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Interpréter la version temps réel d’Inharmonique de Jean-Claude Risset : une interview avec Hélène Fauchère, soprano

Joao Svidzinski et Hélène Fauchère
septembre 2023

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/rfim.665

Résumés   

Résumé

Dans cette interview, Hélène Fauchère, interprète de la nouvelle version d’Inharmonique de Jean-Claude Risset créée en 2019, revient sur son expérience dans le projet. Elle évoque tout d’abord l’importance de la nouvelle version de la partition, fondamentale pour appréhender le haut degré de liberté laissé par Risset. Dans un second temps, elle aborde son approche chambriste de l’interprétation de la musique mixte et les défis pratiques pour la préparation de ce type d’œuvres. Elle revient ensuite sur le travail de recréation de la partie électronique de l’œuvre, avant de conclure par des conseils à l’attention des futures interprètes de la pièce.

Abstract

In this interview, Hélène Fauchère, performer of the new version of Jean-Claude Risset’s Inharmonique created in 2019, looks back on her experience in the project. She firstly discusses the importance of this new version of the score, which is fundamental to understanding the high degree of freedom left by Risset. Secondly, she discusses her chamber music approach to the performance of mixed music and the practical challenges of preparing this type of music. She then looks back at the work of recreating the electronic part of the work, before concluding with advice for future performers of Inharmonique.

Index   

Index de mots-clés : informatique musicale, recherche-création, Jean-Claude Risset, Musique mixte, interprétation, voix chantée.
Index by keyword : Mixed music, Jean-Claude Risset, performance, computer music, singing voice, research-creation.

Texte intégral   

Introduction

1La soprano Hélène Fauchère a créé la nouvelle version temps-réel d’Inharmonique de Jean-Claude Risset le 28 novembre 2019 à l’auditorium de la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord (MSH). Quelques mois auparavant, le 20 janvier de la même année, elle avait interprété les cinq dernières minutes de la version originale de la pièce1 lors du Symposium inter-sociétés savantes intitulé Les sciences de la musique – De nouveaux défis dans une société en mutation2. Entre ces deux versions, plusieurs caractéristiques de l’œuvre ont changé et influencé la manière de l’interpréter. Pour la première version, nous avons utilisé la partition originale manuscrite, pour la deuxième une version actualisée gravée qui a été réalisée par le compositeur lui-même et trouvée dans ses archives personnelles. Quant à la partie électronique, pour la première interprétation, nous avons utilisé la bande originale de 1977 en stéréo ; pour la deuxième, nous avons confectionné par recodage une version interactive en octophonie. A tout cela, s’ajoute la mise en scène indiquée par Risset dans la partition, absente de la première interprétation et réalisée avec le maximum de fidélité dans la nouvelle version. Hélène Fauchère est une soliste qui possède une grande expérience dans le répertoire contemporain et est engagée dans la musique mixte avec une sensibilité particulière aux projets de recherche-création. Elle nous livre dans cet entretien un retour de terrain assez riche qui contribue à la compréhension de l’œuvre ainsi que son point de vue et les défis de la pratique de cette musique. Les questions ont été élaborées par les trois créateurs de la nouvelle version, les compositeurs-chercheurs João Svidzinski, Antonio de Sousa Dias et Alain Bonardi.

Figure 1. Hélène Fauchère en scène lors du Symposium Inter-sociétés Savantes en 2019 pour la présentation de la création de la nouvelle version temps réel d’Inharmonique.

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© João Svidzinski. Licence CC-BY 4.0

1. Partition

Figure 2. Comparaison des deux versions de la partition d’Inharmonique à partir de l’instant 10’06’’ ; version originale manuscrite (gauche) et nouvelle version (droite).

img-2-small450.pngPartition manuscrite extraite des archives Risset (laboratoire PRISME, Marseille). Partition de droite : © João Svidzinski licence CC-BY 4.0

2Selon vous, la nouvelle version de la partition a-t-elle apporté des informations qu’il n’y avait pas dans la première ?

3Hélène Fauchère. Oui, bien sûr. Cela étant, il me semble qu’il y a deux paramètres : la partition a été remise par écrit, au propre, et beaucoup plus d’informations y ont été inscrites.

4Joao Svidzinski. À l’instant 10’06’’ par exemple (figure 2), je me demande si Risset a ajouté ces informations parce qu’il voulait être plus précis par rapport à ses souhaits. Il y a peut-être des interprètes qui n’ont pas bien compris ce qu’il voulait dans la première version. Ou bien, simplement pensait-il qu’il valait mieux écrire qu’il faut imiter la voix à cet instant ? Finalement, il préfère complètement écrire son indication. Vous avez chanté les deux partitions, comment envisagez-vous le changement dans sa manière d’écrire, plus particulièrement dans cette partie-là ? La deuxième partition était-elle plus simple à comprendre ?

5H.F. Je vais répondre en deux points. Tout d’abord, j’ai une troisième proposition au sujet de ces deux versions : cette notation précise ne serait-elle pas à coupler avec les informations de la partition où les notes ne sont pas écrites, mais où il est écrit qu’il faut improviser ? Ne faudrait-il pas - j’y ai beaucoup pensé en lisant et en réécoutant la partition - utiliser les notes écrites dans la version que nous avons donnée récemment, comme une trame d’improvisation, et non une notation précise à laquelle on doit se limiter ? Ne faudrait-il pas superposer les deux partitions ? Je pense que si. J’en viens au deuxième point. J’ai beaucoup aimé improviser en écoutant les cloches en live. Quelque part, même pour ces synchronisations, c’est beaucoup plus vivant. Pour notre concert je m’en suis tenue à la trame. Mais si c’était à refaire et si nous rejouons cette œuvre, je garderai la trame comme toile de fond en improvisant autour ; je pense en effet que c’est très important et que si Risset a choisi d’écrire cette deuxième version, avec des hauteurs bien claires, bien définies, c’est peut-être parce que beaucoup de chanteurs n’ont pas l’habitude d’improviser. Ça ne veut pas dire qu’ils n’ont pas l’oreille pour le faire, mais ils n’ont pas forcément confiance en eux, pour écouter dans le matériel environnant ce qui entre en résonance : qu’y a-t-il dans le spectre des cloches et que peut-on prendre ? Ce n’est pas nécessairement intuitif si on ne l’a jamais pratiqué, si on n’est pas passionné par l’ornementation baroque ou le jazz, par exemple. Ce n’est pas du tout intuitif si l’on n’est pas non plus accoutumé à la musique contemporaine. La deuxième version m’a donc apporté des informations, mais à refaire donc, je préférerais la liberté de la première, enrichie des indications qu’il donne dans la seconde, afin de mettre les deux en commun.

6Même si la nouvelle version en temps-réel n’utilise plus le chronomètre de la bande, ce dernier a-t-il été nécessaire pour travailler la pièce et pour le concert ?

7H.F. Oui, mais je pense que la prochaine fois, nous serons en mesure de l’enlever, parce que je connais bien l’électronique dorénavant. Et dans une acoustique où j’entendrais tout, je n’en aurais plus besoin. J’avais notamment besoin du chronomètre parce que je n’entendais rien sur la scène : au début de la pièce, lorsque je dois reprendre des sonorités qui sont dans la bande, je me suis rendue compte qu’à de nombreux moments je n’étais pas tout à fait sur la hauteur. Car le temps que la hauteur sur la bande soit perceptible, j’avais déjà émis le son. Tout cela est donc tout à fait modifiable. Une fois que l’on connaît bien son partenaire de musique de chambre, nul besoin de chronomètre.

8J.S. J’imagine que le fait d’enlever le chronomètre vous donnerait plus de souplesse et de liberté ?

9H.F. Exactement. Cela en donnerait d’autant plus que le fait d’enlever le chronomètre représente également un niveau de responsabilisation supplémentaire. Finalement, cela renforce encore la concentration, sur tous les plans. Il me semble bien que la sécurité est l’ennemie de la liberté, en musique aussi ! Si l’on joue la carte de la sécurité, on prend le risque que ce soit nettement moins spontané, vivant, organique… c’est certain. Sinon, nous ne ferions pas de « spectacle vivant ».

10J.S. Juste une anecdote : les indications de chronomètre ne sont pas toujours parfaitement synchronisées avec la partition. C’était une question technique à l’époque car tout était calé sur des bandes magnétiques qui n’étaient pas toujours stables. Il est étrange de considérer aujourd’hui que le chronomètre est une sécurité, puisqu’en fait, non ! La notation du chronomètre n’est pas du tout quelque chose de stable et ne l’a jamais été. Cela permet presque de faire un retour en arrière et de penser la pièce différemment, en réfléchissant à d’autres solutions.

11H.F. Oui, et puis à moins de le réactualiser à chaque déclenchement, le chronomètre peut devenir une entrave. Sur une pièce de 11 minutes, nous trouvons des enregistrements qui varient entre 10 et 12 minutes. C’est énorme ! On perd cette variabilité et cette souplesse quand on a un chronomètre. Cela peut être un choix. Mais s’il n’est pas complètement conscient et assumé, je trouve cela dangereux et limitatif artistiquement.

2. Degré de liberté donné par la partition

12La partition donne un certain niveau de liberté à la soprano, par exemple des improvisations, des libertés sur les hauteurs, etc. Comment avez-vous appréhendé ces degrés de liberté ?

13H.F. C’est une liberté nécessaire dans ces musiques-là, encore plus qu’ailleurs. Il y a beaucoup d’autres répertoires en musique classique où l’on est habitué à avoir cette liberté-là. Il n’y a dans l’histoire de la musique qu’une partie du répertoire où les choses sont fixées sur une partition. Il n’y a guère que dans la musique savante européenne que l’on a figé les choses par écrit. Pratiquement toute la musique savante extra-européenne est de tradition orale. On est habitué à avoir une trame de notation et à improviser dessus. Cette liberté est très constructive et riche. Cela rejoint ce que je disais, par exemple, à 10’06’’, où l’idée d’une trame me semble intéressante comme trame d’improvisation, comme une notation « pense-bête ». Mais ce n’est pas l’intégralité de la notation elle-même et elle ne doit pas être perçue comme telle. En musique contemporaine, on retrouve ce rapport à l’improvisation à plusieurs niveaux. Par exemple, les Improvisations de Boulez, dont le titre interpelle énormément : qualifier ainsi des pièces tellement écrites peut surprendre ! Mais ne serait-ce pas une manière de noter sur le papier le geste d’improvisation ? Ce sont deux démarches différentes et complémentaires ; dans la seconde il s’agit de tout noter, ce qui est très difficile et laisse peu de place à ce que l’interprète pourrait ajouter. Dans la partition de Risset, la question se pose. Est-ce une trame ? Je pense que oui et que la partition invite à s’accorder cette liberté, même à d’autres endroits où ce n’est pas sous-entendu... Au chiffre 5, pour l’alternance entre les la graves et les la aigus, une marge d’improvisation est offerte puisqu’il est indiqué sur la partition « changement de voyelle » et « chant harmonique ». Par « chant harmonique », il pense à une forme de chant diphonique, ce qui ouvre un éventail de possibilités, surtout dans le grave. Cela laisse penser qu’il s’agit simplement d’un canevas. Pourtant, il donne deux notes, l’octave, ce qui pourrait paraître extrêmement contraignant et limitatif pour l’improvisation. Mais dès lors qu’on explore le chant diphonique, la palette d’improvisation devient très large. Doit-on ou non se l’autoriser ? Je n’ai pas la réponse. Apparemment, la question ne lui a pas été posée, sinon vous le sauriez.

14À d’autres endroits, comme cinq mesures après le chiffre 9, il s’agit clairement d’une notation de geste improvisé. Faut-il donc s’en tenir exactement à ce qui est noté ? Il faut avouer que c’est déjà très riche et génère une multitude d’idées. Ou bien peut-on se sentir plus libre avec ce matériel ? Le champ des possibles reste grand ouvert, et puis ces objets de liberté ne sont pas simples à appréhender pour beaucoup de chanteurs, pour en avoir discuté avec nombre d’entre eux. Cela oblige à repenser l’interprétation et l’implication du chanteur dans la pièce. Personnellement, c’est une démarche que j’adore.

15J.S. Oui, moi aussi ! La question dépasse Inharmonique. C’est une question très large dans le répertoire. La question de ce qu’il faut noter ou pas pour laisser de la liberté est une vraie difficulté.

16H.F. Oui, et puis est-ce qu’on note l’intention ou le résultat ? Et si l’on note selon une orthographe, est-ce qu’elle sera lue telle quelle ? Si on surcharge d’informations, on télescope la spontanéité de l’interprète aussi. Tout cela, ce sont des choix en fait.

17J.S. Et dans cette perspective-là, pensez-vous qu’Inharmonique est plutôt réussie ? Est-ce que Risset a bien noté ce qui est nécessaire, et évité d’écrire ce qui n’est pas utile ? Ou bien étiez-vous un peu perdue ?

18H.F. Je n’étais pas perdue parce que j’aime beaucoup ce type de liberté et le matériau est déjà très riche. Donc j’avais vraiment de la matière pour improviser sur 15 minutes de musique. En revanche, a-t-il noté tout ce qu’il voulait ? Je n’en sais absolument rien. Même s’agissant des différences qu’il y a entre les deux versions de la partition, il est probable qu’il n’en a noté qu’une partie, peut-être a-t-il voulu figer les choses. Mais pourquoi ? Peut-être n’y a-t-il pas vraiment de raison ou qu’au contraire, il avait vraiment autre chose en tête. Je ne sais pas. La partition comporte relativement peu d’informations d’interprétation en regard du matériau proposé. Et finalement tant mieux pour ce type de musique. Cela oblige à une vraie recherche, nous sommes loin de la partition « clés en main » : mais est-ce ce qu’on souhaite ?

19J.S. Il faut également prendre en compte que l’œuvre a été assez souvent chantée, par plusieurs interprètes. On peut imaginer que Risset a laissé pas mal de marge de manœuvre à ses différents interprètes. Il a certainement accueilli les hypothèses d’interprétations. Est-ce qu’il n’a pas voulu poser un dénominateur commun un peu noté, c’est-à-dire proposer un cadre plus large qui rende compte de son œuvre à travers plusieurs versions ?

20H.F. C’est ce que la partition, dans cette seconde version, laisse penser, effectivement. En tout cas, du point de vue de l’interprète, c’est ainsi que je le reçois. Je ne parle qu’en mon nom ! Mais c’est comme cela que je le comprends, même en regard d’autres partitions contemporaines de celle-ci. Ce type de notation suggère bien l’idée d’un dénominateur commun, ce qui rejoint ce que je disais sur la richesse du matériau proposé. J’irai même jusqu’à dire que si on écoute vraiment toute la bande, même avec la meilleure volonté du monde, il est impossible d’exploiter, en tant que chanteur, la totalité du matériau. Il est trop dense ! Bien que 15 minutes soit un format relativement long, il y a pourtant trop de matériaux pour tout exploiter. Ce qui veut bien dire qu’il s’agit d’un réservoir dans lequel il faut piocher. La sélection est laissée à la discrétion de l’interprète, en partie à ses choix conscients, et en partie à ses choix inconscients, lors de sa perception immédiate. Je trouve très intéressant de faire se côtoyer le conscient et l’inconscient, de nourrir et favoriser cette proximité, c’est souvent ce qui fait la richesse de la représentation.

3. Aspects scéniques

21La nouvelle version explicite le rapport scénique de la pièce : est-ce que cela vous a aidé, est-ce que cela a influencé votre interprétation ?

22H.F. Oui, cela donne beaucoup d’informations quant au choix des dynamiques, quant à la construction d’une courbe dynamique. 15 minutes, c’est long, quand il s’agit de les organiser, de les construire. Donc la dimension scénique, non seulement nourrit la perception musicale pour l’interprète, mais est également importante du point de vue de l’auditeur. Cela renforce visuellement ce que l’on doit percevoir auditivement. Cela rejoint ce que nous disions sur « comment » rééquilibrer l’enregistrement.

23J.S. Pourtant la pièce a été très peu jouée avec la mise en scène. Je ne sais pas pourquoi...

24H.F. Il y a un paramètre qui pourrait entrer en ligne de compte, qui ne serait pas le plus justifiable mais qui serait plausible : le faire scéniquement et le spatialiser induit de connaître une bonne partie de la pièce par cœur, de se sentir complètement en confiance avec l’électronique et avec l’interprète derrière la console, et d’avoir parfaitement apprivoisé l’acoustique du lieu. Sinon, on marche « sur des œufs ». Tel que je l’ai fait, j’ai suivi les didascalies de la pièce, cela me paraissait très important, nous en avions parlé, mais j’entendais très mal dans ce lieu, et c’était donc forcément fragile. C’est probablement une des raisons pour lesquelles l’œuvre a très peu été mise en scène et spatialisée. Il y a beaucoup de paramètres solides à établir. Peut-être est-ce également dû à la peur de mal faire.

25J.S. J’ai une autre hypothèse. C’est que sur la première version, les informations scéniques ne sont pas très claires. D’ailleurs rien n’est clair dans cette version… mais les informations sont pourtant là. Quand on compare les deux versions, les informations sont présentes sur les deux, mais pas de façon très claire dans la première. C’est aussi peut-être pour cela que les interprètes précédents n’ont pas fait l’effort de le mettre en scène.

26H.F. Mais, est-ce que les deux versions étaient facilement accessibles ?

27J.S. Non. Je suis presque certain que personne n’a joué la deuxième version. On a retrouvé un courriel dans les archives de Risset, pour proposer la deuxième version qui date de 2015. Il me paraît donc impossible que la partition ait pu circuler avant.

4. Interpréter Inharmonique : une approche relevant de la musique de chambre ?

28Comment concevez-vous le travail de préparation de cette pièce, notamment pour la nouvelle version qui nécessite un travail collectif avec l’interprète de la partie électronique ?

29H.F. Il s’agit de vraiment travailler en binôme. C’est un travail d’équipe ! Si à l’avenir, je jouais la pièce avec d’autres que vous, Alain ou Antonio, je repartirais de la case départ. Je garderais ma perception de la pièce, mais il faudrait se découvrir, s’apprivoiser l’un l’autre, voir s’il y a une autre manière de réagir…

30J.S. Mais en fait, il peut être très intéressant de changer d’équipe...

31H.F. Bien sûr ! Mais le travail de maturation repart de très loin... Peut-être pas à zéro, mais un certain nombre de curseurs sont réinitialisés. Si vous changez un membre d’un quatuor à cordes, vous ne repartez pas du début mais presque. C’est du même ordre.

32J.S. Et cette façon de voir la musique mixte comme de la musique de chambre, avec deux interprètes, est-ce que cela s’applique selon vous à tout le répertoire mixte ? Ou bien est-ce propre à Inharmonique ?

33H.F. Non, Inharmonique n’est pas un cas spécial. Je pense que c’est vrai pour quasiment tout le répertoire de musique mixte, sauf volonté délibérée et contraire du compositeur. On a tout à gagner à être dans cette démarche-là. De toute façon, les personnes derrière la console font toujours cette démarche d’écoute de l’autre. Par exemple, dans En Echo de Manoury, si l’on ne fonctionne pas ainsi, on perd une dimension fondamentale de la pièce.

34J.S. Même si cette approche nécessite un temps de répétition beaucoup plus important ?

35H.F. Bien sûr, je dirai que le temps de répétition que nous avons eu pour une pièce comme Inharmonique est extrêmement court.

36J.S. Pourtant on en a eu beaucoup !

37H.F. On en a eu beaucoup, oui. Parce qu’on a tellement l’habitude maintenant de faire des répétitions ultra-condensées avec le concert aussitôt après… tous les ensembles procèdent ainsi. Mais là on est clairement dans un contexte de musique de chambre et il y a besoin d’un temps de maturation qui me semble incompressible. Et nous nous sommes retrouvés confrontés à ce problème-là. Ce que nous avons fait fonctionnait bien. Mais nous aurions pu aller beaucoup plus loin avec un temps de décantation. Il y a tout le travail en amont, mais rétrospectivement, le moment où nous nous sommes retrouvés pour travailler ensemble aurait dû être une première phase, 15 jours ou 3 semaines avant la générale. Nous aurions pu faire une bonne séance de travail, laisser décanter, et nous retrouver à nouveau 3 jours avant le concert. Mais faire l’économie de cela, et j’ai conscience que nous jonglons tous avec des contraintes différentes, c’est faire l’économie de la maturation de la pièce et de la connaissance de l’autre. Par exemple, on ne peut pas se passer du chronomètre quand il n’y a pas de temps de décantation. C’est trop fragile. Alors que je suis convaincue qu’il faut arriver à s’en passer dans une pièce comme celle-là, pour revenir à ce que disais précédemment. On peut l’avoir comme sécurité pendant la première partie du travail, mais ensuite il faut l’enlever.

38J.S. Ce temps de travail, surtout dans le cadre d’un concert de recherche-création, est également nécessaire pour créer le lien entre la soliste et l’interprète de l’électronique ?

39H.F. Oui, et encore une fois cela permet de créer une relation de musique de chambre avec celui qui est derrière la console, une relation où chacun connaît aussi bien sa partie que celle de l’autre. Et c’est fondamental. Vous connaissez très bien ma partie, et ce n’était pas envisageable autrement. Mais la réciproque est absolument nécessaire. Et c’est trop souvent problématique avec la musique mixte parce qu’on n’inclut pas suffisamment les interprètes. Alors qu’on a tout intérêt à le faire. Je parle des interprètes sur scène.

5. Le travail avec l’électronique : écoute et mixité

40La nouvelle version est en octophonie, alors que la première est purement stéréo : est-ce que cela a influencé votre interprétation ?

41H.F. Dans la théorie, oui. Dans la pratique, ça ne l’a pas autant influencé que cela aurait pu, et même que cela aurait dû. En effet, c’est un peu frustrant, que lors des représentations à la MSH Paris Nord, les retours de scènes aient très faibles. J’ai parfaitement entendu qu’il y avait une différence, d’autant que je savais qu’elle allait se produire, que mon écoute la cherchait. Mais je n’en ai entendu qu’une partie infime. Donc cela ne m’a influencée que dans une moindre proportion. J’aurais pu - et dû - être beaucoup plus influencée, car le peu que j’en ai perçu dans cette acoustique était déjà beaucoup plus confortable que la stéréo.

42J.S. Confortable dans le sens d’être plus à l’aise pour improviser avec le son des cloches par exemple ?

43H.F. Oui, et puis confortable parce que beaucoup plus vivant, et spatialisé de manière beaucoup plus humaine. Quand vous êtes sur scène avec d’autres interprètes, vous n’êtes jamais en stéréo. C’est dans ce sens-là que je dis « confortable ». On se retrouve avec beaucoup plus de repères sonores habituels. Plus de liberté aussi.

44J.S. Dans ce cas-là, le fait d’être sur la scène, avec un retour sonore très peu présent, est-ce que cela a influencé la manière dont vous entendiez les cloches et la manière dont vous improvisiez ?

45H.F. Oui, complètement. Noter les hauteurs comme trame constitue une grande sécurité quand on est confronté à des acoustiques qui ne sont pas faciles. Depuis le bas de la scène, il y a énormément de choses que je n’entends pas, que je guette, que je cherche, mais que je ne peux pas entendre ; ou alors que j’entends tellement amoindries que, par exemple, dans le spectre d’une cloche, il y a plein de fréquences qui vont m’échapper. Je les devine être là, mais c’est par conséquent assez limité. Effectivement, cela sert donc aussi de garde-fou, et ce type de trame va permettre de rendre la pièce exécutable quel que soit le lieu.

46Finalement, au-dessus de cette trame de la partie de soprano, on pourrait indiquer les indications de la première version. Tout simplement. Rétrospectivement cette information serait très claire.

47La justification principale de la nouvelle version est la possibilité d’inclure votre propre voix dans l’électronique dans le passage à 13’15’’. Est-ce que cela a eu une influence sur votre interprétation ?

Figure 3. À partir de 13’15’’ dans la nouvelle version de la partition d’Inharmonique.

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© João Svidzinski. Licence CC-BY 4.0

48H.F. Oui, aussi parce que je me suis sentie beaucoup plus libre de chanter avec ma voix au lieu d’entrer dans une trame et d’entrer dans quelque chose que j’avais gardé dans l’oreille de la version d’Irène [Jarsky], alors que ce n’est pas ma voix. Non seulement ce n’est pas mon instrument, mais en plus, ce n’est pas la même sensibilité. Donc ce ne sont pas les mêmes réactions aux sons, tout simplement.

49J.S. Est-ce que, étant dans des conditions d’écoute très particulières, vous entendiez bien la différence entre votre voix et celle d’Irène Jarsky ? Par exemple, dans l’électronique, quand il y avait votre voix et pas celle d’Irène, est-ce que c’était assez clair ?

50H.F. C’était évident. Je l’entendais très bien.

51J.S. C’est un point fondamental je pense.

52H.F. Oui, c’est très important car il est aussi troublant d’entendre une autre voix que la sienne, qu’il est stabilisant d’entendre sa voix.

53J.S. Et quand vous avez donné la première version en janvier 2019 lors du Symposium, est-ce que vous avez joué avec ? Avez-vous pu intégrer dans votre interprétation le fait de ne pas entendre votre voix ?

54H.F. Oui je l’ai intégré. On a l’habitude de s’adapter. Il faut savoir le faire et puis c’est intéressant aussi. Mais avoir pu faire l’autre expérience rend la comparaison difficile à soutenir. Il était assez difficile pour moi de me fondre dans la voix d’Irène à la fin de la pièce : je savais que cette voix arrivait vers 10 minutes. Et donc, avant son arrivée à la toute fin, je l’avais en tête et je choisissais toutes les hauteurs improvisées sur les cloches en fonction de ce que j’avais en mémoire pour la fin. Cela changeait complètement la donne. C’était intéressant, mais beaucoup moins libre, en termes de recherche. Clairement, je n’allais pas chercher les mêmes fréquences dans les cloches que si j’avais eu ma voix dans l’oreille.

55J.S. Pensez-vous que la deuxième version perd quelque chose du fait de ne pas avoir à chercher à entrer dans une voix différente de la vôtre ?

56H.F. Non, je ne pense pas que l’on perde quelque chose. Au contraire. En revanche, cela implique une maturation de l’œuvre beaucoup plus profonde. C’est-à-dire qu’il est plus facile de se reposer sur la voix d’Irène ; j’improvise alors un peu comme « dans mes chaussons ». Mais ce qui est intéressant, ce n’est pas cela. C’est justement de profiter de cette liberté pour aller beaucoup plus loin avec un instrument qui est le mien et que je connais bien, et de se sentir beaucoup plus libre dans l’écoute de l’électronique pour aller improviser plus loin.

57Donc non, ce n’est pas du tout une perte.

58J.S. Si l’on considère que c’est l’argument principal en faveur de la deuxième version, on peut dire que c’est plutôt réussi, au moins du point de vue de l’interprète ?

59H.F. Oui, complètement.

6. En guise de conclusion : conseils pour l’avenir

60Si une autre chanteuse, peut-être moins expérimentée, décidait de jouer la pièce, quels seraient vos conseils ?

61H.F. D’énormément écouter l’électronique sans la voix, dans un premier temps. Il faut beaucoup écouter la bande et s’en imprégner. Ensuite, de commencer à improviser pour elle-même, sur des parties où ce n’est pas forcément indiqué. C’est une excellente manière de s’imprégner des sons et des résonances. Cela permet d’aller chercher très loin. Je conseillerais également de s’autoriser à improviser de façon très osée et complètement décomplexée. C’est une étape qui me paraît absolument indispensable si l’on veut avoir un matériau intéressant lorsqu’on revient à la partition, sachant qu’il n’en restera probablement qu’une infime partie.

Notes   

1 Nous avons utilisé une bande de travail trouvée à l’Ircam avec quelques extraits reconstruits en langage Faust.

2 https://sites.google.com/view/symposium2019/ (vérifié́ le 10 novembre 2021).

Citation   

Joao Svidzinski et Hélène Fauchère, «Interpréter la version temps réel d’Inharmonique de Jean-Claude Risset : une interview avec Hélène Fauchère, soprano», Revue Francophone d'Informatique et Musique [En ligne], Numéros, n° 9 - Inharmonique (1977) de Jean-Claude Risset : création, ré-création et avenir, mis à  jour le : 11/09/2023, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/rfim/index.php?id=665.

Auteur   

Joao Svidzinski

Quelques mots à propos de :  Hélène Fauchère

Chanteuse lyrique