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L'Ethnographie

L’Ethnoscénologie et le réseau mycélien

Une écologie des liens

Nathalie Gauthard

Juillet 2021

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.1033

Résumés

Cet article entend employer la métaphore du réseau mycélien, un ensemble de ramifications invisibles à l’œil nu, organisé en rhizome et jouant un rôle vital dans l’écosystème afin de poser les fondements épistémologiques de l’ethnoscénologie et d’en préciser les méthodes et les perspectives. Cette métaphore défend une vision du monde attentif au divers et respectueux des communautés, une ouverture des possibles, un rapport au sensible particulier, une brèche poétique et émerveillée sur le monde et sa diversité. C’est un ensemble de ramifications invisible à l’œil nu organisé en rhizome qui joue un rôle vital dans l’écosystème, une connectivité, une écologie des liens incarnée par l’ethnoscénologie.

Texte intégral

« Faites rhizome et pas racine, ne plantez jamais ! Ne semez pas, piquez ! Ne soyez pas un ni multiple, soyez des multiplicités ! » Mille plateaux, Gilles Deleuze et Felix Guattari

1Le dernier livre d’Anna Lowenhaupt Tsing : Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre sur les ruines du capitalisme1, illustre les liens ténus entre l’homme, la forêt, le réseau mycélien2 que met en place le matsutake, un précieux champignon japonais qui « ne peut pas vivre en dehors de ses relations transformatrices avec les autres espèces ». Cette contamination, cet enchevêtrement, cette mise en réseau créé des écosystèmes de pratiques de coopérations. L’autrice joue sur les effets d’échelles entre communautés humaines et non humaines et dresse une cartographie poétique et politique multi-espèce, attentive à la diversité. Le réseau mycélien y est circulation, collaboration, expérimentation et parfois rejet. L’ethnoscénologie, née à la fin des années 90, incarne un autre type de réseau mycélien, inclusif et postcolonial, au-delà des poncifs, clichés et concepts érodés. Elle est entrecroisement, enlacement, rhizome.

2La métaphore du réseau mycélien, un ensemble de ramifications invisibles à l’œil nu, organisé en rhizome et jouant un rôle vital dans l’écosystème accompagnera cette réflexion afin de poser les fondements épistémologiques de cette discipline, d’en préciser les méthodes et les perspectives. Le terme d’écologie renvoie à son sens premier, une « science des relations et des conditions d’existence » élargie aux « humanités écologiques »3, une connectivité invitant à se décentrer, à contextualiser, à situer ses savoirs.

Racines et radicelles de la pensée ethnoscénologique

3Contrairement à ce que le préfixe « ethno » induit, l’ethnoscénologie n’est pas un des « multiples sous-domaines spécialisés issus de l’ethnologie »,4 mais prend naissance au sein du département théâtre de l’université de Paris VIII sous l’impulsion du professeur Jean-Marie Pradier. Le contexte d’émergence de cette nouvelle discipline est relativement mal connu, ainsi que les différents courants qui l’animent. Ses relais sont multiples et forment une galaxie de réseaux institutionnels, culturels, artistiques et universitaires : de la Maison des Cultures du Monde à l’université de Paris VIII, de l’université de Nice à celle de Salvador de Bahia, du Centre Français du Patrimoine Culturel Immatériel à l’UNESCO, de l’université d’Artois à celle de Montpellier, Bordeaux-Montaigne ou de l’Académie des arts performatifs de Taïwan. C’est tout un réseau vibrionnant, vivant et en mouvement qui a été mis en place depuis sa création en 1995. Cette constellation de relais, cette écologie des liens s’est également mise en place grâce aux activités de la Société Française d’Ethnoscénologie — SOFETH — que j’ai eu l’idée de créer à l’université de Nice dès 2005.

4À propos de la création de l’ethnoscénologie Jean-Marie Pradier souligne, dans un article daté de 1999 :

L’ethnoscénologie est née dans un climat favorable, au moment de l’effondrement de certaines théories figées et très morcelantes, qui considéraient par exemple les comportements spectaculaires, dont le théâtre et la danse, dans une perspective résolument intellectualiste, au sens pathologique du terme. Elle est née aussi à un moment où l’on a fait avancer les choses dans le domaine de l’interdisciplinarité. L’ethnoscénologie est par nature transdisciplinaire, en référence à des corps de savoir scientifique, à des méthodes, à des épistémés comme la neurobiologie, l’anthropologie, la linguistique, la sociologie, mais aussi à la connaissance des praticiens. Elle est née aussi à un moment où l’on s’intéresse de plus en plus aux formes spectaculaires qui viennent des autres et du très lointain. Mais l’ethnoscénologie doit s’intéresser également aux pratiques européennes et euroaméricaines et ne doit pas être réservée à ceux que l’on appelle, non sans paternalisme hautain, les peuples sans écriture, aux primitifs, aux ex-colonisés5.

5Plusieurs points importants sont à relever dans cet extrait : à la fois la nature transdisciplinaire de l’ethnoscénologie, la dénonciation du « paternalisme hautain » et surtout l’ouverture sur la diversité, le proche et le lointain. La proposition transdisciplinaire a favorisé l’émergence de nouveaux chercheurs/euses6, formé.e.s en ethnoscénologie, reconnu.e.s et qualifié.e.s dans différentes disciplines académiques. De surcroît, à l’instar des ethnomusicologues, qui sont pour la plupart musiciens, la plupart des ethnoscénologues sont également des praticien.es de la scène. Cette entrée proprioceptive permet l’accès à une connaissance tacite, pour reprendre l’expression d’Eugenio Barba7. À cela s’ajoute une approche sensible, philosophique et anthropologique sur les techniques du corps et du geste dans la lignée de Marcel Mauss, Marcel Jousse, François Laplantine, pour ne citer qu’eux. Elle se situe aussi aux croisements des recherches sur l’art de l’acteur/trice à l’instar des réflexions de Jerzy Grotowski, Eugenio Barba, Peter Brook, etc. D’autres travaux ont également nourri la réflexion des ethnoscénologues grâce à des recherches élargies au domaine de la fête, des arts de la performance et des processions, sur le modèle des travaux de Gérard Toffin8, sur la déclamation et l’oralité sur l’épopée et les littératures de la voix de Nicole Revel9, sur les joutes verbales avec l’analyse du rituel védique de Charles Malamoud10, du théâtre indien de Lyne Bansat-Boudon11 et Gilles Tarabout12, sur l’étude sur le jeu de Roberte Hamayon13, etc. Il est difficile de dresser une liste tant les objets d’études en ethnoscénologie sont divers et variés et ne présentent pas un champ de recherche homogène. Chacun de ses objets de recherches implique une méthodologie qui lui est propre, en fonction de la provenance et des compétences du/de la chercheur/euse, de l’expérience du terrain de recherche, des pratiques observées. Ainsi que le rappelait Jean-Marie Pradier au début :

En quelques années plusieurs définitions de l’ethnoscénologie ont été avancées. Elles se situent entre deux pôles extrêmes. L’un n’est pas sans rappeler les premiers pas de l’ethnomusicologie lorsque la taxonomie musicale se faisait l’écho de la conception hiérarchique des civilisations. L’autre attend d’une nécessaire transdisciplinarité les moyens de fonder une scénologie générale dont les études théâtrales stricto sensu seraient une branche. Plutôt que de penser par catégories, l’ethnoscénologie se propose d’examiner les contextes qui ont conduit à l’idée même de catégorie.14.

6D’où la « nécessaire conjonction »15 avec l’anthropologie et l’étude des mondes contemporains, même en ce qui concerne les pratiques dites traditionnelles16. De surcroît, à l’heure de la multiplication des écrans et de l’envahissement des images sur tous les supports de communication, des phénomènes migratoires, des processus de délocalisation, de déterritorialisation et de la « touristification » de masse, les frontières réelles ou symboliques, les perceptions sur l’altérité ne sont plus les mêmes. Toutes les études sur le postcolonialisme et le postmodernisme démontrent que nous sommes à présent dans l’ère du branchement (J.L. Amselle), du « tout-monde » (E. Glissant), de la transculturalité ou de la transnation, de l’hétérogénéité (A. Appaduraï), voire de l’hybridité ou du cyborg (D. Haraway) d’où l’exigence d’une discipline rigoureuse et consciencieuse dans son approche et ses méthodes.

Une autre pratique de la pensée : le déploiement mycélien

7Afin de se constituer en réseau et de poursuivre la dynamique impulsée au sein de l’axe ethnoscénologie de l’université de Paris VIII, j’ai eu l’idée de créer la SOFETH dès 2005 après ma nomination sur un poste de Maîtresse de conférences en études théâtrales à l’université de Nice sur le modèle de la Société Française d’Ethnomusicologie, la SFE17. À l’instar du colloque de création de l’ethnoscénologie dans les années 1990, la création officielle de la SOFETH, le 24 septembre 2007 comptait des doctorant.e.s en ethnoscénologie, des jeunes chercheur/euse.s, des anthropologues, des ethnologues et des praticien.ne.s de la scène. Les buts de l’association étaient et restent toujours aujourd’hui les suivants :

  • Promouvoir la recherche théorique et pratique, et l’enseignement dans le domaine de la discipline

  • Développer les échanges d’informations scientifiques, techniques et artistiques à l’échelle nationale et internationale entre les personnes, les services et les disciplines apparentées qui sont préoccupées de problèmes afférents à ce champ d’études.

  • Diffuser, sous toutes ses formes les résultats qui intéressent les progressions concernées dans les divers domaines relevant de l’ethnoscénologie

  • Participer à toutes les activités qui relèvent des divers domaines de ce champ interdisciplinaire, tant en recherche qu’en enseignement et en application.

8Au début des années 2000, la SOFETH, dont j’assurais la présidence, souhaitait promouvoir une autre pratique de la pensée en arts du spectacle avec la volonté de rompre avec tout ethnocentrisme académique et prônant une ouverture respectueuse des sociétés ou communautés étudiées. Nous avions adopté et assumé une posture d’inspiration postcoloniale et inclusive dans nos recherches et dans nos enseignements. Là où l’anthropologie culturelle et sociale avait résolu le problème depuis longtemps, les études en arts du spectacle avançaient timidement vers une ouverture sur l’altérité remettant en cause, lentement, des postures orientalistes, patriarcales et colonialistes. De nos jours, des perspectives de recherches innovantes et variées prennent désormais en compte les aspects esthétiques, historiques, politiques, sociaux et économiques de la production et de la réception des spectacles. Néanmoins, cette posture inclusive et transdisciplinaire, ce travail de déconstruction reste toujours d’actualité avec les récents débats autour des appropriations culturelles et autre procès en « islamo-gauchisme » à l’université. Sylvie Chalaye, professeure à la Sorbonne-Nouvelle en études théâtrales, fait le même constat dans son dernier ouvrage dans lequel elle croise études théâtrales et approches socio-historique dans une perspective postcoloniale :

Derrière la peau, au théâtre, se tapissent des questions inarticulées qui ont trait à la fin de l’empire colonial et aux enjeux migratoires qui lui sont corollaires. Au lieu d’affronter ces questions, au final d’ordre politique, le théâtre a choisi au pire l’oubli, l’évitement et le déni, au mieux la fantaisie et le détour humoristique, qui désamorcent jugements, nostalgie et regrets mais n’échappent pas à l’inconscient culturel colonial et aux curieux réflexes conditionnés qui s’imposent à ceux qui ignorent le passé.18

9En ethnoscénologie, une autre thématique fédératrice croisant les revendications et les constructions identitaires en arts vivants et performatifs, les processus et effets de la patrimonialisation (patrimoine culturel immatériel — PCI), les processus mémoriels et leurs réactualisations sur les scènes locales et globales ont permis de dégager des outils de réflexions pour des chercheur/euse.s, étudiant.e.s en masters et doctorant.e.s. Au-delà de ces thématiques, cette approche a permis d’asseoir et de développer une anthropologie, encore inédite, des arts vivants et performatifs.

10La question des circulations transnationales fut notamment au fondement des recherches d’un de nos collaborateurs brésiliens, Armindo Biao19, acteur, metteur en scène et professeur à l’université de Bahia et membre actif du réseau de recherche en ethnoscénologie. Il considérait sa « matrice » bahianaise comme singulière, multiculturelle et se situant dans une perspective dynamique de la notion de tradition. Ses questionnements, esthétiques, personnels et sensibles étaient au cœur des recherches en ethnoscénologie au Brésil. En effet, en s’exportant, dans une opération de transfert d’une société à une autre, les arts vivants et performatifs invitent à entrer dans un processus d’élaboration cognitive où l’imaginaire se mêle au perceptif et au conceptuel : le monde de l’Autre. Ce phénomène a été observé par de nombreux chercheurs tel.le.s que Laurent Aubert20, Emmanuelle Olivier21 et Sarah Andrieu. Tout un pan de la recherche s’est également focalisé sur les contextes de productions de ces nouvelles créations scéniques dites « traditionnelles », parfois revisitées pour un regard extérieur et/ou touristique, alliées conjointement au processus complexe de « sauvegarde » de ces formes. Ces nouvelles perspectives participèrent d’un mouvement actuel et mondial notamment centré sur la patrimonialisation des « pratiques culturelles immatérielles » dans le sillage de l’UNESCO. À ce titre, Armindo Biao, observant la circulation des formes carnavalesques de la France au Brésil22, s’était focalisé sur le carnaval de Maragogipe à Bahia, patrimonialisé « patrimoine culturel immatériel » de Bahia, ce qui avait soulevé chez lui de nombreuses interrogations. Cette notion de « patrimoine culturel immatériel » a notamment été promue par un des co-fondateurs de l’ethnoscénologie, Chérif Khaznadar, fondateur et président de la Maison des Cultures du Monde, expert pour l’UNESCO.

La SOFETH, agrée ONG pour le PCI par l’UNESCO

11L’UNESCO a été créée en 1945 à la suite de la Seconde Guerre mondiale et sa vocation a été d’emblée « la coordination de la coopération internationale en éducation, sciences, culture et communication ». Mais ce sont surtout les premières campagnes de sensibilisations à échelle mondiale pour la sauvegarde des patrimoines matériels en danger qui ont fait connaître l’UNESCO à un large public à partir des années 1960. La question patrimoniale occupe dès lors une large place dans les débats et les actions menées par celle-ci. Ainsi que l’ont souligné David Berliner et Chiara Bortolotto dans Le Monde selon l’UNESCO23 :

Ces premières campagnes mondiales pour sauver des sites en péril (Abou Simbel, Venise, Borobudur) ont mobilisé l’opinion publique et fait connaître l’Organisation auprès du grand public, tout en introduisant l’idée que la protection du patrimoine et sa transmission aux générations futures relèvent de la communauté internationale.

12Plusieurs conventions ont ensuite été conduites et adoptées. En 1984 a lieu avec la « Réunion d’experts en vue de l’établissement d’un programme concernant le patrimoine non physique » présidée par Chérif Khaznadar24 où est promulguée la convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (PCI) en 2003. Liée au PCI, la notion de « sauvegarde » participe d’un processus mémoriel mettant en jeu les notions de remémoration et de contemporanéité. Dans son ouvrage Alerte : Patrimoine culturel en danger, l’ancien directeur de la Maison des cultures du monde et président de la commission culture de l’UNESCO, Chérif Khaznadar, souligne en citant Michel Leiris que « sauvegarde n’est pas à confondre avec conservation » car selon Michel Leiris :

Dès l’instant que toute culture apparaît comme en perpétuel devenir et faisant l’objet de dépassements constants à mesure que le groupe humain qui en est le support se renouvelle, la volonté de conserver les particularismes culturels d’une société (…) n’a plus aucune espèce de signification. Ou plutôt une telle volonté signifie, pratiquement, que c’est à la vie même d’une culture qu’on cherche à s’opposer25.

13L’actuel débat entre les chercheurs et les experts du patrimoine se focalise sur l’interprétation de la convention de 2003 en tant qu’instrument normatif et codifié à l’échelle internationale. De surcroît, en ces temps de revivalismes et de crispations identitaires observés partout dans le monde la notion de « patrimoine culturel immatériel » développée, promulguée et propagée par l’UNESCO peut véhiculer des visions normatives du passé ainsi que de nouvelles constructions identitaires fortes. Le débat sur « l’identité », « la tradition », « le patrimoine » est vif chez les chercheurs. Ainsi le concept « d’arts traditionnels », peut être interprété comme une « pratique artistique muséifiée » dont le destin est de se reproduire « à l’identique » ou d’être « fossilisée ». La « tradition » produirait des « cultures d’origines », et « purifierait » toutes influences extérieures, sans prendre en compte la dynamique des sociétés26 (Lenclud, 1994, Hobsbawn et Ranger, 1995), leurs mouvances27 (Leiris, 1950), leurs histoires et fixerait des signes et des codes culturels en créant de nouvelles taxinomies issues d’un discours ethnique ou racial (Amselle, 2010). Cette rhétorique culturelle, cet étiquetage de la tradition et du patrimoine, dans notre ère de la globalisation, n’auraient pour effet que de renforcer les crispations identitaires et de réifier le spectacle vivant.

14Avec le désir d’inscription sur les listes du PCI, les localités se multiplient, se mettent en concurrence, et les heurts, désaccords et conflits s’exaltent28. Chérif Khaznadar, un des initiateurs de la convention, portait néanmoins une vision positive et dynamique : « le patrimoine culturel immatériel ce n’est pas des listes, mais une nouvelle vision du monde et de l’avenir de l’homme. »29

15Quant à la SOFETH, son rôle a été consultatif. Nous avons été sollicités, en tant que chercheur/euse.s expert.e.s pour aider des communautés d’artistes, des localités et des groupes artisanaux à déposer une fiche d’inventaire du patrimoine culturel immatériel national pour le Ministère de la Culture.

De l’idée à la méthode, de la théorie à la pratique (et vice-versa)

16« Comment voir ? D’où voir ? Quelles limites à la vision ? Pourquoi voir ? Avec qui voir ? Qui arrive à soutenir plus d’un point de vue ? Qui est borné ? Qui porte des œillères ? Qui interprète le champ visuel ? »30 Ainsi s’exprime Donna Haraway, primatologue, biologiste et philosophe, dans son Manifeste cyborg proposant un nouveau regard, d’autres visions du monde scientifique à l’aune des préoccupations féministes. « Apprendre à voir d’en bas requiert au moins autant de savoir-faire avec les corps et le langage, avec les médiations de la vision, que les visualisations technoscientifiques les plus élevées »,31 ajoute-t-elle. La production d’un savoir, quel qu’il soit, est corrélée à un ensemble de méthode, à une mise en réseau, un système de coopération, à une « politique des affinités ».

17« La méthode, c’est le nom du chemin quand on l’a parcouru » résume également le philosophe et historien Wilhelm Dilthey. En ethnoscénologie, la question de la méthodologie a vite émergé essayant de transcender les chapelles disciplinaires. En effet, comment rendre compte de la logique des multiplicités ? Comment instaurer des liaisons entre les différences sans pour autant les dénaturer ? La question de la méthode est donc essentielle car elle postule l’emploi d’un ensemble d’outils et de moyens à mettre en œuvre en fonction de son objet de recherche, de son terrain d’étude. Grâce à l’approche transdisciplinaire, ancrée dans l’anthropologie des mondes contemporains et à une approche ethnographique, l’ethnoscénologie a développé des méthodes concrètes d’enquête de terrain. L’ethnoscénologue, conscient.e de la spécificité des arts vivants et performatifs, pratique son terrain selon plusieurs étapes. La première, commune à toute recherche, consiste en un recensement de l’état des connaissances. Et si le terrain est « éloigné », en un traitement des questions linguistiques, des sources locales et des documents iconographiques ou audiovisuels. La seconde étape aborde les modes de production des données de l’enquête car les sources d’informations peuvent être multiples : acteur/trice.s, danseur/euse.s, musicien.ne.s, responsables locaux, chef.fe.s de troupe, apprenti.e.s, etc. ont tou.te.s un savoir global et précis de leur art. L’ethnoscénologue qui observe ces pratiques peut envisager son étude par l’apprentissage des techniques du corps afférentes aux arts vivants et performatifs étudiés ou bien être le/la témoin des processus créatifs de l’élaboration d’un spectacle ou encore assister régulièrement aux représentations et témoigner des variations d’interprétation et de transformation d’une forme. La spécificité de sa recherche peut également conduire à avoir recours à une grille de technique de jeu musical, chorégraphique ou gestuel.

18Les techniques de l’entretien sont également développées. En effet, comment rendre compte des transformations des formes étudiées avec une diversité d’informateurs ? Ainsi, les érudits témoignent du fonctionnement de la société d’un point de vue diachronique notamment avec l’interprétation de la dimension textuelle et symbolique des traités existants, les plus anciens, eux, témoignent des transformations et des codifications, et les jeunes générations — issues de la modernité et des conséquences de la globalisation — de la dimension contemporaine de leurs pratiques et des processus de professionnalisation qui jusque-là n’existaient pas pour certaines pratiques dites traditionnelles, le tout en prenant garde à décrypter les réponses formatées ou idéologiquement orientées.

19Inspirée par les approches de James Clifford et George E. Marcus32, l’ethnoscénologie participe à cette approche expérimentale du terrain et de ces méthodes d’enquêtes grâce à l’ethnographie multisite (multi-sited ethnography)33. Selon les enquêtes, cette méthode peut se décliner selon trois axes principaux. Le premier aborde l’angle local et la dimension ethnographique avec l’étude des productions artistiques afin d’engager une recherche fondée sur la contextualisation.  Le second axe rend compte des croisements et ouvre sur une approche comparative des formes à l’échelle transnationale avec éventuellement l’étude des réseaux de diffusion et de production et leur impact sur l’imaginaire, les identités et les représentations. Il renvoie à un espace multisitué qui insère les arts vivants dans des changements d’échelles et d’espaces interconnectés. Et le troisième s’intéresse à la pratique active des acteurs avec l’analyse des pratiques et des discours. Cette étude des pratiques actives a pour fonction, en particulier dans un contexte de « regard inégal », de dépasser l’ethnocentrisme fidèle à sa posture postcoloniale et inclusive de départ. Ainsi l’ethnoscénologie a intégré une méthode concrète via l’enquête de terrain qui consiste à circonscrire un objet de recherche qui peut parfois paraître insaisissable (son caractère vivant) et qui est sans cesse renouvelé (le côté éphémère de la représentation ou de la performance), même dans un cadre codifié. Elle a permis de saisir dans sa spécificité anthropologique un art vivant et de contribuer à l’intelligibilité d’un genre ou d’une forme (de théâtre, de danse, de musique, de procession, de fête) à partir de l’observation des pratiques et des discours qui le concernent. L’étude des contenus, des textes, des conventions scéniques et du jeu des acteurs nécessite une introduction théorique à l’analyse du spectacle et à l’étude en esthétique des arts de la scène, ce qui différencie l’ethnoscénologie de l’anthropologie culturelle. De même que la place des pratiques scéniques ou performatives dans la société étudiée nécessite le recours à l’anthropologie ou à l’histoire culturelle : dans quelle trame culturelle la forme étudiée est-elle insérée ? Quels sont les liens sociologiques qui s’y nouent ? Quels sont les enjeux sociopolitiques ? Évidemment toutes ces questions diffèrent selon les objets d’études.

20Pour revenir à l’écologie des liens et conclure avec la métaphore du réseau mycélien, Claude Lévi-Strauss écrivait à propos des champignons :

Le parti des hommes pour ou contre les champignons (qui subsistent dans l’économie moderne, comme un des derniers produits sauvages objet de collecte et de ramassage) n’est pour l’humanité qu’une des façons, moins insignifiante qu’il ne semble, de choisir d’exprimer le type de rapports qu’elle entretient avec la nature, et le monde.34

21La métaphore du réseau mycélien défend une vision du monde attentif au divers et respectueux des communautés, une ouverture des possibles, un rapport au sensible particulier, une brèche poétique et émerveillée sur le monde et sa diversité. C’est un ensemble de ramifications invisible à l’œil nu organisé en rhizome qui joue un rôle vital dans l’écosystème, une connectivité, une écologie des liens incarnée par notre discipline, l’ethnoscénologie.

Notes

1 LOWENHAUPT TSING Anna, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre sur les ruines du capitalisme, (préface par STENGERS Isabelle et traduction par PIGNARRE Philippe), Les empêcheurs de penser en rond / La découverte, Paris (2015) 2017.

2 Le mycélium constitue « l’ensemble de filaments plus ou moins raméfiés formant la partie végétative d’un champignon », définition du CNRTL. Ce réseau mycélien favorise l’interaction entre les plantes, c’est ce que l’on nomme la symbiose mycorhizienne.

3 BIRD ROSE Deborah, Vers des humanités écologiques suivi de Oiseaux de pluie, traduit par SCHAEFFER Marin, Wildproject, 2019

4 BERGER Laurent, Les nouvelles ethnologies - Enjeux et perspectives, Paris, Armand Collin (coll. 3 sociologie »), 2005, p.5.

5 Entretien avec PRADIER Jean-Marie dans Les périphériques vous parlent, n° 12, été 1999, pp. 26-35. Consultable sur http://www.lesperipheriques.org/ancien-site/journal/12/fr1226.html.

6 En particulier MARTIN Eléonore, PHILIPPE-MEDEN Pierre, JEONG Ae Ran, LEE Hyun Joo.

7 BARBA Eugenio et SAVARESE Nicola, L'énergie qui danse. Dictionnaire d'anthropologie théâtrale, Paris, Editions l'Entretemps, collection Les voies de l'acteur, 2008

8 TOFFIN Gérard, La Fête-spectacle. Théâtre et rite au Népal, Éditions MSH, 2010.

9 REVEL Nicole, La Quête en épouse. Une épopée palawan chantée par Mäsinu. The Quest for a Wife. Mämiminbin. A Palawan Epic Sung by Mäsinu, Paris, Éditions Unesco, Langues & Mondes, L’Asiathèque, 2000 (édition trilingue palawan-français-anglais, 1 CD).

10 MALAMOUD Charles, La Danse des pierres : études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne, Paris, Seuil, 2005 : « On a affaire à un simulacre, faux-semblant, fiction qui est au cœur même de la théâtralité et qui distingue le théâtre des autres formes de spectacles » (p. 131).

11 BANSAT BOUDON Lyne, Pourquoi le théâtre ? La réponse indienne, Paris : Mille et une nuits (« Les Quarante piliers »), 2004.

12 TARABOUT Gilles, VITALYOS Dominique , « Les (petites) vertus de la farce. Imaginaire et société dans un théâtre populaire du Kerala », in Traditions orales dans le monde indien, (dir. C. Champion), Paris, EHESS (Purusartha n°18), 1996, pp.343-66

13 HAMAYON Roberte, Jouer. Une étude anthropologique à partir d’exemples sibériens, Éditions la Découverte, Paris, 2012.

14 PRADIER Jean-Marie, « Théâtre et sociétés », Encyclopædia Universalis [en ligne], http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/theatre-occidental-theatre-et-societes

15 Je reprends partiellement le titre de l’article de LORTAT-JACOB Bernard et ROVSING OLSEN Miriam : « Musique, anthropologie : la conjonction nécessaire », Revue L’Homme n° 171-172, Editions EHESS, Paris, 2004, p. 7-26. Dans un même ordre d’idée citons également l’ouvrage de GRAU Andrée et WIERRE-GORE Georgiana (eds.), Anthropologie de la danse. Genèse et construction d’une discipline, Centre National de la Danse, Paris, 2005.

16 LENCLUD Gérard, « Qu’est-ce que la tradition ? », in DÉTIENNE Marcel (dir.), Transcrire les mythologies, Albin Michel, Paris, pp. 25-44 et HOBSBAWM Eric et RANGER Terence (dir.), L’invention de la tradition, Editions Amsterdam, Paris, 2006 (1983).

17 J’ai intégré la SFE en 2005 grâce au parrainage du Pr. CHARLES-DOMINIQUE Luc qui lui-même était en train de créer le CIRIEF – Ethnomusicologie de la France avec Yves Defrance, à ce moment-là.

18 CHALAYE Sylvie, Race et théâtre. Un impensé politique, Actes-Sud-Papiers, collection Apprendre, 2020, p. 40

19 Né à Salvador de Bahia, Brésil, le 1er juin 1950. Acteur, metteur en scène et ethnoscénologue, Professeur à l'Université fédérale de Bahia et chercheur au Centre national de développement scientifique et technologique, Brasília, Brésil. Il est décédé en 2013.

20 AUBERT Laurent, « La représentation de l’autre ou le paradoxe du spectacle » in Les Spectacles des Autres, Questions d’Ethnoscénologie II, Internationale de l’Imaginaire, nouvelle série, n° 15, Babel-Maison des Cultures du Monde, Paris, 2001.

21 ANDRIEU Sarah et OLIVIER Emmanuelle (dir.), Création artistique et imaginaires de la globalisation, Hermann, Paris, 2018.

22 BIÃO Armindo, « Le parcours des fleurs d’Alphonse Karr, de Nice, France (XIXe siècle) à Maragogipe, Bahia, Brésil (XXIe siècle) » in Fêtes, mascarades, carnavals. Circulations, transformations et contemporanéité, (dir. GAUTHARD Nathalie), Éditions L’Entretemps, coll. « Les Anthropophages », 2014, p. 202. Ce livre, paru après le décès soudain de Armindo BIÃO, lui est dédié.

23 BERLINER David et BORTOLOTTO Chiara, Le monde selon l’Unesco, Revue Gradhiva n°18, Éditions Flammarion/Musée du Quai Branly, 2013, p.4.

24 KHAZNADAR Chérif, Alerte : patrimoine culturel en danger, Internationale de l’imaginaire nouvelle série n°29, Maison des cultures du monde, Babel/actes sud, 2014, p. 13.

25 KHAZNADAR Chérif, ibid., p. 27

26 LENCLUD Gérard, « La tradition n’est plus ce qu’elle était », Terrain, n° 9 (« Habiter la maison »), octobre 1987 ; « Qu’est-ce que la tradition ? », in DÉTIENNE Marcel (éd.), Transcrire les mythologies, Paris, Albin Michel, 1994, pp. 25-45.

27 LEIRIS Michel, « L’ethnographie devant le colonialisme », Les Temps modernes, 6e année, n° 58, août 1950, pp. 357-374.

28 De nombreux travaux s’en font l’écho, par exemple : RODA Jessica, « Le patrimoine à la lumière de l’ethnomusicologie. Collaboration, implication et réflexivité », Cahiers d’Ethnomusicologie n°29, Ethnomusicologie appliquée. Ateliers d’ethnomusicologie, Genève. 2016 pp. 19-36 ; GAUTHARD Nathalie, « L’épopée tibétaine de Gesar de Gling. Adaptations, patrimonialisation et mondialisation ». Cahiers d’Ethnomusicologie n°24, Questions d’éthique, Ateliers d’ethnomusicologie, Genève. 2011 pp. 171-187 ; FOURNIER Laurent-Sébastien, « La Tarasque métamorphosée », in BORTOLOTTO Chiara (éd.), Le Patrimoine culturel immatériel : enjeux d’une nouvelle catégorie. Paris, Maison des sciences de l’homme, 2011 pp. 149-166 ; SANDRONI Carlos, « L’ethnomusicologue en médiateur du processus patrimonial. Le cas de la samba de roda », in BORTOLOTTO Chiara (éd.), ibid., pp. 233-252 et dernièrement « Patrimoine et territoire. Une parenté conceptuelle en question », Les Cahiers du CFPCI n°7, juillet 2020 (coord. TORNATORE Jean-Louis, CHAVE Isabelle et CACHAT Séverine) : https://www.maisondesculturesdumonde.org/patrimoine-et-territoire-une-parente-conceptuelle-en-question

29 KHAZNADAR Chérif, ibid., p.96

30 HARAWAY Donna, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences – Fictions – Féminismes, Anthologie établie par ALLARD Laurence, GARDEY Delphine & MAGNAN Nathalie, Paris, EXILS éditeur, 2007, p. 123

31 HARAWAY Donna, ibid., p. 119

32 CLIFFORD James et MARCUS George E. (eds.), Writing Culture: The Poetics and Politics of Ethnography, University of California Press, Berkeley, 1986 et avec Michael Fischer Anthropology as Cultural Critique: An Experimental Movement in the Human Sciences, University of Chicago Press, 1986. En français : MARCUS George E., « Au-delà de Malinowski et après Writing Culture : à propos du futur de l’anthropologie culturelle et du malaise de l’ethnographie ». ethnographiques.org n°1, avril 2002 [en ligne] : https://www.ethnographiques.org/2002/Marcus.

33 MARCUS George E., « Ethnography in/of the World System: the Emergence of Multi-Sited Ethnography », Ethnography Through Thick and Thin, Princeton University Press, Princeton, 1998, p. 79-104.

34 LÉVI-STRAUSS Claude, « Dis-moi quels champignons... », La lettre du Collège de France, hors-série 2, 2008 (en ligne), recension du livre de WASSON Valentina P.  and WASSON Roebert G. , Sections from Mushrooms, Russia and History, New York, Pantheon Books, 1957 initialement parue dans L’Express le 10 avril 1958.

Pour citer cet article

Nathalie Gauthard, « L’Ethnoscénologie et le réseau mycélien », L'ethnographie, 5-6 | 2021, mis en ligne le 20 juillet 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=1033

Nathalie Gauthard

Nathalie Gauthard est ethnoscénologue, Professeure des universités en Arts du spectacle à l’université d’Artois, fondatrice et présidente (2007-2020) de la Société Française d’Ethnoscénologie – SOFETH, agréée ONG pour le PCI par l’UNESCO. Formée aux arts de la scène, elle a poursuivi des recherches ethnographiques à Bali, en Inde, au Népal, à Taïwan et au Tibet en mêlant participation observante (pratique des formes étudiées) et approche ethnographique. Après des études en Lettres Modernes à Paris 7 et en Études théâtrales à Paris 3, elle s’est spécialisée en ethnoscénologie à Paris 8. Ses recherches portaient sur l’analyse des processus de recomposition et d’innovation des rituels tibétains dansés, ‘cham, au sein des communautés tibétaines exilées (Népal, Inde) et sur leur diffusion, réception et appropriation sur les scènes internationales. Après une double qualification en section 18 du CNU (Arts du spectacle) et 20 (Ethnologie-anthropologie), elle a poursuivi ses recherches sur la mise en spectacle des traditions à l’échelle locale, nationale ou transnationale, les processus de patrimonialisation (PCI), les apprentissages et techniques du corps de l’acteur, les esthétiques scéniques contemporaines. Elle a soutenu une HDR intitulée « Pour une anthropologie des arts vivants et performatifs. Dynamiques esthétiques, sociales et politiques en arts du spectacle » à Paris IV en 2014. Elle poursuit actuellement une réflexion sur les communautés artistiques et patrimoniales, la notion de care et d’inclusivité dans la formation de l’acteur, et sur la création artistique et les préoccupations environnementales. Elle est également directrice de publication de la Revue L’Ethnographie. Création, Pratiques, Publics (MSH-PN-USR3258) depuis 2017.