Analyser pour composer en musique faisant appel à l’informatique " href="index.php?page=backend&format=rss&ident=667" />

Logo du site de la Revue Informatique et musique - RFIM - MSH Paris Nord

Analyser pour composer en musique faisant appel à l’informatique

Joao Svidzinski
septembre 2023

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/rfim.667

Résumés   

Résumé

Cet article est issu de notre thèse de doctorat1. Dans cette recherche, nous plaçons l’analyse du répertoire musical faisant appel à l’informatique en parallèle de notre activité de compositeur. Le moment du concert est l’espace d’intersection de ces deux facettes. Jean-Claude Risset et Horacio Vaggione sont les deux compositeurs étudiés dans notre recherche. Curieusement ils ont tous les deux publié des articles sur la place de l’analyse dans la création musicale. Dans ce texte, nous allons confronter ces deux points de vue afin d’établir notre propre position vis-à-vis de notre activité sur le terrain pratique. Cette étude dégage des considérations importantes sur l’analyse réalisée par un compositeur, ainsi que les spécificités de la musique électroacoustique.

Abstract

This article results from our doctoral research. In it we place the analysis of the computer-based musical repertoire alongside our activity as a composer. The moment of the concert is the intersection of these two aspects. Jean-Claude Risset and Horacio Vaggione are the two composers studied in our research. They have both published articles on the place of analysis in musical creation. In the following text, we will confront both points of view in order to establish a position of our own in relation to our activity in the practice field. This study brings out relevant considerations about the analysis carried out by a composer, as well as the specificities of electroacoustic music.

Index   

Index de mots-clés : informatique musicale, analyse du répertoire numérique, analyse musicale, composition musicale.
Index by keyword : computer music, music analysis, digital repertoire analysis, music composition.

Texte intégral   

Introduction

1Nous nous intéressons à l’analyse du répertoire musical faisant appel à l’informatique du point de vue du compositeur et, par conséquent, pour la création musicale. L’analyste-compositeur est en général intéressé par les opérations réalisées dans la pièce analysée. Dans cette perspective, la question la plus pertinente posée par l’analyste-compositeur est « comment ? » plutôt que « pourquoi ? ». En bref, le compositeur-analyste souhaite manipuler les matériaux dans la perspective de comprendre les aspects structuraux de la pièce analysée. Le compositeur a également le désir de connaître le répertoire, même si ce sentiment est parfois caché. L’analyste-compositeur a donc un regard sur le répertoire du point de vue d’un créateur qui analyse le répertoire en se posant des questions comme si lui-même était le compositeur.

2Dans le répertoire de la musique faisant appel à l’informatique, depuis l’analyse pionnière d’Inharmonique (1977) de Jean-Claude Risset réalisée par l’analyste-compositeur Denis Lorrain (1980), un grand chantier s’est ouvert. Lorrain plonge à l’intérieur du code numérique écrit en langage Music V. L’analyste reconstruit certains passages et décrit minutieusement le processus créatif de la pièce. Cette étude à été le point de départ pour la création de la nouvelle version temps réel interactive d’Inharmonique. De plus, l’analyse de Lorrain a stimulé plusieurs recodages du code de Risset vers divers langages avec un double objectif pédagogique et créatif2. Nous considérons donc ce travail comme le croisement entre l’analyse et la création ayant le code numérique comme terrain commun. Ce scénario définit notre propre activité musicale.

3Afin de réévaluer l’analyse dans notre activité, nous avons eu recours à deux articles, datant presque de la même époque, écrits par les deux compositeurs fondamentaux de notre recherche : Singularité de la musique et analyse : l’espace d’intersection d’Horacio Vaggione et Problèmes posés par l’analyse d’œuvres numériques dont la réalisation fait appel à l’informatique de Jean-Claude Risset. Le premier date de 1996 et a été publié dans les actes de l’académie internationale de musique électroacoustique ; il souligne les dangers potentiels de l’analyse menée dans un but créatif. Le deuxième, de 1995, provient d’une communication au troisième Congrès Européen d’Analyse Musicale ; cet article a été repris à plusieurs reprises concernant l’analyse de la musique faisant appel à l’informatique : l’auteur identifie et exemplifie les difficultés méthodologiques. Il souligne également l’importance de l’analyse pour les compositeurs.

4Dans un premier temps, nous allons contextualiser les positions de Risset et de Vaggione dans un contexte créatif pour ensuite étudier ses particularités dans un cadre de création musicale, plus spécifiquement de la musique électroacoustique. Ensuite, nous étudierons la pensée de Vaggione afin de dresser notre propre point de vue que nous nommons modélisation orientée objet-opératoire. Nous la considérons comme une synthèse de la pensée de Risset et de Vaggione. Notre réflexion est le fondement de notre propre activité de compositeur et d’analyste.

1. L’analyse musicale dans le contexte de la création

5Edgard Varèse affirme que « l’analyse est stérile » (Varèse, 1983, p. 40). Jean-Claude Risset conclut son article sur l’analyse de la musique faisant appel à l’informatique en affirmant que « analyser est apprendre à composer » (Risset, 2014, p. 220). Les deux positions, apparemment discordantes sur la pertinence de l’analyse pour la composition, viennent de deux figures majeures de la musique du XXe siècle qui partagent des caractéristiques musicales convergentes, ainsi qu’un lien d’amitié. Horacio Vaggione, quant à lui, suit la direction de son directeur de thèse Daniel Charles en se plaçant plutôt dans la perspective de Varèse. Vaggione omet délibérément de donner des exemples dans ses textes afin de ne pas donner des recettes pré-fabriquées au lecteur en stimulant la découverte de ses propres chemins compositionnels. En revanche, la conservation et la mise à disponibilité des « recettes musicales informatiques » est la démarche proposée par Risset pour l’apprentissage de la composition faisant appel à l’informatique musicale.

6Ce désaccord montre dans un premier temps que des figures musicalement proches ne sont pas nécessairement en accord, sans pour autant perdre le respect mutuel. De plus, ce scénario ouvre un panorama épistémologique riche et dynamique dans lequel plusieurs perspectives sont envisageables.

7En premier lieu, ces positionnements opposés vis-à-vis de la pertinence créative de l’analyse relèvent surtout d’un aspect polysémique du terme « analyse » lorsqu’il est appliqué dans le domaine musical. La célèbre phrase de Varèse « l’analyse est stérile » est paraphrasée couramment sans faire référence au contexte dans lequel Varèse la prononce. En réalité, la critique de Varèse concerne plutôt un aspect de l’analyse qui ne serait que purement descriptive en surface, au détriment d’une assimilation (de la pièce) purement auditive :

La musique n’est ni une histoire, ni un tableau, ni une abstraction psychologique ou philosophique. Elle est tout simplement de la musique. Elle a une structure bien déterminée qui peut être appréhendée d’une façon bien plus juste en l’écoutant qu’en essayant de l’analyser. Je répète ce que j’ai déjà écrit : l’analyse est stérile. Expliquer la musique en l’analysant, c’est décomposer, mutiler l’esprit de l’œuvre. Elle n’a pas plus d’importance que le titre d’une partition qui sert tout au plus à classer l’œuvre (Varèse, 1983, p. 40).

8L’analyse telle que défendue par Risset n’est, en aucun cas, préférée à l’écoute. Bien au contraire, les deux compositeurs sont unanimes en privilégiant l’écoute au détriment d’une formulation abstraite d’un tableau psychologique ou philosophique de l’œuvre. L’écoute était le critère d’évaluation des recherches menées par Risset pour la synthèse des sons pseudo-instrumentaux. De plus, il se réfère à l’analyse comme une « description structurelle », à la fois prospective et créative, qui suscite des réflexions permettant par exemple d’approfondir certains aspects de la pièce, notamment des approches techniques.

9L’analyse n’est donc pas une matière singulière, il s’agit plutôt d’un sujet complexe et changeant qui a connu différentes fonctions et démarches au cours de l’histoire et selon le contexte dans lequel elle a été utilisée (Donin, 2013).

2. L’analyse de la musique électroacoustique

10Depuis l’avènement de la musique électroacoustique, l’analyse de ce répertoire devient un sujet récurrent de la musicologie moderne. Contrairement à la musique tonale, notée sur une partition traditionnelle, le manque de représentation commune et la pluralité des matériels ont posé de nombreux problèmes méthodologiques. D’autre part, ce nouveau champ a fait émerger de nouvelles pratiques analytiques qui ont révélé un vaste et fertile potentiel méthodologique vis-à-vis de l’étude scientifique de ce répertoire. Dès lors, une pratique interdisciplinaire qui concilie l’intérêt musicologique avec la science informatique et le traitement du signal a vu le jour. Dans cette perspective, de nouveaux outils, comme les descripteurs audio, ont permis un nouveau regard sur le matériau musical, et ont fourni un outil puissant pour l’analyse du répertoire musical.

11La pluralité du répertoire électroacoustique pose d’emblée une difficulté méthodologique. En fait, « l’analyse de musique électroacoustique est une discipline complexe et hétérogène » (Zattra, 2005) qui comprend une grande « typologie de sous-genres : la musique concrète, la musique sur bande, la musique mixte, la musique en temps-réel etc.. » (Ibid.). Par conséquent, cette diversité associe des méthodes analytiques différentes. Les critères analytiques sont directement liés à la nature du matériel musical, ainsi que la finalité et le profil de l’analyste. Le processus analytique doit commencer alors par la délimitation du champ analytique – la microstructure ou la macrostructure – ainsi que par la définition de l’objet d’étude – la partition ou l’image sonore, l’image mentale du compositeur ou sa performance. Dans le cas de la musique électroacoustique, la différence de matériau est fondamentale pour le choix méthodologique. En général, les outils d’analyse électroacoustique ne font pas de différence entre le support analogique et numérique3, alors qu’il en existe. Les processus analogiques ne laissent pas de trace génétique (à l’exception des esquisses et commentaires du compositeur)4 ; en revanche, le code numérique peut contenir les informations détaillées du processus créatif.

12Le code peut ainsi constituer un objet d’étude pour les analystes. Cette approche, appelée génétique (Zattra, 2005) cherche à comprendre comment la pièce analysée fut composée ; les codes constituent un important objet analytique. L’analyse génétique est fondée sur l’étude des informations contenues dans un code, notamment un code informatique. Évidemment, cette perspective a gagné en force avec l’avènement de l’informatique musicale. Le concept de faktura introduit par le compositeur-chercheur Marc Battier (2003), se réfère plutôt à une démarche génétique pour l’analyse du répertoire électroacoustique numérique d’un point de vue également créatif. Cette notion permet que « les artistes recréent la technologie selon leur vision artistique, en imaginant pour les techniques de leur époque des applications que leurs inventeurs n’ont pas prévues » (Baudouin, 2009). La faktura emploie le principe de l’ingénierie inverse, c’est-à-dire « l’analyste parcourt le chemin inverse du compositeur, chemin qui va de l’œuvre finale aux idées et matériaux initiaux » (Ibid.). Le résultat d’une analyse génétique peut être la reconstitution d’une pièce, comme dans le cas de la démarche d’Olivier Baudouin pour l’analyse et reconstruction de Stria (1977) de John Chowning, en 2008, ou pour l’exploitation d’un matériel pédagogique pour « livrer potentiellement ses secrets de fabrication », comme dans le cas du projet Interactive Aural Analysis mené par Michael Clarke et son équipe5. Dans ce cas, les produits analytiques issus de ce projet permettent aux lecteurs de pouvoir eux-mêmes entrer dans les procédés de composition, les expérimenter, leur faire subir des variations (Clarke, 2012).

2.1 Analyse génétique du répertoire musical numérique

13Jean-Claude Risset conclut sa communication au Congrès Européen d’Analyse Musicale, en 1995 avec un appel aux compositeurs et analystes à faire un effort spécial afin d’assurer que l’analyse des pièces utilisant l’informatique musicale ne soit pas oubliée. Dans le même ouvrage, l’article de Marco Stroppa (1984) sur l’analyse de la musique électronique lance une réflexion sur les difficultés à analyser la musique électroacoustique, particulièrement celle composée en utilisant le support numérique. Dans l’approche de Stroppa, Risset souligne deux points concernant l’analyse de ce répertoire : le contenu arbitraire des représentations graphiques du son et le défi du décodage des codes originels.

14Comme une option pour résoudre le premier point, Risset propose un nouveau modèle, fondé sur sa propre recherche de la synthèse du timbre. Malgré son effort, sa proposition n’aboutit pas à un résultat applicable à tous les cas analytiques. Une représentation graphique ne sera jamais un outil exhaustif pour l’analyse du répertoire numérique. Même si cette méthode permet la visualisation des certaines opérations musicales (comme le comportement spectral, par exemple), cela a plusieurs limites, comme la représentation des opérations de micro-échelle.

15Par rapport à la deuxième remarque, Stroppa introduit deux points importants qui vont influencer la musicologie électroacoustique moderne. Selon l’auteur, les codes numériques sont, d’une part, incompréhensibles aux non-spécialistes et d’autre part, éphémères, car les machines et les logiciels changent sans cesse. Il est important de souligner que l’article de Stroppa date de 1984. À ce moment-là, les musiciens avaient une relation différente à l’informatique : l’accès à l’informatique n’était pas aussi facile qu’aujourd’hui et les langages de programmation n’étaient pas un sujet d’étude répandu. Ils semblaient vraiment incompréhensibles aux analystes venant de la tradition classique. Aujourd’hui, l’informatique est accessible à tous et un compositeur qui souhaite travailler avec ce support doit la maîtriser.

16Le deuxième point est toutefois controversé. Même si actuellement il y a une tendance à standardiser les représentations numériques, cet effort n’a pas encore donné de résultat satisfaisant. Le projet Faust (Functional AUdio STream)6, toujours en développement, est un exemple de tentative de conception d’un méta-langage. Conçu pour le traitement et la synthèse du son temps-réel, le langage permet de générer des applications de haute performance et des plug-ins pour une grande variété de plateformes (Max, PureData, CSound, SuperCollider, etc...). Cet outil a été utilisé dans le cadre du projet ANR ASTREE pour la reconstruction de Turenas (1972) de John Chowning et En Echo (1993-94) de Philippe Manoury (Bonardi, 2011).

17Étant donné que les logiciels sont constamment mis à jour, y compris les bibliothèques externes, dans le cas d’un portage d’un fichier vers différentes versions, la préservation des données ne garantit pas le fonctionnement des pièces dépendant d’un système numérique. Il faut prendre en compte que le code informatique est un support dynamique, différent de la partition musicale traditionnelle. Dans le domaine numérique, une fois composée, la partie électronique n’est pas définitive. Le compositeur, ou un analyste, doit la mettre à jour pour deux raisons : pour la garder jouable et pour la mettre à jour avec les nouveautés technologiques en constant développement qui produiront un résultat plus conforme aux souhaits du compositeur et les implications inhérentes à l’œuvre. En suivant cette démarche, Pottier a envisagé la reconstruction de Turenas (1972) de John Chowning en une version interactive ; originellement la pièce est pour bande fixe sur quatre pistes (Pottier, 2011). La documentation de la part du compositeur est la solution proposée par Risset qui reste encore la plus fiable pour la conservation des données et l’analyse fondée sur le code :

Le compositeur peut jouer un rôle décisif en livrant ses clés – s’il le veut (Varèse et Jolivet ne le souhaitaient pas toujours). Le travail d’analyse est facilité si le musicien tient un journal de sa création. [...] Il n’est pas souhaitable que le compositeur soit son seul analyste : il serait partial et partiel. L’idéal serait qu’il fasse l’effort de transmettre les données et notations techniques et musicales en les présentant de la façon la plus claire possible. Pour pouvoir approfondir certains aspects, il est préférable que les analystes eux-mêmes soient au fait des techniques informatiques de la musique (Risset, 2014, p. 220).

2.2 La reconstruction

18L’une des approches analytiques pionnières du répertoire musical numérique qui suit la pensée de Risset (cité ci-dessus) est celle de Denis Lorrain qui analyse, via une reconstruction, Inharmonique (1977) de Jean-Claude Risset (Lorrain,1980). Cette pièce pour voix de soprano et électronique, fut composée à l’Ircam avec une version du logiciel Music V. Concernant cette démarche, Risset affirme lui-même :

Lorrain a choisi les séquences les plus caractéristiques de la bande, il a reconstitué des partitions qui fonctionnaient à partir des miennes qui étaient périmées (le programme n’avait pas pris sa forme finale au moment de la composition), il les a élaguées, présentées de manière plus cohérente, plus lisible, en expliquant très clairement les processus sonores mis en œuvre : tâche difficile qu’il a pu mener à bien parce qu’il est compositeur et expert en programmation musicale. Son travail permet de diffuser l’information sur la « microstructure » de la pièce : je lui en suis très reconnaissant, en ayant moi-même bénéficié (Risset, dans Lorrain, 1980).

19Récemment, cette même perspective méthodologique a été utilisée pour l’analyse des œuvres faisant appel à des langages informatiques désuets. Les approches de Baudouin (2007) et Dahan (2007) aboutissent à la reconstruction de Stria (1977) de John Chowning. Les deux articles, qui racontent les reconstructions de cette pièce, font partie d’un volume de la revue Computer Music Journal commémorant le 30ème anniversaire de la pièce analysée. Cette composition pionnière fut réalisée avec les langages désormais désuets SIAL et Music 10. L’effort de Baudouin et Dahan était de la reconstruire en utilisant les langages actuels, notamment CSound. Ainsi que Risset sur l’analyse de Lorrain, l’avis de Chowning fut également bénéfique.

20La reconstruction a été surtout pratiquée sur les pièces pionnières du répertoire numérique, composées avec des langages désuets, comme Music V dans Inharmonique et Music 10 dans Stria.

21La reconstruction des codes d’une pièce ou d’une partie d’une pièce est utile pour le compositeur-analyste d’un point de vue pédagogique. Le fait de tester et de manipuler un code peut donner des idées aux compositeurs et ainsi susciter un intérêt créatif. De plus, le compositeur-analyste peut recréer des codes sans avoir le code original, ayant une référence auditive. En appliquant le principe d’ingénierie inverse, il est possible de trouver un moyen technique numérique pour produire le même résultat sonore. Cette méthode est semblable à celle théorisée par Risset qu’il nomme analyse par synthèse, ainsi qu’au principe conceptuel faktura, mentionnés ci-dessus.

3. L’analyse et le compositeur

22L’analyse musicale comme outil d’apprentissage compositionnel est une ressource récurrente dans l’histoire de la musique occidentale. En France, les cours tenus au Conservatoire de Paris par Olivier Messiaen (1908-1992) suivaient la méthodologie d’écoute et d’analyse des œuvres canoniques du répertoire musical ; cette démarche pédagogique était également pratiquée dans la classe de Vincent d’Indy (1851-1931) à la fin du XIXe siècle. Cette méthodologie est toujours employée dans les classes de composition dans les conservatoires et universités du monde entier.

23Dans ces cas, les apprentis compositeurs étudient surtout les œuvres du passé. Il est important cependant de distinguer deux approches différentes de l’analyse du répertoire musical menées par un compositeur : celle des compositeurs du passé, c’est-à-dire, l’analyse du répertoire proprement dit ; et celle des propres pièces du compositeur, l’auto-analyse. Cette différenciation est nécessaire, car elle aide à éclairer le vrai objet analytique ainsi qu’à cibler la méthodologie et la pertinence analytique. Or, l’analyse du répertoire est historiquement et principalement pédagogique et les outils et méthodologies dépendent directement de la nature de la pièce analysée, alors que l’auto-analyse est un processus intrinsèque de la composition, surtout de la recherche-création.

24Dans le cadre de la musique électroacoustique, le compositeur a une relation intime et essentielle avec l’analyse. Dans la plupart des opérations compositionnelles, le compositeur est l’analyste de son propre matériau compositionnel. D’ailleurs, les compositeurs spectraux se servent davantage et explicitement de l’analyse dans ce sens pour leur propre composition. Cela est le cas de Tristan Murail. Certes, le rôle de l’auto-analyse est implicite dans l’activité du compositeur, cependant en revenant sur l’analyse du répertoire, c’est-à-dire, l’analyse des œuvres dont le compositeur n’est pas le compositeur-analyste lui-même, la pertinence et la valeur de cette pratique dans un cadre créatif n’est pas toujours évidente. Selon Vaggione, cela est possible seulement si la définition d’analyse “encyclopédique” est complètement écartée, car la réduction est incompatible avec la contextualisation étant le possible point de liaison entre l’analyse et la composition. Comme Vaggione l’affirme, en mentionnant Strawson7 :

La place de l’analyse dans le processus de composition - qui n’est pas celle d’une “auto-analyse” mais d’un outil productif - ne se clarifie que dans la mesure où l’idée-même d’analyse est amplifiée, signifiant une mise en œuvre de procédures non seulement de type réductif mais aussi connectif. […] L’importance d’une forme d’analyse qui, au lieu de réduire son objet à des éléments les plus simples, révèle sa tâche dans la recherche d’un contexte. La stratégie de toute analyse, selon Strawson, devrait être à la fois descendante et ascendante, parce que, si réduction il y a, c’est uniquement pour mieux connecter (Vaggione, 1996).

25Dès lors, « la recherche d’un contexte » dévient un critère méthodologique essentiel pour l’analyse créative. La liaison entre l’analyse et la composition par son contexte, comme définie par Vaggione ci-dessus, amène à se demander de quel contexte commun il s’agit ? D’une manière générale, le compositeur-analyste cherche à contextualiser sa musique dans le répertoire et vice-versa. Ainsi, l’analyse par le compositeur est souvent tendancieuse, car le compositeur-analyste a une tendance à chercher des « analogies avec ses propres obsessions ».

26En plus de la contextualisation, la notion de singularité chère à Vaggione, est incompatible avec la méthodologie d’application compositionnelle terme-à-terme des modèles issus d’un processus analytique. Les compositeurs-analystes qui ont fait appel à des méthodes d’intelligence artificielle pour la simulation de style des compositeurs du passé, notamment les essais de David Cope et celui des chorals de Bach, réalisés par Kemal Ebcioglu, ont échoué autant dans le domaine de la composition que de l’analyse. Or, l’application de modèles terme-à-terme n’a produit qu’une démarche pédagogique, voire comme une curiosité, l’aspect parodique prenant le pas sur l’aspect explicatif. Toutefois, il est important de relativiser, car, dans certains cas, comme pour le chercheur François Pachet (2004), la réécriture des systèmes de règles harmoniques a donné de bons résultats. De manière générale la musique n’est plus singulière s’il s’agit de l’application d’un modèle, ou de règles, qui ne lui sont pas propres.

Wittgenstein nous rappelle ce qui, du point de vue cognitif, fait la singularité de l’œuvre musicale : elle constitue en quelque sorte “une solution” sans qu’on puisse “identifier le problème” auquel elle répond, autrement qu’en termes spécifiquement musicaux [...] De plus, si l’œuvre musicale s’affirme elle-même en tant que singularité, ses modes d’engendrement sont également singuliers, sans toutefois se confondre avec elle. Au contraire de la modélisation scientifique, qui tend, du moins idéalement, à une équivalence entre processus et résultat, tout se passe comme si, pour la musique, la rigueur du processus d’engendrement ne saurait nullement garantir la cohérence musicale de l’œuvre (Vaggione, 1996).

27Malgré ces dangers, l’analyse du répertoire est cependant implicite dans le travail du compositeur. Fréquemment, le compositeur s’intéresse aux œuvres du répertoire avec un point de vue différent de celui d’un musicologue. Comme déjà abordé ci-dessus, le compositeur est attentif aux opérations compositionnelles, ses « lois internes ». D’une certaine manière, l’analyste-compositeur cherche à se mettre à la place du compositeur et avoir un regard sur les matériaux comme s’il était lui-même le compositeur.

28Le désir du compositeur-analyste est souvent de « se mettre dans la peau du compositeur », cette expression a été introduite par Jacques Chailley pour définir l’analyse (1951, p. 104). Cet auteur se réfère plutôt à une démarche analytique descriptive : « l’analyse consiste à “se mettre dans la peau” du compositeur et à expliciter ce qu’il a senti en écrivant ». Sur cette perspective analytique, Vaggione est prudent en affirmant que la définition de Chailley est utopique, car la notion d’émergence impose que le compositeur tout seul ne détient pas toutes les informations contenues dans la musique. Or, lors de la composition les opérations « explicites » réalisées par le compositeur ne concernent qu’une partie des opérations repérables d’une musique. Ce constat révèle également que l’auto-analyse a le même risque fragmentaire d’une analyse du répertoire, car le compositeur-auto-analyste n’est pas toujours capable d’interpréter exhaustivement sa propre musique.

En musique, seulement une partie des contraintes [...] sont définies hors-temps, avant la composition : le “reste” émerge pendant celle-ci, de l’interaction critique du compositeur avec le matériau. Il ne pourrait être autrement, car l’action du compositeur est un cheminement qui vise la création d’un contexte singulier - une “instauration de nouvelles significations [...] Cette action [émergence] est, par nature, ouverte à chaque instant à ce qui pourrait être et n’est pas encore, action donc incertaine parce qu’elle intègre l’imprévu qui émerge de l’interaction des contraintes et des choix instantanés. Nous sommes confrontés à une incertitude procédurale qui semble être constitutive du travail de composition [...] Ce qu’un compositeur sait, ce qu’il contrôle, il doit à son artisanat (aux approches techniques qu’il s’est forgé au cours de son activité productive), artisanat qui émane de ses assomptions esthétiques, artisanat orienté mais dont le déploiement présent, ainsi que le terme ultime, sont inconnus (Vaggione, 1996).

29Selon Vaggione l’analyse est donc toujours non exhaustive, essentiellement fragmentaire, car elle ne peut concerner qu’une partie du matériel analytique. De plus, les méthodologies analytiques privilégient très souvent des structures découpées au détriment des opérations constitutives, c’est-à-dire les traces de singularité de l’œuvre analysée :

L’analyse musicale, en tant qu’activité de modélisation, privilégie très souvent les formes découpées par l’analyste en laissant de côté les informations concernant les opérations constitutives qui se sont cristallisées dans l’œuvre. Non sans raison d’ailleurs, vue l’impossibilité de les reconstituer étant donné la complexité et la non-linéarité de leur nature. Si le problème qui se pose au compositeur est en grand partie “indéfini” malgré les contraintes qu’il s’est fixé lui-même, incertain parce qu’ouvert à un devenir de l’œuvre, alors il serait vain de chercher un mirage dans l’analyse des opérations constitutives, à supposer qu’on soit en possession de toutes les traces, ce qui est également vain d’espérer. En d’autres mots, l’analyse d’une œuvre ne saurait être une reconstruction du processus d’engendrement (Vaggione, 1996).

30La fragmentation inhérente de l’analyse est aussi accentuée par le fait que chaque analyse est singulière, au sens que chaque analyste a une méthodologie et des outils différents. Toutefois, Vaggione pondère que l’analyse n’est pas complètement inutile, elle joue sûrement un rôle pédagogique important :

Cela ne ne veut pas dire qu’un effort de recherche et d’herméneutique des traces ne soit pas utile : les cahiers d’esquisses de Beethoven, par exemple, peuvent nous éclairer sur une certaine dynamique d’engendrement, mais à condition de ne pas perdre de vue non seulement le caractère nécessairement fragmentaire, dans un sens d’inachèvement, mais surtout ce qu’on pourrait appeler littéralement recherche musicale (Vaggione, 1996).

31Même dans un cadre purement pédagogique, l’analyse en tant que matière d’apprentissage de la composition musicale présente des dangers lorsque des structures étudiées au cours d’un processus analytique sont employées mot-à-mot dans un processus compositionnel, c’est-à-dire lorsque le compositeur « imite » un modèle analytique :

Les règles qu’on apprend au conservatoire sont de nature pédagogique : leur finalité est de décrire, de modéliser une certaine pratique musicale afin de pouvoir l’imiter. Elles doivent être collectivement comprises et validées, sinon partagées. Souvent les analystes suivent - parfois inconsciemment - cette approche - ceci étant à la racine des confusions courantes sur le rôle de l’analyse [...] C’est le genre de questions qui se posent à beaucoup d’étudiants de conservatoires qui veulent devenir compositeurs. Il nous faudra donc distinguer aussi soigneusement que possible les règles “collectives” des déterminations “privées” du compositeur, ces dernières faisant partie de ce qui est à composer (Vaggione, 1996).

32Par conséquent, pour « apprendre à composer » (créer des singularités) il ne faut pas appliquer mot-à-mot les règles « collectives ». Certes, les règles pédagogiques font partie de l’apprentissage du compositeur, mais il faut que l’apprenti s’émancipe des « canons stylistiques » pour ainsi faire paraître des « règles privées », autrement dit créer des singularités.

33L’application terme-à-terme des « produits » analytiques est dangereuse. Toutefois, comme souligné par Vaggione, la notion de contexte est essentielle pour l’analyse du répertoire. L’application d’une structure donnée repérée par le biais de l’analyse peut générer, grâce aux interactions avec les autres éléments du système, des significations singulières.

34Pour la musique électroacoustique, l’application d’une structure impose des conséquences dans plusieurs dimensions sonores. Dans ce cas, l’application terme-à-terme des résultats analytiques atteint une dimension plus globale qui impose des contraintes dangereuses pour la composition de singularités. Il faut surtout prendre en compte que les opérations analytiques ne sont pas de la même dimension que la composition. Ce sont des relations non-linéaires, car elles sont de nature différente. La musique, dans son ensemble, ne saurait être « déduite », la déduction est par définition stricte, tandis que le processus de composition ne l’est pas.

35Notre activité en tant que compositeur est intimement liée à notre activité de recherche scientifique dans le sens où tous ces travaux se rencontrent lors des concerts. La notion de contexte dans un cadre analytique, soulignée par Vaggione ci-dessus, se révèle être dans notre activité un facteur essentiel pour délimiter notre champ d’activité. Or, c’est dans le contexte du concert, du faire musical, que la création et l’analyse se rejoignent. Évidemment, la notion de contexte mentionnée par Strawson et reprise par Vaggione, se réfère plutôt à un niveau plus spécifique à l’œuvre analysée elle-même. C’est-à-dire qu’il est possible d’analyser une pièce en interprétant l’ensemble des éléments structuraux, ainsi que leurs liaisons internes. Cette définition ressemble plutôt à une modélisation systémique dont l’objet d’étude est un réseau interactif. Dans le cadre de notre étude, nous préférons donc nous référer à des « modélisations » plutôt qu’à des « analyses ».

36Notre approche est plus globale, visant un répertoire musical numérique qui ne serait pas nécessairement issu d’un processus algorithmique automatique. Nous nous approchons alors de la notion de modélisation du courant systémique selon lequel, la modélisation, contrairement à l’analyse, vise à théoriser les actions afin de « réfléchir pour mieux agir » (Le Moigne, 1994). Cette prise de position est le point central de la recherche-création. Les modèles sont alors une représentation accessible et relativement facile, utile pour cette étude. La modélisation à laquelle nous nous référons ressemble plutôt à celle déjà mentionnée par Emmanuel Kant (1724-1804) : « la construction d’un modèle n’est ni neutre ni objective. Un modèle est construit par un homme (ou un groupe d’hommes) en fonction de la structure de son esprit et du processus de perception et d’assimilation de la réalité. Le modèle n’est pas la réalité et l’expérience tirée du réel montre que la réalité est plus complexe que le modèle » (Jarrosson, 1992, p. 177). Le modèle n’est donc jamais exhaustif et ne peut comprendre que le point de vue de l’analyste.

37Pour la suite de cette démarche, nous envisageons la consolidation d’une méthodologie créative qui veut aborder le matériau génétique du répertoire, pour l’utiliser comme outil créatif. La proximité avec la théorie et la musique du compositeur-chercheur Horacio Vaggione nous a incité à chercher un modèle analytique ayant comme pilier théorique le principe opératoire orienté objet (Vaggione, 1995, Budon, 2007). Nous proposons donc la modélisation orientée objet opératoire qui consiste à interpréter un code (entier ou partiel) d’une pièce du répertoire musical numérique en générant un réseau d’objets opératoire (modèle). Pour cela, le code originel, ainsi que les publications (journal de composition) du compositeur-chercheur analysé sont utilisés comme sources analytiques.

4. Modélisation orientée objet-opératoire

38Nous définissons la modélisation orientée objet-opératoire comme une proposition créative pour l’analyse du répertoire musical numérique. Nous faisons référence à la composition orientée objet du compositeur Horacio Vaggione. Dans notre proposition, nous nous servons du rapport intime et singulier du compositeur avec le matériau compositionnel numérique ainsi que de sa notion de réseau d’objets. La notion opératoire que Vaggione explicite dans sa démarche compositionnelle est aussi une référence importante dans notre approche analytique : l’objet logiciel comme catégorie opératoire. Notre notion de modélisation n’est ni une boîte noire, ni un algorithme, mais plutôt un réseau opératoire, contenant plusieurs échelles temporelles et dimensions morphologiques.

39Dans une publication récente, Vaggione (2010, p. 52) se penche spécifiquement sur les représentations musicales numériques de l’approche orientée-objet, c’est-à-dire l’aspect technique de la composition musicale numérique du point de vue opératoire. Le compositeur considère les patchs graphiques (comme dans le logiciel Max) « comme des ensembles de scripts alphanumériques encapsulés dans des objets graphiques qui constituent leurs abstractions » (Ibid.) : plusieurs patchs (ou sous-patchs) concourant à une même fonction peuvent être assemblés dans une unité, appelée module, qui possède un rôle spécifique (par exemple, un module de traitement granulaire). L’ensemble des modules correspond, selon Vaggione, « à la totalité d’un dispositif donné » (Ibid.). Les modules sont donc des unités opératoires dont le fonctionnement s’établit à l’intérieur d’un réseau d’interactions. Un compositeur-analyste qui désire analyser une pièce faisant appel à l’informatique musicale cherche plutôt à comprendre comment la pièce fonctionne. Le réseau d’interactions (l’ensemble d’un patch) peut donc contenir des informations capitales pour une approche analytique créative. Comme le dit Jean-Claude Risset « l’analyse est un moyen de s’apprendre à composer : il est important de pouvoir étudier de telles “partitions” si l’on s’intéresse à composer le son lui-même » (Risset, 2014, p. 219). Dans une approche analytique orientée objet, même s’il est possible d’isoler un module pour comprendre son fonctionnement, c’est le contexte, c’est-à-dire les niveaux d’interaction dans un réseau opératoire qui déterminent l’étude analytique.

40La méthodologie discutée dans cet article est fortement liée à la figure compositeur-chercheur. Il faut toujours prendre en compte que la composition musicale a une valeur en elle-même et que sa réussite dépend de la manière dont le compositeur se l’approprie. Ce qui justifie l’application de la modélisation orientée objet opératoire est le niveau de modification et d’approfondissement de l’objet compositionnel dans le cadre d’un processus créatif, c’est-à-dire le fait que le compositeur-analyste s’approprie une analyse pour trouver sa propre théorie compositionnelle. De plus, grâce à l’explicitation du processus compositionnel, la discussion au sein de la communauté est possible. De fait, cette approche est une démarche scientifique musicale. Le compositeur-chercheur fait donc un travail en boucle création-recherche dans une communauté scientifique musicale où émergent de nouveaux concepts. C’est justement cette propriété de la recherche musicale qui a contribué à la réussite de Resonant Sound Space (2001-02) du compositeur Jean-Claude Risset (2012).

41Les liaisons entre l’analyse et la création émergent naturellement dans un contexte opératoire commun dans l’activité du propre compositeur-analyste. L’appropriation naturelle de l’analyse pour la composition a été déjà signalée par Arnold Schoenberg (2011, p. 320), lorsqu’il fait référence à ses analyses des œuvres de Mozart, Schubert et d’autres pour expliquer l’irrégularité comme étant l’un des principes de l’organisation musicale. De plus, il signale qu’en lisant son analyse, le lecteur peut mieux comprendre sa musique ainsi que la musique de Mozart.

42D’après nos références bibliographiques et les réflexions sur l’état de la recherche analytique créative consacrée au répertoire musical numérique, spécialement les textes de Horacio Vaggione et de Jean-Claude Risset, en corrélation avec notre activité musicale, nous proposons les six principes fondamentaux de la modélisation orientée objet-opératoire :

  1. La modélisation est opératoire ; c’est-à-dire, elle permet que l’analyste puisse accéder au matériau analytique (sous toutes les échelles et dimensions) par le biais du code informatique. L’analyste ne se limite pas à changer les paramètres du code original, comme dans la démarche de Clarke, mais peut aussi avoir accès à l’intérieur du code générateur et l’opérer.

  2. La finalité de la modélisation est créative ; même s’il est possible d’avoir une cohérence intrinsèque de la modélisation pour mieux comprendre le répertoire analysé, l’objectif principal est de l’utiliser pour la génération d’un matériel créatif, soit pour la composition d’une nouvelle pièce originale, soit pour l’interprétation, soit pour le recodage de la propre pièce analysée.

  3. Le contexte est plus important que les éléments isolés ; étant donné que la modélisation orientée objet privilégie le réseau opératoire, ce sont les interactions entres les objets (même si d’un point de vue systémique chaque objet est un réseau en soi) qui garantissent la singularité de la pièce et par conséquent, qui contiennent les traces génétiques pertinentes à l’étude du compositeur-chercheur.

  4. La modélisation n’est jamais exhaustive ; les nombreuses limitations et les difficultés méthodologiques – accès au code original, problème de portage de version etc.. – ainsi que la nature fragmentaire de la modélisation, impliquent que ce processus ne représente qu’un point de vue choisi délibérément par le compositeur-analyste.

  5. La modélisation et la composition ne sont pas dans la même dimension : c’est-à-dire, l’application de structures termes-à-termes n’est pas envisageable. Même si dans certains cas le contexte est suffisant pour garantir une singularité de la création, l’application stricte d’un objet obtenu par le biais de la modélisation ne garantit pas la valeur ni de l’analyse, ni de la composition.

  6. Il n’existe pas de méthode unique : vue la pluralité de ce répertoire, concernant notamment les matériaux et les ressources analytiques disponibles, pour chaque cas, ainsi que pour chaque finalité, la méthode doit s’adapter aux conditions de viabilité, sans pour autant négliger les cinq points ci-dessus.

43En plus des questions méthodologiques mentionnées ci-dessus, la pertinence de l’analyse pour la composition reste toujours un sujet vague. Certes, l’aspect pédagogique est important pour la formation d’un jeune compositeur, mais comment définir l’appropriation de l’analyse pour des compositeurs déjà avérés ? Comment expliquer alors le cas des analystes-compositeurs Alain Bonardi et Antonio de Sousa Dias. Bonardi, par exemple, utilise le savoir-faire acquis lors du codage des harmonizeurs de l’analyse de Philippe Manoury pour la composition de ses pièces, notamment la série Pianotronics. Antonio de Sousa Dias, quant à lui, entreprend une démarche créative fondée sur la composition à l’intérieur du son à travers des opérations dynamiques sur les structures internes du son, approche certainement influencée par ses analyses des œuvres de Jean-Claude Risset. Tout d’abord, dans le cas des compositeurs-analystes expérimentés, le choix du répertoire analysé passe d’abord par un clivage. Le compositeur-analyste choisit, implicitement ou explicitement, un répertoire qui, en général, a une affinité avec son style compositionnel. Cela fait qu’il « contextualise » l’analyse avec sa propre production créative, afin d’avoir un regard transversal sur l’ensemble des pièces. Le compositeur-analyste peut ainsi « voir plus loin » en analysant les pièces du répertoire. Il s’agit d’un processus naturel et non défini a priori. Il « choisit » rarement d’analyser un répertoire pour ensuite « s’approprier » la composition. Par conséquent, l’application stricte d’un produit analytique dans un cas créatif n’est en aucun cas une garantie de réussite de la nouvelle pièce composée. Cela rejoint le constat déjà observé par Risset concernant la recherche musicale au sens large : « L’adhésion rigoureuse à une règle ou un processus n’ont pas valeur de justification : comme pour une recette de cuisine, la preuve est dans la dégustation » (Risset, 2008, p. 115). Tout se passe donc naturellement dans un espace commun d’interaction, un contexte. Dans notre activité, le concert, le faire musical, est l’espace commun dans lequel s’articulent la création et l’analyse.

Conclusion

44Le croisement entre la pensée de Risset et Vaggione sur l’analyse et la composition nous a permis de tracer notre propre point de vue fondé sur notre pratique de compositeur et de chercheur. L’analyse a une place centrale dans notre activité. Cela se présente notamment sur l’idée de l’analyse avec des sources primaires (code informatique, partition, matériaux sonores) en ayant touchants directement d’autres domaines comme l’archivage, la documentation et la préservation du répertoire musical numérique. C’est surtout l’aspect créatif qui nous intéresse, notamment la pertinence de cette spécialité au sein de notre activité de compositeur. Les spécificités de notre approche nous ont amené à la nommer modélisation orientée objet-opératoire. Toutefois, cela peut erronément induire que notre approche est isolée. La démarche de certains compositeurs rejoint la nôtre en mettant en avant des problématiques comme la modélisation, le recodage, la recomposition et le caractère dynamique de ce répertoire. Notre association au compositeur-analyse Antonio de Sousa Dias autour du projet de recherche-création sur Inharmonique (1977) de Jean-Claude Risset montre l’envergure de cette perspective.

45La création de la nouvelle version interactive et temps réel d’Inharmonique est l’aboutissement de notre réflexion sur le croisement de l’analyse et de la création de la musique faisant appel à l’informatique musicale. Cette nouvelle version a été réalisée dans le cadre de nos projets avec les compositeurs-analystes Antonio de Sousa Dias et Alain Bonardi à partir d’une recherche entamée par l’autre compositeur-analyste José Luis Ferreira in memoriam. Chacun a incorporé l’analyse et recréation d’Inharmonique à sa manière tout en gardant leur singularité. Bonardi fait une appropriation explicite, alors que de Sousa Dias donne suite à une longue activité de recherche-création qui partage des problématiques similaires à celle de Risset et qui dépasse l’étendue d’une seule composition8. Cela prouve que notre démarche n’est pas unique et que les réflexions dégagées au cours de cet article peuvent être utiles dans de nombreux cas de recherche-création.

Bibliographie   

Battier Marc (2003), « A Constructivist approach to the analysis of electronic music and audio art – between instruments and faktura », Organised Sound, vol. 8, no. 3. https://doi.org/10.1017/S1355771803000220

Baudouin Olivier (2007), « A Reconstruction of ‘Stria’ », Computer Music Journal, vol. 31, no. 3. https://www.jstor.org/stable/40072595

Baudouin Olivier (2009), « La faktura, “outil conceptuel d’analyse” - Illustration avec Stria, de John Chowning », Journées d’informatique musicale, Grenoble. https://hal.science/hal-03132802/

Bonardi Alain (2011), « Compte-rendu de virtualisation/migration de l’œuvre En Echo de Manoury », version 1.2, documentation du projet ANR ASTREE, Paris : Equipe ICM/IRCAM.

Vaggione Horacio dans Budon Osvaldo (2007), « Composer avec des objets, réseaux et échelles temporelles : Une interview avec Horacio Vaggione », in : M. Solomos (éd.) Espaces composables : essais sur la musique et la pensée musicale d’Horacio Vaggione, Paris, L’Harmattan.

Chailley Jacques (1951), « Traité historique d’analyse musicale », Paris, Alphonse Leduc.

Clarke Michael (2012), « Analysing Electroacoustic Music: an Interactive Aural Approach », Music Analysis, vol. 31, no. 3. https://doi.org/10.1111/j.1468-2249.2012.00339.x

Dahan Kevin (2007), « Surface Tensions: Dynamics of ‘Stria’ », Computer Music Journal, vol. 31, no. 3. https://www.jstor.org/stable/40072594

Dodge Charles, Jerse Thomas (1997), Computer music: synthesis, composition and performance, U.S., acmillan Library Reference.

Donin Nicolas (2013), « L’auto-analyse, une alternative à la théorisation ? », in Théories de la composition musicales au XXe siècle, Lyon, Symétrie.

Guillot Mathieu, Risset Jean-Claude (2008), Du Songe au son. Paris, L’Harmattan.

Jarrosson Bruno (1992), Invitation à la philosophie des sciences, Paris, Seuil.

Le Moigne Jean-Louis (1994), La théorie du système général : théorie de la modélisation, Collection Les Classiques du réseau intelligence de la complexité.

Risset Jean-Claude, Arfib Daniel, De Sousa Dias Antonio, Lorrain Denis, Pottier Laurent (2002), « De Inharmonique à Resonant Sound Spaces : temps réel et mise en espace », Journées d’informatique musicale, Marseille. https://hal.science/hal-02982725/

Risset Jean-Claude (2014), Composer le Son : repères d’une exploration du monde sonore numérique, Écrits, vol 1. Paris, Hermann.

Schoenberg Arnold (2011), Le style et l’idée, Paris, Buchet/Castel.

Strawson Peter Frederick (1985), Analyse et métaphysique, Paris, Vrin.

Stroppa Marco (1984), « Sur l’analyse de la musique électronique », in l’Ircam, une pensée musicale, Paris, Editions des Archives Contemporaines.

Svidzinski João (2018), Modélisation orientée objet-opératoire pour l’analyse et la composition du répertoire musical numérique, Thèse de doctorat, Université Paris 8. https://hal.science/tel-02045765/

Pachet François, Roy Pierre (2004), « Harmonisation Automatique et Programmation par Contraintes », in Du Signal au Signe Musical, Hermes.

Pottier Laurent (2001), « ‘Turenas’ (1972) de John Chowning, vers une version interactive », Musimediane, Numéro 6. https://www.musimediane.com/6pottier/

Vaggione Horacio (1995), « Objets, Représentations, Opérations », Ars Sonora n° 2 http://www.ars-sonora.org/html/numeros/numero02/02e.htm

Vaggione Horacio (1996), « Singularité de la musique et analyse : l’espace d’intersection », in Analyse en Musique Électroacoustique, Actes de l’Académie internationale de musique électroacoustique, vol. II, Bourges, Éditions Mnémosyne.

Vaggione Horacio (2010), « Représentations musicales numériques », in Manières de faire des sons, Paris, L’Harmattan.

Varèse Edgard (1983), Écrits, Paris, Christian Bourgois.

Zattra Laura (2005), « Analysis and Analyses in Electroacoustic music », Proceedings Sound and Music Computing, SMC 05, Salerno, Italie.

Tous les liens ont été vérifiés à date de publication.

Notes   

1 Il s’agit du chapitre 5 « Analyser pour composer : vers la modelisation orientee objet-operatoire Svidzinski » page 175 (Svidzinski, 2018).

2 Nous signalons notamment le recodage des codes de Risset réalisés par Dodge et Jerse (1985), repris maintes fois dans des cadres créatifs. Voir notamment l’exemple de De Sousa Dias et Bonardi ci-dessous.

3 L'analyse graphique, à l'instar des approches fondées sur l'écoute, est l'un des outils le plus utilisé pour l'analyse du répertoire électroacoustique. Notamment les logiciels Acousmographe et EAnalysis.

4 Par trace génétique, nous entendons toute inscription numérique de l'activité de composition : programmes, logs, scripts

5 https://research.hud.ac.uk/lorem/legacy/institutes-centres/iaa/

6 http://faust.grame.fr/

7 Vaggione se réfère à Strawson (1985).

8 Pour avoir plus de détails sur ces deux travaux, voire l’article Analyse créative en recherche-création : exemples d’appropriation à partir du recodage d’inharmonique de Jean-Claude Risset publié dans ce même volume.

Citation   

Joao Svidzinski, «Analyser pour composer en musique faisant appel à l’informatique», Revue Francophone d'Informatique et Musique [En ligne], Numéros, n° 9 - Inharmonique (1977) de Jean-Claude Risset : création, ré-création et avenir, mis à  jour le : 11/09/2023, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/rfim/index.php?id=667.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Joao Svidzinski

CICM, Laboratoire MUSIDANSE, Université Paris 8, svidzinski@gmail.com