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L'Ethnographie

François Pouillon, Exotisme et intelligibilité. Itinéraires d’Orient, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, coll. « Études culturelles », 2017, 258p.

Jean-Marie Pradier

Mars 2020

1Les multiples problèmes techniques que L’Ethnographie a été dans l’obligation de résoudre avant de réapparaître ont eu comme conséquence fâcheuse de remettre à plus tard nombre d’ouvrages dont nous aurions voulu parler. Celui-ci en est un. Publié dans la collection études culturelles des P.U.B., il participe du mouvement dynamique et critique qui, dans l’anthropologie contemporaine, renouvelle le regard et l’écriture de la recherche en croisant les arts et le terrain, la trace, l’empreinte du chercheur et ce que l’on voudrait être de la science. La personnalité originale de son auteur, et plus encore son expérience, lui donne un ton particulier. Né en 1943, François Pouillon appartient à une génération qui a vécu plusieurs péripéties théoriques et politiques, participé à des moments cascadeurs de l’histoire des sciences sociales au cours desquels les objets de la recherche sont devenus des sujets en révolte, la distanciation objective une fiction scientifique, et la maîtrise de l’écrivain un modèle pour le rapport d’enquête. De lui-même, résumant le parcours, il prend acte : « disons que je suis ainsi passé d’une critique de l’anthropologie à une anthropologie critique.1 »

2Anthropologue, spécialiste du monde arabe, directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, François Pouillon a effectué de nombreuses enquêtes sur le terrain en Tunisie (1973-78), en Arabie Saoudite (1979-81), au Sénégal (1983-85), en Algérie (1988-93), en Syrie (1994-96), au Maroc (2000-04) et au Soudan (2006-07). Il a également dirigé le Centre d’Histoire Sociale de l’Islam Méditerranéen, de 1994 à 2003, et enseigné comme Professeur invité aux universités de Princeton (1997-98), New York (2000), Duke (2004). Sa production éditoriale comporte maints ouvrages savants2 et pochades goguenardes sur le temps présent3. Depuis une vingtaine d’années, il se consacre à l’étude de l’élaboration des représentations sociales appliquées au monde de l’Islam méditerranéen en considérant non seulement les travaux des chercheurs professionnels en sciences sociales – anthropologues et historiens –, mais également la production des « peintres, des écrivains voyageurs, des amateurs et des marchands d’art, des intellectuels des deux rives et leurs dialogues difficiles. » Les représentations sociales ont en effet pour matrice un vaste corpus composite, hétérogène qui fabrique des images et un imaginaire – savants et populaires – à l’œuvre dans les conduites et les réactions qu’elles engendrent.

Orientalism

3La métamorphose de l’autre en concept est le biais le plus fréquent qui hypostasie la complexité du réel, désincarne la personne, et place du discours là où il y avait de la chair. Préfaçant la première édition française (1980) de Orientalism d’Edward Saïd, Tzvetan Todorov4 avait épinglé l’idéalité pédante: « Le concept est la première arme dans la soumission d’autrui – car il le transforme en objet (alors que le sujet ne se réduit pas au concept) : délimiter un objet comme « l’Orient » ou « l’Arabe » est déjà un acte de violence. » Non pas retour à l’envoyeur mais simple constat de l’universalité d’une tentation, l’ouvrage atypique de Pouillon atteste que l’Orientalisme n’est pas une entité abstraite, ni simplement une construction en dur d’un Occident univoque comme en témoignent les tapages de la « Querelle » qui avait suivi la publication de l’universitaire palestino-américain. L’hommage rendu en 2016 à l’auteur par ses collègues5, en est l’illustration. Paru un an après, Exotisme et intelligibilité. Itinéraires d’Orient se garde bien de proposer l’une de ces « théories générales » qui sonnent de plus en plus creux quand il s’agit de n’importe quoi de social (Geertz, 1983)6. Le premier substantif du titre – exotisme – évoque à la fois la jouissance esthétique de l’artiste, « le sentiment que nous avons du Divers.7 » (V. Segalen, 1911) et a contrario la nécessité d’en finir avec l’exotisme lorsque devenu « dérive qui en entretenant une sorte de fascination pour l’Altérité, (il) tend à faire de l’anthropologie une banque du rêve.8 » (Bensa, 2006).

4Le sous-titre est également à double sens : les « itinéraires » se réfèrent à la fois aux déambulations de l’auteur entre ses premiers terrains, l’espace académique et les productions textuelles et picturales des artistes. Une note préliminaire prévient : l’ouvrage est un recueil de textes qui reprend le titre d’un séminaire tenu à l’EHESS dans les années 1990. « Pièces d’un dossier disparate mais qui se veut pourtant cohérent », non pas auberge accueillante pour des textes reclus dans des revues plus difficiles d’accès que celles qui sont librement téléchargeables sur le site du laboratoire CNRS l’Institut des Mondes Africains :

Le livre suit donc les dérives de l’auteur et les dossier successifs auxquels il s’est attaché : anthropologie du monde bédouin, peinture orientaliste, relation Orient-Occident. L’axe en est cependant la construction des représentations sociales dans le monde arabe et la question délicate, et souvent polémique, du rapport de ce monde arabe avec un regard extérieur mal assumé et parfois vigoureusement récusé.9

5En somme, écrit Pouillon dans sa présentation : « Ce recueil est une collection de travaux d’intervention », laissant au lecteur le soin de découvrir que les articles retenus sont des textes de circonstance. La multiplicité des circonstances – journalistiques, conférences, comptes-rendus, catalogues d’exposition… – pourrait faire désordre tant l’ensemble paraît disparate à première vue. Une fois parcouru, le patchwork s’avère un outil précieux pour saisir les enjeux de la « querelle » de l’orientalisme, et pénétrer par des accès nouveaux les débats toujours en cours sur l’écriture en anthropologie et dans les sciences sociales, relancés à la fin des années soixante-dix par le courant « textualiste » américain avec Clifford Geertz10, James Clifford, George Marcus et bien d’autres. Cinq ans auparavant, Pouillon et Bensa en avait retourné le gant dans un ouvrage collectif qu’ils avaient co-dirigé : les écrivains font aussi du terrain. La littérature a le mérite de représenter la réalité tangible en la maintenant en vie, par des procédés propres qui souvent échappent à l’ethnographe11. Est-ce pour cette raison que par tradition, selon Vincent Debaene – spécialiste de Claude Lévi-Strauss –, les ethnologues français de retour de leur terrain, entreprennent d’écrire deux livres : l’un savant, l’autre littéraire 12? À ces genres double Pouillon en ajoute un troisième, avec les risques et les privilèges que cela comporte, entre pochade et style incisif.

Petit traité de la surprise

6Proche de l’anthropologie modale de François Laplantine13, c’est bien un petit traité d’anthropologie réflexive qui est présenté, fort d’un bilan personnel et d’un argumentaire fondé sur des études de cas : le sien. Sa particularité est d’être plus d’humeur – parfois vive – que d’universitaire dans sa forme. La méthode du lièvre, revendiquée14 en cinq pages revient sur l’usage de la métaphore animale plus fréquente qu’il n’y paraît chez les anthropologues afin d’exposer un processus de recherche et une subjectivité assumée. Il s’agit d’un éclectisme et d’une façon de passer d’un objet à l’autre, pour ensuite chercher à les relier comme dans quelque collier. Le contraire d’une spécialisation érudite au gain plus évident que n’en sont les limites. L’artiste qui se pique de s’engager dans l’aventure d’un terrain anthropologique s’en trouvera rassuré. Encore faut-il qu’il ne perde pas de vue que le lièvre qui signe ce livre a acquis suffisamment de connaissances et de maîtrise pour s’autoriser à tant de fantaisie de surface : « enquêter donc dans le désordre, par de multiples frayages et passages en tous sens, mais respectant les configurations dudit territoire et ses fragilités. L’anthropologie peut bien se réclamer de cela !15 »

7L’ouvrage est organisé en quatre parties, précédées d’une présentation dans laquelle sont mises en évidence les difficultés propres à un anthropologue (français) travaillant sur le « monde arabe », en raison de l’histoire coloniale (l’Algérie), de l’ethnographie qui vint avec, et les solutions qu’il a adoptées « par instinct autant que par mauvais esprit ». Au passage Pouillon note la rareté des mariages mixtes dans la société coloniale de l’Algérie. En effet, il y eu peu d’épouses locales, faut-il le souligner à la différence du choix des asiates dont le romancier Jean Hougron (1923-2001) a abondamment rapporté les relations érotiques tissées en Indochine. Le malaise du chercheur l’a conduit à se détourner « des questions de cours qui occupèrent tant de mes collègues ». À présent, dégageant de ses travaux a posteriori les perspectives qu’il poursuit, il en tire de « simples considérations un peu singulières sur la méthode ». Les cinq principes énoncés et brièvement développés ne surprendront pas les familiers des perspectives critiques de la recherche :

8« La première (considération) serait la nécessité de trouver toujours un terrain d’enquête qui nous fasse sortir de la seule fréquentation des livres.16 » La seconde porte sur l’exigence de tenir compte de l’épaisseur historique. La troisième engage à considérer les livres d’ethnologie, l’écrit, comme constituant un terrain d’enquête par eux-mêmes. La quatrième reprend le thème central de l’ouvrage : il n’est point d’éléments qui ne puisse faire sens – formes textuelles nobles ou vulgaires, objet, documents visuels – y compris les goûts et les sons. Le corpus ne peut être que multidimensionnel. « Dernière considération qui est une exigence : essayer de ne pas trop ennuyer son prochain.17 » L’ennui, ici, est porté par l’air du temps, les boursouflures savantes, la redondance, la « prose flasque », auxquels doivent s’opposer « l’éclat de l’imagination ou de l’intelligence, de l’humour… »

9Les articles réunis en quatre dossiers sont chacun précédés d’un chapeau de longueur inégale qui en quelques lignes en distille l’origine, la valeur que lui accorde l’auteur et les raisons de sa sélection. Le style est vif, à l’occasion mordant, toujours personnel, libre de ton pour dévoiler les secrets de fabrication. La première partie – « Devant l’anthropologie » – est une interpellation : « une analyse historique des usages et mésusages de l’anthropologie dans les universités maghrébines où l’on s’appliqua, après les indépendances, à construire des identités non moins factices que celles que leur aurait indûment imposées l’époque coloniale.18 » Alors que la question de l’esthétique n’est pas évoquée, l’analogie paraît frappante entre ce qu’il advint dans le champ du politique et celui des arts, profondément marqués par les critères hiérarchiques de la colonisation, notamment en ce qui concerne les spectacles. Francophonie aidant, c’est ainsi que le mot « théâtre » – à la différence de la neutralité du lexème performance, et performing art s’est trouvé engagé dans l’absurde de discussions allant jusqu’à adopter l’expression « pré-théâtre » pour qualifier la halka (هالكا).

10Pouillon revient dans plusieurs textes fort brefs sur l’imaginaire anthropologique. Les ethnoscénologues s’intéresseront en particulier à la brève recension publiée en 1990 à l’occasion de la réédition dans la collection « Terre Humaine » de la monographie que Jean Duvignaud avait consacrée à une petite oasis du Sud Tunisien alors qu’il enseignait à l’université de Tunis : Chebika. Dramaturge, romancier, essayiste, sociologue du théâtre Duvignaud avait conçu en 1960 un programme de travaux pratiques :

Il s’agissait tout d’abord de former à l’enquête sur le terrain des étudiants de sociologie jusque-là plus soucieux de verbalisme et d’idéologie que d’analyse concrète, radicalement urbanisés et occidentalisés au point de trouver leur centre de gravité davantage à Paris ou en Occident que dans leur propre pays.19

11Publié en 1968 chez Gallimard dans la prestigieuse « collection blanche », avec en sous-titre « étude sociologique » l’ouvrage, rapporte Pouillon, fut vivement critiqué en Tunisie, et moqué avec condescendance – « compte rendu vachard » – dans la revue L’Homme Jeanne Favret conclut son compte rendu « scientifique », en regrettant « que tant d’efforts aboutissent à donner l’impression que la sociologie concrète est d’abord une « sociologie paresseuse.20 » Toutefois, elle ajouta à la reconnaissance des « efforts » mis en œuvre dans l’entreprise une petite note en bas de page : « Sans parler du talent, dont l’auteur ne semble pas craindre de manquer (p.14) ». Chebika eut grand succès hors du « Landernau anthropologique », et devint film. La mise au point de Pouillon est piquante pour la chroniqueuse : « Jeanne Favret avait tort de reprocher à l’auteur son ingénuité : c’est par là même, qu’il parvient à nous transmettre un précieux document. 21» La monographie comporterait-elle des « balourdises », la préface originale a gardé un allant épistémologique qui se poursuit dans la première. Pouillon l’admet : « Mais le livre faisait parler au présent des paysans tunisiens et avait même le culot, normalement réservé aux romanciers, de les faire agir et penser devant nous.22 » Et plus loin : « … le meilleur de l’ouvrage, à notre sens, reste l’évocation – qui préfigure les travaux de Geertz et de ses élèves – de la relation d’enquête et la mise en scène de ses agents intermédiaires qui constituent souvent des objets privilégiés d’expériences anthropologiques. »

12Le second dossier rassemble de plus ou moins brèves biographies de personnages marquants pour la vie des sciences sociales depuis le XIXe siècle, un illustrateur – Gaston Vuillier (1845-1915) –, Lucette Valensi, née à Tunis en 1936, spécialiste de l’histoire et anthropologie de l'Islam méditerranéen, et Jacques Berque (1910-1995), « le dernier mandarin », homme de terrain et érudit longtemps professeur au Collège de France. Un dernier article ravive une évidence aujourd’hui oubliée semble-t-il : « Quand on cherche une métaphore capable de rendre compte des relations riches et complexes qui, au cours des siècles, ont relié l’Orient et l’Occident, c’est dans le monde des textiles qu’on la trouve.23 » Textiles qui appellent les peintres, les corps, la nudité érotisée des femmes, la majesté des hommes, les relations sociales.

13Le troisième dossier – Peinture exotique et identité – rassemble principalement des textes commandés à l’occasion d’expositions sur l’orientalisme. Les habitués du musée d’Orsay y retrouveront maintes informations et moult commentaires déjà connus tant sont devenus familiers paysages et scènes de genre signés Eugène Delacroix, Théodore Chassériau, Eugène Fromentin et Alexandre Decamps. Pouillon ne met pas en chambre close les toiles orientalistes, il suit les peintres qui, bien de leur temps colonial, reçoivent l’éblouissement d’un voyage au Maroc – Matisse, « artiste révolutionnaire qui respirait tranquillement le racisme de son temps24 » – ou qui ne peignent pas sur le motif – Klee – mais s’en nourrissent autrement. Sollicité pour une exposition parisienne consacrée à Mohamed Racim (1896-1975), peintre algérien contemporain, miniaturiste, Pouillon continue sa réflexion sur les faux-semblants du patrimoine culturel. Complété par des reproductions polychromes le texte reprend une biographie qui trouble plus qu’elle n’impose l’image d’un artiste héritier de l’art d’un père, distingué par le colonisateur, créateur d’une œuvre polysémique, sur-interprétée, héros national et mort assassiné par des malfaiteurs. Qu’il s’agisse de la peintre algérienne Baya (1931-1998), de son vrai nom Fatma Haddad, ou de Mohamed Khadda (1930-1991) considéré comme l’un des maîtres fondateurs de l’école algérienne « du signe », est évidente – montre Pouillon – l’inadéquation des critères et des commentaires lorsque l’œuvre est prise entre des tensions mémorielles, politiques, économiques locales et associées au passé colonial. La complexité contextuelle s’exprime dans des esthétiques entremêlées par lesquelles les auteurs s’avèrent être les meilleurs anthropologues du contemporain, comme le sont les affichistes orientalistes qui croquent le poncif capable d’accrocher l’œil du client. Stéréotypes officiellement programmés lorsque se célèbre une année de l’Algérie en France pour laquelle les programmateurs se placent – autoritairement ou par auto-censure – dans la position de propagandistes consensuels. Pouillon peut écrire : « Ce à quoi nous assistons aujourd’hui, c’est donc à un processus de reconstruction : l’Orient construit par l’Orient…25 » alors que persistent les idées reçues – en particulier la prévention supposée des Arabes à propos des images26, en contradiction avec la réalité historique, la production polymorphe et l’économie du marché international.

14La quatrième et dernière partie aborde en quatre textes brefs et un article plus élargi les questions que l’on dit « sensibles », ou « qui fâchent ». Intitulée « Interventions, interpellations » s’y trouvent deux adresses à Edward Saïd (1935-2003) dont l’éclat du livre-culte Orientalism, « succès de librairies exceptionnel pour un livre de sciences sociales27 » fait illusion tant qu’il n’a pas été décrypté par les autres publications de son auteur, au premier rang desquelles figure ses mémoires Out of Place28 (v.f. À Contre voie). Constant dans sa méthode, Pouillon ne se livre pas à l’analyse critique d’un ouvrage théorique peu estimé des spécialistes – Bernard Lewis, Jacques Berque et Maxime Rodinson – en raison des erreurs factuelles, contresens et insuffisances, généralisations qui l’encombrent. Il revient à la biographie de l’auteur qui permet de reconstituer un parcours « que l’on savait plus tortueux que ses positions. » Torturé serait plus juste que tortueux à considérer le destin d’un garçon né à Jérusalem d’un père homme d’affaires palestinien, de confession protestante, installé en Égypte en 1947 qui envoie son fils étudier aux États-Unis. Féru de poésie, pianiste, Edward Saïd après des études de lettres a enseigné la littérature comparée à l’université Columbia de New York. Engagé politiquement dans la cause palestinienne, cosmopolite, il a fondé en 1999 avec le chef d’orchestre Daniel Barenboïm le West-Eastern Divan Orchestra, orchestre symphonique de 80 jeunes instrumentistes d'Israël, de Palestine occupée, des États arabes voisins et des Territoires palestiniens qui se réunissent chaque été pour jouer ensemble. « La vérité d’Edward Saïd – écrit Pouillon –, on ne la trouve pas dans ses thèses, mais dans son parcours qui est concret et complexe.29 »

15Le texte qui suit, a été produit dans le cadre d'un colloque réuni à l'EHESS et à l'IMA en juin 2011 : Après l’orientalisme : l’Orient créé par l’Orient30. Pouillon poursuit son analyse critique de la thèse d’Edward Saïd en esquissant l’inventaire de ses échos en dehors des milieux spécialisés. Il note que le dernier acte de sa promotion s’est produit lorsqu’il fut choisi comme « héros fondateur » des études « post-coloniales », créées par des « intellectuels en diaspora 31». Il en appelle à un « déplacement des lignes », et à l’approfondissement des recherches historiques afin de mettre à jour l’enchevêtrement des circonstances et des interactions de façon à briser le duel dominés/dominants établi sans tenir compte des multiples conséquences qui de part et d’autres ont joué et ne cessent de jouer en dehors d’une logique binaire élémentaire : « Pas plus qu’il n’y a de science pure, il n’y a de science ou même d’art hors de l’histoire.32 » L’orientalisme contemporain n’est pas réductible à une école, ni à une source – le seul Occident. « Sur ce point les études post-coloniales nous ont apporté un concept indiscutablement utile : celui d’agency – terme intraduisible en français mais qui évoquent les usages divers que les dominés peuvent faire d’une domination qu’ils subissent.33 » Autre cas de figure, l’interprétation d’un classique historien de l’art américain – Todd Porterfield (1998), qui séduit par la thèse d’Edward Saïd en vient à considérer les productions et la politique artistiques de l’Empire français comme une « traduction servile » de l’impérialisme34. Amputant le texte de l’introduction qui dans un compte rendu pour la revue des Annales Histoire Sciences sociales (2003), réitère son point de vue sur Orientalism, Pouillon s’en prend une fois de plus au réductionnisme, et invoque cette fois Claude Lévi-Strauss : « que tout un chacun y compris les artistes, ait des opinions politiques de son époque, c’est une évidence. Que toute expression artistique soit la traduction servile d’une opinion ou d’un dessein politique, à supposer qu’il y en ait un, c’est une absurdité.35 » Il est intéressant de mettre en regard la critique de Pouillon et le compte rendu de l’historienne de la Révolution et de l’Empire Annie Jourdan, paru dans la Revue du XVIIIe siècle, moins anthropologique, mais à la conclusion tout aussi réservée : « Elle (la thèse de l’auteur) a pour avantage de resituer le colonialisme, d’interroger de façon nouvelle le romantisme et l’orientalisme. Mais comme toute hypothèse, elle risque d’être réductrice par rapport à la réalité qui ne se laisse que rarement enfermée dans un schéma unique.36 »

16Les deux derniers textes qui clôturent l’ouvrage s’annoncent avoir été conçus pour le grand public : lecteurs et auditeurs sans spécialité affichée. Cette destination offre à l’auteur une certaine liberté rhétorique favorable à l’originalité. « Regards européens sur l’Islam », fut le titre imposé à Pouillon par les organisateurs de la prestigieuse Université de tous les savoirs37 pour la session de 2007. Ce titre lui paraissant incongru pour une idée saugrenue, il se glissa dans la contrainte « pour en montrer les développements possibles, les limites puis l’inanité, et procéder pour finir à une reconstruction différente de la question qui m’avait ainsi été (mal) posée.38 » Le résultat fut un rappel historique des relations entre gens et cultures, de négociations et d’échanges infiniment plus riches et moins polémiques et tranchés qu’il n’y paraît. Les relations ne se bornent pas au regard, ni l’européen à un seul type d’homme ou de femme, et l’Islam n’est pas à confondre avec un monolithe.

17Le dernier texte reprend quelques lignes d’un article publié par le quotidien Libération, à propos d’un ethnodrame national joué en 1989 dans la cour d’un lycée de la banlieue parisienne, si l’on admet que la question du voile (« islamique ») est une obsession conversationnelle dans la France d’aujourd’hui. Pouillon observe le « jeu théâtral » des protagonistes, démonte la scénographie et met à jour les faux semblants d’une manœuvre politique d’intégristes menaçante pour le respect de la diversité au sein même des musulmans « nombreux à attendre qu’on leur applique enfin, et pour de vrai, les idéaux de la République.39 » En chapeau d’introduction, il note la farce de la dernière scène quand l’intervention musclée de l’ambassade du Maroc auprès du père des fillettes fit cesser la bataille, tandis que le Directeur du Collège de Creil gagna dans l’affaire un poste de député d’un parti de droite40.

18Ainsi se clôt par l’analyse d’un fait divers un ouvrage atypique qui a le mérite de comporter en abrégé une théorie de la recherche et de la connaissance anthropologique, développée dans la présentation d’un ensemble de cas significatifs.

Notes

1 P.15.

2 Citons parmi les plus récents : Abd el-Kader le magnanime, Paris, Éditions Gallimard, 2003. Une histoire anthropologique de l’Islam méditerranéen : Lucette Valensi à l’oeuvre, Saint-Denis, Éditions Bouchène, 2002. La sociologie musulmane de Robert Montagne, Paris, Éditions Maisonneuve & Larose, 2000. Les deux vies d’Étienne Dinet, peintre en Islam : l’Algérie et l’héritage colonial, Paris, Éditions Balland, 1997.

3 François Pouillon, Anthropologie des petites choses, Volume 1, Lormond, Le Bord de l’eau, coll. « Des Mondes ordinaires », 2015 ; Anthropologie des petites choses. Dérives autobiographiques, cinématographiques, ethnologiques, Vol. 2, Lormond, Le Bord de l'eau, 2019.

4 Tzvetan Todorov, Edward W. Said, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, traduit de l’anglais (États-Unis) par Catherine Malamoud, Paris, Éditions du Seuil, 2005, p. 23.

5 Guy Barthelemy, Dominique Casajus, Sylvette Larzul et Mercedes Volait (éd.), L'Orientalisme après la Querelle. Dans les pas de François Pouillon, Paris, Karthala, 2016.

6 Clifford Geertz, Savoir local. Savoir global. Les lieux du savoir, traduit de l’anglais par Denise Paulme, Paris, PUF, 2002 (1986), p. 8.

7 Victor Segalen, Essai sur l’exotisme – une esthétique du divers et Textes sur Gauguin et l’Océanie, précédé de Segalen et l’exotisme, par Gilles Mancron, Paris, le livre de poche, coll. « biblio essais », 1978, p. 75.

8 Alban Bensa, La fin de l’exotisme. Essais d’anthropologie critique, Toulouse, Anacharsis Editions, 2006, p. 15.

9 P. 11.

10 Voir en particulier Clifford Geertz, « Thick Description : Toward an Interpretive Theory of Culture », in : The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973, p. 3-30.

11 Alban Bensa, François Pouillon (dir.) Terrains d’écrivains. Littérature et ethnographie, Toulouse, Anachasis, 2012, 416p. Ont participé à cet ouvrage : Bernard Traimond, Wladimir Bérélowitch, Rose-Marie Lagrave, Dominique Casajus, Clémentine Gutron, Jackie Assayag, Renée Champion, Emmanuel Terray, Corinne Cauvin Verner et Michèle Sellès Lefranc.

12 Vincent Debaene, L’Adieu au voyage. L’ethnologie française entre science et littérature, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences humaines », 2010.

13 François Laplantine, Le social et le sensible. Introduction à une anthropologie modale, Paris, Téraèdre, coll. « L’anthropologie au coin de la rue », 2005.

14 P. 28-33.

15 P. 33.

16 P. 26.

17 P. 28.

18 P .25.

19 Jean Duvignaud, Chebika – étude sociologique, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1968, p. 11.

20 Le compte rendu est en accès libre Persée : L’Homme, IX, 4, 1969, p. 112-115.

21 P. 71.

22 P. 70.

23 P. 133.

24 P. 163.

25 P. 209.

26 « Zoom sur la peinture arabe », p. 211.

27 P. 220.

28 Out of Place – A Memoir, New York, Alfred A. Knopf, 1999 et Vintage Books édition, 2000 ; trad. Fr. : À Contre voie, Paris, Le Serpent à plumes, 2002.

29 P. 221.

30 François Pouillon, Jean-Claude Vatin (dir.), Après l'orientalisme. L'Orient créé par l'Orient, Paris, Karthala, 2011.

31 Pouillon se réfère à la formule-titre du numéro spécial de L’Homme, n°156, 2000.

32 P. 226.

33 P. 227. En note, Pouillon ajoute : « Les linguistes – c’est de leur compétence – ont quand même fini par lui trouver un néologisme : « agentilité ». Le terme agency est traduit au Canada par agentivité, aujourd’hui retenu généralement dans la sphère francophone.

34 Todd Porterfield, The Allure of Empire. Art in the Service of French Imperialism, 1798-1836, Princeton University Press, 1998.

35 P. 231.

36 Revue du XVIIIe siècle, n° 32, 2000, p. 724.

37 L'Université de tous les savoirs (UTLS) est une initiative du gouvernement français afin de vulgariser les dernières avancées de la science. À l'origine une célébration de l'an 2000. Son succès fut tel que l'UTLS a été repris tous les ans depuis lors.

38 P. 234.

39 P. 252.

40 P. 250.

Pour citer cet article

Jean-Marie Pradier, « François Pouillon, Exotisme et intelligibilité. Itinéraires d’Orient, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, coll. « Études culturelles », 2017, 258p. », L'ethnographie, 2 | 2020, mis en ligne le 20 mars 2020, consulté le 24 avril 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=472

Jean-Marie Pradier

Professeur émérite de l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. Chercheur à la Maison des sciences de l’homme Paris Nord (USR 3258 CNRS Paris 8-Paris 13), membre de la Société française d’ethnoscénologie (SOFETH).