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L'Ethnographie

Donner de la voix aux mythes (extrait) : Satoshi Miyagi ou la dramaturgie des ombres

Entretien avec Satoshi Miyagi1

Nathalie Gauthard

Janvier 2023

Traduction de Traduction Yoshiji Yokoyama

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.1380

Texte intégral

1Le metteur en scène Satoshi Miyagi s’est fait connaître en France avec sa mise en scène du Mahabaratha créée en 2006 pour l’inauguration du théâtre Claude Lévi-Strauss au musée du Quai Branly à Paris puis programmé au Festival d’Avignon en 2014 dans la carrière Boulbon. Le musée du Quai Branly l’invite à nouveau en 2016 pour une création spécialement conçue pour le théâtre Claude Lévi-Strauss, à l’occasion des 10 ans du musée : Le lièvre blanc d’Inaba et des Navajos, composée de croisements entre les écrits anthropologiques sur les mythes amérindiens et leur universalité par Claude Lévi-Strauss et les contes traditionnels japonais. Il revient au Festival d’Avignon, à l’invitation d’Olivier Py, avec une magistrale et mémorable Antigone de Sophocle dans la cour du Palais des Papes en 2017. Invité par Wajdi Mouawad au Théâtre de la Colline à Paris en 2018, il crée Révélation Red in blue trilogie de Léonora Miano, une autrice franco-camerounaise. Puis en mars 2022, avec l’épopée de Gilgamesh, il revient au musée du Quai Branly. Il enchaine avec l’opéra Idomeneo, Re di Creta, un opéra seria de Mozart au Festival d’Aix-en-Provence. Idomeneo constitue le premier travail pour l’opéra en Europe, suivi par Mitridate Re di Ponto, autre opéra seria de Mozart représenté en décembre 2022 au Staatsoper Unter den Linden, l’opéra de Berlin.

2Né en 1959, il débute sa carrière à l’Université de Tokyo où il explore des techniques du corps traditionnelles et contemporaines. En 1990, il fonde sa propre compagnie Ku Na’uka. Dans une démarche de recherche artistique transnationale et avec la volonté de créer une sensibilité commune, Satoshi Miyagi explore un répertoire constitué de contes et de mythes puisé dans la littérature orale mondiale auquel s’ajoutent des textes antiques, classiques et contemporains. Dans une de ces dernières mises en scène, Gilgamesh, il travaille sur ce qu’il nomme «  l’oralité initiale  », la musicalité originelle de l’épopée, des mythes et de la littérature ancienne. Une méthode consistant en une «  réplique en contrepoint  » ou comment «  tisser une étoffe sonore aux motifs délicatement intriqués  »2. Pour ce faire, Satoshi Miyagi, explore les techniques vocales de plusieurs traditions aux racines communes. Pour lui, le corps de l’acteur a un ancrage terrestre et le chant un ancrage céleste, ce qu’il nomme le «  tronc épique  » et la «  fleur lyrique  ». Cette particularité, autour des techniques de chant, a été développée durant son travail de mise en scène du Lièvre d’Inaba et des Navajos.

3Son théâtre convoque une dramaturgie des ombres, des esprits, qu’ils soient terrestres (âmes errantes, ancêtres) ou issus de la nature dans une perspective animiste holistique propre à la culture japonaise et à ses différentes communautés. En effet, pour lui «  Jouer signifie, quelle que soit la pièce, convoquer des absents – des morts, le plus souvent – pour les faire revenir parmi nous. […] Les spectacles que nous créons sont justement destinés à dialoguer avec ces âmes venues de diverses régions de la planète et de diverses époques, et à les réjouir. […] Les acteurs fonctionnent comme une « fenêtre » permettant la rencontre entre les spectateurs et les esprits des absents  »3. Sa démarche souhaite ouvrir les perceptions du public, dans une approche non anthropocentrique et holistique. Outre son activité de metteur en scène, Satoshi Miyagi coordonne chaque année le festival international de théâtre de Shizuoka au Japon, invitant des artistes de tous horizons à présenter et créer des spectacles dans un esprit de dialogue des cultures.

4Cet entretien réalisé dans le cadre d’un programme de recherche internationale «  Culture, Creativity, Health and Well-Being  » fait ainsi émerger de nouveaux objets de recherche focalisés sur la pratique du chant et des techniques du corps traditionnelles et contemporaines. Ces différents aspects du travail de Satoshi Miyagi sont abordés lors de cet entretien inédit réalisé en collaboration avec son dramaturge et traducteur pour le français Yoshiji Yokoyama4 dont la revue L’Ethnographie. Création. Pratiques. Publics publie des extraits. L’entretien intégral sera publié dans un ouvrage complet consacré à Satoshi Miyagi intitulé Satoshi Miyagi : Donner de la voix aux mythes écrit par Nathalie Gauthard.

Sources d’inspirations : «  l’origine du théâtre n’existe pas » 

Nathalie Gauthard : Votre travail de metteur en scène porte un discours universel et transnational tout en revendiquant un héritage traditionnel japonais. Dans votre présentation bibliographique, il est question de rakugo, de clown nouveau, de bunraku appliqué à l’art de l’acteur. Vos esthétiques convoquent le no, le kabuki, les rituels bouddhistes comme le bon-matsuri, considérez-vous les arts japonais comme un berceau de la théâtralité  ?

Satoshi Miyagi : Le Japon s’est modernisé depuis 150 ans. Dans ce qu’on appelle l’éducation moderne, ils ont commencé à introduire les arts occidentaux comme les Beaux-Arts, comme la peinture et la musique. On n’apprend pas le théâtre à l’école typique normalement, mais dans le cadre de la langue japonaise, on peut rencontrer quelques pièces de théâtre. Mais toutes ces pièces de théâtre sont du style occidental, d’un style importé après cette modernisation. Je suis né en 1959, jusqu’à ma génération, en général, à part ceux qui sont nés dans les familles du théâtre classique, de la peinture classique traditionnelle, la plupart des artistes ont visé les arts du style occidental.

Quand j’étais étudiant, je voulais être artiste, mais en même temps je me suis dit que si j’imitais mes précédentes générations qui visaient à faire les arts à l’européenne, je ne serais pas reconnu internationalement. Jusque-là, j’étais aussi intéressé par le rakugo ou d’autres formes du théâtre traditionnel japonais, j’ai pensé qu’en profitant de l’essence de plusieurs formes artistiques traditionnelles du Japon pour former mes propres formes artistiques ça pourrait être un schéma pour être reconnu internationalement. Au début, je n’avais pas pensé aux différences et aux similitudes entre les formes théâtrales traditionnelles japonaises et les autres formes théâtrales traditionnelles asiatiques.

Vers 1996, j’étais à Toronto aux États-Unis pour former une compagnie de théâtre moitié américaine moitié japonaise, pour représenter, pour jouer Turandot. Là, un comédien américain m’a posé une question assez naïve, il m’a demandé : alors qu’est-ce que c’est une manière japonaise de marcher ? En essayant de répondre à cette question naïve, j’ai pensé à la danse japonaise et aux fêtes traditionnelles japonaises ou aux arts traditionnels, mais là j’ai commencé à me demander si ces manières de marcher étaient quelque chose d’original au Japon ou quelque chose qu’on pourrait trouver partout en Asie.

Comme le Japon est un archipel, souvent on croit que ce qui se trouve au Japon depuis longtemps c’est quelque chose de traditionnel et original. Comme l’ethnie japonaise devrait être venue de partout de l’archipel, de l’Est du continent ou du Sud de la mer ou du Nord aussi, j’imagine bien que toutes ces formes artistiques sont venues de plusieurs parties du monde. Du coup, j’ai pensé que si j’arrivais à trouver les origines de ces formes en Asie et de pouvoir voir comment ces formes ont été transformées au Japon, je pourrais savoir ce qui est comment en Asie et ce qui est original au Japon. Du coup, j’ai commencé à voyager pour chercher les origines des arts traditionnels, les arts folkloriques japonais. Mais comme je ne suis pas chercheur, j’ai fait ce voyage avec ma compagnie de théâtre et notre but était de chercher ces origines en faisant des échanges avec des hommes de théâtre locaux. À cette époque, souvent j’amenais un spectacle : une pièce de Kyoka Izumi Les contes du donjon (jap., Tenshu-Monogatari), dans plusieurs pays asiatiques et on a fait des échanges avec des hommes de théâtre locaux. Donc on a voyagé en Corée, en Chine, en Inde, dans des pays où je pensais qu’il y aurait des origines des arts traditionnels japonais. Donc c’est en faisant cette sorte de voyage qu’on est allé au Tibet aussi, et après on est allé en Indonésie aussi. Après tous ces voyages, la conclusion que j’ai eue c’est ainsi : il n’y a pas d’origine. L’origine n’existe pas. Par exemple, les hommes de théâtre chinois disent que cette forme théâtrale existe depuis un très long temps et elle est unique en Chine. Mais d’après moi, je sens que même cette forme très ancienne a été influencée par quelque chose d’autre qui venait de l’extérieur.

Du coup, ce que j’ai compris c’est que dans tous les arts traditionnels du monde, il n’y en a pas un qui s’est fait dans un laboratoire fermé, mais tous ces arts traditionnels sont des fruits de l’alchimie entre plusieurs cultures différentes. Et ce qui m’a donné davantage confiance dans les êtres humains, c’est leur curiosité. Je réalise aussi que ce qui me désespérait c’était de voir le caractère humain se renfermer en refusant les autres alors qu’ils sont similaires. J’étais désespéré en voyant ce caractère humain qui était la cause des guerres et des conflits. Mais en même temps, quand on s’aperçoit que les êtres humains ont cet instinct d’être toujours intéressés par ce qu’ils ne connaissent pas, ça me rassure.

Le chant, la voix, le verbe : «  le tronc épique et la fleur lyrique »

NG : Le travail de la voix dans vos spectacles est également issu de pratiques traditionnelles japonaises, le chant lyrique Nagauta, le chant Ondo du Bon-Matsuri, le chant gidayu du bunraku, le chant inspiré du No et du Kabuki. Ces techniques font-elles partie d’une méthode, la méthode d’entrainement Satoshi Miyagi, ou adaptez-vous ces techniques en fonctions de vos différents spectacles ?

SM: D’abord pour répondre à votre première question, là tout à l’heure, je vous ai dit que je cherchais l’originalité des arts traditionnels dans la transformation après leur rencontre entre différentes cultures, entre les cultures qui viennent de l’extérieur et celles qui étaient déjà au Japon. La recherche de l’originalité japonaise m’a aussi mené à m’intéresser à ce qui est universel, à chercher ce qui est universel. Pour revenir plus concrètement, ayant présenté notre spectacle dans plusieurs pays asiatiques, je vois qu’il y a une sensibilité assez similaire dans le public asiatique. Par exemple, il y a une sensibilité très similaire par rapport à la relation entre une existence suprême, comme les dieux, et l’incarnation humaine. Cette sorte de recherche de ce qui est le plus universel fait partie de mon travail aussi. Cette recherche se juxtapose aussi avec la recherche de l’origine du théâtre dont on trouve maintenant plusieurs branches différentes.

Par rapport aux chants, actuellement il y a plusieurs styles de chant dans le monde, mais là-dedans, on pourrait trouver une vision du monde commune. Il y a des choses qu’on peut comprendre en comparant plusieurs branches du chant, chez plusieurs ethnies, dans plusieurs traditions. Cette sorte de recherche pour comparer plusieurs branches de style de chants traditionnels a été faite d’une manière naturelle dans le cadre du kabuki. Et en fait la musique du Kabuki est un melting-pot de plusieurs styles de chants qui existaient avant la modernisation du Japon. Ce qu’on appelle Nagauta c’est un ensemble de plusieurs styles de chants de Kabuki. Dans ce qu’on appelle le Nagauta, on peut trouver plusieurs styles de chants ethniques. Du coup, le public du Kabuki appréciait cette variété et la différence entre plusieurs styles de chants ethniques. Le public japonais d’il y a 150 ans pouvait distinguer ces différences de plusieurs styles de chants ethniques. Pour la plupart du public d’aujourd’hui, ils ne sont pas sensibles à la différence de styles qui sont compris dans le Nagauta. À propos de la musique, le public japonais est devenu très insensible.

En tant que metteur en scène, j’aimerais bien refaire ce plaisir de distinguer plusieurs styles de musiques aux gens. J’ai essayé d’utiliser plusieurs styles de chants. Et à travers ça, j’aimerais faire voir par le public qu’il y a une vision du monde commune derrière. Mais d’abord, sur la base du fait que le corps du chanteur est quelque chose de terrestre. Il y a toujours une approche pour se rapprocher de l’existence suprême ou céleste par le fait de chanter. Mais pour essayer de s’approcher de l’existence suprême ou céleste, la chair terrestre devrait se forcer. Quand la chair humaine est forcée, elle risque d’être détruite et il y a une manière d’avoir le plaisir d’assister à ce péril de la chair humaine qui est en commun. Cette sensibilité est partagée dans beaucoup de régions de l’Asie. Ces plaisirs ne viennent pas du fait de voir un chanteur qui essaie de chanter comme une machine pour s’échapper à la taille humaine, mais plutôt par le fait que d’abord le public connaît la limite de l’incarnation humaine, qu’il sait bien que quand on essaie de s’approcher de la hauteur la chair humaine est forcée et doit se mettre en péril.

Par rapport à la deuxième question, c’était si j’apprends aux comédiens qui viennent dans notre compagnie cette sorte de technique de chant ou pas. En fait, j’ai essayé d’intégrer ces sortes de chants dans mon entraînement, mais maintenant j’ai renoncé. Et maintenant, ce que j’essaye de faire c’est que ceux qui n’arrivent pas à chanter apprennent à chanter petit à petit en regardant ceux qui arrivent à chanter, par imitation. C’est tout à fait la manière de transmission des arts traditionnels japonais.

NG : Dans un entretien à propos de Gilgamesh, vous dites travailler sur «  l’oralité initiale  », la musicalité originelle de l’épopée, des mythes et de la littérature ancienne. Vous avez mis au point le procédé de «  la réplique en contrepoint  », ou comment «  tisser une étoffe sonore aux motifs délicatement intriqués  ». Comment avez-vous procédé  ?

SM : D’abord, quand on dit, quand on parle de dire les mots à la musicale, il y a une ironie. Ce que je veux dire c’est que là il y a de l’ironie dans laquelle quand on écoute des mots avec une belle musicalité, on n’écoute plus la signification. Il y a une antinomie, on ne peut pas avoir le plus souvent les deux choses en même temps de faire écouter la belle musicalité, de faire être, de rendre sensible le public à la signification des mots. Mais la littérature orale antique était aussi un record historique donc si le public avait du mal il ne pouvait pas continuer à écouter. Ils étaient obligés de se faire écouter par des auditeurs pour transmettre l’histoire. Donc j’aimerais savoir comment l’épopée antique a pu surpasser cette antinomie. J’aimerais examiner comment réaliser le fait de faire écouter le contenu et la signification en donnant aux auditeurs un plaisir physique, non pas en leur donnant une douleur physique sur une longue durée. Ce que nous appelons le contrepoint, on s’est aperçu quand on a créé Le lièvre blanc d’Inaba et des Navajos. Comme Lévi-Strauss a déplacé le focus de l’histoire à la structure, j’ai pensé à déplacer notre focus du contenu à la structure des mots. Par exemple, quand il y a quinze lignes de rôle, normalement on a envie de les transmettre comme une histoire au public. Mais ce qu’on a essayé dans Le lièvre blanc d’Inaba et des Navajos, c’est de voir ce qui guide, disons d’une manière géographique. On se disait : «  si on voyait ces quinze lignes avec hauteur  ». Comme une carte géographique. Dans une carte géographique, il n’y a pas d’histoire comme avancer de l’est à l’ouest par exemple. Notre question était de savoir comment on pourrait donner au public une sorte de carte géographique quand ils auront écouté ces quinze lignes. Là on a encore en train de développer ces méthodes, mais dans le spectacle Le lièvre blanc d’Inaba et des Navajos, on doit avoir saisi quelque chose.

NG : Passer d’une structure musicale comme Gilgamesh à Idomeneo et ses chanteurs lyriques occidentaux a dû vous sembler être en grands écarts, comment avez-vous procédé pour travailler avec des chanteurs lyriques ?

SM: D’abord les mises en scène de l’opéra que j’ai faites en Europe, je n’en ai fait que deux pour l’instant Idoménée à Aix-en-Provence et Mitridate à Berlin. Dans ces deux opéras, il y a un point commun c’est que les deux font partie de l’opéra séria. En fait cette forme de l’opéra séria5 m’a beaucoup inspiré pour former ma méthode qui permet de séparer l’acteur qui parle et l’acteur qui bouge. Évidemment dans l’opéra séria ces deux acteurs qui parlent et qui bougent, ce sont surtout les structures des pièces, des livrets qui m’a inspiré. Là, j’ai commencé à diviser les acteurs qui bougent et qui parlent en 1990. En le pratiquant, j’ai remarqué qu’il faudrait trouver des pièces adaptées à cette forme. C’est-à-dire que cette forme de divisions des acteurs ne sied pas à toute forme de pièce d’art dramatique. Alors j’ai cherché des pièces adaptées à cette forme.

D’abord, je me référais aux pièces de bunraku parce que dans le bunraku c’est un théâtre de la marionnette, il y a des marionnettes et aussi il y a des musiciens donc un spectacle de bunraku est constitué des deux éléments qui sont similaires à la forme que je commençais à pratiquer. Si on essaie de dire le rôle avec une marionnette sans employer aucun artifice, le public écoute juste le rôle et ne regarde pas la marionnette. Donc j’ai commencé à examiner les pièces de bunraku pour voir comment elles essaient de résoudre ce problème. Là j’ai compris que la structure des pièces de bunraku était très similaire aux livrets de l’opéra séria ; c’est-à-dire qu’on pourrait peut-être dire que les pièces de bunraku d’airs très statiques et d’airs.

Donc s’il y a des choses qu’on ne peut transmettre qu’avec des mots, ils emploient le récitatif.

Dans les parties où le public n’a plus besoin des informations verbales, dans lequel le public prend juste du plaisir de partager les sentiments des personnages, ils emploient l’air, la forme d’air. J’appelle davantage cela le tronc épique et la fleur lyrique. En ayant remarqué la même structure entre les pièces de bunraku et les structures de l’opéra séria, j’ai commencé à voir clair ce qu’il faudrait faire quand on divise les acteurs qui parlent et qui bougent.

Mais à propos de la mise en scène de l’opéra, je pense que la mise en scène actuelle d’opéra séria est très éloignée de ce que l’opéra séria a été à l’époque. Originellement, l’opéra séria n’était pas fait pour montrer un univers des êtres humains à taille humaine comme les pièces comiques, mais pour faire sentir un espace-temps gigantesque qui dépasse la taille humaine ou qui comprend plusieurs siècles. J’ai voulu dire cette inspiration pour inventer, non pas pour présenter une pièce comique, mais pour présenter une pièce tragique, pas pour la comédie, mais pour la tragédie. Quand j’assiste aux mises en scène actuelles de l’opéra séria, j’ai l’impression souvent que l’opéra séria est monté non pas en tant que tragédie, mais en tant que comédie qui présente des humains à taille humaine qui vivent la vie quotidienne. Avec ces mises en scène, j’ai pensé que je voulais faire reconnaître cette forme de tragédie, et non pas la comédie à taille humaine.

Dans Gilgamesh, je voulais montrer comment on pourrait voir la société humaine, l’histoire humaine, les relations humaines d’un point de vue divin. Je voulais faire un peu la même chose avec les opéras de Mozart.

Une dramaturgie des ombres : «  convoquer les spectateurs invisibles »

NG : Vos mises en scène ont toutes une dimension spirituelle, vous dites vouloir «  dépasser les limites du théâtre moderne  », «  avoir un point de vue divin sur l’œuvre  », sur l’ordre du monde, sur les questions de savoir comment l’histoire est faite ou comment l’être humain est constitué. Gilgamesh doit atteindre le satori et les personnages d’Antigone doivent devenir Bouddha. Quel est votre rapport à la spiritualité ?

SM : Quand je fais du théâtre, je fais du théâtre en pensant que c’est bien si ça peut aider à réduire les conflits et les malheurs entre les êtres humains comme la ségrégation, les guerres, la jalousie. Mais évidemment, ce n’est pas que les hommes de théâtre qui le souhaitent, mais aussi les politiciens, etc. Mais avec tous les efforts que font les politiciens et tout, nos malheurs ne se réduisent pas vraiment. Évidemment, il est important et utile de penser d’une manière pratique à la redistribution de la richesse par exemple, mais si uniquement par ces moyens on ne pourrait pas effacer ces malheurs.

Pour réduire ces malheurs, j’ai pensé que si on considère cette terre comme quelque chose qui n’appartient pas qu’aux êtres vivants, on pourrait peut-être de la solution à ce problème. Je veux dire que peut-être ce serait bien de penser que sur cette terre, il n’y a pas que des êtres vivants, mais aussi des êtres qui vivaient avant. Par exemple, quand j’ai monté Antigone en 2017 à la Cour d’honneur à Avignon, en faisant danser le mondori par les acteurs, j’imaginais qu’il y aurait autour des acteurs plusieurs fois, des milliers de fois de morts. Ce qui m’a inspiré c’était le sentiment que j’ai eu quand je me trouvais à la Cour d’honneur, là j’ai vraiment ressenti qu’il y avait beaucoup de morts autour de moi. Là je me suis dit qu’il y aurait plein de spectateurs vivants, mais il devrait y avoir des spectateurs qui ne sont plus vivants plusieurs fois, peut-être plusieurs milliers de fois. En répétant, on souhaitait faire plaisir à ces spectateurs invisibles. Si on pense de la même manière sur cette terre, il y a beaucoup d’êtres qui ne sont plus vivants aussi bien que des êtres vivants même pour penser à l’environnement, aux guerres, on pourrait avoir un point de vue plus large. Par exemple, les politiciens pensent souvent uniquement aux endroits qui sont devant vous, qui vont voter, mais s’ils arrivent à penser qu’il y a aussi beaucoup d’âmes invisibles autour d’eux qui vont voter aussi, qu’on pourrait éviter une sorte de populisme. Évidemment, dans la vie quotidienne ce n’est pas facile de ressentir l’existence des âmes invisibles, mais par le moyen de l’artifice de théâtre on pourrait peut-être faire sentir que ces âmes invisibles se rassemblent autour de nous.

NG : Jean Genet, appelait à faire du théâtre dans les cimetières, Antonin Artaud à convoquer les dieux sur scènes. La couleur blanche, les costumes blancs sont récurrents dans vos mises en scène. Le blanc étant la couleur du deuil au Japon. Est-ce une volonté délibérée de convoquer, les morts, les esprits (du théâtre peut-être ?) sur scène ?

SM : Comme vous dîtes au Japon, la couleur blanche est souvent considérée comme la couleur des morts, mais ce n’est pas seulement en Japon, mais aussi en Corée par exemple. En même temps, les mariées portent une robe blanche, ça s’est comment entre l’Europe et l’Asie ; c’est-à-dire que quand on essaie de s’approcher de la pureté on choisit le blanc. Peut-être que ça peut être différent dans les pays où on pense qu’il faudrait ramener beaucoup de richesses pour être heureux dans l’au-delà. Mais au Japon, disons que depuis à peu près 1000 ans, on considère que toutes les âmes humaines seront égales quand elles sont mortes ; c’est-à-dire qu’on ne peut rien emporter dans l’au-delà. C’est pour ça que l’on sera tous égaux dans l’au-delà.

Ça peut être aussi un espoir de n’avoir besoin de rien porter dans l’au-delà, ça peut être un espoir pour la mort. Ça veut dire aussi qu’on ne sera plus jugé à l’au-delà par une existence suprême. On ne sera plus distancié après la mort. Par ce que vous avez fait, pendant le vivant, ça ne distancie pas la vie au-delà de la mort. Je pense que ce qui est le plus important, le plus unique dans les pensées japonaises c’est qu’il croit qu’il n’y aura pas de jugement après la mort. Au Japon, jusqu’il y a mille ans à peu près, la majorité des gens pensait qu’il y aurait un jugement après la mort. C’est pour ça que les nobles japonais offraient souvent de beaux temples pour être heureux après la mort. Mais à peu près depuis 900 ans, depuis 9 siècles, depuis que le bouddhisme se transmet à toute la population, la majorité commençait à penser que tout le monde serait égal après la mort. Donc pour moi, la couleur blanche est un symbole de cette pensée qui croit qu’il n’y a pas de jugement après la mort et qu’on soit tous égaux.

NG : De même, j’ai été très frappée par les ballets des morts dans Antigone et Idomeneo, comme s’il existait toujours un chœur d’âmes errantes dans vos spectacles, un théâtre d’ombres dans un sens propre comme au figuré. Comment l’expliquez-vous ?

SM: Je pense aussi que par l’artifice du théâtre on peut donner forme à ce qui est invisible. Mais en même temps, ce qui est visible par ce moyen n’est qu’un fantôme. Cependant, on pourrait aussi penser que ce que l’on appelle des êtres vivants ne sont que des fantômes aussi.

NG : Gilgamesh est une pièce marquée par la spiritualité en lien avec la préservation de la nature, de l’environnement. Percevez-vous la nature comme une divinité ?

SM : D’abord, comme je vous l'ai dit en tant qu’homme de théâtre, je pense toujours comment réduire les conflits entre les humains et dans ce sens-là je pense aussi que le fait de faire connaître la vision polythéiste du monde pourrait aider à cette fin. En Asie, la vision polythéiste est très liée à la vision animiste. Je pense que dans mes mises en scène on peut trouver une vision animiste. C’est dans ce sens-là qu’on peut trouver des éléments considérant l’environnement non pas comme matériaux à utiliser pour les êtres humains, mais comme existence supérieure aux êtres humains. C’est-à-dire qu’il faudrait, il ne faut pas penser à contrôler la nature, à profiter de la nature, mais plutôt penser à plaire à la nature. Je pense aussi à faire du théâtre pour faire plaisir à la nature.

Notes

1 Cet entretien est extrait d’un ouvrage en cours d’écriture sur le metteur en scène japonais Satoshi Miyagi : Satoshi Miyagi : Donner de la voix aux mythes par Nathalie Gauthard. Ce travail de recherche a été financé par le Cluster of Research Excellence : Culture, Creativity, Health and Well-Being dirigé par Virginie Magnat et Karen Ragoonaden de l’Université de British Colombia (Canada).

2 « Notes de mise en scène » de Satoshi Miyagi, issu du programme de Gilgamesh au musée du Quai Branly, mars 2022, traduction Corinne Atlan.

3 Ibid.

4 Précisons que Yoshiji Yokayama est le dramaturge de Satoshi Miyagi, mais également directeur de festivals au Japon et titulaire d’une thèse de doctorat en France : La grâce et l’art du comédien : conditions théoriques de l’exclusion de la danse et du chant dans le théâtre des Modernes sous la direction de Jean-Louis Besson, soutenue à Paris 10 - Nanterre en 2008.

5 Sur l’opéra seria, lire MOINDROT Isabelle, L'opéra seria ou le règne des castrats, Paris, Fayard, coll. « Les chemins de la musique », mars 1993.

Pour citer cet article

Nathalie Gauthard, « Donner de la voix aux mythes (extrait) : Satoshi Miyagi ou la dramaturgie des ombres », L'ethnographie, 8 | 2023, mis en ligne le 15 janvier 2023, consulté le 28 avril 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=1380