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L'Ethnographie

Le souffle dans les pratiques de yoga

Prāṇa, corps, culture matérielle et processus de subjectivation

Breath in yoga practices. Prāṇa, body, material culture and subjectivation processes

Caroline Nizard

Juin 2022

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.1185

Résumés

À partir de terrains ethnologiques menés auprès de pratiquants et de professeurs de yoga en France, en Suisse romande et en Inde, cet article propose de s’interroger sur les spécificités de l’apprentissage de techniques de respiration et les conceptions du corps et du souffle qui en découlent. Il s’agit aussi de savoir si le prāṇa peut s’appréhender comme une culture matérielle. La notion sanskrite de prāṇa renvoie à deux significations : une « force vitale » ou un « souffle/une respiration », mais aujourd’hui, il est aussi compris comme une « énergie ». Le sujet apprend, par le biais de techniques, à le maîtriser, à le réguler. Pourtant, à l’inverse, par son action physiologique et éventuellement symbolique, voire spirituelle, le prāṇa agit sur le corps du sujet. Par l’attention portée à la respiration, il participe à l’émergence d’une conception holiste du corps. Comment l’apprentissage de techniques de respiration amène-t-il les sujets à changer leur relation avec le corps, voire avec leur environnement ?

Based on an ethnographic fieldwork lead in France, French-speaking Switzerland and India, with practitioners and yoga teachers, this article proposes to understand the specificities of learning breathing techniques and the conceptions of the body and the breath resulting of this learning process. It is about whether prāṇa can be understood as a material culture. The Sanskrit concept of prāṇa refers to two meanings: a “vital force” or “breath or air”, but today is also understood as an “energy”. The person leans, through techniques, to control it. Yet, conversely, through its physiological and possibly symbolic, and even spiritual action, the prāṇa acts on the body conception. With the awareness of the breath, it participates also to the emergence of a holistic conception of the body. How does learning breathing techniques lead subjects to change their relationship with the body, or even with their environment?

Texte intégral

1Dans une perspective physique, extérieur au corps, contenu dans l'univers, le souffle est synonyme de l’air. L'air se compose d'un mélange de gaz (diazote, oxygène et autres particules) et reste incolore, inodore et invisible dans l'atmosphère. Dans la médecine antique, la théorie des humeurs ou dans l’ayurvéda, l'air est inséparable de trois autres éléments : le feu, l'eau et la terre. Alors que ces derniers sont visibles et peuvent être odorants, colorés, l'air semble moins tangible, voire immatériel. Pourtant, il devient mouvement quand le vent souffle dans les arbres, force lorsque le météorologue en calcule la vitesse ou que le véliplanchiste le dompte pour diriger sa voile et se transforme en musique lorsqu'il passe par les cordes vocales ou l'instrument du flûtiste. Ici, l'air ou plus spécifiquement le souffle, rend vivante la matière. Cependant, lorsque le souffle passe par le corps, il ne semble pas nécessiter de savoir-faire, d’apprentissage, de transformation du sensible.

2Dans le yoga, l’air se matérialise dans le corps par la respiration et est assimilé à l’idée de prāṇa. Si dans les textes anciens du yoga, le terme prāṇa vient du sanskrit et peut être traduit par « souffle », « respiration », « force vitale », les professeurs et pratiquants le traduisent aussi par « énergie ». Après une brève mise en contexte théorique et une présentation des conditions d’enquête, l’article s’ouvrira sur l’apprentissage non seulement technique, mais aussi la traduction sensorielle donnée au prāṇa par les professeurs. Ensuite, il interrogera les possibilités de comprendre le prāṇa comme une culture matérielle. Enfin, il montrera en quoi l’interprétation du prāṇa peut participer à l’émergence d’une nouvelle conception du corps et à un processus de subjectivation.

Propédeutique théorique et méthodologique

Ancrage théorique sur la culture matérielle

3En sciences sociales, la culture matérielle est devenue une thématique de recherche à partir des années 1970. Dans un premier temps, elle est associée aux « objets », comme élément significatif de la culture rurale, ouvrière ou populaire1. Elle a ensuite été abordée du point de vue symbolique2, structuraliste3 ou en tant que technique efficace sur la matière au sein d'une société4. Vers les années 1990, la culture matérielle se comprend plutôt comme une action sur la matière, un processus technique. Thomas Schlereth5 assimile la culture matérielle aux objets et à leur signification sociale et symbolique. Christian Bromberger6 voit deux limites à cette lecture qui sous-entend une distinction entre culture matérielle et « culture spirituelle, intellectuelle ». Par ailleurs, il reproche à ces chercheurs de s’intéresser plus à la dimension symbolique qu’à l’action du corps avec l’objet. Bromberger interroge la culture matérielle en tant que processus, depuis la conception, la fabrication des objets, aux gestes, outils, savoirs et savoir-faire qui sont mobilisés. Dans ce sens, la culture matérielle renvoie à la définition des techniques du corps de Mauss en tant qu’action efficace où le corps peut se lire comme une matière, une forme de la culture matérielle.

4À la croisée de ces chemins, Jean-Pierre Warnier7 propose de comprendre la manière dont la culture matérielle façonne le sujet et participe à des processus de subjectivation8. Le sujet est soumis à des processus de transformation par ses propres actions, par son rapport à la matérialité comme à ses rapports d'assujettissement aux autres, au groupe. Warnier, Julien et Rosselin9 s'intéressent au corps en mouvement, aux réseaux d'actions et à l'incorporation de la culture matérielle nécessaires pour comprendre l'action puisqu'il s'agit d'une co-construction des objets agis et des corps en action10. La culture matérielle ne doit pas être entendue ici comme un ensemble d'objets, mais comme la dynamique des relations qui se tissent entre culture matérielle11, corps et sujet, non seulement des sujets agissant sur la matière, mais aussi de la matière qui contraint les actions et mène à un processus de subjectivation dans le sens de Michel Foucault12. Foucault entend par subjectivation le processus par lequel le sujet se construit. Ce dernier est soumis à des processus de transformation par ses propres actions, par son rapport à la matérialité comme à ses rapports d'assujettissement aux autres, au groupe. Toutefois, le sujet n’est pas aux prises seulement d’un processus d’assujettissement, mais aussi « d’une appropriation émancipatrice de cette instance dans une discipline qui fait expérience de soi13 ». Le corps, la culture matérielle et la subjectivation seront appréhendés dans ces perspectives.

Observer les pratiques et rendre compte des discours des pratiquants de yoga

5Comprendre le prāṇa comme une culture matérielle nécessite d’éclairer les propos à la lumière de terrains ethnographiques. Ces derniers ont été menés entre 2013 et 2019 en France, en Suisse romande et en Inde auprès de pratiquants et de professeurs de yoga. Les méthodes classiques de l’ethnologie, à savoir l’observation participante et les entretiens, se sont inscrites dans une démarche inductive et dans une approche compréhensive14. Quatre-vingt-dix entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès de pratiquants et/ou de professeurs à Paris, en Suisse romande (Gruyère et Lausanne) et en Inde (Bangalore, Mysore, Neyyar Dam, Delhi, Rishikesh). Parmi ces entretiens, trente-deux ont fait l’objet d’un suivi longitudinal pendant les six années. Ce choix a permis de comprendre les transformations dans les modes de vie, les conséquences de la pratique du yoga sur les conceptions du corps, l’implication dans le yoga. L’observation participante s’est déroulée lors de cours de yoga hebdomadaires pendant six ans et lors de deux terrains de plusieurs mois en Inde en 2013 et en 2017, ou lors de différents événements : festivals de yoga (à Rishikesh), conférences (Congrès européens de yoga à Zinal, en Suisse) et retraites en ashrams (Sivananda à Orléans, en Ardèche et en Inde du Sud), pendant une semaine à un mois.

6Ces terrains ont montré deux aspects importants autour du prāṇa. Dans le yoga, la respiration ou l’air sont présentés par les professeurs comme synonyme du terme sanskrit prāṇa. Ce travail sur le souffle se manifeste lors des exercices de prāṇāyāma. Ces derniers renvoient à un ensemble de techniques qui permettent de contrôler et d'allonger (āyāma) la vie/le souffle (prāṇā). Selon les courants de yoga15, ils occupent une place centrale pour accompagner les postures et peuvent faire l’objet d’apprentissages spécifiques. Malgré son importance dans les pratiques, cette question reste inexplorée par les historiens, les sociologues comme les sanskritistes spécialisés sur le yoga. Seul Roots of yoga de James Mallinson et Mark Singleton16 traite du prāṇa à travers une analyse philologique. Néanmoins, depuis la fin des années 1990, aux États-Unis et en Inde, les études médicales se sont emparées du sujet et les prāṇāyāma font l’objet d’un intérêt croissant17. Ces travaux portent plus spécifiquement sur les effets physiologiques des prāṇāyāma sur la santé18.

Peut-on comprendre le prāṇa comme une culture matérielle ?

Place du prāṇa dans le yoga

7Dans l’Inde prémoderne, les techniques de contrôle du souffle, les prāṇāyāma existent indépendamment du yoga et figurent dans les pratiques méditatives des Jaïns ou des Bouddhistes. Dès les premières traces écrites du yoga (Vedā 1500 à 1000 av. J.-C.) et bien avant les postures, le contrôle du souffle apparaît comme l’essence des pratiques physiques du yoga19. Dans de nombreux textes sanskrits anciens, le prāṇa renvoie soit au « souffle de vie », soit à la « force vitale ». Dans l’hindouisme, il joue un rôle de purification du corps, s’inscrit dans des pratiques ascétiques, dont la finalité est d’abord sotériologique, c’est-à-dire de sortir du cycle des réincarnations.

8De ces conceptions anciennes aux traductions modernes, des transformations profondes ont eu lieu. Depuis l’émergence du « yoga moderne20 » (autour des années 1920 en Inde), les prāṇāyāma connaissent un succès sans précédent auprès d'un large public, mais en se détachant de leur finalité de libération du cycle des réincarnations. Ils se comprennent plutôt comme une « méthode de concentration », un « outil de méditation » ou une « technique pour conserver son corps en bonne santé », selon les professeurs rencontrés. Dans certains courants de yoga, comme Jivamukti ou Sivananda, le prāṇa est clairement présenté comme un « lien transcendant l’intériorité et l’extériorité du corps », une « union entre l’individu et l’Unité », symbolisant une conception holiste du corps.

Description d'une technique de respiration

9Parmi les techniques de respiration (prāṇāyāma), nādī sodhana apparaît à la fois comme l’une des plus anciennes et l’une des plus couramment enseignées. Alors que respirer est un acte physiologique inné qui accompagne les êtres humains depuis leur ontogenèse jusqu’à leur mort, dans une certaine mesure, chaque personne peut apprendre à contrôler sa respiration. Pour mieux comprendre ces apprentissages, plongeons au cœur d’un cours de yoga.

10Nous sommes en Gruyère, le 14 octobre 2017 et autour de Françoise21 se tiennent une vingtaine de personnes. Après la pratique des postures de yoga, Françoise annonce : « nādī sodhana ». Les pratiquants n’ont pas besoin d’explication. Ils s’asseyent en tailleur, plient l’index et le majeur de la main droite, portent leur main droite à leur nez et posent leur main gauche sur le genou. Alors que le pratiquant inspire ou expire par une narine, il bouche l'autre narine avec le pouce. Concrètement, l'inspiration commence par la narine droite alors que le pouce ferme la narine gauche. Puis le souffle est expiré par la narine gauche alors que l'annulaire bouche la narine droite. L'air est de nouveau inspiré par la narine droite, éventuellement retenu, puis expiré par la narine gauche. Ces quatre ou cinq mouvements constituent un cycle de respiration. Pendant une petite dizaine de minutes, chaque pratiquant effectue ses mouvements au rythme de sa respiration. Françoise intervient à la fin pour demander de reprendre une respiration « normale », de « fermer les yeux pour se concentrer sur les effets ressentis de nādī sodhana ».

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[Fig. 1] Représentations de la respiration alternée © Nizard, 2018.

11Cette brève description souligne le caractère exceptionnel de cette respiration et une familiarité pour tous les pratiquants présents. Elle montre combien les prāṇāyāma nécessitent un apprentissage spécifique. Ce passage entre respiration inconsciente et consciente nécessite de porter une attention au souffle et d’acquérir des méthodes spécifiques. Comme tout apprentissage, pour être maîtrisée, la technique doit être répétée. Françoise, comme d’autres professeurs, considère que les prāṇāyāma ne peuvent « agir » que si le pratiquant respecte certaines règles : « une posture stable, une respiration fluide, non saccadée, consciente, profonde, régulière, lente et silencieuse22 ». Or, il ne s’agit pas seulement d’une incorporation d’un geste, mais aussi de la réappropriation d’une interprétation spécifique du prāṇa. Par l’apprentissage de cette nouvelle technique du corps, il y a une co-construction entre l’incorporation du geste et sa traduction sensible. Cette co-construction dépend du professeur qui peut influencer les conceptions du corps, du prāṇa, voire de la relation du corps avec son environnement23.

12Au fil des répétitions, des observations du professeur, des autres pratiquants et de son propre corps, l'apprenant commence à comprendre intellectuellement et corporellement comment réaliser l’enchaînement des mouvements et incorpore le couplage sensori-moteur.

Au départ, la relation entre l’intention mentale et l’acte corporel est très peu développée : mentalement, on “sait” quoi faire, mais on est physiquement incapable de le faire. À mesure que l'on pratique, la connexion entre l'intention et l'acte devient plus étroite, jusqu'à ce que, par la suite, le sentiment d'un écart entre eux disparaisse presque entièrement.24

13Dans l’interaction entre professeur et élève, par les répétitions, le professeur n’agit pas toujours au même niveau sur le corps de l’élève. S’il transmet d’abord un apprentissage technique, il amène aussi le pratiquant à porter plus d’attention à sa respiration, à ses sensations corporelles. Celui-ci apprend à associer mouvements, sensations et langage. Derrida25 nous invite à considérer non seulement la répétition comme acte performatif et discursif, mais aussi son itération dans le temps. Puisque les énoncés sont répétés de façon figée dans les cours, leur sens se fixe progressivement sur les sensations. La confrontation entre le ressenti de l’élève et l’expérience du professeur montre l'influence de l’un sur l’autre26. Comment se met en place ce processus ? Comment interpréter ce qui se passe lors de cet apprentissage ?

Compréhensions contemporaines du prāṇa par les pratiquants

14L’analyse des entretiens a mis au jour trois acceptions du terme prāṇa selon les professeurs et les pratiquants rencontrés sur les terrains. Le prāṇa renvoie plus généralement (a) au « souffle », à l’ « air respiré » ; (b) à « l’énergie » ou (c) à la « force vitale », à la « vie ». Ces trois significations peuvent se superposer et se confondre dans les discours de certains pratiquants. Les sens (a) et (c) renvoient aux définitions présentes dans les textes, mais leur réappropriation a changé.

Pour moi, le souffle [...] la respiration, c'est le souffle vital, l'énergie vitale, le prāṇa. Il faut libérer le prāṇa à l'intérieur de nous. Je pense que depuis que j'ai commencé le yoga, mon énergie a décuplé, car le prāṇa en moi circule mieux. [...] Le prāṇa, c'est le souffle vital, c'est le souffle qui nous fait vivre, qui nous fait avoir envie de faire des choses, et c'est vraiment quelque chose qu'on acquiert par la pratique corporelle, dans les cours. Le prāṇa c'est [...] l'union du corps et de l'esprit, ce qui permet d'accéder à son énergie vitale. (Véronique27, pratiquante, française, 52 ans).

15Dans le discours de Véronique, le prāṇa est d’abord associé à la respiration qui revient à l'action de l'air inspiré et expiré et aux techniques du prāṇāyāma. Pour certaines personnes comme Odile, le prāṇa est à la fois contenu dans l'air et dans un niveau « plus subtil ».

Prenons la respiration, on va inspirer plus d'oxygène, donc chaque cellule du corps va en bénéficier puisqu'il a besoin d'oxygène pour fonctionner [...] et donc mieux éliminer le gaz. Après, on ne respire pas que de l'oxygène, on respire aussi du prāṇa, quelque chose de plus subtil. [...] Selon les gens, leurs croyances, leur vécu, ils vont être plus ou moins perméables [...], mais ça va marcher de toute façon, qu'ils le veuillent ou non. [...] C'est vrai qu'on parle du prāṇa avec le prāṇāyāma. [...] C'est de l'énergie aussi, de l'énergie très dense, à un taux vibratoire différent de l'air, mais tout ça, c'est de l'énergie. Et après le prāṇa c'est encore plus subtil que ce qu'on peut percevoir avec nos sens [...] À force de pratiquer, ça s’affine. (Odile, professeure, 54 ans, Suisse).

16Ces deux pratiquantes se réapproprient cette notion sanskrite en lui conférant un sens différent. Pour Véronique, le prāṇa renvoie à la fois à la « respiration » et à l’« énergie ». Odile l’associe à la « force vitale » et à l’énergie, mais, pour elle, cette « énergie » n’est pas dans le sens de se « sentir plus en forme », mais comme quelque chose de plus « subtil ». Il est important de souligner que pour Véronique, le yoga est d’abord une pratique corporelle, de bien-être, alors que pour Odile, le yoga est une « voie de développement spirituel », pour reprendre ses termes. Néanmoins, cette réappropriation du prāṇa montre une imbrication entre corps et prāṇa. Pourtant, cette interprétation du prāṇa ne résulte pas seulement d’une réappropriation d’un terme, mais aussi du professeur qui a transmis ces techniques. Pour comprendre ce processus, voici l’extrait d’un apprentissage de prāṇāyama.

Extrait d’un carnet de terrain tenu lors d’une retraite en Suisse, en décembre 2013 :

Les pratiquants sont allongés sur le dos, sur leur tapis, au sol, les jambes écartées, les yeux fermés et les mains posées sur le ventre. Ils pratiquent la « respiration complète » qui consiste à inspirer le plus profondément possible et à sentir l’air au niveau des narines, du thorax et du ventre.

Soyez en contact avec votre corps. Respirez. [Silence] Respirez là, et ne changez rien. Observez. […] Portez votre attention sur la respiration. [Silence] Sentez par exemple le passage de l’air au niveau des narines, à l’inspiration, il est plus frais, à l’expiration, plus chaud. [Silence] Sentez l’énergie monter dans votre thorax, les côtes partent sur les côtés. Ensuite, sentez le ventre se gonfler, sentez vos mains en contact avec votre abdomen. Que ressentez-vous ? Où sentez-vous la respiration ? Faites attention au mouvement de votre corps quand vous respirez profondément. Sentez-vous votre cage thoracique s’ouvrir ? Se fermer ? Sentez-vous votre ventre ? La respiration dans votre dos et le frottement de votre peau avec le tee-shirt ou l’air qui passe au niveau des narines ? [Silence] Sentir sa respiration c’est un très bon exercice pour apprendre à se détendre. Respirez, détendez-vous. [Silence] Respirez, détendez. [Silence] Vous sentez l’énergie en vous, qui monte, descend, qui irradie votre corps ? Le prāṇa c’est l’ensemble des énergies vitales qui vous maintiennent en bonne santé. [Silence] Sentez le prāṇa qui agit sur votre bien-être physique, psychique, émotionnel. (Gaëlle, 38 ans, professeure, franco-suisse).

17Dans ce passage, Gaëlle emploie les termes « respirer » ou « respiration » neuf fois, et « sentir » onze fois. Or, elle indique toujours dans quelle partie du corps « sentir » et les sensations qui doivent accompagner ce ressenti. Gaëlle guide le pratiquant pour qu’il parvienne à prendre conscience de la respiration dans certaines parties de son corps et des sensations proprioceptives (chaleur, froid, mouvements du corps). Parallèlement, petit à petit, elle opère un glissement en parlant au départ de « respiration », puis d’ « énergie » et enfin de « prāṇa ». Le discours qui accompagne un simple geste nomme et norme les pratiques.

18Deux aspects semblent ici pertinents : les interprétations du prāṇa et le fait que ces apprentissages techniques participent au développement de la « conscience corporelle ». Ainsi, le professeur se place comme guide pour acquérir des techniques, mais aussi pour traduire l’interprétation des sensations attendues dans le corps.

Conscience corporelle ou attention corporelle ?

19Dans cet exemple, et plus généralement dans le yoga, toutes ces observations du corps sont décrites par les professeurs et les pratiquants comme une « conscience corporelle » qui, dans le langage émique, renvoie au fait

d’accueillir les pensées, les émotions, les ressentis corporels quels qu’ils soient, douleurs, désagréments, sensations agréables, absence de sensations. […] Nous apprenons à observer tout cela sans jugement. […] Seule la conscience corporelle dans le moment présent existe. Le passé, le futur sont des pensées. La conscience corporelle par l’écoute du corps c’est ce qui est vrai à l’intérieur du corps et dans ce corps lié à son environnement » (Louise, 56 ans, professeure, lors d’une méditation pendant une retraite en Suisse en juin 2019).

20Dans le discours de Louise, cette « conscience corporelle » renvoie au fait d’être attentif aux mécanismes proprioceptifs des mouvements du corps. Celle-ci peut se comprendre théoriquement plutôt comme une « attention corporelle », dans le sens d’awareness, tel que le souligne Natalie Depraz28. Il s’agit au départ d’un mécanisme conscient et volontaire pour se couper des sollicitations extérieures afin de tourner son attention vers l’intérieur du corps, en se mettant à l’écoute des sensations, des émotions et/ou des pensées. Depraz et Andrieu29 ont démontré les possibilités d’approfondir cette attention corporelle par différentes activités, dont les exercices de respiration, le yoga ou la méditation. Dans les pratiques de yoga, l’attention corporelle renvoie à cette action volontaire de se mettre à l’écoute de l’expérience sensible à travers toutes les manifestations corporelles : la perception de micromouvements, l’utilisation de muscles, les points de contact entre le corps et son environnement, l’attention au passage de l’air dans les différentes parties du corps, les sensations de froid, de chaud, le rythme de la respiration. Enfin, le terme d’« attention corporelle » permet de souligner qu’il s’agit aussi d’une construction sociale, par la traduction du sensible opérée par autrui, par l’intervention du langage comme mode d’interprétation, comme dans l’extrait du discours de Gaëlle. Par l’action sur le corps, par les apprentissages, le professeur participe au processus de subjectivation où le pratiquant allie techniques du corps, pratique, ressentis corporels, pour se définir ensuite comme pratiquant.

21Par l’apprentissage du yoga, les pratiquants acquièrent de nouvelles méthodes de maîtrise du souffle et concomitamment affinent leur attention corporelle. Ce processus amène ainsi les pratiquants à considérer leur corps différemment. Le prāṇa joue un rôle essentiel pour permettre le développement de l’attention corporelle, car il est à la fois un support matériel et un objet de concentration. Par le mouvement, il amène le pratiquant à prendre conscience de son corps différemment. Ici, la matérialité du prāṇa se comprend bien dans la dynamique de la relation entre le corps, le sujet et le prāṇa. Le sujet agit avec son corps sur la matière, le prāṇa et en même temps, le prāṇa agit sur le corps par l’émergence d’une conception holiste du corps.

22La dynamique de la relation entre le prāṇa, le sujet et le corps renvoie directement à la définition de la culture matérielle. Si le prāṇa n’est évidemment pas un objet et ne répond pas au sens donné à la culture matérielle par Leroi-Gourhan30 ou Bromberger31, il peut se comprendre comme une culture matérielle dans le sens de Warnier, Rosselin et Julien32. En effet, par la maîtrise des prāṇāyāma, il y a bien une co-construction entre le corps en action et le prāṇa. Voyons à présent combien le professeur colore l’expérience.

Le prāṇa, trait d’union en soi ou entre le corps et son environnement

Influence du professeur dans la réappropriation du terme prāṇa

23Pour simplifier, j’ai choisi d’illustrer le rôle du professeur avec deux interprétations opposées, mais courantes du prāṇa. Le prāṇa défini comme une « respiration » dans un sens très physique et mécanique a été illustré par Gaëlle, alors qu’il est compris comme un « souffle vital » avec une vision plus « spirituelle », tel que le décrit Françoise.

24Françoise suit l’enseignement de Shribashyam, un gourou indien qui vit et enseigne en Suisse depuis plus de vingt ans. Gaëlle s’est rendue plusieurs fois en Inde auprès de Tiwari, qui dispense un enseignement dans la lignée des premières recherches scientifiques sur les effets physiologiques du yoga. Ainsi, ces deux gourous suivent des orientations où prédomine soit la « spiritualité33 », soit la dimension sanitaire. Françoise comme Gaëlle disent enseigner dans la continuité de l’enseignement qu’elles ont reçu. Toutes deux enseignent en Suisse romande à des publics ayant les mêmes caractéristiques sociales, mais qui ne pratiquent pas le yoga pour les mêmes raisons. Les mêmes techniques de respiration sont apprises, sans être accompagnées des mêmes discours.

25Pour Gaëlle la fonction première de l’apprentissage des prāṇayama est :

l’art du contrôle de la respiration. Selon le yoga, rien n'est plus proche de l’esprit que la respiration. Si je commence à vous insulter, la colère viendra immédiatement et votre respiration changera. Les prāṇayama permettent de contrôler la respiration, de contrôler le corps et l'esprit. Ils sont interdépendants. […] La pratique régulière des prāṇāyāma permet de maintenir son énergie, de ne pas la disperser dans des situations inutiles et surtout de rester en bonne santé. (Gaëlle, 38 ans, professeure, franco-suisse)

26Alexia, élève de Gaëlle depuis quatre ans, a découvert les prāṇāyāma avec elle.

Le prāṇa c'est l'air qui te donne l'énergie. Tout est énergie, ton corps, la matière, tes sentiments. Par exemple, quand tu es fâché c'est de l'énergie en mouvement. [...] Le prāṇa est l'ensemble de tous ces niveaux d'énergie. [...] Dans le yoga, l'énergie te connecte avec ton corps, avec tes émotions. Tout est connecté par le prāṇa, mais aussi par rapport aux autres. (Alexia, 44 ans, pratiquante, Suisse)

27Il est frappant de constater combien ces discours34 se font écho, notamment autour de l’assimilation du prāṇa à l’« énergie », du rôle de ces techniques pour maintenir une bonne santé et de l’exemple de la colère. Le rapprochement entre prāṇa et énergie montre un usage proche de la physique, dont l’étymologie energia signifie « force en action ». Ici, l’homme possède en lui une énergie qui se résume au fait d'être vivant.

28Dans un autre contexte, pour Françoise, les prāṇāyāma servent dans un premier temps à

calmer le mental et les émotions, et accéder à un niveau plus subtil. […] Certains prāṇāyāma aident plutôt à purifier le corps, d’autres à se recentrer. […] Par les prāṇāyāma, [mes élèves] peuvent sentir ce souffle vital, ils peuvent ressentir cette évocation du dieu ou du créateur. Les techniques leur permettent de prendre conscience, de s’éveiller à autre chose, soit pour reprendre les racines de leur religion, ou bien dans la nature. Je ne suis pas fixée dans une religion, tout circule, tout est lié. (Françoise, professeure, 54 ans, Suisse)

29Christelle suit les cours de Françoise depuis une dizaine d’années, mais a pratiqué auparavant avec de nombreux professeurs. Elle déclare se « nourrir du prāṇa de la nature », car pour elle, cette nature a une dimension spirituelle où tout est « interrelié », les actions ou les pensées peuvent elles-mêmes avoir des répercussions sur les autres. Elle croit

en cette force universelle qui nous unit tous. [...] Je crois que le yoga fait partie de cette spiritualité, c'est [...] une discipline pour entretenir un bon rapport avec ton corps. Après tu te demandes, comment tu alimentes ton corps, ton âme, tes pensées ? Avec le prāṇa ! Cette force vitale qui unit tous les êtres vivants. Tout est lié, tu es lié en toi, tu es lié à l'extérieur de toi. (Christelle, pratiquante, 41 ans, Suisse)

30Ce deuxième sens n’est pas sans rappeler les théories vitalistes où chaque être vivant est régi par une force vitale qui insuffle la vie à la matière.

31Ces deux séries d’entretiens révèlent deux acceptions du prāṇa : un sens d’énergie physique et celui d’un souffle vital donnant vie à un sentiment spirituel. Même si le sens donné au prāṇa diffère, le fait de développer une attention corporelle à la respiration donne naissance à chaque fois à une conception holiste du corps, considéré comme une totalité, constitué souvent de deux (pensées et corps physique) ou trois éléments (mental, émotion, physique). Ainsi, il existe à la fois une transmission de nouvelles conceptions du corps communes aux pratiquants de yoga et des spécificités selon les professeurs.

Le prāṇa donne-t-il naissance à une conception holiste du corps ?

32Pour les pratiquants, cette attention permanente au souffle peut mener à une traduction parfois symbolique, parfois spirituelle, mais toujours matérielle, comme l'exprime Marc, en tant qu' « union à l’intérieur » de lui.

[le yoga] est une pratique qui, à travers la mobilisation du corps, permet d'avoir conscience de l'importance du souffle, de notre être-au-monde. [...] Ayant fait ce travail à la fois physique et de conscience sur le souffle et sur l'énergie, cela nous permettrait d'être dans une situation de méditation, de bien-être. J'en perçois un peu, [cela] permet d'être dans un rapport à la fois d'implication dans le monde et à la fois de détachement, de contemplation. (Marc, pratiquant, 55 ans, Français).

33Par ce sentiment d'union entre soi et l’environnement, le souffle apparaît comme un trait d'union permettant de faire émerger un nouveau rapport au monde. Tous ces changements de comportements construisent de nouvelles subjectivités, de nouvelles manières de concevoir le monde, de le ressentir, d'être un corps en relation, « interrelié ».

Je crois qu'au début, quand j'en ai fait [des prāṇāyāma], je me disais ça change ma vision de mon corps, je suis plus à l'écoute de tout ce qui se passe dedans. Et puis, tu as l'impression que derrière, c'est un peu comme microcosme/macrocosme, tu vois à l'intérieur, tu te rends compte qu'à l'intérieur, c'est vachement vaste, tout ce que tu as encore à découvrir à l'intérieur de toi. C'est un peu un sentiment de communion avec l'extérieur, avec l'environnement. (Katia, pratiquante, 36 ans, Française).

34La description de Katia peut se traduire par une utilisation du prāṇa comme un moyen de faire naître une nouvelle conception de son corps. Dans le reste de l'entretien, elle souligne que grâce au yoga elle a pris conscience de cette dimension holistique « déjà-là », mais non ressentie jusqu’à la pratique du yoga. Il y a co-émergence d'une nouvelle conception du corps et d'une nouvelle inscription du corps dans le monde. Comment se traduit cette transformation ?

35À travers les exemples de Gaëlle, Alexia, Françoise, Christelle ou Katia, il est apparu que par l’apprentissage du yoga, des postures, comme des techniques de respiration, se construit progressivement une conception holiste du corps, qui est compris comme un corps uni à l’intérieur des frontières cutanées entre le « mental, les émotions et l’enveloppe physique » et éventuellement à l’extérieur. Ce sentiment holiste est souvent symbolisé par le prāṇa qui communique avec l’intériorité et l’extériorité. Cette extériorité est souvent comprise en tant qu’environnement et traduit soit comme la nature, les autres, le « Tout », un dieu ou des dieux.

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[Fig. 2] Corps interrelié à l’environnement, Lausanne © Nizard, 2016.

36Jade donne un sens d’union avec l’univers et le prāṇa ne se limite pas à l’oxygène, mais à tout ce qui est source de vie. Dans sa définition du prāṇa, elle donne aussi finalement une vision de sa conception de son corps qui émerge dans son environnement. Son discours illustre aussi ce qu’elle entend par la « spiritualité ».

Le prāṇa ? Pour moi nous faisons partie du cosmos, bien que nous ayons tendance à nous en isoler de façon individuelle : c’est mon corps, mon esprit, etc. À mon avis, il nous est impossible de nous dissocier de notre environnement immédiat et lointain avec lequel nous sommes en relation constante d'échanges sur tous les plans. Un flux incessant de particules, molécules et atomes traversent notre corps non seulement sous forme de nourriture solide et liquide, mais aussi sous forme gazeuse et subtile et l’air nous apporte de l'oxygène c'est certain, mais il est aussi chargé de vapeur d'eau, d'effluves, et il contient aussi de l'énergie directement assimilable qui pour moi est le prāṇa. [...] Lorsque notre respiration n’est pas complète, l’absorption du prāṇa ne se fait pas aussi bien, d’où l’importance de pratiquer le prāṇāyāma qui permet l’absorption du prāṇa. Je suis persuadée qu’avec énormément de pratique, [...] il est possible de nourrir son corps seulement par le prāṇa. (Jade, 35 ans, professeure, suisse).

37Jade fait ici référence à l’inédie ou au respirianisme. Ce courant inspiré du New Age défend la possibilité pour une personne de vivre sans boire ni manger sur la durée, en se nourrissant uniquement de prāṇa, ce qui apporterait toute l'énergie nécessaire pour maintenir la vie. Pour elle, le corps communique, contient, accueille ce prāṇa qui lui permet non seulement d'être vivante et en bonne santé, mais aussi de se sentir unie autant à l'intérieur de ses limites corporelles qu'avec l'univers. Ainsi, le prāṇa apparaît à la fois dans le microcosme du corps humain et à la fois dans le macrocosme comme lien avec l’univers/l'environnement et éventuellement dieu.

38Souvent ce sentiment holistique d’être uni avec l’univers, d'en faire partie, d’être relié, apparaît aussi dans les discours des personnes qui évoquent certains lieux chargés de « prāṇa ». Il s’agit toujours de montagnes, de forêts, de bords de mer où la nature est omniprésente. Christelle dit se « nourrir du prāṇa de la nature » car pour elle, cette nature a une dimension spirituelle où tout est « interrelié », les actions ou les pensées peuvent elles-mêmes avoir des répercussions sur les autres.

39Pourtant, il reste à souligner que ces conceptions du corps se transforment par la pratique, mais aussi à travers un imaginaire35 de ce que serait le corps hindou. Comme l’indique F. Zimmermann36, il existe en Occident tout un imaginaire autour d’un corps unifié en Inde, or, il s’agit d’une reconstruction moderne depuis le nationalisme hindou avec la résurgence de la philosophie de Shankara, de l’Advaita Vedānta. Pourtant, historiquement, en Inde, comme en Europe, deux conceptions du corps se sont toujours conjuguées, une vision dualiste et une vision holiste ou moniste, selon les contextes37.

La matérialité du prāṇa

40Compris comme le souffle ou l’air, le prāṇa pourrait se placer du côté de l'immatériel puisqu'il n’est ni palpable, ni visible, pourtant, par l’apprentissage de techniques spécifiques, par l’incorporation non seulement du geste, mais des interprétations du prāṇa, il serait possible de le comprendre comme une culture matérielle. Tout d’abord, le prāṇa peut ainsi être appréhendé comme une matière vivante qui par l’apprentissage de techniques développe l’attention du corps. Cette attention corporelle, la répétition inlassable de techniques amène le pratiquant à agir sur son corps. Ces dynamiques entre le sujet et son corps, entre le prāṇa et le corps entraînent une « prise38 », c’est-à-dire l’acquisition d’un véritable « savoir-faire sensoriel » qui implique non seulement tous les sens, l’attention corporelle, mais aussi la compréhension de ces ressentis.

41Ce processus d’appropriation du prāṇa peut aussi se comprendre comme une culture matérielle puisqu’il forme un processus de subjectivation où le pratiquant du yoga adhère progressivement à de nouvelles conceptions de son corps, mais aussi de son corps en lien avec son environnement. Pour certains pratiquants, cette relation s’exprime par le prāṇa qui est une sorte de trait d’union entre l’intériorité et l’extériorité du corps, qui se transforme à l’intérieur du corps et transforme le corps par de nouvelles attentions portées aux sensations, aux émotions. Ces apprentissages techniques permettent aussi au sujet d’agir sur son corps, en nommant et en ressentant son corps différemment. Enfin, le prāṇa peut aussi donner vie à un sentiment holiste.

42Cet exemple du prāṇa a permis de montrer comment quelque chose au départ considéré comme non palpable se matérialise par l’action sur le corps, et concomitamment réagence les conceptions du corps et du monde des pratiquants. Aussi, comprendre le prāṇa comme une culture matérielle est particulièrement heuristique pour analyser ce processus et mettre en lumière les recompositions du vivant. En effet, cela passe tout d’abord par l’adoption de nouvelles techniques, qui s’infusent sur la compréhension des sensations, les répétitions donnent naissance à l’affinement de l’attention corporelle. Or, il ne s’agit pas simplement d’un apprentissage technique¸ d’autant qu’il n’est pas possible d’observer extérieurement si la personne réussit ou non à ressentir ce que le professeur lui propose.

43Il se créait aussi des processus de subjectivations. En effet, Foucault énonce plusieurs conditions pour l’émergence de processus de subjectivation : (1) une transformation de ses propres actions, ce qui est le cas lors de l’acquisition de nouveaux apprentissages et encore plus lorsqu’ils sont extraordinaires, (2) une matérialité comme rapport d'assujettissement, ici elle renvoie au prāṇa et (3) des techniques de soi exercées par autrui, ce qui renvoie ici au caractère performatif et au rôle du professeur dans l’interprétation des sensations physiques. Par ailleurs, ce processus de subjectivation amène une transformation de conception du monde. Enfin, le pratiquant de yoga par l’incorporation de ces techniques, de ces conceptions du prāṇa, du corps, va petit à petit pouvoir se définir comme yogi ou pratiquant de yoga39.

Notes

1 Bromberger Christian, GÉlard Marie-Luce, « Culture matérielle ou expressions matérielles de la culture ? » [en ligne], Ethnologie Française, 2012, no 2, vol. 42, p.360–367. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03141567

2 Baudrillard Jean, La société de consommation, ses mythes, ses structures. Paris, Éditions Denoël, 1986 [1970].

3 Douglas Mary, De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, (trad. de A. Guérin), Paris, La Découverte, 1977 [1966].

4 Haudricourt André-Georges, La Technologie science humaine. Recherches d'histoire et d’ethnologie des techniques, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 1987. Leroi-Gourhan André, L’homme et la matière, Paris, Albin Michel, 1971 [1943]. 

5 Schlereth Thomas J., Victorian America: Transformations in Everyday Life, 1876-1915¸ New York, Haper Collins, 1992.

6 Bromberger, GÉlard, loc. cit.

7 Mohan Urmila, Warnier Jean-Pierre, « Marching the devotional subject: the bodily-and-material cultures of religion », Journal of Material Culture, vol. 4, no 22, p.369-384, 2017.

8 Foucault Michel, Histoire de la sexualité, T.III, Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984.

9 Julien Marie-Pierre, Warnier Jean-Pierre éd., Approches de la culture matérielle. Corps à corps avec l'objet, Paris, L’Harmattan, 1999. Julien Marie-Pierre, Rosselin Céline éd., Le sujet contre les objets... tout contre. Ethnographies de cultures matérielles, Paris, CTHS, 2009.

10 ROSSELIN Céline, « Incorporation », dans Andrieu Bernard (dir.), Dictionnaire du corps en sciences humaines et sociales, Paris, Éditions du CNRS, 2006, p.259.

11 « Cette incorporation ne concerne pas l'objet "puisque l'objet reste extérieur au corps du sujet, mais [l'incorporation de] sa dynamique qui, elle, est intériorisée par la prise que le sujet exerce sur l'objet"». DIASIO Nicoletta dans Julien Marie-Pierre, Warnier Jean-Pierre éd., Approches de la culture matérielle. Corps à corps avec l'objet, Paris, L’Harmattan, 1999, Diasio cite ici Warnier, 1999, p.62.

12 Foucault, Ibid,1984.

13 Cornu Laurence, « Subjectivation, émancipation, élaboration », Tumultes, 2014, n° 43, vol. 2, p.19.

14 Glaser Barney G. et Strauss Anselm L., The discovery of Grounded Theory: Strategies for Qualitative Research, Chicago, Aldine Publications, 2006 [1967].

15 Les prāṇāyāma font faire partie intégrante de la pratique dans les courants Jivamukti, Sivananda, alors que dans d’autres, comme dans le courant Iyengar, ils restent marginaux.

16 Mallinson James et Singleton Mark, Roots of Yoga, Londres, Penguin Books, 2017.

17 En 2020, il existe plus de 6000 études recensées dans google scholar menées par des médecins principalement aux États-Unis et en Inde qui démontrent les bienfaits de telle ou telle technique sur une pathologie particulière.

18 Bhimani Nadendrat, « Effect of prāṇāyāma on stress and cardiovascular autonomic tone and reactivity », National Journal Of Integrated Research in Medicine, n° 2, 1986 [1970], p.48-54. Singh S. Gaurav et Parkash Vikram, « Effect of 6 weeks nādī-shodhana prāṇāyāma training on cardio-pulmonary parameters », Journal of Physical Education and Sports Management, vol. 2, no 4, 2011, p.44-47.

19 MALLINSON, SINGLETON, op. cit.

20 De nombreux sanskritistes, historiens et anthropologues, (http://www.modernyogaresearch.org/events/) s’accordent sur cette appellation de « yoga moderne » mise en évidence par Singleton (2010). Elle met l’accent sur un yoga porté d’abord sur la dimension corporelle et qui a connu de profonds bouleversements lors du nationalisme indien, entre la fin du xixe et le début du xxe siècle. De Michelis Elisabeth, A History of Modern Yoga, Patañjali and Western Esotericism, Londres, New York, Bloomsbury Academic, 2005.

21 Chaque entretien a été anonymisé. Il s’agit donc d’un pseudonyme pour faciliter la lecture.

22 Ces principes sont énoncés dans de nombreux courants de yoga, par exemple chez Sivananda et peut se retrouver dans l’ouvrage : Sivananda, 2000 [1935] The Science of prāṇāyāma, A divine life society publication.

23 NIZARD Caroline, « Le sens de l’expérience » dans CANDAU Joël, BATTESTI Vincent, Apprendre des sens, apprendre par les sens : anthropologie des perceptions sensorielles, Paris, Éditions Petra, coll. « Univers sensoriels et sciences sociales », 2022.

24 VARELA Francisco, Le cercle créateur. Écrits (1976-2001), Paris, Éditions du Seuil, 2017, p.60.

25 DERRIDA Jacques, « Signature, event, context », Glyph, vol. 1, 1979, p.172-197.

26 Julien Marie-Pierre, Rosselin Céline éd., Le sujet contre les objets... tout contre. Ethnographies de cultures matérielles, Paris, CTHS, 2009.

27 Tous les noms ont été anonymisés.

28 Depraz Natalie, Attention et vigilance. À la croisée de la phénoménologie et des sciences cognitives, Paris, PUF, 2014.

29 Andrieu Bernard, Sentir son corps vivant : émersiologie I, Paris, Vrin, 2016.

30 Leroi-Gourhanop.cit.

31 Bromberger, GÉlard, op.cit.

32 Julien, op.cit.

33 Pour les pratiquants de yoga, la spiritualité est comprise grâce à trois modalités : (i) une expérience individuelle, située en soi. Elle répond à (ii) une volonté personnelle de répondre à des questions existentielles, avec un verbatim autour de la « quête spirituelle ». Toute spiritualité dans le yoga (iii) s'inscrit dans une conception holistique du corps. Pour plus de nuance sur cette question de la spiritualité dans le yoga, voir NIZARD Caroline, « La « spiritualité » dans le yoga moderne : nouveau mouvement religieux, méthode de perfectionnement de soi ou désintérêt ? », Revue ¿Interrogations?, n°31, 2020, [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/La-spiritualite-dans-le-yoga

34 Le premier extrait provient d’un enregistrement fait lors d’un cours de Gaëlle et le second d’un entretien mené avec Alexia.

35 Cette traduction du prāṇa fait écho aux réflexions de Pordié qui montre combien les médecines tibétaines ont été reformulées, traduites et transformées au contact du tourisme étranger, notamment parce que chaque terme ne renvoie pas au même univers sémantique et aux mêmes références culturelles. Pordié Laurent, « Accentuations et pragmatisme. Le savoir médical tibétain à destination des étrangers », Revue d'anthropologie des connaissances, vol. 5, n° 1, 2011, p.99-130.

36 ZIMMERMANN Francis, La généalogie des médecines douces. De l'Inde à l'Occident, Paris, Presses Universitaires de France, 1995.

37 Bouillier Véronique, Tarabout Gilles (dir.), Images du corps dans le monde hindou, Paris, Éditions du CNRS, 2002.

38 ROSSELIN Céline, « Matières à former-conformer-transformer », Socio-anthropologie, n°35, 2017, p.9–22.

39 Sur cette question, voir NIZARD Caroline, Du souffle au corps. Apprentissage du yoga en France, en Suisse et en Inde, Paris, Éditions L’Harmattan, 2019.

Pour citer cet article

Caroline Nizard, « Le souffle dans les pratiques de yoga », L'ethnographie, 7 | 2022, mis en ligne le 09 juin 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=1185