboration 2016, réalisée par Clément Lulé, Bibliothèque nationale de France, Paris, 2015
© Donald the Trekky
Nil Dinç : Est-ce que tu peux nous expliquer comment cette présence dans l'espace public permet d'apprendre d'autres pratiques, de se relier à d'autres communautés ?
Cyrille Roussial : La première réponse qui me semble assez évidente, notamment avec le cas du Centquatre, c'est qu’un-e jongleur-se est souvent amené-e à ne pas être le seul ou la seule à pratiquer dans l'espace public. Quand on choisit un endroit comme le Centquatre, ce sont beaucoup d'autres pratiques qui peuvent être au même endroit, comme par exemple la breakdance. J'ai beaucoup appris, découvert, ou en tout cas je me suis beaucoup familiarisé avec cette pratique, ne serait-ce qu'en tant que spectateur : je ne suis pas praticien de breakdance, mais j'ai acquis une grande sensibilité à force d'en avoir vu autour de moi à ces occasions-là. Quand j'étais plus jeune, le fait de pratiquer le monocycle [en trial]5 avec des gens qui faisaient du BMX n'était pas un heureux hasard : certain-e-s jongleur-se-s ont commencé par le BMX. On est amené, avec ces personnes qui partagent le même espace, non seulement à sentir des affinités, mais aussi des manières de faire similaires, notamment en ce qui concerne les compilations ou le montage de vidéos. Comme je le mentionnais tout à l’heure, des vidéos de skate et de BMX ont beaucoup influencé des jongleur-se-s au début des années 2000.
Nil Dinç : Est-ce que tu pourrais nous dire quelle place ou quel rôle prend l'espace public dans une pratique du jonglage qui serait post-anthropocentrique ? Pour le jonglage, l'objet est souvent au centre et de ce fait, on se décentre de l'homme, de l’anthropocentrisme ; qu'est-ce que ça implique dans l'espace public ?
Cyrille Roussial : Cette question est assez récente pour moi6 et liée aux travaux de ma directrice Julie Sermon et d'une camarade doctorante, Emma Merabet7. Depuis quelques années, elles tendent à investir de plus en plus des questions ayant trait à ce que peut nous apporter la relation entre arts [vivants] et écologie. Je me suis notamment intéressé à la place et aux modalités de présence que peut avoir un-e jongleur-se vis-à-vis de ses objets et vis-à-vis de l'environnement dans lequel il évolue. Cela suppose d’appréhender la première définition donnée à l'écologie8, sans qu'il n’y ait d’emblée une dimension militante, ou ce que Julie Sermon appellerait un « nouage thématique » – le fait de traiter par exemple de sujets d'actualité9. Le terme « post-anthropocentrique » est emprunté à Hans-Thies Lehmann, un chercheur en études théâtrales, qui proposait dans son ouvrage Le théâtre postdramatique10 d’analyser les changements de formes de théâtres, de donner une idée de la tendance que l'on pouvait faire des scènes contemporaines dans les années 1990. Le terme « post-anthropocentrique » fait référence aux travaux d’Elinor Fuchs, qui a commencé à développer les études éco-théâtrales aux États-Unis durant la même période11. Il s'agit d'appréhender l'importance que peut avoir l'environnement dans ce champ disciplinaire ; ce n'est pas un terme propre aux études théâtrales, mais quand il convoque cette notion de « post-anthropocentrique », c'est pour désigner plusieurs modalités de présence de l'acteur-ice. Autrement dit, dans quelle mesure l'humain est-il présent sur scène, par rapport aux non-humains ? Selon lui, il y aurait trois modalités de présence ; et celles-ci pourraient être interrogées dans le contexte de l'espace public. La première modalité de présence est que l'humain soit décentré en ayant recours à des machines animées qui font qu'on ne le voit presque plus. Mais il peut aussi simplement être beaucoup plus discret en étant comparable à un élément du paysage dans lequel il évolue, et où sa place peut être relativisée. Enfin, lorsqu’il est complètement absent, on a affaire à une sorte de théâtre, ou de cirque d'objets. Dès lors il peut être opérant de se poser cette question des modalités de présence pour le jongleur au sein de l'espace public dans une perspective post-anthropocentrique. En effet, pour le jonglage, il est tout à fait envisageable de mettre en avant des objets qui pourraient se mouvoir eux-mêmes ou s'inscrire notamment dans une création in situ. Il y a aussi la possibilité de mobiliser d'autres éléments, pas seulement des objets, et de jongler avec l'environnement — en tous cas, de penser le jonglage à partir de l'environnement dans lequel au moins un-e jongleur-se évolue. C'est une conception que défend aujourd'hui un jongleur comme Laurent Chanel (cie A.R.N. / utopies gravitaires)12 : il ne propose pas explicitement du jonglage ; on peine en effet à qualifier de jonglage ce qu'on voit, alors qu’il ne voit aucun inconvénient à ce que l'on appréhende son rapport avec l'environnement à partir du jonglage. Il y aurait d'autres exemples à considérer avec des objets dits codifiés, c'est-à-dire des objets qui se rapportent à un imaginaire que l'on peut avoir du jonglage, tels qu'une massue. Le travail de Johan Swartvagher et ses acolytes du collectif Protocole peut s'intégrer dans l'environnement dans le cadre de résidences de territoire : il-elle-s peuvent investir tout un quartier, penser leur place, être intégré-e-s pas seulement dans une dimension humaine (en faisant notamment connaissance avec les habitant-e-s) mais aussi plus largement à travers leurs déambulations et leurs manières de faire des errances. C’est actuellement le cas à l'échelle de la France entière, en proposant chaque semaine des « errances jonglées » entre deux villes, dans le cadre de Périple 2113. Ces exemples me semblent intéressants pour questionner ce que peut nous apporter cette notion d'espace public dans l’analyse de scènes post-anthropocentriques.
Nil Dinç : Le jongleur attire notre attention sur l'objet, transforme les capacités de l'objet et notre relation avec lui. Quand les objets sont mis en jeu dans l'espace public, cette transformation de regard s'opère aussi sur cet environnement. Tu étudies aussi les systèmes de notation du jonglage, depuis les années 1980, est-ce que tu peux nous parler de la fonction de la vidéo dans ces systèmes de notation du jonglage ?
Cyrille Roussial : Ce qui est assez étonnant, c’est la fonction pédagogique que la vidéo a progressivement eu au fur et à mesure de l'évolution des médias auxquels pouvaient avoir accès des jeunes comme moi et la génération qui m'a précédé — depuis les VHS, les DVD, Internet qui s’est démocratisé au début des années 2000, jusqu’à YouTube (2006). Ainsi, au-delà de pouvoir partager des techniques à ses pairs, la vidéo peut être un endroit où inscrire des codes et des traces de ce genre de notation. Le siteswap est par exemple une notation assez simple à retranscrire, et à mon avis c'est notamment pour cette raison qu'elle a été préférée à d'autres. Il suffit d'avoir un clavier avec des chiffres et des lettres pour laisser une idée de ce que tu peux faire avec le jonglage. Évidemment, c'est partiel, mais un-e jongleur-se peut communiquer à travers des images ou une vidéo le siteswap qu'il a envie de faire. Le siteswap est une notation popularisée qui était très présente déjà au début des années 2000. Par exemple, dans un DVD co-réalisé par plusieurs diabolistes, Diabology, j'ai encore le souvenir de plusieurs séquences où, à chaque fois, il y a un jeu assez drôle de la part de ces jongleurs qui inscrivent des chiffres sur un mur ou dans le paysage, pour représenter les temps de lancer avec leurs diabolos14.
Nil Dinç : Est-ce que tu peux nous raconter comment on se retrouve avec un système de notation qui mobilise des chiffres, des parenthèses, etc. ? Il y a beaucoup d'ingénieurs qui pratiquent le jonglage, beaucoup de mathématiciens ?
Cyrille Roussial : Oui, c'est en ce sens que je mentionnais l'importance que peut avoir l'origine sociale, ou l'origine scolaire, ainsi que le capital culturel, de ces praticien-ne-s. Par exemple, pour le DVD Diabology, au début des années 2000, il est assez étonnant de constater que parmi la dizaine de diabolistes ayant contribué à ce projet, presque tous étaient ingénieurs ou étudiants en école d’ingénieur, à l’exception de Tony Frebourg qui était déclaré jongleur professionnel. Ce n'est pas un heureux hasard. Dès les années 1980, on peut observer l'attrait que peut avoir le jonglage comme objet d'étude pour les mathématiques, avec des théorèmes comme celui de Shannon (1981) qui était un point de départ pertinent pour être appliqué aux notations. Presque tout le monde peut apprendre à jongler à trois balles, et cette facilité d'accès à la pratique a constitué un facteur favorisant le développement de la notation siteswap dès le début des années 1980 par de jeunes mathématiciens15. On pourrait vérifier ce constat avec l’école d’informatique Epitech, où plusieurs jongleur-se-s parisien-ne-s pouvaient se retrouver.
Nil Dinç : Le système de notation combine chiffres, lettres ; il est inscrit dans l'espace public qui est quasiment traité comme un tableau noir ; le jongleur se place devant ce système de notation et réalise un exemple. Est-ce que c'est comme ça que se passe la vidéo ?
Cyrille Roussial : Oui, généralement, c'est pour ça que c'est intéressant d'un point de vue pédagogique : si tu as une longue lignée de chiffres, de lettres et de signes, tu as le temps de lire progressivement ce qui est réalisé. Là, je vois « 9 », « 7 », puis « 5 », et ensuite « 3 », puis « 1 ». On dirait oralement « 97531 » si on connaît le siteswap et que la personne en face est aussi praticienne et maîtrise déjà cette notation. Par contre, si on ne la connaît pas, c'est pratique d'avoir une vidéo dans laquelle on lit progressivement le code, au fur et à mesure qu'il s'inscrit.
Nil Dinç : Tu parles de « dramaturgies du jonglage », peux-tu nous raconter comment l'espace public urbain et la vidéo s'inscrivent ou composent avec ou de la dramaturgie du jonglage ?
Cyrille Roussial : On emploie ici le pluriel pour « dramaturgies » par humilité face à la complexité de cette notion qui peut prendre plusieurs sens. Dans le langage courant, beaucoup d'artistes peuvent considérer qu'on est en train de renvoyer à l'écriture, alors qu'en réalité, le terme « dramaturgie » peut renvoyer à un ensemble de gestes, de postures et de positions très variables notamment dans le cirque. Il y a eu pendant un certain temps des positions clairement affirmées, avec un dramaturge établi dans un théâtre, comme par exemple en Allemagne. En France, cette notion tend à être d'autant plus difficile à saisir que plusieurs personnes dans un projet artistique peuvent toutes endosser la fonction de dramaturge dans une création. Il y a aussi, parmi les figures récurrentes, l’idée qu’une personne extérieure intervienne — moi-même, je suis de plus en plus amené à le faire — comme une sorte de consultant-e qui va pouvoir donner un retour : il ne s’agit pas seulement d’une réception de spectateur-ice en regard extérieur, mais d’avoir parfois une certaine influence sur les choix qui pourront être faits en matière de mise en scène, de scénographie, ou d'autres composantes scéniques. Du point de vue du jonglage, je continue à me demander de ce que serait une dramaturgie qui lui serait propre. Compte tenu de la polysémie du terme « dramaturgie », on peut appréhender le jonglage dans l’espace public en se demandant dans quelle mesure il fait sens voire est responsable du sens de ce que l'on exprime dans un type d’espace particulier. Par exemple, on pourrait s’interroger sur l’intérêt du caractère codifié ou non d’un objet. On s'intéresse ici surtout à la fonction potentielle d'un objet : ce n'est pas la même chose de penser la dramaturgie d'un spectacle avec un objet de la vie ordinaire que celle d’une œuvre où il n'y aurait que des massues blanches en plastique. Ce sont des questions qui ont notamment été appréhendées par Johan Swartvagher, membre du collectif Protocole et dramaturge auprès d’autres compagnies de jonglage. Aller jongler dans un milieu urbain ou naturel avec des massues en plastique, industrialisées et reproductibles par milliers, qu’est-ce que cela implique ?
Wes Peden, c. 2018-2019
© Misaki Fukuda
Nil Dinç : Cette inscription de la ville dans des dramaturgies du jonglage se traduit-elle aussi dans les vidéos, à travers la musique ?
Cyrille Roussial : Oui, la communauté des jongleur-se-s amateur-ice-s porte un certain héritage, et encore un certain nombre d'éléments qui constituent un imaginaire avec lequel il-elle-s vivent aujourd'hui. Les musiques utilisées et réutilisées par ces dernier-e-s peuvent par exemple provoquer énormément d'émotion chez celles et ceux qui ont grandi avec, et les reconnaissent. On retrouve de manière récurrente les mêmes artistes, les mêmes styles de musique associés à l'univers du skate, entre autres16.
Nil Dinç : De quel style de musique s'agit-il ? Y a-t-il un lien avec les jeux vidéo, comme espace référentiel de description de la ville ?
Cyrille Roussial : Ce n'est pas le cas pour tout le monde, mais en effet il peut y avoir cette place des jeux vidéos ou des jeux de société. Le jongleur Jonathan Lardillier fait par exemple un parallèle étonnant pour expliquer la notation [lancers harmoniques] qu'il développe en parallèle du siteswap, en visant une notation plus inclusive, moins difficile à apprendre et plus accessible. Il compare son apprentissage avec celui que suppose le jeu de go, où on n'a pas vraiment de perdant ni de gagnant, mais des personnes qui doivent nécessairement avancer ensemble si elles veulent que la partie ait lieu17. S'agissant des jeux vidéo, je pense en particulier à Éric Longequel, ou d'autres personnes pour qui cette autre pratique ou occupation semble influencer leur pensée et parfois même être injectée dans leurs créations. Je pense notamment à la façon dont une vidéo, tournée avec Jonathan Lardillier justement, inclue et met en valeur une musique du jeu vidéo comme celle de Super Mario Land (1989)18.