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L'Ethnographie

En quête de soi

Se transformer par le yoga - les passionnés

In a quest for the self, transforming through yoga: the passionate

Caroline Nizard

Octobre 2020

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.689

Résumés

À travers les itinéraires de vie pris par certains pratiquants de yoga, les passionnés, cet article souhaite comprendre ces parcours comme de nouvelles formes de souci de soi au sens foucaldien. Alors que le yoga connaît un engouement grandissant et que la pratique reste souvent associée au bien-être, elle revêt, aussi des formes d’ascétisme mondain proches, sous certains aspects, du sport de haut niveau, de l’ascèse religieuse. Après avoir contextualisé les itinéraires des passionnés, cet article s’attardera sur certaines dimensions spécifiques d’actions sur soi. Par ce souci de soi, les passionnés construisent de nouvelles formes de perfectionnement de soi qui peuvent avoir une portée spirituelle ou sanitaire.

Through the life stories itineraries followed by some yoga practitioners, the passionate, this article aims to understand these stories as new forms of self-care in the Foucauldian sense. While yoga is getting popular and its practice is often linked to the well-being, it can also take mundane forms of asceticism, that are similar in some aspects to sport or religious asceticism. After having replaced the passionate among the other yoga practitioners, this article will focus on the actions of self-care that the passionate apply on themselves. Through this self-care, passionate people build new forms of self-improvement that can have a spiritual purpose or a health focus.

Texte intégral

Je crois vraiment qu'il faut avoir une discipline. C'est mon opinion, mais le feel good yoga, avec aujourd'hui j'ai pas trop envie de faire du yoga parce qu’il fait beau, ou j'ai pas trop envie, parce que j'ai trop mangé hier. Pour moi, ce n'est pas du yoga. À ce moment-là, on va faire de la gym. douce, du Pilates, de la relaxation. Je crois que dans le yoga il est indispensable d'avoir un engagement, une régularité, une sādhana. (Amandine1, professeure, 30 ans, Suisse)

1Comme Amandine, par la pratique du yoga, de nombreux passionnés s’engagent à opérer des transformations profondes dans leurs comportements, leur hygiène de vie. Ici, Amandine témoigne d’une différence importante entre les pratiquants qui définissent le yoga comme un loisir et ceux qui le considèrent comme un mode de vie, parfois proche de l’ascétisme. Afin de démêler l’écheveau des différentes définitions et pratiques du « yoga moderne2 », nous discuterons des caractéristiques des itinéraires de pratiques. Puis, nous nous attarderons sur les passionnés qui s’engagent à changer radicalement de vie. Cet article vise à comprendre les spécificités des itinéraires de vie des passionnés du yoga moderne et à souligner les caractéristiques du souci de soi chez ces pratiquants.

2Mallinson et Singleton3 montrent que le terme « yoga » (« union », « joint ») a connu un éventail d'interprétations et de réappropriations, au cours de l'histoire allant de la recherche d'union avec le divin, la libération du cycle des réincarnations à une méthode psychocorporelle. Ainsi, de ses fondements sotériologiques chez les hindous à la volonté de perfectionnement de soi chez les Européens contemporains, des transformations profondes ont eu lieu. Pourtant, ces fondements participent à construire un imaginaire autour de la figure du yogi (voir infra). Selon Hauser4, dans les sociétés modernes, le yoga se comprend comme un mélange d'exercices physiques et mentaux afin de progresser ou même d’atteindre une forme de « perfectionnement de soi ». Cet éventail de définitions permet des réappropriations variées, selon les motivations des pratiquants, les courants dans lesquels ils s’inscrivent et leur volonté d’adhérer à différentes dimensions (bien-être, santé, spiritualité, valeurs, alimentation).

3Si, initialement, le yoga s’adressait à des groupes sectaires fermés en Inde où les austérités apparaissaient comme une condition pour permettre au yogi de sortir du cycle des réincarnations, la majorité des pratiques du yoga moderne s’en sont détachées. Pourtant, pour une petite partie, les passionnés, le yoga pourrait être analysé comme à l’origine de nouvelles formes de dépassement et de souci de soi5, notamment autour de la question de la discipline (sādhana) évoquée par Amandine. Chez Foucault, le souci de soi implique des techniques apposées par le sujet sur son propre corps et imposées par les autres et les institutions. Historiquement et socialement construit, Foucault comprend le « souci de soi », à travers les « technique de soi » qui sont :

les procédures, comme il en existe sans doute dans toute civilisation, qui sont proposées ou prescrites aux individus pour fixer leur identité, la maintenir ou la transformer en fonction d’un certain nombre de fins, et cela grâce à des rapports de maîtrise de soi. En somme, il s’agit de replacer l’impératif du « se connaître soi-même », qui nous paraît si caractéristique de notre civilisation, dans l’interrogation plus vaste […] comment « se gouverner » en exerçant des actions où l’on est soi-même l’objectif de ces actions.6

4Foucault prend comme cadre d’analyse la Grèce antique, mais le yoga moderne peut se lire comme une autre instance de souci de soi, comme une manière de se « gouverner » au travers d’entraînements physiques, de régimes alimentaires et de valeurs à incarner.

5De nombreux chercheurs mobilisent ces notions foucaldiennes en lien avec l’ascèse, soit autour des pratiques de santé7, en lien avec la santé mentale8, avec les pratiques corporelles ou de développement personnel9 ou dans la religion10. Contrairement à ces travaux, la particularité du yoga consiste au côtoiement dans une même salle, autour d’une même pratique, donc dans un même espace/temps, de pratiquants ayant un souhait de quête de bien-être comme ceux qui s’inscrivent dans une forme d’ascèse mondaine avec une visée sanitaire et/ou une finalité spirituelle.

6Dalgalarrondo et Fournier11, préfèrent le terme d’« optimisation de soi » qui renvoie à des formes d’injonctions sociales envers les individus afin qu’ils s’améliorent, se perfectionnent, se dépassent et opèrent une réflexion sur eux-mêmes. Cependant, ces formes d’optimisation de soi apparaissent aussi comme un positionnement politique, ce qui n’est pas apparu de manière saillante sur nos terrains12. Le point commun entre optimisation de soi et technique de soi apparaît dans l’influence du contexte socio-historique des sociétés modernes. En effet, il existe bien des formes d’injonctions sociales autour du bien-être13, du soin de soi, cependant, notre intérêt porte plutôt sur la manière dont les personnes se réapproprient, vivent et expriment ces techniques de soi.

7Pour certains passionnés, l’ascèse représente la seule voie pour accéder à une forme de réalisation de soi, non pas pour s’inscrire dans une quête de soi sans fin, mais comme une réalité concrète, une hygiène quotidienne, répétée. Si Foucault offre le cadre théorique, les recherches de sanskritistes, indianistes et spécialistes sur le yoga apporteront des éclairages nécessaires pour contextualiser et comprendre les pratiques.

8Les sociologues et les anthropologues14 se sont majoritairement penchés sur des courants spécifiques (Sivananda, Iyengar) afin de circonscrire leurs terrains. Ces recherches ont permis d’identifier des caractéristiques avec des enseignements portés plutôt sur les dimensions corporelles, sanitaires et/ou « spirituelles ». Pourtant, sur les terrains, il s’est révélé que les pratiquants naviguent généralement entre les courants et les professeurs, jusqu’à trouver ce qui répond à leurs aspirations. Aussi, avons-nous choisi de suivre les itinéraires de pratiques, aussi bien des pratiquants qui butinent entre plusieurs courants, que ceux qui s’affilient clairement à un mouvement.

9Grâce au recrutement par réseau15, entre 2013 et 2017, soixante entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès de pratiquants et/ou de professeurs à Paris, en Suisse romande (Gruyère et Lausanne) et en Inde (Bangalore, Mysore, Neyyar Dam, Delhi, Rishikesh). Parmi ces entretiens, une trentaine a fait l’objet d’un suivi longitudinal. Inscrire les parcours de vie sur les cinq années de terrain a permis d’observer les changements en termes d’habitudes, de comportements déclarés et observés lors des cours ou sur les réseaux sociaux16. L’observation participante s’est déroulée lors de cours de yoga hebdomadaires pendant cinq ans et plus ponctuellement en Inde, et lors de différents événements : festivals de yoga (à Rishikesh), conférences (Congrès Européens de yoga à Zinal, en Suisse) et retraites en ashrams (Sivananda à Orléans, en Ardèche et en Inde du Sud) pendant une semaine à un mois. Ces données de terrains et ces méthodes ont révélé des parcours de vie qui suivent souvent trois logiques.

Rendre saillant des itinéraires de pratiques

10En se plaçant du côté des pratiquants, trois ensembles d’itinéraires de pratiques autour du yoga, impliquant un certain nombre de comportements et d’actions sur soi, se sont révélés : les glaneurs, les enthousiastes et les passionnés. La typologie présentée ici vise à rendre saillantes les implications possibles pour les pratiquants afin de souligner des comportements observables, sans soustraire la complexité et la variété des parcours de vie. Les itinéraires des glaneurs et des enthousiastes permettent de contextualiser les pratiques des passionnés, afin de montrer que les passionnés représentent une petite partie des pratiquants.

Le glaneur, pratique occasionnelle et détente

11Concrètement, le glaneur se rend une fois par semaine en cours, n'introduit pas de pratique de yoga chez lui. Pour lui, le yoga a pour but le « bien-être » par l'activité physique. Les glaneurs définissent souvent le yoga comme une « boîte à outils » leur permettant de maintenir leur corps en bonne santé. Ici, les postures dominent parmi les pratiques et ont essentiellement pour but de calmer l'esprit pour « trouver un apaisement ». Leurs motivations restent centrées sur la détente, la volonté de pallier certains maux quotidiens (mal de dos, stress, problème de sommeil).

12Par la suite, cette détente physique se transforme en sentiment « d'harmonie entre le corps et l'esprit » (Émilie, pratiquante, 41 ans, Suisse). Le glaneur peut, par périodes, souhaiter intensifier sa pratique, surtout lorsqu'il traverse une période plus difficile, sans pour autant y consacrer ses économies ou ses vacances. Le yoga devient sa « pilule miracle », pour reprendre un terme de mes interlocuteurs. Enfin, le yoga a assez peu de répercussions, ou par petites touches, dans son quotidien. Les glaneurs parlent souvent des effets positifs ressentis dans leur travail, leur relation aux autres ou pour « gérer leurs émotions ». Généralement, le glaneur picore certains éléments qui l'intéressent et rejette les contraintes liées à une pratique régulière. Enfin, il n’explore pas d’autres dimensions du yoga comme la philosophie, l’hygiène de vie ou alimentaire, ne connaît pas les normes et les valeurs accolées au yoga. En chapô, Amandine critiquait le glaneur qui pratique en dilettante.

L'enthousiaste : entre transformation du mode de vie et compromis sociaux

13L'enthousiaste est soucieux d’approfondir sa pratique. De nombreux parcours de vie illustrent ce passage. Cette curiosité émane de la prise de conscience des effets bénéfiques du yoga et nécessite une régularité sans faille. Becker17 décrit cette étape dans le processus de l’expertise, comme la prise de conscience par la verbalisation de la relation entre action et effet de la pratique.

14Quelques facteurs permettent ce passage. Premièrement, après la pratique de yoga, la personne ressent de tels bénéfices qu'elle vit le yoga comme une découverte et se met donc dans une position de vouloir explorer d'autres dimensions du yoga, mais surtout de « s'explorer ». Les enthousiastes définissent alors le yoga comme un « chemin », permettant « une rencontre de soi », grâce à la concentration, l'attention portée au corps. Du coup, les enthousiastes souhaitent retrouver des sensations de détente, parfois des étirements, parfois des moments dédiés à soi, à l'écoute du corps, à apprendre à être « dans le moment présent ». Ces discours dénotent par les comportements adoptés, par cette exploration de soi, des soucis de soi au sens foucaldien.

15Deuxièmement, certains enthousiastes cherchent à comprendre intellectuellement ce qui se passe physiquement, soit par des lectures, soit par le biais d'autres méthodes, soit par des recherches sur Internet. Troisièmement, les personnes souhaitent passer un palier dans leur apprentissage physique des postures, réussir à faire certaines postures, ressentir une plus grande souplesse. Quatrièmement, la pratique et le professeur révèlent un aspect insoupçonné jusque-là : une dimension culturelle, spirituelle, un rapport aux autres, une curiosité pour l'alimentation. Certains deviennent végétariens. À ce stade, le yoga dépasse la simple pratique corporelle, elle occupe une place dans la vie quotidienne, hors du cours de yoga.

16Deux événements permettent ce passage du glaneur à l'enthousiaste : le moment où la personne commence à pratiquer seule et les « vacances-yoga »18. Instaurer la pratique à la maison marque une étape importante, surtout lorsque le sujet s’astreint régulièrement à cette pratique. Comme Sylvia Faure19 le remarque auprès des danseurs, la pratique chez soi entraîne une intériorisation des techniques corporelles, des contraintes de l'exercice et permet de devenir autonome.

17Un autre déclencheur peut être les vacances-yoga ou les séjours en ashram. Ces voyages permettent souvent à l'enthousiaste de se reconnaître comme membre de la communauté des pratiquants de yoga, de pouvoir partager des aspirations communes et donc de s'inscrire dans un cercle social propre à cette pratique. Ces séjours singularisent le yoga par rapport à d'autres pratiques corporelles ou sportives. Ils participent aussi à l’inculcation de normes et valeurs (voir infra) et peuvent entrainer l’adoption de nouveaux comportements, voire de modes de vie.

18Les enthousiastes décrivent de nombreux changements dans leur vie quotidienne, déjà au niveau corporel : « ressentir moins de tensions », « de douleurs », « de stress », « d'être plus calme ». Ils apprennent des « astuces » pour « gérer leurs émotions » au quotidien, respirent différemment « dans des situations désagréables ou de stress ». Souvent, ils témoignent de modifications dans « les rapports aux autres ». D'autres dimensions peuvent être bouleversées, sans que ces changements soient systématiques, ils dépendent surtout des motivations premières et de la capacité à introduire de nouvelles pratiques. Certains changent d'alimentation en réduisant des aliments (viande, alcool, tabac, café, thé, chocolat, gluten, etc.) ou deviennent végétariens. D'autres modifient leurs pratiques de soin en recourant plus à l'homéopathie, aux médecines dites « alternatives » ou « non médicamenteuses ». Certains découvrent ou approfondissent des dimensions spirituelles. Si les enthousiastes adoptent de nouveaux comportements, ils choisissent ce qui leur conviennent, sans faire du yoga une hygiène de vie stricte. Les portraits des enthousiastes apparaissent souvent plus diversifiés et labiles.

Le passionné : une hygiène de vie autour du yoga

19Pour les passionnés, le yoga est un mode de vie, une hygiène de vie. Il est devenu « indispensable ». Ils décrivent le yoga comme un « besoin », une « révélation », une « quête de soi ». Aude (pratiquante, 43 ans, française) ne peut pas prendre de « décision importante avant d'avoir pratiqué le yoga ». L'adhésion peut être immédiate ou venir avec le temps. Souvent, ils ont déjà fait de nombreux stages, ont effectué plusieurs retraites. Les passionnés ont un discours élaboré sur leur corps, sur la place du yoga dans leur vie et démontrent combien le yoga les a transformés en touchant tous les domaines.

20De nombreux passionnés ont fait une formation pour devenir professeur, d'abord pour approfondir leur pratique et pour explorer de nouveaux aspects, parfois pour l’enseigner. Les passionnés emploient des termes sanskrits lorsqu'ils parlent du yoga, au minimum pour nommer les postures20 et font références à des textes perçus comme canoniques (voir infra). Par sa complexité, ce langage donne un sentiment d'initiation à l’enthousiaste ou passionné, mais apparaît comme un langage cryptique au glaneur. Certains sont allés en Inde ou ont développé un intérêt pour l'hindouisme. Les pratiquants français et suisses rencontrés font référence à un imaginaire commun autour des liens entre yoga, Inde et hindouisme, que nous ne pourrons pas développer ici.

21Le yoga est une hygiène de vie quotidienne. Les passionnés pratiquent au moins quatre fois par semaine, si ce n'est tous les jours. Ce n'est plus un loisir, mais un projet de vie. Ces personnes expriment le désir d'appartenir à une communauté afin de partager cette pratique avec d'autres personnes qui la comprennent. Ce besoin émane souvent d'un mode de vie ascétique parfois peu compris par l'entourage ou les autres personnes qui ne pratiquent pas le yoga.

L'hygiène de vie du passionné

Itinéraire d’une passionnée et son quotidien

22J’ai rencontré Amandine en 2014, puis régulièrement, pendant quatre ans. Je l’ai aussi suivie sur les réseaux sociaux.

J'ai fini mes études et j'ai commencé à travailler dans une grosse société. C'était des conditions atroces, je travaillais entre 13 et 16 heures par jour, un stress insoutenable. […] Et ils avaient des cours de yoga le midi pour les employés. J'ai commencé là. Et puis, j'ai démissionné. […] Je me suis installée à Londres et là j'ai directement commencé tous les jours. J'ai eu un prof merveilleux et j'ai accroché. […] Je voyais tous les changements que tu vois au début. Tu sors, t'es tellement bien. Tu relativises tellement. Tu prends sur toi. Tu vois la bonté. […] J'ai toujours été végétarienne, mais mon alimentation a aussi changé. […] Pendant deux ans, je m'entraînais tous les jours. Et puis, je suis arrivée à un stade où mon yoga n'évoluait pas comme j'avais envie, parce que mon travail prenait encore trop de place. J'ai pris une année sabbatique et j’ai fait mon teacher training [formation de professeur] avec Paul en Thaïlande. Et puis, je me suis entraînée pendant six mois à Bali, avec Dina. […] Là, ça a beaucoup changé parce que le yoga avait un aspect dévotionnel. Ce n’était pas pour faire du yoga et me sentir bien. Deux fois sur trois, je pleure, je vomi, c'est intense, intense. C'est pas le feel good yoga où tu ressors avec le sourire. […] Tu vas aussi profond que tu peux aller, parce que tu as confiance, parce que cette personne tu sais qu'elle a fait le chemin et qu'elle a survécu. C'est ce que je ressens quand je suis avec elle. C'est pour ça que j'économise, que je la suis partout [dans le monde]. Il se passe des choses en moi qui ne se passent pas quand elle n'est pas là. (Amandine, professeure, 30 ans, suisse)

23Cet exemple illustre l’itinéraire de vie de nombreux passionnés. Il souligne l'importance des rencontres avec certains professeurs pour renforcer la pratique, dans l'adhésion à certaines valeurs, mais aussi dans les techniques de soi21 que ces personnes peuvent exercer.

24Les passionnés consacrent beaucoup de temps à leur pratique quotidienne et n'y dérogent jamais.

En général, je me réveille à 5h, 5h30, parce que je donne des cours à 6h30 le matin. […] Donc je me lève, je me douche. Je commence par de la méditation, des exercices respiratoires, puis les postures. […] Ça oscille entre une heure et trois heures et demie, à jeun. Après le petit déjeuner, je commence ma journée. Je mange deux repas par jour. Je fais un grand petit déjeuner et mange en fin de journée. (Amandine, professeure, 30 ans, suisse)

25La régularité de la pratique permet des progrès plus rapides, mais contraint tout le rythme de la journée. Amandine suit un rythme quasiment identique à celui de l'ashram. Le yoga occupe tous les domaines de sa vie (vacances, réseaux amicaux, travail, alimentation). Elle s'impose donc de nombreuses techniques de soi, d'abord influencées par sa formation de professeur qui lui a dicté une orthopraxie qu'elle respecte. Cette régularité lui paraît indispensable. D'ailleurs Amandine défend cette discipline pour progresser.

Il y a aussi un souci avec le yoga. On dit, « c'est la maîtrise du corps », mais c'est pas vraiment une maîtrise, ce que tu aimerais c'est plutôt libérer. Sauf que pour libérer souvent il faut maîtriser. [...] Dans le yoga, il est indispensable d'avoir une sādhana [discipline] et puis s'y tenir. Si on veut des changements, il faut la discipline, l'engagement et la régularité. (Amandine, professeure, 30 ans, suisse)

26Cette rigueur conditionne le changement, elle devient une preuve de l'implication dans la pratique.

27Dans un autre passage de son entretien, Amandine explique qu’elle s’est dédiée au yoga, après le décès de son conjoint. Son parcours de vie montre une « bifurcation »22, l'amenant non seulement à changer de nombreux comportements, mais aussi à se redéfinir par le yoga. La notion de bifurcation se caractérise par (a) une rupture forte avec un « avant » et un « après », (b) la prise de conscience de l'événement, (c) la redéfinition de soi, (d) les pratiques ascétiques et les changements profonds dans les modes de vie. Les discours se construisent toujours postérieurement à l'événement, mobilisent des affects, rompent avec l'ordinaire et entraînent l’adhésion à de nouvelles normes, valeurs qui sont autant de mode de hiérarchisation de l'action.

28Pourtant si certains événements apparaissent comme des « sonnettes d’alarmes » dans le discours des pratiquants et expliquent que certains changent radicalement de vie, d'autres personnes perçoivent le yoga aussi comme une hygiène de vie, sans qu’il y ait un événement déclencheur. Véronique respecte ce rythme, ces interdits, afin de se sentir en meilleure santé.

Je trouve que j'ai une hygiène de vie bien meilleure que la plupart des gens que je fréquente. Pas des gens qui font du yoga, mais dans le milieu professionnel, je vois comment les gens mangent à midi. [...] Je trouve que je suis vraiment en bonne santé. [...] J'ai envie de vivre longtemps et je trouve que le yoga ça aide. [...] Les gens me disent, mais « tu es sportive, tu as la ligne, tu manges bien ». Oui, j'ai une vie saine, mais c'est aussi un choix. Je ne bois jamais d'alcool, je ne fais pas de grosses exceptions culinaires. Après c'est un travail sur soi, c'est un choix de ma part. Je pratique le yoga, c'est aussi un effort de pratiquer le yoga, il faut se lever tôt le matin. Pour moi, c'est une hygiène de vie et une hygiène corporelle, c'est hyper important. (Véronique, pratiquante, 52 ans, française)

29Dans le parcours de vie de Véronique, le maintien d’une bonne santé anime la constance de sa motivation, l’encourage à s’imposer des contraintes et des limites notamment sur son alimentation. Si dans les parcours d’Amandine et de Véronique, le yoga a pris la même place, pour la première, la finalité du yoga reste « spirituelle », alors que pour la seconde, la finalité est d’abord sanitaire. Pourtant, elles s’imposent le même rythme, les mêmes normes.

30Le point commun réside dans les actions sur soi, par les techniques corporelles répétées inlassablement pendant les cours de yoga, mais aussi à l’extérieur en termes d’alimentation, de mode de vie, de rapports aux autres. De nombreux travaux sur la gymnastique, la danse23 ou d’autres activités physiques démontrent que la régularité est la clef du comportement ascétique. Loïc Wacquant24 retrace le parcours des boxeurs dans un ghetto noir de Chicago et souligne que le pugiliste s'engage physiquement et mentalement dans une régularité, un sens de la discipline. Wacquant évoque les récompenses qui permettent au sportif de persévérer : une satisfaction personnelle et corporelle, un échange social et un sentiment d'appartenance à un groupe. Comme dans le yoga, Sorignet25 souligne le processus d'autonomisation qui se crée en même temps que cette intériorisation, car le sujet se reconnaît dans ces pratiques ascétiques.

31Elles apparaissent comme des preuves de l’implication dans la discipline. Les termes « exercice » et « ascèse » ont d’ailleurs une acception proche, puisque « ascèse » vient du grec askésis qui signifie « exercice », tandis qu'« exercice » vient du latin exercitium, « exercice militaire, manœuvre ». Tous deux impliquent donc entraînement du corps, soumission à des règles en vue d'apprendre à réaliser certains gestes, certains mouvements. Dans le cas de l'exercice, la finalité réside dans l'action, alors que dans l'ascèse, la finalité se place dans la volonté d'atteindre un idéal, une perfection morale ou, pour certains, une forme d’union divine. Par ces actions sur soi et les répétitions des techniques du corps, le yoga est comparable à d’autres pratiques de sportif de haut niveau. Pourtant, sur d’autres aspects, il renvoie aussi à une ascèse pouvant être spirituelle. Ces deux formes d’ascèses sportives ou spirituelles/religieuses se rejoignent en tant que processus d’exploration de soi, d’expériences corporelles, de techniques sur soi, d’intériorisation et d’incorporation, de répétitions, de volonté d’amélioration, afin d’éprouver une transformation de soi, de son corps, de ses habitudes, notamment par les répétitions et l’exercice. Selon Sloterdijk26, l’ascèse sportive est la forme sécularisée et moderne de l’ascèse religieuse, le sportif de haut niveau étant une forme d’incarnation moderne de ce dépassement de soi. Cependant, Jonveaux montre que même dans les communautés fermées de religieuses, il existe de nouvelles formes d’ascèses sécularisées, dont nous rejoignons la définition. L’ascèse sécularisé

vise un mieux-être spirituel et corporel par différents exercices et privations qui impliquent directement le corps et qui ne répondent pas à des prescriptions d’une religion institutionnelle. Elle concerne les laïcs vivant dans le monde, se reconnaissant ou non comme appartenant à une religion particulière.27

L'éthique du pratiquant

32Lorsque les pratiquants débutent une formation de professeur, ils franchissent généralement une étape et adoptent des principes et des valeurs véhiculés par le milieu du yoga. L’adoption de ces valeurs est le second élément qui participe au processus de subjectivation et donne le sentiment au pratiquant d’appartenir à une communauté. Il se forme une « éthique » comprise ici comme un idéal d’accomplissement de soi, avec l’adhésion à un système de valeurs incorporées et communes au groupe qui animent les actions. Si elles sont rarement énoncées comme telles, certaines règles morales implicites doivent être respectées par le pratiquant de yoga. Les témoignages recueillis et les observations participantes me permettent d'expliciter une telle « éthique » attendue, idéale du pratiquant.

33Tout d’abord, le yoga peut être pratiqué par tous, quels que soient le sexe, l'âge, l'origine sociale, les capacités physiques. Le second principe incontournable est celui de la pratique, de l'expérimentation sur soi. Lors de la diffusion du yoga aux États-Unis et en Europe, ce précepte qui a été développé par tous les gourous28 du xxe siècle (Vivekananda, Sivananda, Krishnamacharya, Iyengar, Desikachar, etc.) a connu un écho très favorable dans des sociétés où l'individu gagnait en importance29.

34Vivekananda soutient que « tout cela viendra, mais il faut pratiquer ces exercices avec constance, et la preuve se fera par la pratique même30 ». Un professeur du centre Sivananda répétait régulièrement que « dans le yoga tout est pratique, toute la théorie est confirmée par la pratique. Il existe trois secrets du yoga : pratiquer, pratiquer, pratiquer ». Ces principes sont intériorisés par les pratiquants, « il faut expérimenter, c'est en expérimentant qu'on comprend ce qui nous fait du bien. » (Laia, pratiquante, 30 ans, franco-espagnole) ou encore :

Je crois dans la liberté de l'expérimentation de chacun. [...] Ce qui est important c'est l'observation de ton corps, c'est l'observation de tes pensées, c'est l'observation de tes sentiments. Tu es ton expérience. (Agathe, pratiquante, 34 ans, française)

35La pratique, les exercices, permettent d'expérimenter par le corps. Mais, cette importance de la pratique insiste sur une expérience perçue comme unique et une expérimentation sur soi. Cette pratique s'accompagne de l'idée que la personne a déjà les ressources en elle-même, ressources intuitives parfois occultées, enfouies sous les pensées rationnelles. Garnoussi démontre que l’importance donnée à l’expérience dans la méditation ou d’autres techniques de développement personnel est significative d’un changement de paradigme social où l’individu est tenu pour responsable de sa vie, son bien-être, de sa quête de soi31.

36De la pratique découle un autre principe : la réalisation passe par soi32. Cette réalisation de soi n'est plus, comme pour les ascètes indiens, de se réaliser en se coupant du monde (voir infra). Elle est compatible avec le travail et une vie mondaine33. La possibilité de se réaliser passe autant par un accomplissement physique que spirituel et se base sur la motivation individuelle. Enfin, « si chacun devient une meilleure personne, alors le monde peut devenir meilleur. Cette réalisation n'est pas simplement spirituelle, elle porte la paix dans le monde » (extrait du discours d’un gourou lors du Congrès des Fédérations de Yoga à Zinal en 2017). Ce discours est particulièrement présent. Ces réalisations passent aussi par une pratique qui devient précepte de conception du monde.

37Ensuite, les pratiquants de yoga se réfèrent souvent aux textes devenus canoniques du yoga et qui défendent certains principes moraux, comme l'honnêteté, l'humilité, la compassion, l'humanité, le respect et la tolérance. Les professeurs disent puiser ces vertus des deux premières étapes préalables décrites dans les Yoga-Sūtra (texte daté entre 500 et 200 av. J.-C.), à savoir les yama et les niyama. Les premiers renvoient respectivement à cinq « réfrènements » : ne pas faire de mal à autrui, ne pas mentir, ne pas voler, pratiquer l'abstinence, ne pas quémander. Les seconds renvoient à cinq « observances » : la propreté, la satisfaction, l'ardeur, l'étude, le culte de la divinité. Ces principes induisent des règles comportementales et valeurs à respecter. En Suisse ou en France, la référence aux niyama et aux yama par les passionnés, marque un apprentissage ex nihilo et dénote une volonté réfléchie d'adhésion à ces valeurs. Le passionné doit alors incarner ces valeurs morales, en plus des vertus physiques.

38Ces normes peuvent être comprises comme des techniques de subjectivation, puisqu'elles donnent naissance à des actions sur soi particulièrement normées, régulières, répétitives et s'inscrivant dans la durée. Ainsi, cette maîtrise nécessite de travailler, de redoubler d'efforts, de persévérer, de s'améliorer. L'adhésion à des valeurs, à une éthique participe à ces processus de subjectivation. D’ailleurs, Foucault souligne cet aspect : « les relations à nous-mêmes se constituent à travers diverses pratiques, diverses techniques, etc., qui sont caractéristiques de l'éthique. Qu'est-ce-que l'éthique ? C'est, je crois, la façon dont les sujets se constituent eux-mêmes en tant que sujets moraux dans leur activité, leur action, etc.34 ». Ainsi, l’adhésion à cette éthique passe aussi par l’assujettissement à des techniques de soi et par des signes d’appartenance au groupe : comme l’usage de quelques termes sanskrits, la connaissance de certains textes ou les comportements sociaux qui y sont rattachés.

Quand les passionnés s'intéressent aux textes

39La connaissance de certains textes illustre un approfondissement du yoga et une implication réelle dans la pratique. Ces ouvrages sont souvent découverts en ashram ou lus pour la première fois lors de la formation de professeurs. Les lectures considérées comme canoniques sont : la Bhagavadgītā (entre 200 av. J.-C. et 200 apr. J.-C.), les Yoga-Sūtra de Patañjali (entre 500 et 200 av. J.-C.), le Haṭha Yoga Pradīpikā et la Gheraṇḑasaṃhitā (xve siècle). Les pratiquants en lisent des traductions non seulement du sanskrit au français, mais aussi des interprétations rédigées par des commentateurs (Vyasa, Vacaspati Misra ou le roi Bhoja). Aux xixe puis xxe siècle, les relectures se sont multipliées avec la Société théosophique, Vivekananda, Satchidananda, Iyengar35.

40Par son immense influence, la Bhagavadgītā reste l'un des piliers de l'hindouisme moderne et le texte vishnouite le plus célèbre, devenu un ouvrage canonique à la période du nationalisme, puis dans les milieux du yoga. Comme l'indiquent Mallinson et Singleton36, la Bhagavadgītā n'est pas l'ouvrage le plus ancien faisant référence au yoga, mais elle ouvrait alors la possibilité à d’autres castes d’accéder au yoga, réservé jusqu’alors aux brahmanes, auparavant. Ici, le terme de « yoga » est quasiment synonyme de discipline de soi (tapas). La Bhagavadgītā évoque les trois formes de yoga (par l’étude, l’action donc la pratique, par la dévotion), tout en valorisant la voix de la dévotion. Elle joue un rôle symbolique important et illustre une discipline, des principes moraux, philosophiques37.

41Le texte de référence dans les milieux du yoga reste les Yoga-Sūtra, attribués à Patañjali. Pourtant, les principes ou huit membres (aṅga) trouvent déjà leur forme embryonnaire dans les textes plus anciens des Upaniṣad. Ainsi, le traité méthodique des Yoga-Sūtra condense des pratiques et des idées déjà courantes à cette époque, en les intégrant dans un cadre plus large de traité métaphysique38.

42Le Haṭha Yoga Pradīpikā et le Gheraṇḑasaṃhitā, donnent des éléments beaucoup plus tangibles sur les méthodes. On retrouve ici l'idée selon laquelle le corps, pour être divin, doit d'abord être en bonne santé. Ces techniques ont pour vertu de « purifier le corps », pour le « maintenir en bonne santé ». Cette « purification du corps » ainsi que le « respect d’un régime lacto-végétarien » et un « comportement social strict », permettraient au yogi de « sortir du cycle des réincarnations ».

43Dans ces trois textes, le yoga apparaît comme une discipline de soi dont la finalité est sotériologique. Historiquement, ces textes s’adressaient d’abord à des groupes fermés et transmis par un gourou à ses élèves de manière initiatique, parfois secrète. Ces yogis indiens diffèrent évidemment des pratiquants contemporains. Cependant, ils continuent à représenter, dans les milieux du yoga, une forme d’idéal à atteindre.

Pratiques ascétiques, le yogi

44Historiquement, les yogis dont il est question dans les textes canoniques, renvoient à des ascètes hindous, des renonçants au monde, dont certains ont développé les premières postures de yoga. Parmi ces renonçants, certains ordres existent toujours en Inde. Les Nāth, étudiés par Bouillier39, ne pratiquent que rarement les postures (ou seulement certaines), mais utilisent bien le yoga comme méthode sotériologique. D’autres renonçants restent dans des postures pendant plusieurs mois ou années, par exemple en gardant une main en l’air ou en restant sur une jambe40. Enfin, d’autres communautés d’ascètes nomment « yoga », le chemin et l’effort pour atteindre un but41. Ces pratiques qualifiées de tapas, ont pour finalité d’obtenir un discernement, une avancée spirituelle ou des pouvoirs surnaturels.

45Le terme tapas, traduit par « austérité » est parfois décrit comme une accumulation d'énergie, d'ardeur ou d'un feu intérieur, donnant des pouvoirs surhumains aux ascètes qui réussissent à rester concentrés pendant des années. Cette « chaleur » serait provoquée par des pratiques d’austérité corporelle particulièrement douloureuses. Les tapas, qui peuvent prendre des formes variées, désignent les méthodes permettant le dépassement de ses limites corporelles ou de sa volonté, une capacité d'affronter des épreuves, de garder le silence, de jeûner. Les tapas renvoient dans le yoga à des techniques de purifications alors que la sādhana correspond à une discipline de soi, toutes deux nécessaires pour parvenir à la libération. Ces deux notions existent dans l’hindouisme et dépassent le contexte particulier du yoga. Bien que l'histoire de ce renoncement en Inde ne soit pas claire, il ne fait aucun doute qu'une grande variété de ces pratiques renvoient à la figure de l’ascète42. Dans les pratiques modernes, une telle austérité représente alors moins un effort et un but individuel qu’une conduite juste, permettant à l'ordre socio-cosmique entier (dharma) de se maintenir. Ce glissement sémantique doit aussi se rapprocher des deux figures parfois confondues entre le yogi et le pratiquant de yoga43.

46Autour de cette figure du yogi s'est créé un « yogi imaginaire », sorte d'idéal (d'élévation spirituelle et d'avancée dans la méditation), qui est souvent confondu avec le pratiquant de yoga. Ce yogi imaginaire se pose en modèle pour certains passionnés ou ceux qui voient dans le yoga une « spiritualité » et déclarent rechercher un « éveil » spirituel et s’imposent ainsi une hygiène de vie parfois stricte, tout en gardant une vie mondaine. La discussion autour de cette terminologie permet de poser une différence dans la finalité du yoga. Pour le yogi, il s’agit d'accéder à la libération afin de sortir du cycle des réincarnations, tandis que pour les pratiquants passionnés, la finalité du yoga même lorsqu’elle spirituelle est d'abord corporelle, basée sur l’harmonie entre le corps et l’esprit et sur une union avec son environnement. Pour autant, dans ces deux contextes, les sujets s’astreignent à une ascèse, dont l’ensemble des techniques de soi par les pratiques, la régularité, l'adhésion et le respect à des valeurs, engagent les pratiquants dans des processus de subjectivation et à des formes de perfectionnement de soi.

47Si la notion de tapas est plus couramment employée par les yogis indiens, les passionnés rencontrés expriment cette ascèse à travers la notion sanskrite de « discipline (de soi) » (sādhana). Il s’agit d’un type d’ascèse plutôt mondain et plus ou moins restrictif, par rapport à une ascèse et concentration plus radicale (dans les textes antiques), dite tapas, visant un perfectionnement de soi, voire l’acquisition de pouvoirs surhumains, par alchimie intérieure. Ces deux types d'ascèse renvoient à un souci de soi puisque si elles prennent des formes différentes elles gardent néanmoins des caractéristiques communes : une maîtrise de soi, un ensemble de techniques, des constructions de nouvelles relations à soi-même avec des exercices, mais aussi les actions des autres sur soi, à travers les figures du gourou ou du professeur.

48Dans les pratiques contemporaines, si la visée peut être spirituelle, l'objectif est plus proche d'une union holiste que d’une libération. Pourtant, plus les pratiquants s'impliquent, plus cela suscite d'actions sur soi et définit une nouvelle identité. « Cette culture et ces techniques de relation à soi impliquent, produisent ou entraînent une expérience concrète de soi-même.44 » Aussi, les techniques opérées sur soi en termes de perfectionnement de soi usent des mêmes outils (posture, méditation, technique du souffle et de purification), tout en revêtant des sens différents, d’accomplissement dans la santé, dans un idéal de vie ou plutôt dans une relation avec le divin, l’environnement.

Ascèse transformatrice

49Aujourd'hui, dans les discours sur le yoga, du point de vue de l'apprentissage, l'ascèse peut être décrite ici comme la répétition de pratiques corporelles qui fait émerger des subjectivations. Si le travail sur soi, la pratique, l'effort sur le corps existent toujours lorsque le yoga est considéré comme union avec le divin, ils sont aussi présents lorsque le yoga est un mode de vie. Amandine, par son parcours de vie, par son hygiène de vie a illustré la sādhana, c'est-à-dire une forme de discipline, de répétition quotidienne d'une pratique réputée purificatrice permettant un accomplissement personnel, qu'elle considère comme spirituelle. Toute sādhana nécessite des rituels quotidiens dans le sens où les mêmes gestes sont réalisés dans le même ordre et visent à transformer le sujet. La notion de sādhana par toutes les techniques de soi qu'elles impliquent est un exemple de souci de soi au sens foucaldien. Lorsque le passionné, comme Amandine, s'engage effectivement dans un nouveau mode de relation à lui-même en s'astreignant à une régularité, à des pratiques très précises, en adhérant à des valeurs, alors l'ensemble de ces techniques de soi s'inscrivent dans le corps et marquent une volonté de transformation profonde.

50L'ascèse ne vient pas simplement de la répétition des techniques du corps, mais aussi du respect des valeurs, de l’éthique, de l'imposition de nouveaux comportements. Les interdits alimentaires, le jeûne, le respect des horaires, toutes ces obligations, quand elles sont observées, marquent le corps dans des techniques de subjectivation. Le yoga peut, pour les passionnés, marquer toutes les sphères de la vie sociale, privée, intime, de l'hygiène, de l'alimentation45, des pensées, des fréquentations, etc. et donc pousser certains passionnés à des comportements similaires à ceux de certains renonçants. Ainsi, les pratiquants sont assujettis à de nouvelles normes qui constituent un répertoire de techniques, d'actions, de règles partagées, permettant d'être reconnus et de se reconnaître comme membres de la communauté46. Si le yoga s’est transformé, a connu des réinterprétations et des réappropriations très profondes au cours de l’histoire, le souci de soi des passionnés se rapproche sous certains aspects de celui des ascètes renonçants. Il s’agit bien là d’une forme d’ascèse mondaine. La particularité du yoga étant que le passionné qui s’astreint à ce perfectionnement de soi évolue toujours en lien avec le glaneur ou l’enthousiaste. La reconnaissance de l’avancée dans la pratique, de cette ascèse par les glaneurs et l’enthousiaste est aussi une gageure de cet accomplissement de soi.

Notes

1 Tous les noms ont été anonymisés. Seuls l’âge, le sexe, la nationalité restent fidèles à la réalité.

2 De nombreux sanskritistes, historiens et anthropologues, s’accordent autour de cette appellation de « yoga moderne » qui a été mise en évidence par Singleton. Elle met l’accent sur un yoga porté d’abord sur la dimension corporelle et qui a connu de profonds bouleversements lors du nationalisme indien, entre la fin du xixe et le début du xxe siècle. Singleton Mark, Yoga Body. The origins of modern posture practice, Oxford, Oxford University Press, 2010.

3 Mallinson James, Singleton Mark, Roots of Yoga, Londres, Penguin Books, 2017.

4 Hauser Beatrix, Yoga Traveling: Bodily Practice in transcultural Perspective, Cham, New York, 2013.

5 Foucault Michel, Qu'est-ce que la critique ? La culture de soi, Paris, Vrin, 2017.

6 Foucault Michel, Histoire de la sexualité, T.III, Le souci de soi, Paris, Tel Gallimard, 1984, p.213.

7 Delormas Pascale, Discours de soi dans le champ de la santé publique. Engagement et expérimentation vaccinale, 2017. Pré-publication en ligne, consulté le 2 septembre 2020. Ravon Bertrand, « Souci du social et action publique sur mesure », SociologieS, Théories et recherches, 2008. En ligne, consulté le 2 septembre 2020.

8 Queval Isabelle, « L'industrialisation de l'hédonisme. Nouveaux cultes du corps : de la production de soi à la perfectibilité addictive », Psychotropes, Vol. 18, n°1, 2012, p. 23-43.

9 Marquis Nicolas, Du bien-être au marché du malaise : la société du développement personnel, Paris, PUF, 2014.

10 Sgambaro Irène, « Se construire à table », Revue des Sciences Sociales n°61, 2019, p.88-99. Jonveaux Isabelle, « La redécouverte de l’ascèse », Études, Vol. 3, 2019, p. 67-77.

11 Dalgalarrondo Sébastien, Fournier Tristan, « Les morales de l’optimisation ou les routes du soi », Ethnologie Française, Vol. 4, N°176, 2019, p. 639-651.

12 Cette observation ne signifie ni que d’autres terrains ne pourraient laisser apparaître cette articulation, ni que les pratiques du yoga sont dénuées de dimension politique, en effet, en Inde, le yoga est un véritable argument politique.

13 Nizard Caroline, « Un esprit sain dans un corps sain. Le yoga contemporain, une allégorie du bien-être ? », Émulations, 2021.

14 Altglas Véronique, Le Nouvel Hindouisme occidental, Paris, CNRS, 2005. Eisenmann Clemens, Embodied Spirituality in Yoga practice, Texte de conférence, 2013. Newcombe Suzanne, « Spirituality and ‘mystical religion’ in contemporary society: a case study of British practitioners of the Iyengar method of yoga », Journal of Contemporary Religion, Vol. 20, N°3, 2005, p. 305-322.

15 Dans un premier temps, j’ai pris contact avec des professeurs via des pratiquants ou Internet. Après un entretien, j’ai assisté à leurs cours en tant que pratiquante. Dès le début, je me suis présentée aux élèves pour qu’ils connaissent mon identité et je leur ai proposé de réaliser un entretien. Les autres personnes ont été rencontrées lors de festivals, de séjours en ashram ou par interrelation.

16 Les éléments de terrain présentés ici s’inscrivent dans une recherche dont l’objectif était de comprendre comment et pourquoi, par l’apprentissage du yoga, les pratiquants changent ou non leur rapport à leur corps, au monde et les conséquences sur leurs modes de vie (en termes de relations sociales, de religion et/ou de spiritualité, de pratiques alimentaires, médicales…). Cette étude se fonde sur une approche anthropologique qui combine observation participante et entretiens semi-directifs.

17 Becker Howard S., Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985.

18 Nizard Caroline, « Les vacances-yoga : engagement et expériences du corps à Rishikesh », in Lebreton Florian, Gibout Christophe (dir.), Vivre Slow. Enjeux et perspectives pour une transition corporelle, récréative et touristique, Presses universitaires de Nancy, 2020.

19 Faure Sylvia, Apprendre par corps. Socio-anthropologie des techniques de danse, Paris, La Dispute, 2000.

20 Nombreuses sont les analogies avec des formes animales (la tortue, le chat, le chien, le corbeau), ou végétales (le lotus, l'arbre). Certaines formes animales ou végétales renvoient à des avatars ou des atributs associées aux divinités hindoues. D’autres renvoient à des figures divines (le guerrier, Nataraja, l’un des avatars de Shiva sous la forme de « seigneur de la danse »). D'autres termes (prāṇa, prāṇāyāma, nādī, chakras) font partie du langage commun. Pourtant, plus les termes renvoient à des dimensions philosophiques, plus les définitions deviennent vagues et imprécises.

21 Foucault Michel, Op.cit.

22 Grossetti Michel, Bessin Marc, Bidart Claire (dir.), Bifurcations. Les sciences sociales face aux ruptures et à l'événement, Paris, La Découverte, 2009, p.10.

23 Faure Sylvia, Op.cit.

24 Wacquant Loïc, Corps et âme. Carnets ethnographiques d'un apprenti boxeur, Marseille, Agone, 2000.

25 Sorignet Pierre-Emmanuel, Danser. Enquête dans les coulisses d'une vocation, Paris, Éditions la découverte, 2010.

26 Sloterdijk Peter, Tu dois changer ta vie, Olivier Mannoni (trad.), Paris, Libella Maren Sell, coll. « ess-docum », 2011.

27 Jonveaux Isabelle, Op.cit., p.70.

28 En Inde, le gourou désigne un maître, un guide spirituel et ne revêt pas de connotation péjorative.

29 De Michelis Elisabeth, A History of Modern Yoga, Patañjali and Western Esotericism, Londres, New York, Bloomsbury Academic, 2005.

30 Vivekananda Swami, Rāja-Yoga, Gollion, Infolio, 2007, p.33.

31 Ces méthodes « vont dans le sens d’un recentrage sur l’individu » et sur sa capacité à se « développer » en travaillant sur un ensemble de dispositions psychologiques, affectives, émotionnelles, corporelles. » Garnoussi Nadia, « Le Mindfulness ou la méditation pour la guérison et la croissance personnelle : des bricolages psychospirituels dans la médecine mentale », Sociologie, Vol. 2, N°3, 2011, p. 264.

32 Strauss Sarah, Positioning Yoga: balancing acts across cultures, Berg Publishers, Oxford, 2005.

33 Dumont Louis, Homo hierarchicus. Essai sur le système des castes, Paris, Gallimard, NRF, 1966.

34 Foucault Michel, Op.cit., p.114.

35 Ceccomori Silvia, Cent Ans de Yoga en France, Paris, Edidit, 2001.

36 Mallinson James, Singleton Mark, Op.cit.

37 Mori Luca, Squarcini Federico, Fra yoga, storia e mercato, Rome, Carocci, 2008.

38 Diamond Debra, Yoga, L'art de la transformation. 2500 d'histoire du yoga, Paris, Éditions la Place, 2017.

39 Bouillier Véronique, Itinérance et vie monastique : les ascètes Nāth Yogis en Inde contemporaine, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2008.

40 Mori Luca, Squarcini Federico, Op.cit.

41 Bevilacqua Daniela, “Let the Sādhus Talk: Ascetic Understanding of Haṭha Yoga and Yogāsanas”, Religious of South Asia, Vol. 2-3, N°11, 2017, p. 182-206.

42 Carpenter David, “Tapas”, Brill's Encyclopedia of Hinduism, Vol. II, 2010, p. 865-869.

43 Nizard Caroline, Du souffle au corps. Apprentissage du yoga en France, en Suisse et en Inde, Paris, L’Harmattan, coll. « Mouvement des savoirs », 2019.

44 Foucault Michel, Op.cit., p.117.

45 Nizard Caroline, « Végétarisme et yoga. Des représentations à la construction de soi », SociologieS, 2020.

46 Julien Marie-Pierre et Rosselin Céline (dir.), Le sujet contre les objets… tout contre. Ethnographies de cultures matérielles, Paris, CTHS, 2009.

Pour citer cet article

Caroline Nizard, « En quête de soi », L'ethnographie, 3-4 | 2020, mis en ligne le 26 octobre 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=689

Caroline Nizard

Docteure en anthropologie, Caroline Nizard travaille sur les processus d’apprentissage de thérapies psychocorporelles (yoga et méditation), sur les trajectoires de vie des pratiquants en portant un intérêt particulier au corps et au souffle et aux questions de santé, de bien-être, de spiritualité et de sport. Rattachée à l’Institut d’Histoire et Anthropologie des Religions de l’Université de Lausanne, elle est l’auteure d’un ouvrage Du souffle au corps (2019) publié chez L’Harmattan.