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L'Ethnographie

Dragons, géants et autres merveilles 

Dynamiser la mémoire patrimoniale en arts vivants : pistes et réflexions

Nathalie Gauthard

Janvier 2023

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.1318

Texte intégral

1Cette publication est initialement issue d’une journée d’études qui s’est tenue à l’Université d’Artois en février 2020. Elle pose les fondements d’une réflexion plus large sur la fabrique du patrimoine en arts vivants et dans la littérature en lien avec un territoire1, en particulier celui des Hauts-de-France. Un colloque intitulé Les géants entre mythe et littérature2 avait déjà eu lieu dans cette université quelques années auparavant, soulignant la présence emblématique des géants processionnels3 dans cette région. Au-delà, le propos de cette rencontre était de questionner les problématiques mémorielles et leur incidence sur les manifestations esthétiques, les processions carnavalesques, la littérature et les discours qui les accompagnent. Ce dossier thématique porte donc sur les questions liées au patrimoine, à la localité et au territoire, aux appropriations créatives, sur ce qui a trait à la mise en récit et en légende et au développement d’un imaginaire du territoire dans les médiations et les offres touristiques.

2Ce numéro de la revue L’Ethnographie. Création. Pratiques. Publics s’intitule Dragons, géants et autres merveilles en référence à un événement qui eut lieu en novembre 2019 : l’arrivée du Dragon de Calais, une construction mécanique de 12 mètres de haut et 25 mètres de long constitué d’acier et de bois sculpté aux couleurs vert-bleu opale. Durant trois jours, la ville de Calais — tristement célèbre pour sa couverture médiatique autour de sa « jungle » et des migrants — va vivre au rythme du Dragon et de son réveil : une animation avec procession du Dragon dans la ville, accompagnée d’une dramaturgie carnavalesque, créée par François Delarozière et sa compagnie La Machine. Un nouveau mythe est inventé pour l’occasion :

Sous l’épaisse croûte terrestre, circulent de profondes galeries qui relient les mers et les continents. Parfois ces galeries se ramifient et s’élargissent au point de créer des mondes. Dans ces galeries évoluent des créatures fantastiques. De ce dédale enfoui, les grandes villes humaines sont les portes, elles ouvrent les passages qui relient le monde souterrain à notre monde.

Depuis l’aube des temps, ces portes sont scellées et maintenues fermées par des pierres sacrées. Les dragons sont les gardiens des mondes, ils sont les garants de l’équilibre. Lors des travaux menés pour étendre le port de Calais, les ouvriers ont descellé la pierre sacrée qui, sous la mer, verrouille la porte du Nord et protège la surface de la Terre des mondes enfouis. Une créature fantastique a réussi à franchir la porte pour s’inviter dans notre monde. Les empreintes relevées dans le sable sont celles d’un gigantesque dragon… 

Les dragons existent sous toutes formes et de toutes couleurs, leurs pouvoirs sont puissants et chaque dragon est unique. Le dragon Bleu est à la fois de feu, d’air, de terre et d’eau, il est depuis toujours celui qui veille sur les terres et mers du Nord. Les dragons n’apparaissent aux hommes qu’en situation d’extrême nécessité, pour régler un conflit ou apaiser un mal. Ils sont naturellement bienveillants, mais peuvent aussi être sauvages et imprévisibles4.

3Pour la procession inaugurale, l’argument théâtral varie légèrement : «  échappé des limbes sous la mer un dragon, gardien des trésors cachés craint et respecté — s’échoue et se réveille le 1er novembre 2019 sur la plage de Calais à l’entrée du port. Il entre dans la ville et terrorise les hommes qui tentent de le repousser pour au troisième jour en faire un allié, ami et protecteur de la ville »5. Le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, a fait le déplacement pour assister au spectacle inaugural du Dragon. Le dragon est depuis installé sur le front de mer. Il accueille les humains sur son dos pour une visite à 9 euros 50 à la découverte de la ville et son nouveau front de mer. Il est devenu une pièce maîtresse de la reconquête de la ville et de sa vitrine touristique. Selon Laurent Carpentier, journaliste au Monde :

Il aura fallu 27 millions d’euros d’investissement sur huit ans pour tenter d’en finir avec une renommée internationale de plaque tournante des flux migratoires. De 2014 à 2016, la « jungle » a en effet accueilli ici jusqu’à 10 000 exilés en précarité absolue… et aussi tout ce que la terre compte de journalistes. […] Même si la région et l’État prennent en charge pratiquement sur les deux tiers des dépenses la première tranche 13 millions d’euros, l’opposition dénonce un budget pharaonique6.

4Pour Natacha Bouchart, la maire LR de Calais « les retombées économiques du dragon seront supérieures à l’investissement consenti »7. Depuis 2019, le dragon réside donc à Calais. Il reprendra la saison touristique pour un voyage à son bord dès le 1er février 2023 avec la mission suivante :

Révéler la station balnéaire du XXIe siècle. L’enjeu majeur du projet porté par la Compagnie du Dragon est bien celui du développement économique et touristique de la ville de Calais. Pour ce faire, le Dragon, notre premier pensionnaire créé par La Machine à Nantes doit permettre la valorisation du patrimoine, du renouveau urbain et faire basculer Calais de l’ère industrielle à celle de la culture8.

5Le projet artistique de François Delarozière s’inscrit dans une collaboration de longue date avec la ville de Calais. Dès 1994 avec l’ouverture du tunnel sous la Manche, François Delarozière alors membre de la compagnie Royal de Luxe participe à la création et à la production du spectacle déambulatoire Le Géant tombé du ciel. Il collabore depuis avec Francis Peduzzi, le directeur du Channel, la scène nationale de Calais. Ce dernier, contacté par Laurent Carpentier à l’occasion du spectacle inaugural déclarait :« avec le dragon, on est dans le commercial, dans le grand discours de l’attractivité »9. Ce à quoi François Delarozière avait rétorqué : « Ce qui m’intéresse, c’est l’espace public. Si un maire me donne les moyens de m’exprimer, sans aucune censure, alors j’y vais. Je ne travaille pas pour les édiles mais pour les citoyens. Francis est un ami, un résistant de la culture. Il fait partie de ces gens qui m’ont permis de m’émanciper artistiquement. J’aurais aimé que ce dragon soit dans ses mains, mais cela ne l’intéressait pas »10. Le sentiment de malaise est corroboré avec un arrêté municipal interdisant la distribution de nourriture aux migrants dans le centre-ville :« en raison de la programmation de ces prochaines semaines […], les familles et touristes sont attendus en masse et les troubles générés par la présence des migrants risquent de fragiliser la bonne organisation de ces événements et surtout de porter atteinte à la sécurité de ces familles »11. Cet arrêté provoqua un vif sentiment d’indignation chez les humanitaires engagés sur place et au sein de l’opposition, étant publié le même jour où un jeune migrant était retrouvé mort asphyxié sous une tente de fortune à Calais. Il aurait été également de profitable que la compagnie présente alors le dragon comme une figure de l’altérité, de l’étranger, une figure d’abord crainte puis finalement adoptée par la cité, une métaphore incarnée de l’accueil des réfugiés. Cet exemple du dragon de Calais en introduction souligne la portée politique et esthétique des processions carnavalesques qui perdurent depuis le Moyen Âge, en lien avec le territoire.

6Géants et géantes, reuze (en flamand), gayant (en picard, ch’ti), dragons et autres animaux mythiques du Nord appartiennent à des contextes historiques, symboliques et sociaux différents. On y trouve par exemple : Allowyn à la voix ensorcelante, Viking sauvé par Saint Eloi, fondateur présumé de la ville de Dunkerque  ; Lydéric et Phinaert qui ont participé à la naissance de la ville de Lille  ; le Dragon Bouzouck qui fut terrassé à Berlaiemont, une petite ville de l’Avesnois  ; Jean le bucheron héros de la ville de Steenvorde  ; Gédéon le rusé vient de Bourbourg, une cité flamande conquise par les français en 1657  ; Martin et Martine, deux géants maures qui défendirent la ville de Cambrai armés de leur maillet  ; sans parler des exploits de l’illustre Gayant à Douai. À cela s’ajoute de nouveau et nouvelles géants et géantes qui naissent chaque année. Les articles de Séverine Cachat et Candice Moise en témoignent. Séverine Cachat, ancienne directrice de la Maison des Cultures du Monde, a procédé à un inventaire des géants et de leurs fêtes du nord de la France, parmi lesquelles deux figurent sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO. Ce projet de recherche-action, en collaboration active avec les partenaires et acteurs locaux, a ouvert une réflexion sur la manière d’aborder cette pratique vivante protéiforme, en associant patrimoines matériel et immatériel avec une forte mobilisation des communautés locales. Son article se fait l’écho de ces processus. Candice Moise, pour sa part, étudie les caractéristiques et processus de création de personnages emblématiques de la cité : géants ou autres structures processionnelles. Les exigences esthétiques, techniques (matériaux, portage), les choix politiques dans le cadre d’un processus de patrimonialisation, entre culture immatérielle et matérialité des éléments impliqués dans les fêtes sont abordés dans son article. Son étude porte principalement sur des exemples européens, en Belgique (Stavelot, La Louvière, Chapelle-lez-Herlaimont), Suisse (Bâle), et Catalogne (Manresa et Berga). Ces deux articles poursuivent une réflexion sur les nombreuses manifestations culturelles et études sur les fêtes, géants, carnavals, spectacles historiques ou pratiques mémorielles qui émergent actuellement. Rien que sur les territoires francophones un grand nombre d’expositions témoignent de cet intérêt grandissant, au rang desquelles Le Monde à l’Envers Carnavals et Mascarades d’Europe et Méditerranée au MUCEM en 2014, Le Carnaval de Rio au Centre National du Costume de Scène à Moulins en Auvergne 2021-2022, l’exposition Masques d’Europe Savoir-faire et imaginaire en 2021 dans le cadre du 24e Festival de l’Imaginaire à la Maison des Cultures du Monde-Centre Français du Patrimoine Culturel Immatériel à Vitré en Bretagne12, l’exposition Carnavals du Musée d’art moderne Richard Anacréon de Granville en Normandie en 2021 (qui faisait écho à l’inscription du carnaval de Grandville sur les listes du Patrimoine Culturel immatériel [PCI] par l’UNESCO en 2016), les nombreuses expositions au Musée International du Carnaval et du Masque de Binche en Belgique, et enfin en 2022-2023 la dernière exposition du Musée du Quai Branly, Blacks Indians dédiée aux costumes de Mardi gras à La Nouvelle-Orléans des Africains-Américains de Louisiane. De nombreux colloques et numéros spéciaux de revues se focalisent sur les pratiques festives et carnavalesques. En 2015, un colloque international transatlantique Carnival and Politics coordonné par Aurélie Godet à l’Université de Paris-Diderot a réuni de nombreux chercheur. e. s des Amériques et des pays européens qui s’engagèrent par la suite dans la création d’une nouvelle revue anglophone Journal of Festive Studies13. Cette revue en ligne dresse un état des lieux des Festive Studies (2019) ainsi qu’un numéro consacré au carnaval (2020). En 2017, ce fut Bals masqués de Guyane et d’ailleurs. Identités et imaginaires carnavalesques en question à l’université de Cayenne en Guyane qui questionnait les imaginaires carnavalesques et les problématiques liées aux processus de patrimonialisation à l’UNESCO. S’en suivirent une journée d’études consacrée à Carnaval, politique et subversion en 2018 à l’université de Nice Côte d’Azur puis le colloque international consacré aux Méthodologies du carnaval à la Maison des Cultures du Monde-Centre Français du Patrimoine Immatériel de Vitré en 201914.

7Un autre axe de ce numéro thématique concerne la mise en tourisme du patrimoine littéraire de la région Hauts-de-France avec l’article de Marie-Clémence Régnier et les spectacles de reconstitution historique avec les contributions de Maxence Cambron et d’Amandine Mercier. En premier lieu, Marie Clémence Régnier établit un état des lieux des offres culturelles publiques touristiques en étudiant les raisons pour lesquelles la littérature est mise à contribution pour promouvoir un territoire et, corrélativement, ce que disent ces activités culturelles de la littérature. Sa démonstration porte sur les outils de valorisation du territoire qui s’approprient la littérature autour d’une expérience de lecture et de visite. Elle illustre une mise en récit du territoire par l’histoire littéraire et une mise en espace de celle-ci à l’aide de dispositifs numériques. Suivent deux études de cas avec des spectacles de reconstitution historique et mise en spectacle du patrimoine à Denain et à Arras. Maxence Cambron présente le son et lumière De Terre et de Feu… en Hainaut programmé durant la période estivale à Denain (Nord) depuis 2012. Il analyse la manière dont un « spectacle historique », implanté dans une commune socialement et économiquement sinistrée au faible attrait touristique, devient un vecteur de redynamisation culturelle et de réconciliation entre une population et l’histoire méconnue de sa ville. Ce spectacle fédère plusieurs centaines de participants amateurs et de spectateurs autour de la revalorisation d’un patrimoine culturel matériel et immatériel et la revendication d’une participation à la « grande histoire ». L’étude envisage le spectacle tant sur le plan esthétique que sur le plan sociologique. Amandine Mercier poursuit avec son article sur la Fête des rats15, un festival de rue satirique, où artistes et publics se réapproprient l’Histoire de la ville d’Arras et de son patrimoine pour en faire un lieu de résistance et de libération de l’espace public. Ces articles s’inscrivent dans la lignée d’une abondante réflexion sur la mise en spectacle et mise en récit des territoires conjuguant revitalisations patrimoniales et (re)construction identitaire. Ces travaux appartiennent à une sphère disciplinaire très large, néanmoins fortement représentée par l’anthropologie et l’ethnologie. En arts du spectacle, ce sont majoritairement les travaux autour de Zoos humains16 et des représentations du fait colonial qui ont été développés. Le débat sur « l’identité », « la tradition », « le patrimoine » est vif chez les chercheurs (Tornatore, 2020). La « tradition » produirait des « cultures d’origines », et « purifierait » toutes influences extérieures, sans prendre en compte la dynamique des sociétés (Lenclud, 1994, Hobsbawn et Ranger, 1995), leurs mouvances (Leiris, 1950), leurs histoires et fixerait des signes et des codes culturels en créant de nouvelles taxinomies issues d’un discours ethnique ou racial (Amselle, 2010). Cette rhétorique culturelle, cet étiquetage de la tradition et du patrimoine, dans notre ère de la globalisation, a pour conséquence un renforcement des crispations identitaires et de réification du spectacle vivant mais également un renouvellement des formes avec la résurgence d’anciennes fêtes locales. Marc Augé propose la notion d’image identifiante pour évoquer les images, récits et narrations locales : « Les images “identifiantes” sont aujourd’hui l’équivalent des images “édifiantes” d’hier. Il ne s’agit plus “d’édifier” des individus, de les instruire, de les construire, pour les identifier progressivement à l’idéal chrétien et moral partagé, mais d’identifier des collectivités, de les enraciner dans l’histoire, de conforter et d’asseoir leur image, de les mythifier pour que les individus à leur tour puissent s’y identifier »17. Les études de cas sur les patrimoines et leurs processus de patrimonialisation contribuent à une analyse du territoire comme espace approprié, utilisé et délimité. Le patrimoine de proximité et les communautés patrimoniales deviennent une ressource de construction des identités territoriales et un levier de développement. Le collectage de la trace, de la mémoire, du témoignage s’inclut dans une dynamique de recherche-action avec les acteurs locaux.

8De surcroît, avec le désir d’inscription sur les listes du PCI, les candidatures locales se multiplient, se mettent en concurrence, et les heurts, désaccords et conflits s’exaltent : de nombreux travaux s’en font également l’écho. À l’heure où le « récit national » (Nora, 1997), considéré en crise par certains, réévalué pour d’autres, ne semble plus constituer la structure principale autour de laquelle s’organisait jusqu’à récemment la valorisation des patrimoines, de nouvelles recherches incitent à reconsidérer le caractère d’évidence des sélections opérées et l’usage fait des objets patrimoniaux. La thèse de Pierre Nora d’un passage de l’histoire à la mémoire est illustrée par l’article de Sophie-Anne Leterrier sur les manifestations qui ont accompagné les 150 ans de la Commune. En effet, ces manifestations, loin de se limiter à des commémorations officielles, en ont renouvelé les formes et les significations. En particulier dans le domaine musical où Sophie-Anne Leterrier se fonde sur l’exemple d’un disque intitulé « La Commune refleurira », bien différent dans son projet et dans sa forme d’un autre disque paru cinquante ans plus tôt, « La Commune en chantant ». Elle procède à une analyse comparée de ces deux objets et de leur référence à l’événement « Commune de 1871 ». Le modèle classique de la commémoration nationale se délite au profit d’un système éclaté, qui suppose avec le passé un rapport différent, ouvert, électif, plastique.

9Ce numéro thématique fait donc converser spécialistes et témoins des transformations et évolutions des patrimoines en arts vivants et littéraires. La proclamation en 2003 de la convention de l’UNESCO sur le patrimoine culturel immatériel ratifiée trois ans plus tard par la France a constitué un puissant instrument d’expansion et de promotion. L’article 2 de la convention de l’UNESCO précise que « ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité ». Le PCI doit donc être vivant et c’est ce qui est exploré et interrogé dans ce dossier. La question du patrimoine entendu « comme l’ensemble des biens, immobiliers et mobiliers, relevant de la propriété publique ou privée, qui présentent un intérêt historique, artistique, archéologique, esthétique, scientifique ou technique » (Article L1 du Code du patrimoine, issu de l’ordonnance du 20 février 2004, relative à la partie législative du Code du Patrimoine) ne cesse de s’étendre et d’absorber de nouveaux objets, du plus matériel au plus immatériel. Florence Descamps, dans son ouvrage, Archiver la mémoire, pose la question suivante : « De fait, au-delà de la définition juridique, sociologique et même politique qui est posée dans le texte de la convention, n’est-ce pas en définitive la mémoire qui se voir couronnée par la qualité de patrimoine, dans sa fragilité et son immatérialité  ? »18. Ces processus peuvent donc accompagner la revitalisation d’un territoire ou l’enfermer dans une identité figée, ou pire réécrire l’histoire19. Toute attribution de valeur patrimoniale est donc une construction sociale, culturelle, et par, extension politique. Elle peut véhiculer des visions normatives du passé, ainsi que de nouvelles constructions identitaires fortes. Pour l’anthropologue François Laplantine, les processus de mise en patrimoine ne consistent pas seulement « à enregistrer, énoncer, stocker ce qui nous vient du passé, mais à l’interpréter, à en assurer la transitivité »20, dans ce mouvement permanent de va-et-vient entre le passé et le présent, il y a réélaboration, réappropriation, reconstruction collective, actualisation. Primo Lévi, dans Si c’est un homme, avait également démontré comment toute perte d’archives est vécue comme une perte de soi. Jean-Loup Amselle rappelle que la politique du PCI « participe à ce que les anthropologues nord-américains nomment l’anthropologie du sauvetage », dont le mérite est « d’attirer l’attention sur les espèces culturelles en voie de disparition mais qui, du même coup, s’interdisent d’analyser et de rendre compte des espèces en voie d’apparition »21. Laurent-Sébastien Fournier qui ouvre ce numéro thématique rappelle que les anthropologues traitant du patrimoine culturel immatériel doivent de plus en plus naviguer entre expertise territoriale et analyse critique, pris dans une double contrainte souvent identifiée à une opposition entre recherche « appliquée » et recherche « fondamentale » en faisant preuve de flexibilité. En collaboration avec les institutions en charge de la valorisation du PCI, ils doivent montrer comment leur discipline sera utile aux politiques culturelles en formant les communautés à l’utilisation des outils anthropologiques et à l’autocritique sur le terrain.

10Le développement des mises en récits, en chansons ou en spectacles que sous-tendent les fabriques contemporaines du patrimoine semble indissociable des communautés qui en seraient à l’origine et en garantiraient la légitimité. Mais qu’entend-on par-là  ? Cette publication visera à mieux en cerner les contours et l’hétérogénéité ainsi que les territoires qu’elles contribuent à identifier et les formes de participation  ou de résistance  qu’elles mettent en œuvre dans la création ou les appropriations créatives des patrimoines.

Notes

1 Cette journée d'études organisée par Nathalie Gauthard a permis de fédérer un groupe de chercheuses qui ont créées un séminaire pluridisciplinaire : Patrimoines (im)matériels : mises en récit, tourisme, appropriations (2020-2021) et Patrimoines (im)matériels : parcourir la mémoire (2021-2022), coord. Nathalie Gauthard PR Ethnoscénologie, Textes & Cultures (Artois), Tiphaine Barthélemy, PR Anthropologie UPJV - CURAPP-EES Sophie-Anne Leterrier, PR Histoire contemporaine CRHES (Artois), Marie Clémence Régnier, MCF Littérature Textes & Cultures (Artois). Ce groupe de cherche a ensuite été lauréat de deux appels projets dirigés par Nathalie Gauthard : De l’entre soi au spectacle : le patrimoine maritime de deux villes portuaires à travers leurs fêtes (Boulogne et Dunkerque aux XXe et XXIe siècles) dans le cadre du CPER Anamorphoses : https://anamorphose.hypotheses.org/2720 et Entre savants et populaires : les patrimoines invisibles des Hauts-de-France – Créations, réappropriations, synergies du dispositif régional STIMuLE : https://www.univ-artois.fr/toutes-les-actualites/4-laureats-de-lappel-projets-regional-stimule

2 Les géants entre mythe et littérature, dir. CLOSSON Marianne et WHITE-LE GOFF Myriam, Arras, Artois Presses Université, 2007.

3 DUCASTEL Jean-Pierre, « Les géants du Nord de la France », Le patrimoine du département du Nord — Commission historique du Nord, Bulletin Tome 59, Histoire/archéologie, Lille, Archives départementales du Nord, 2020, p.283-324.

4 Présentation du mythe du Dragon de Calais sur le site officiel : https://www.compagniedudragon.com/decouvrir/le-dragon-de-calais

5 La Voix du Nord, du 19 octobre 2019.

6 CARPENTIER Laurent, « À Calais, un dragon pour sortir de la “jungle” L’animal mécanique imaginé par François Delarozière est la pièce maîtresse d’un projet urbain de reconquête par la ville de son image », publié le 04 novembre 2019 dans le journal Le Monde.

7 Ibid.

8 Site officiel de La compagnie La Machine : https://www.compagniedudragon.com/decouvrir/le-projet

9 CARPENTIER Laurent, ibid.

10 Ibid.

11 Ibid.

12 Elle a donné lieu à une journée d’études Les savoir-faire dans les traditions festives : techniques, transmissions, évolutions, organisée par Candice Moise (également commissaire de cette exposition) en novembre 2021.

13 Créée en 2019, URL : https://journals.h-net.org/jfs, consulté le 29/12/2022.

14 Dont les actes : Enquêter en carnaval. Méthodologies créatives autour d’un plaisir partagé (co-dir. Nathalie Gauthard, Monika Salzbrunn, Blodwenn Mauffret), paraîtront prochainement.

15 Lors du séminaire Patrimoines (im)matériels : mises en récit, tourisme, appropriations (2020-2021), nous avons poursuivi cette réflexion avec l’intervention d’Anne Besson et Romain Plichon : Genres de l’imaginaires er développement des territoires : partage d’expériences et retour critique, de la fête des Rats à Altrébatia, escales imaginaires à Arras.

16 Cf. Travaux de Sylvie CHALAYE, Nathalie COUTELET, Sylvie PERAULT sur la question.

17 AUGE, Marc, Pour une ethnographie des mondes contemporains, Paris, Aubier, 1994, p.107.

18 DESCAMPS Florence, Archiver la mémoire, p.110.

19 L’exemple du Puy du Fou est emblématique. Cf. Le Puy du Faux - Enquête sur un parc qui déforme l'histoire, BESSON Florian, DUCRET Pauline, LANCEREAU Guillaume, Paris, Les Arènes Éditions, 2022.

20 LAPLANTINE, François, « Penser ensemble l’architecture et la nature : le patrimoine », MARTIN Jean-Baptiste et LAPLANTINE François (dir.), Architecture et nature. Contribution à une anthropologie du patrimoine, Lyon, PUL, 1996, p.51.

21 AMSELLE Jean-Loup, « De l’invention à la reconstitution : une histoire naturelle ? Métissage, branchement et patrimoine culturel immatériel », in GUELFUCCI Michèle, SALINI Dominique (dir.), La polyphonie corse traditionnelle peut-elle disparaître ? [Actes du colloque, Ajaccio, 22-23 juin 2006], Paris, Éditions Dumane, 2006, p.71.

Pour citer cet article

Nathalie Gauthard, « Dragons, géants et autres merveilles  », L'ethnographie, 8 | 2023, mis en ligne le 15 janvier 2023, consulté le 27 avril 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=1318

Nathalie Gauthard

Nathalie Gauthard est ethnoscénologue, Professeure des universités en Arts du spectacle à l’université d’Artois. Fondatrice et présidente de la Société Française d’Ethnoscénologie – SOFETH, agréée ONG pour le PCI par l’UNESCO. Formée aux arts de la scène, elle a poursuivi des recherches ethnographiques à Bali, en Inde, au Népal, à Taïwan et au Tibet en mêlant participation observante (pratique des formes étudiées) et approche ethnographique. Elle a soutenu une HDR intitulée «  Pour une anthropologie des arts vivants et performatifs. Dynamiques esthétiques, sociales et politiques en arts du spectacle  » à Paris-Sorbonne en 2014. Elle poursuit actuellement une réflexion sur «  les patrimoines invisibles  », les fêtes et carnavals en France, la notion de care dans la formation de l’acteur, et la création artistique à l’aune des préoccupations environnementales. Elle est également directrice de publication de la Revue L’Ethnographie. Création, Pratiques, Publics (MSH-PN-USR3258) depuis 2017. Parmi ses dernières publications: « Performance Training and Well-Being », in Theatre, Dance and Performance Training (TDPT) Issue 13.2, (dir. N. Gauthard et V. Magnat), Routledge, London, juin 2022.