L’organisation actuelle des études répond-t-elle aux exigences épistémologiques et méthodologiques de l’ethnoscénologie, formulées dès les premiers textes qui les définissaient1, ou n’est-elle qu’un rafraîchissement de perspectives anciennes dans l’étude de la diversité des « théâtres du monde » et des « rituels » comme disposés sur une étagère, la scène d’un festival ou dans un musée ? Il s’avère que le terme même d’ethnoscénologie donne souvent lieu à malentendus et contresens par ignorance ou manque d’attention à l’égard des raisons de l’élaboration et de la composition de ce néologisme dont l’examen devrait constituer une sorte de leçon inaugurale en introduction à un cursus spécialisé. De même, l’examen des notions qui composent la définition de la discipline ne revêt pas un caractère d’évidence pour chacun. Leur compréhension est orientée et déterminée par la compétence du lecteur, son histoire, sa formation scolaire, universitaire et son expérience pratique.
Rorschach en scène
Nous avions retenu le formant scéno du grec ancien Σκηνος skênos parce qu’il signifie le corps d’un humain ou d’un animal2, non par référence à la Σκηνη skênê la construction en bois couverte où se donnaient des spectacles, puis par extension la scène où jouaient les acteurs. Dans le domaine francophone le terme skênos a donné lieu à des interprétations élaborées sur le mode de l’association libre et spontanée, à la façon des tests utilisés en psycholinguistique dans l’étude du paysage mental d’un individu ou d’une collectivité. Chez certains commentateurs la parenté homophonique du mot avec le vocabulaire théâtral a joué en faveur de ce dernier, soit que l’on souhaite proposer une définition plus classique - l’espace scénique des cultures3-, soit que l’on remette radicalement en cause le bien-fondé de l’ethnoscénologie4.
La cause de ce contresens est moins une négligence, ou l’ignorance, que l’expression de la situation de fait dans laquelle le théâtre se trouve dans la culture européenne. Jouant le double rôle de repère conceptuel universel et de comparatif de supériorité, cet art a figuré dans la trousse à outils des anthropologues dans leurs recherches sur les rituels et autres cérémoniels (Leiris, Métraux, De Martino, Rouget) alors que les humiliés de la colonisation tentaient d’en démontrer la possession ancestrale dans la défense de leur patrimoine (Louis Price Mars, 1966)5. La méprise rend compte également des difficultés à accorder toute sa densité sémantique à la locution « incarnation de l’imaginaire » de la définition, à admettre la nécessité de distinguer la performativité (des actants) de la perception (des participants), et finalement de comprendre la nature symbiotique du phénomène.
La facilité avec laquelle s’est opérée l’adhésion aux orientations critiques de l’ethnoscénologie a varié en fonction des cultures. Dans le contexte nord-américain des Performance studies, Barbara Kirshenblatt-Gimblett, perçoit avec pertinence des similitudes avec ce qui a cours à la New York University NYU depuis 1980. Dans l’ouvrage qui présente l’expansion arborescente de la performance theory, elle retient trois traits saillants de l’ethnoscénologie. Le premier porte sur la critique radicale de toute forme d’ethnocentrisme:
« Le troisième et plus récent modèle des Performance Studies est celui de l’Ethnoscénologie dont la mission est « d’éviter toute forme d’ethnocentrisme dans l’étude des arts et des pratiques performatifs dans leur contexte culturel, historique et social » en refusant de privilégier le « modèle du théâtre occidental ». L’objet de son étude sont « les pratiques performatives organisées humaines (PPOH) de toutes les cultures. »6
Le second concerne l’épistémologie transdisciplinaire :
« La perspective transdisciplinaire de l’ethnoscénologie associe « les disciplines scientifiques consacrées à l’exploration et l’analyse des comportements humains » (éthologie, psychologie, neurobiologie, sciences cognitives, anthropologie, ethnomusicologie) ; les sciences humaines ; les praticiens et leur savoir empirique; et le propre paradigme implicite et explicite local. »7
Le troisième vise l’objet de la recherche, à savoir skénos σκηνος, le corps/esprit, imaginant et pensant :
« Inspirée par la notion de technique du corps de Marcel Mauss et l’anthropologie théâtrale d’Eugenio Barba, l’ethnoscénologie rejette le dualisme esprit/corps en une intégration du somatique et du cognitif. » 8
En conclusion, Barbara Kirshenblatt-Gimblett estime qu’à la différence du programme des Performance Studies professé à la Northwestern University, qui prend le texte comme point de départ, l’ethnoscénologie considère le corps pensant - knowing body - et la dimension corporelle de la performance. Ainsi, la performance expérimentale contemporaine, écrit-elle, continue d’animer l’entreprise ethnoscénologique.
« Contrastant avec le modèle théorique de l’université Northwestern, L’Ethnoscénologie ne prend pas le texte comme point de départ, mais plutôt “le corps pensant” et la dimension corporelle de la performance. En concordance avec le paradigme des Performance Studies de la New York University NYU, la performance expérimentale contemporaine continue d’animer le projet de l’Ethnoscénologie .»9
Le conflit des Facultés
Attentive au sens propre du formant « scéno » - le corps – Barbara Kirshenblatt-Gimblett vise juste. Envisager la corporéité de la source du phénomène inverse l’attitude commune du comparatisme ethnocentré qui consiste à considérer la diversité des « objets » à l’aune d’un étalon conceptuel et qualitatif occidental – le théâtre - considéré comme référence valable pour toute mesure. Encore faudrait-il s’entendre sur le sens que l’on donne au mot corps qui s’est répandu dans le discours des arts du spectacle vivant tout en restant absent du champ de son étude.
L’orientation pluridisciplinaire nécessaire au décentrement du regard se trouve affrontée à ce que Kant appelle le « conflit des Facultés », à propos de la distribution hiérarchique des enseignements au sein de l’université et des variations de son histoire. Les traités médicaux attribués à Hippocrate tiennent un discours général sur l’homme, la nature et la beauté du monde. L’essai remarquable du latiniste Jackie Pigeaud – L’art et le vivant – retient l’artificialité des catégories disciplinaires quand se perd la mémoire du temps où se partageait une problématique commune : « Ce n’est pas parce que Régime, du Corpus hippocratique, est placé dans les discours médicaux, que la problématique de la mimésis diffère de celle que lui empruntera Aristote ! Médecine et poésie ont affaire commune. 10» L’anatomie portait en germe la physiologie mécaniste et le modèle de l’Homme machine. Cependant, les médecins de l’époque classique et les premiers anatomistes avaient pour préoccupation la beauté du vivant, les uns s’attachant à la description externe des corps – que tentent de reproduire la statuaire – les autres l’ouvrent pour en découvrir le secret : « L’utopie de l’anatomiste – écrit Pigeaud – est toute différente qui recherche l’ordre de l’intérieur, son « articulation », par analogie avec l’ordre de surface. Il n’est pas étrange alors que le grand mobile des anatomistes, Galien ou Vésale, soit la recherche de l’ordre et de la beauté. 11»
Le mouvement des idées et des croyances, en Occident, a conduit les sciences de la vie à se détacher de l’art et des humanités, de la même façon pourrait-on dire, que l’intellect a pu se penser distinct du corps. La hiérarchie des arts a trouvé assise dans cet écart que l’esprit est à même de creuser, au point d’avoir vu dans la danse humaine un vestige de l’animalité (M. Bowra, 196512 ou, tout au contraire, le point nécessaire de rencontre avec une anthropologie soucieuse du corps (Laplantine, 2021)13. Encore de nos jours, la référence au vivant n’est pas exempte de confusion. Paradoxalement, si la vie – le bios – n’occupe guère une place de choix dans la culture et la formation scolaire et universitaire, en revanche le lexème a engendré des mots qui expriment la qualité - la vitalité -, l’innovation et l’indépendance. En français, la locution « arts vivants » dans le langage des historiens de l’art s’entend au sens que lui ont donné les revues consacrées aux créations contemporaines novatrices14. En Grande Bretagne, Live art apparu au milieu des années 1980 a été invoqué par les artistes qui se refusaient à entrer dans des catégories traditionnelles et les codes sociaux de la normalité. En 1999 Lois Keidan et Catherine Ugwu ont fondé à Londres le Live Art Development Agency, plus connue sous son acronyme LADA à l’initiative de multiples projets de création artistique15. Plus de dix ans auparavant, le Performance art avait acquis un statut de genre à part entière dans le même esprit de rupture avec le conventionnel, les traditions et les lois du marché. Dans un autre registre, en vertu de la précision propre au vocabulaire juridique, le législateur français a adopté la formule « spectacle vivant » pour les formes de la création fondée sur la coprésence de performeurs et de spectateurs16.
La quête d’Averroès
Toute référence à la vie et à ses épiphanies est constituée d’alluvions idéologiques, culturelles, linguistiques, savantes et familières qui demandent d’être éclaircies au préalable lorsque sont mises en rapport les formes esthétiques du divers. Formulée en une autre langue, le japonais par exemple (Champault, 1996), la définition de l’ethnoscénologie ne peut présenter un énoncé identique en raison de l’écart qui existe entre des traditions qui ne pensent pas de la même manière la question du corps et de « l’esprit » - the mind-body problem - et la place de l’humain dans la biocénose17. Alors que nombre de lecteurs ne conçoivent que métaphoriquement la locution « incarnation de l’imaginaire », qui décline la notion de cognition incarnée18 – embodied cognition - , ce qui est en jeu correspond au référent du verbe japonais tai toku suru, 体得する, maladroitement traduit par « apprendre par le corps ». Dans les trois langues mentionnées – japonais, français et anglais – l’expression ne se borne pas à dénoncer la pure intellectualité de la connaissance, ni la pure physicalité des « techniques du corps ». Les mots prennent leur sens si l’on prend soin de déployer l’entièreté du processus complexe dont ils ne sont que le signifiant.19
Les multiples manières et circonstances par lesquelles les humains font de leurs corps une performance extra-quotidienne dont l’apparence tranche sur la banalité des jours a été un puissant attracteur d’illusions perceptives, cognitives et nominales pour l’étranger. On se souvient de la nouvelle de Borges – la busca de Averroes (1947) – dans laquelle l’auteur raconte les difficultés que rencontre le savant arabe dans la traduction de la Poétique d’Aristote, notamment en ce qui concerne les concepts de comédie, de tragédie et de théâtre20. La question de la langue, de la traduction et des intraduisibles est devenue centrale en anthropologie – et en conséquence en ethnoscénologie. La complexité de l’écheveau à démêler est au prorata de la nature du référent. Plus ce dernier se réfère au sensible, à l’imaginaire, aux croyances, et plus s’avère périlleux l’interprétation de la langue originale et son passage dans un autre système linguistique. Arrivé en 1902 en Nouvelle-Calédonie en qualité de pasteur-missionnaire protestant, ouvert à l’ethnologie, Maurice Leenhardt (1878-1954) prend vite conscience de la brutalité avec laquelle les colons, l’administration et bon nombre de prêtres catholiques malmènent la société kanak. Dans une lettre, il confie :
« (…) On s’est peu appliqué à cet effort de pénétrer leur (des Kanak) mentalité, de refondre les données de nos concepts pour obtenir des concepts qui leur conviennent avec nos propres données ; ces données étant épurées pour n’en retenir que ce qui est du patrimoine de l’humanité, et non glose des Occidentaux. 21»
L’historien américain James Clifford remarque : « On peut certainement s’interroger sur la capacité du missionnaire à identifier et à développer le « patrimoine de l’humanité » et, lorsqu’une culture domine l’autre, on peut avoir des doutes sur l’ultime neutralité de cette sorte d’humanisme interculturel. 22» Le même Leenhardt, plus près de Lucien Lévy-Bruhl que de Marcel Mauss – à qui il succède en 1940 à l’EHESS – a de l’humanité la vision de son temps, de ses croyances et de sa culture : la civilisation apparaît lorsque l’humain se sait autre qu’un corps. Avec Lévy-Bruhl il retient du « primitif » sa relation symbiotique à la nature :
« Quand l’homme vit dans l’enveloppement de la nature, et ne s’est pas encore dégagé d’elle, il ne se répand pas dans celle-ci, mais il est envahi par elle, et c’est au travers d’elle qu’il se connaît. »
« Alors à ses yeux, structure de la plante, structure du corps humain se répondent : une identité de substance les confond dans le même flux de la vie.23 »
Quelques décennies auparavant Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939), avait noté l’importance que la danse occupe dans les « sociétés inférieures ». Sans paroles – à la différence du théâtre -, il avait associé cette tendance à l’expression d’une mentalité prélogique dans la mesure où elle n’était pas représentation « au sens où nous sommes habitués à entendre ce mot », c’est-à-dire impliquant « une dualité dans l’unité » :
« La mentalité des primitifs fait là plus que de se représenter son objet : elle le possède et elle en est possédée. Elle communique avec lui. Elle en participe, au sens non seulement représentatif, mais à la fois physique et mystique, du mot. Elle ne le pense pas seulement : elle le vit. Les cérémonies et les rites ont pour effet, dans un grand nombre de cas, de réaliser une véritable symbiose – par exemple entre le groupe totémique et son totem. 24»
Le terme symbiose s’entend ici, comme il le sera dans le vocabulaire de la psychanalyse après son introduction en 1941 par Erich Fromm (1900-1980), non au sens que lui donne la biologie et la deep ecology contemporaines. La pédopsychiatre Margaret Mahler repère à l’origine de la psychose infantile l’état fusionnel de l’enfant et de sa mère, comme si la symbiose in-utero se poursuivait ex-utero25. Pour Lévy-Bruhl : « la participation est si réellement vécue qu’elle n’est pas encore proprement pensée. 26» Il poursuit :
« Elle témoigne de ce fait qu’une mentalité collective prélogique et mystique prédomine encore énergiquement dans le groupe social. Le sentiment d’une symbiose qui se réalise entre les individus du groupe, ou entre un certain groupe humain et un groupe animal ou végétal, s’exprime directement par les institutions et par les cérémonies. 27»
Avis partagé par Emile Durkheim, lorsque deux plus tard il publie son ouvrage sur les formes élémentaires de la vie religieuse : « (…) il y a chez le primitif une certaine incapacité à penser l’individu séparément de l’espèce ; il les confond dans le même sentiment. C’est ainsi que l’espèce tout entière lui est sacrée. 28»
À l’opposé de la description normative de ses prédécesseurs, l’ethnomusicologue suisse Raymond Ammann retient à présent le processus de la création des danses kanak, en mettant en évidence l’étroite relation entre l’esthétique de la performance et le contexte écologique :
« Au regard de toutes les danses, que ce soient le discours sur la perche, la danse en rond ou les danses imitatives, on réalise qu’à l’origine, c’était la nature qui inspirait les kanak dans leur création artistique. Les mythes (par exemple ceux de la vallée de Hienghène) expliquent que ce sont deux oiseaux, deux notous (Ducula Goliath), qui ont enseigné aux Kanak l’art de la danse. Les différents rythmes étaient enseignés par les sons produits par les rapides de rivières ou par le déferlement des vagues sur les côtes. Cette relation de parenté entre la nature d’une part, l’art de la danse et de la musique d’autre part explique le contact permanent des danseurs avec la terre. » 29
Le vivant
De l’ample mouvement de réforme qui anime les artistes du théâtre européen dès la fin du XIXe siècle, retenons la question de l’acteur, ou plutôt des actants. « Réforme » ne désigne pas un simple processus de modernisation, mais dans ce cas la volonté de transformation du spectacle opérée à partir de la conversion du rôle de ceux qui le font. Par de multiples épisodes prend forme l’idée que le phénomène théâtral correspond à une rencontre symbiotique – érotique, dira Jean-Louis Barrault30 - entre performeurs et spectateurs dont la qualité se fonde sur celle de la présence des premiers.
Jerzy Grotowski (1933-1999) résume ce point de vue en une formule au cours d’un entretien avec Naïm Kattan, rencontré en juillet 1967 à Montréal: « le théâtre est un acte engendré par des réactions et des impulsions humaines, par des contacts entre personnes. C’est à la fois un acte biologique et spirituel. 31» Trente ans plus tard, élu professeur au Collège de France à la Chaire d’anthropologie théâtrale, il en reprend les termes lors de sa leçon inaugurale prononcée au Théâtre des Bouffes du Nord le 24 mars 1997. Exposant la distinction qu’il fait entre les lignées « artificielle » et « organique » au théâtre et dans le rituel, il estime que pour la seconde, « le geste est secondaire, c’est comme la vie du dedans du corps qui, dans certains moments peut s’articuler dans le geste, mais c’est dans la totalité de l’organisme qu’on voit le phénomène. 32» Tout au long de ses cours et séminaires (1997-1998) Grotowski a développé le déroulé des tâtonnements de sa quête de l’organicité, justifiant de la sorte l’adoption du mot « laboratoire », par le jeune milieu du théâtre devenu expérimentateur du vivant.
Pour Eugenio Barba (né en 1936), la référence au bios de l’acteur est une constante de sa réflexion depuis la fondation de l’Odin Teatret à Oslo en 1964. Le 3 juillet 2019, recevant un énième doctorat honoris causa à l’université du Péloponèse, à Nauplie, au moment où il met un terme à sa charge de directeur du Nordisk Teaterlaboratorium à Holstebro, Barba embrasse ce qui lui paraît être l’essentiel de son expérience :
« Aujourd’hui je crois pouvoir affirmer : le théâtre est énergie. Avec mes acteurs, je m’obstine à faire fleurir des spectacles dont les spectateurs ne peuvent pas saisir l’intégralité car ils ne s’adressent pas à l’intellect mais à l’être en vie. Énergie est un mot fuyant, un terme aux multiples facettes. Pourtant, il suffit de prendre un nouveau-né dans ses bras, de veiller une personne gravement malade, de poser ses lèvres sur celles d’une femme ou d’un homme, d’observer un arbre, un nuage, une araignée pour que la totalité de notre être perçoive un message et réagisse. »
Il conclut son discours par cette phrase :
« Qu’est-ce que le théâtre ? C’est la science suprême du mystère de la vie, accessible même aux réprouvés de la terre. 33»
Conséquence de la réforme du théâtre européen, par ailleurs stimulée par les échanges avec d’autres traditions, et évolution du rapport au corps, les formes moins vénérables du spectacle vivant en raison même de leur organicité, ont gagné en reconnaissance dans la hiérarchie des arts en Occident. La danse en ses innombrables états, le cirque, le mime ont avec les « sans genre » - performance, happening, live art, animal performance… - acquis une respectabilité tout en contribuant à l’exploration du bios.
Évoquant le renouveau du grouillement millénaire des pratiques qui, dans toutes les sociétés, se regroupent aujourd’hui dans l’arène du mot « cirque », pour le meilleur et le pire, Philippe Goudard considère ce qu’il repère comme un « laboratoire du vivant » :
« Le cirque est pourtant un merveilleux laboratoire du vivant, susceptible de contribuer à l’exploration de pistes utiles au monde de demain, qu’elles soient technologiques, physiologiques, économiques, sociales ou relationnelles. (…) Terrain de création et de recherche, le cirque est un ensemble d’arts toujours ancrés dans le présent de leur époque : un laboratoire du vivant qui nous permet d’expérimenter le corps et l’esprit, l’intelligence et les technologies, notre interaction cognitive avec l’environnement et l’autre, humain ou animal, partenaire ou spectateur, en mettant à l’épreuve nos choix individuels, collectifs, politiques et éthiques. 34»
Quant à la danse, la décolonisation du regard et du discours, le développement des sciences cognitives et des sciences humaines ont inversé le jugement porté par les voyageurs explorateurs, missionnaires et ethnologues frappés par l’intensité de ses pratiques dans les « sociétés primitives ». Charles Darwin évoquait son caractère universel, citant à ce propos des auteurs aussi éminents que Sir Edward Burnett Tylor et John Lubbock. Toutefois, ce n’est que tardivement qu’une anthropologie de la danse a vu le jour35, non sans croiser les questions archaïques sur lesquelles butait l’ethno-esthétique embryonnaire : est-ce de l’art ou du rituel ? Du festif ou du tohu-bohu ? Afin d’esquiver ces démêlées inutiles, certains anthropologues qui se spécialisent dans l’étude de la danse préfèrent parler de l’anthropologie de la performance ou du mouvement humain.
La vie ?
Le mot « vie » a une histoire. Il n’a pas encore de définition scientifique incontestable36. Suivant la prescription de Claude Bernard, remarque André Pichot, « la biologie moderne ignore donc la notion de vie et se contente de l’analyse d’objets que le sens commun lui désigne comme vivants, analyse montrant qu’ils possèdent un certain nombre de caractères physico-chimiques identiques. 37» Sans attendre une hypothétique réponse savante, les humains ont cultivé des théories et des interprétations du vivant fondées sur l’expérience et les croyances, c’est-à-dire, sur les biais perceptifs et cognitifs les plus variés. Trompés par les apparences, ils ont ainsi pensé les autres, parfois, comme n’appartenant pas à leur espèce (Erik H. Erikson 1965) 38, ils ont répugné à admettre leur filiation animale, et été enclins à considérer la planète comme un territoire à coloniser.
L’histoire de la notion de vie est inséparable de celle du mouvement des connaissances, des mentalités et de leurs incarnations dans les relations interindividuelles, les sexes et les genres, les espèces animales et l’environnement. Pour notre propos, considérant l’épiphanie de la vie dans des pratiques dont la spectacularité attire l’attention, le concept d’élan vital introduit par Bergson dans L’évolution créatrice (1907) apporte de mieux saisir ce que signifie la vitalité, telle qu’elle a été perçue et commentée par les anthropologues, les sociologues, les naturalistes, et les éthologistes. L’élan vital, pour le philosophe, a animé les grands courants mystiques au-delà des doxa. Ainsi des chrétiens : « de leur vitalité accrue s’est dégagée une énergie, une audace, une puissance de conception et de réalisation extraordinaires.39 » Concept post-colonial, pour le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, l’élan vital est aussi un concept réconciliateur40.
L’excès de vivant est également à l’œuvre dans la pulsion sexuelle, garante de la survie des espèces, non seulement dans les parades nuptiales animales – courtship behavior –, mais les manifestations festives collectives humaines et les arts symbiotiques.
La recherche contemporaine suggère qu’il n’y a pas contradiction, mais liens entre les expressions de l’impulsion vitale et qu’elle peut être source de l’intuition du sacré. Impressionné par les scènes épiques, festives, dansantes, érotiques et exaltées du corrobori australien rapportées par W. Baldwin Spencer (1860-1929) et Francis James Gillen (1855-1912), dans leur ouvrage The Native Tribes of Central Australia, publié en 1899, Emile Durkheim en conçut des hypothèses brillantes sur l’origine du sentiment religieux. Après avoir évoqué « l’effervescence (qui) devient souvent telle qu’elle entraîne à des actes inouïs 41», allant jusqu’à la transgression de l’inceste, précisant que les cérémonies ont généralement lieu la nuit, au milieu des ténèbres que perce, la lumière des feux, Durkheim subodora leurs effets sur la vie physique et mentale des participants transportés hors du trivial vers une surnature inconnue et puissante.
Reprenant les commentaires de Durkheim des décennies plus tard, certains sociologues des religions ont porté leur attention sur les recherches relatives aux performances collectives spectaculaires des chimpanzés, qualifiées de « carnival-like » par les primatologues. Considérant l’émergence du sentiment religieux dans une perspective évolutionniste, à la suite de Victor Turner (1983) et Eugene G. d’Aquili (1979), Jonathan H. Turner et Alexandra Maryanski (2017) estiment que l’expérience de l’exaltation émotionnelle, vécue par les primates lors des réunions carnival like est à même de générer un état psychique apparenté à l’intuition d’une surnature, proche de celui des aborigènes australiens lors des corrobori42.
Bios, systèmes complexes et complémentarité
« Il corpo è una falsa evidenza »43. Le corps est une fausse évidence. La mise au point de Susanne Franco, historienne italienne de la danse balaye l’illusion qui consiste à prendre l’ombre pour la proie. Entre concept et construction sociale, le mort corps court le risque d’hypostasier la complexité du vivant en le soustrayant à ce qui fait la spécificité de l’humanité en tant qu’espèce incluse dans un écosystème particulier d’où elle a émergé parmi d’autres. Maurice Leenhardt, après avoir abandonné le projet adolescent d’apporter aux païens la vérité de l’esprit – c’est-à-dire le christianisme de la Réforme lutherienne – a souvent raconté sa surprise, lorsque faisant le bilan de sa mission évangélisatrice avec Boésoou Erijisi, le premier pasteur kanak consacré à Do Néva, il reçut de lui le contraire de ce qu’il en attendait. Adressant la parole à cet homme, « savant et expérimenté, sculpteur qualifié de masques, membre d’une chefferie et organisateur du dernier grand pilou de la région 44», il lui avait demandé :
« - En somme, c’est la notion d’esprit que nous avons portée dans votre pensée ? »
Et lui d’objecter :
« - L’esprit ? Bah ! Vous ne nous avez pas apporté l’esprit. Nous savions déjà l’existence de l’esprit. Nous procédions selon l’esprit. Mais ce que vous nous avez apporté, c’est le corps.45»
Se référer aux sciences du vivant ne signifie pas pour autant accumuler des données, mais apprendre à les coordonner afin de considérer chacune dans sa relation aux autres, dans un espace encore largement inconnu. De fait, pour l’astrophysicien Stéphane Mazevet si la notion de vie désigne un niveau d’organisation déjà élevé, nous ne devons pas en restreindre l’étude à un moment avancé de l’évolution, mais l’envisager en tant qu’événement planétaire46. Les recherches qu’il coordonne sur les origines et les conditions d’apparition de la vie portent sur l’analyse combinatoire des substances naturelles fondamentales, non sur les êtres achevés dont nous avons connaissance. Les logiques traditionnelles par lesquelles nous tentons de concevoir l’organisation macroscopique du monde, du vivant et de ses manifestations s’avèrent limitées. L’histoire des sciences et des idées retiendra la renaissance amendée des conceptions systémiques des philosophes et médecins de l’antiquité grecque – pour se limiter à l’occident – et de la pensée héraclitéenne dont la notion d’énantiodromie – composé de ἐνάντιος, enantios (contraire) et δρόμος, dromos (course) - a pour écho celle de complémentarité de Niels Bohr.
L’idée d’une unité fondamentale du monde organique, vécue tout d’abord en tant qu’expérience, a pris une nouvelle consistance lorsque les biologistes ont proposé un modèle théorique. Se substituant à la conception matérialiste et réductionniste de la matière et de l’esprit, dépassant l’opposition entre l’explication mécaniciste et l’explication classique vitaliste de la vie, le biologiste d’origine autrichienne Ludwig von Bertalanffy (1901-1972) avait posé les bases d’un nouveau paradigme dès les premières décennies du XXe siècle, avant d’exposer en 1968 une théorie générale des systèmes47. L’organisme vivant est un système complexe ouvert, estimait-il, dont les éléments – actifs et passifs - organisés en niveaux d’organisation d’une complexité croissante et dotés de propriétés spécifiques sont en interaction.
Pour le philosophe des sciences Ervin Laszlo, la pensée de Von Bertalanffy participe de la révolution cosmologique qui promet d’être radicale par le mouvement de décentrement qui l’anime: « les sciences modernes redécouvrent le principe de la globalité de la nature. 48» Globalité ne signifie pas amalgame d’objets hétéroclites. De la physique à la deep ecology, la notion d’écosystème tempère les prétentions déterministes et fixistes anciennes49 et donne un sens radicalement nouveau au phénomène symbiotique.
Complémentarité & énantiodromie
On peut s’étonner que la rupture du paradigme descriptif et causaliste classique soit venu de l’analyse des phénomènes atomiques. Au cours de nombreuses interventions publiques et articles, le physicien danois Niels Bohr, prix Nobel de physique en 1922 pour son apport à l’édification de la mécanique quantique, a rappelé que la recherche dans ce domaine avait révélé l’existence d’une limitation essentielle de la description mécanique des phénomènes naturels. Dans les limites de cet article je ne retiens que quelques moments d’une conférence prononcée en 1938 devant une assemblée « d’éminents représentants des sciences anthropologiques et ethnographiques. 50» Bohr, avec modestie, avait tout d’abord exposé les raisons pour lesquelles il faut renoncer désormais à l’assurance d’un déterminisme causal simple, aussi bien qu’à l’incertain du holisme et du vitalisme. Comme en réponse aux tenants du mythe du processus évolutionniste de civilisation, le physicien avait examiné l’opposition nature/culture en prenant pour référence la notion de complémentarité, au centre de son épistémologie. Anticipant les dérives du quantum turn51, il avait mis en garde contre toute fausse interprétation :
« Nous n’avons nulle intention (…) de suggérer qu’il existe un lien direct entre physique atomique et psychologie, nous voulons seulement souligner une ressemblance d’un point de vue purement épistémologique. (…) Fort éloigné de tout mysticisme totalement étranger à l’esprit de la science, le point de vue de la complémentarité, doit être considéré comme une généralisation logique de l’idéal de causalité. 52»
Les malentendus surabondent lorsque un terme du langage courant est adopté avec un sens précis dans un champ particulier des sciences. Ainsi en va-t-il de la notion de complémentarité, parfois rendue plus compréhensible, en apparence, par son introduction dans la devise latine du blason de Bohr Contraria sunt complementa - les contraires sont complémentaires -, qui figure sous le symbole du taijitu. Blason qui orne l’en-tête du papier à lettre du Nordisk Teaterlaboratorium, fondé par Eugenio Barba.
Reprise dans le discours de Bohr aux anthropologues, la répercussion de cette perspective logique sur la comparaison entre les cultures humaines différentes est fructueuse. Elle conduit à considérer « la relation nettement complémentaire qui existe entre les aspects du comportement des êtres vivants que l’on caractérise par les mots d’« instinct » et de « raison » ». L’animal ne dispose pas de notre langage. Cependant il assure fort bien sa survie et celle de son espèce en des comportements complexes et adaptés. Nous attribuons cette capacité à « l’instinct » que nous opposons à la pensée conceptuelle. Opposition fallacieuse, écrit Bohr :
« Si nous comparons la raison à l’instinct, il est essentiel de nous rappeler qu’aucune pensée humaine, au sens propre du mot, n’est imaginable sans un cadre de concepts construits sur un langage que chaque génération doit apprendre à nouveau. Or l’usage des concepts ne supprime pas seulement dans une large mesure la vie instinctive, mais se trouve en relation d’exclusion mutuelle et de complémentarité avec le déploiement des instincts héréditaires. 53»
Maurice Leenhardt reprochait à l’ « homme primitif » de vivre dans « l’enveloppement de la nature, et de ne s’être pas encore dégagé d’elle 54». Pour Bohr, il y a confusion:
« L’étonnante supériorité qu’ont sur l’homme les animaux inférieurs pour utiliser les possibilités naturelles de conservation et de propagation de la vie s’explique souvent par le fait que chez ces animaux aucune pensée consciente au sens que nous donnons à ce mot ne peut être détectée. On connaît de même l’extraordinaire faculté qu’ont les peuples dits primitifs de s’orienter dans les forêts et les déserts, faculté perdue en apparence dans les sociétés plus civilisées, mais qui peut revivre à l’occasion en certains d’entre nous.55 »
En dernière partie de son intervention, le physicien donna une leçon aux anthropologues, en s’adressant en particulier à ceux et celles qui s’occupent « des cultures des peuples primitifs ». Sur le terrain, le point de la complémentarité s’offre comme moyen de dominer la situation, plutôt qu’être dominé par l’ethnocentrisme et les préjugés :
« En effet lorsque nous étudions les cultures différentes de la nôtre, nous nous trouvons devant un problème particulier d’observation qui, vu de près, présente bien des traits communs avec les problèmes atomiques ou psychologiques, dans lesquels l’interaction entre objets et instruments de mesure, où l’inséparabilité entre le contenu objectif et le sujet observant empêchent toute intervention immédiate des conventions de langage adaptées à notre expérience journalière. En particulier, dans l’étude des peuples primitifs, les ethnologues ne connaissent pas seulement le risque de corrompre ces cultures par leur contact inévitable, mais ils apprennent souvent eux-mêmes à quel point cette étude réagit sur leur propre attitude devant la vie. 56»
Toutefois, reconnaît Bohr en conclusion, l’examen des « passions humaines » est d’une difficulté infiniment plus grande que l’analyse de simples expériences de physique.
Mauss, Piéron, Hébert
La complémentarité selon l’épistémologie de Bohr ne tend pas à annuler mais considérer autrement les querelles qui se sont formées en occident autour d’apories culturelles. Ainsi, peut-on admettre à présent que ce sont les universaux de l’espèce, aux racines de son unité, qui fondent l’exceptionnelle diversité de ses créations physiques et mentales, et de ses attitudes devant les fonctions biologiques vitales. L’animalité de l’humain n’est pas un oxymore, mais l’énantiodrome où se court le paradoxe humain sans cesse en équilibre instable au point de ne cesser de fluctuer entre des extrêmes et des contradictions. La « lignée organique » au théâtre et dans le rituel dont parle Jerzy Grotowski n’est pas radicalement différente de « l’orientation artificielle » : elles se trouvent en relation mutuelle d’exclusion et de complémentarité. De la même manière, l’état modifié de conscience d’un adepte lors d’un culte vaudou – nous dirions qu’il est en « transe » - n’est pas radicalement différent de celui qui interprète Sun Wukong le Roi Singe dans une scène virtuose du Jīngjù京劇. Il y a chez les deux performeurs à la fois ex-stase et maîtrise, fruits d’un long apprentissage que faute de mieux je qualifierai de somato-psychique. Attention : je ne dis pas que c’est la même chose, ni que tout oppose les deux événements, mais que se combinent à cette occasion l’universel du bios humain, et la singularité qu’il est capable de produire.
Lors de sa communication sur les « techniques du corps », présentée en 1934 à la Société de Psychologie, Marcel Mauss avait, une fois de plus, mis l’accent sur les rapports constants entre le biologique, le sociologique et le psychologique. Évoquant les façons de marcher, de courir, de nager, de se nourrir, de copuler et de prier des humains, il avait insisté : « C’est le triple point de vue, celui de « l’homme total », qui est nécessaire.57» Bousculant l’opposition dualiste nature/culture58, il avait affirmé que dès la naissance s’effectue chez l’humain la coalescence dynamique de ces deux entités que la pensée occidentale a longtemps considérées comme une dualité antagonique. Anticipant les travaux sur la neurologie de l’apprentissage, il note :
« Dans tous ces éléments de l’art d’utiliser le corps humain les faits d’éducation dominaient. La notion d’éducation pouvait se superposer à la notion d’imitation.59»
Pour conforter son point de vue, Mauss mentionne les descriptions de la marche dans les sociétés étudiées par les ethnographes. Il retient en particulier, celle de la femme Maori qu’en donne l’ethnographe neo-zélandais Elsdon Best : « un balancement détaché et cependant articulé des hanches qui nous semble disgracieux mais qui est extrêmement admiré par les Maori ». Esthétique physique de la séduction, cette démarche est enseignée à leurs filles par les mères, précise l’auteur60. Mauss en vient à cette conclusion : « En somme, il n’existe peut-être pas de « façon naturelle61 » chez l’adulte». Dans le langage du temps, encore en usage chez les créationnistes et autres idéologues, la locution « façon naturelle » est synonyme de « inné ». La démonstration maussienne vise à montrer que le corps, loin de refléter des valeurs invariables manifeste en ses manières – l’hexis corporelle - l’interaction de l’individu avec son environnement social.
Marie-Luce Gélard voit dans les techniques du corps les prémisses de l’anthropologie sensorielle en France62. Cependant, le texte de Mauss s’en tient à une considération générale biaisée par le recours à un terme – « technique » – qui aujourd’hui encore fait débat63. Il lui manque l’expérience du terrain et la conscience de l’action sur le corps des milieux naturels dans lesquels vivent les gens. Tout en défendant l’importance de la « biologie », Mauss n’a pas les connaissances qui l’auraient incité à établir une relation entre la perception sensorielle la performativité et l’esthétique alors qu’une chaire de physiologie des sensations avait été créée au Collège de France pour Henri Piéron en 1923. Pour le psycho-physiologiste et philosophe – il est agrégé de philosophie - « La sensibilité est une condition essentielle de la vie. (…) La sensation intervient pour guider l’organisme vivant dans son comportement global vis à vis du monde extérieur, et la connaissance de ce monde s’édifie pour faciliter les relations nécessaires avec les objets et les forces qui le constituent.64» Dans l’un de ses derniers cours au Collège de France, plus tard, Maurice Merleau-Ponty envisageait le projet d’une « esthésiologie, c’est-à-dire une étude du « corps comme animal de perceptions.65 »
Mauss ignore Piéron, semble-t-il. Connaît-il Georges Hébert (1875-1957), sa Méthode Naturelle d’éducation physique virile et morale et son bénéfice non seulement dans les milieux sportifs, militaires et éducatifs, mais également le nouveau théâtre et les explorateurs ? Un an avant la communication de Mauss, rappelle Pierre Philippe-Meden, le préhistorien français Henri Lhote (1903-1991) avait publié un article relatant une méharée de 15.000 kilomètres dans le Sahara – « exploit sans précédent » -, réalisé grâce à la résistance acquise lors de son entraînement par la méthode naturelle et aux principes alimentaires associés66. Formé par l’expérience de la guerre, des voyages et de l’exercice Hébert avait conçu une méthode fondée sur l’adaptabilité de l’humain à la biocénose dont il est partie prenante. L’eutonie est pour Hébert l’adéquation de l’humain à son environnement in toto. Lorsque celui-ci se banalise et s’appauvrit sous l’effet de l’urbanisation et de la prolifération des prothèses, il doit rétablir l’intégrité du corps par une ascèse volontariste. Pour Mauss, l’environnement social façonne le corps. Le marin envisage un dialogue entre le corps et l’écosystème auquel il s’adapte, comme le recommanderont les artistes quittant l’atelier pour peindre sur le motif, et les performeurs, à l’instar de la chorégraphe américaine Anna Halprin lors de ses ateliers en forêt. La beauté du corps est alors intégrée dans celle du monde végétal et animal, au point que la nudité devient part du paysage à admirer, au-delà de ce que refuse ou impose les codes sociaux de la bienséance67.
De la Méthode Naturelle à l’énaction
Mauss en arguant la dimension corporelle de la culture au terme d’une constante imprégnation, Piéron en confortant l’adage scolastique Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu, - « Rien n'est dans l'intellect qui n'ait d'abord été dans les sens », Hébert par sa perspective holistique participent du mouvement d’idées qui s’attachent à l’étude de la coalescence du bios et de la cognition. En 1967 un ouvrage collectif, publié sous la direction du linguiste et neurologue Eric Heinz Lenneberg (1921-1975) pose les jalons des fondements biologiques du langage - Biological Foundations of Language68. Deux ans après la publication de Lenneberg, le linguiste comparatiste Marcel Cohen (1884-1974), recruté par Marcel Mauss pour enseigner la linguistique générale à l'Institut d'Ethnologie (1932-33) avance l’hypothèse, selon laquelle l’apprentissage ontogénétique de la langue s’apparente à celui des techniques du corps69.
L’espace historique dans lequel la notion d’incarnation de l’imaginaire est donc large. Il doit être connu pour ne pas courir le risque d’être pris pour simple emprunt métaphorique de la locution « cognition incarnée 70», vulgarisée après la parution de l’ouvrage de Varela, Rosch et Thompson - embodied mind l’esprit incarné. Le sous-titre - Cognitive Science and Human Experience – annonce la notion d’énaction – du verbe to enact, difficilement traduisible – qui énonce une conviction des auteurs :
« La cognition, loin d’être la représentation d’un monde pré-donné, est l’avènement conjoint d’un monde et d’un esprit à partir de l’histoire des diverses actions qu’accomplie un être dans le monde. 71»
Corps esthète et optocentrisme
Dans le cadre de cet article dont le vivant est le centre, le terme esthétique semble un pléonasme. Le verbe α ι σ θ α ́ ν ο μ α ι, aisthanomaï signifie percevoir par les sens, mais également comprendre, pressentir. Ce que l’occident appelle « arts » et que d’autres sociétés nomment autrement pour des pratiques similaires ou apparentées parachève le processus d’apprentissage sensori-moteur de l’enfant qui depuis sa place fœtale apprend progressivement à déployer sa vitalité dans son espace propre avec l’ensemble de ses six sens : vision, toucher, audition, olfaction, goût et proprioception. Les spécialisations sensorielles – passives et actives - modifient les relations entre les sens et la motricité. L’art du performeur en revanche est de les entretenir et de les développer, alors que la banalité des jours et l’inclination à l’économie de l’effort tend à les exclure. Tout art performatif repose de la sorte sur un apprentissage sensori-moteur sélectif qui traduit d’une certaine manière une conception du vivant et la hiérarchie et le contrôle des sens par les codes sociaux.
« Ma conviction relativement à l'histoire de l'art: au commencement était le regard, et non le verbe... » avait professé Otto Pächt à ses étudiants de Vienne72. L’adage n’aurait guère surpris un Grec de l’époque classique, ni un physiologiste moderne. Il lui manque de signifier l’importance égale d’homo visor, l’humain animal visuel qui ne se contente pas de privilégier la vision pour explorer son environnement, mais pour s’en émerveiller, s’en étonner et en jouir, devenant homo mirabundus, spectateur émerveillé par le spectacle de la nature, séduit à la vue de ses congénères au point d’éprouver le désir de s’accoupler, analysant les signaux visuels devenus source de la connaissance et de son exposition (theatrum73). Le très riche vocabulaire grec pour la vue nous a laissé un bouquet de racines à partir desquelles la langue française a élaboré un champ lexical et un champ sémantique étendus : θεα la vue et ses multiples dérivés dont les plus célèbres le théâtre θεατρον, et la théorie θεωρια ; l’οψις opsis, βλεπω blepô - je regarde-, φαινω phaïnô – et ses dérivés -, σκοπεω skopeô devenu scopique, οφθαλμος ophthalmos l’œil, géniteur de l’ophtalmologie l’une des plus anciennes sciences médicales développée en de nombreux endroits de la terre sous d’autres noms.
Démosthène, considéré comme le plus grand orateur de l’Antiquité le reconnaît : « la vue est supérieure à la parole 74». Platon, dans le Banquet fait dire à l’un des convives combien la vue de la beauté des corps est puissante au point de conduire à l’idée. Contestant Aristote qui estimait que «les plus grands plaisirs sont ceux du toucher», le philosophe théologien Thomas d’Aquin démontre la suprématie de la vue, qui est « au service de l’intelligence »:
« 1. Le plaisir le plus grand est, semble-t-il, celui dont la disparition fait cesser toute joie. Or tel est le plaisir qui vient des yeux(…)
2. (…) le sens de la vue est le plus aimé de tous. Le plaisir de voir est donc le plus élevé.
3. C’est donc par la vue que viennent les plus grands plaisirs. 75»
Homo visor construit par la vue son rapport au monde et à ses congénères, abusant des images au point de construire des pseudo-espèces sur des apparences collectives. L’histoire des catégories sélectives – la race, notamment – appartient à l’histoire du regard. Il a été nécessaire d’attendre l’invention du microscope, les données de la génétique et de la biologie moléculaire – révélatrice de l’invisible à l’œil nu - pour admettre l’inanité de ces élucubrations76.
La vue s’est-elle imposée à la cognition, a-t-elle absorbé les capacités sensorielles des humains au point de les conduire à négliger les autres sens ? Lorsque Alexander Gottlieb Baumargten (1714-1762) élabore son traité qu’il intitule Aesthetica, en recourant au substantif α ι σ θ ησις aisthésis, il réhabilite la sensibilité comme faculté de connaissance au même titre que la raison. Ce qui est moins connu - remarque Syliane Malinowski-Charles « c’est le bouleversement que cette nouvelle théorie fait également subir à l’une des plus anciennes théories de la connaissance, celle de l’intuition comme mode de connaissance des essences, et de ce fait même à la notion de vérité. 77» Or, si la notion d’intuition a été largement discutée et commentée, il n’est pas inutile de revenir au latin intuitio, forme nominale du verbe intueor porter ses regards sur, regarder attentivement, fixer les yeux sur, jeter les yeux sur quelqu’un.
Histoire des sens, histoire de l’anthropologie des esthétiques
À la différence des sciences de la matière dont il n’est guère pertinent d’introduire l’enseignement par l’examen de leur histoire, celle-ci s’avère indispensable à l’anthropologie des esthétiques pour prendre conscience des biais de toutes sortes qui encombrent leur perception et l’évolution des théories, doctrines et méthodes78. L’apparition tardive d’une anthropologie de l’art en occident est significative. Les premiers travaux dans le domaine portaient sur des objets, matériaux, peintures. Entre observation et description normative, les auteurs ont hésité quant au statut qu’il convenait de leur accorder, en regard de leur emploi et du degré de civilisation qu’ils manifestaient79. Dans son ouvrage Arts et peuples de l’Afrique noire. Introduction à une analyse des créations plastiques, publié en 1967 avec une préface de Michel Leiris, l’africaniste Jacqueline Delange (1923-1991) reconnaissait « combien délicat s’annonce l’exercice d’une ethnoesthétique80». Plutôt que de se tourner vers le structuralisme, en vogue à l’époque, Delage lui avait préféré les travaux pionniers de Franz Boas sur le Primitive Art (1927), et surtout l’entreprise de Marcel Mauss dans ses « Instructions d’ethnologie descriptive » données à l’Institut d’ethnologie entre 1926 et 1939 « à des étudiants passionnés, (et qui) auraient dû susciter plus de vocations ».
« Nul plus que Marcel Mauss ne mérite d’être dit précurseur, lui qui, outre ses cours consacrés à l’esthétique, a tant fait dans toute son œuvre pour prouver que le psychisme individuel et la structure sociale sont complémentaires. 81»
Mauss est de ceux qui dans le courant des avant-gardes artistiques, remettent en question la pertinence des taxonomies esthétiques occidentales historiques construites en fonction de l’idéalité des pratiques82. À plusieurs reprises il juge sous-estimé « la part du phénomène esthétique » :
« Les phénomènes de la vie de l’art sont, après ceux du langage peut-être, ceux qui ont le plus largement débordé de leur limite (…) l’art sert à tout et colore tout. Dans la religion c’est le rythme, celui de la poésie et de la musique, ce sont la poésie et la musique elle-même, c’est l’agencement dramatique, c’est la danse, c’est l’image belle, reproduite, mimée ou même rêvée qui jouent un rôle immense ; dans la morale c’est l’étiquette, la convenance et la beauté des manières qui sont recherchées à l’égard des besoins et des rites.83»
Mauss, dans ses cours ne cessera de répéter à ses auditeurs qu’il convient de reconnaître dans le fait esthétique « un élément de contemplation, de satisfaction en dehors du besoin immédiat, une joie sensuelle 84».
L’effacement du plaisir et de la pulsion esthétique par la construction de la notion d’Art en tant que valeur sociale et économique s’est ajouté à l’ethnocentrisme coutumier dans l’approche des formes. Le concept d’ « artification » forgé en 2004 par Robert Shapiro ne nomme-t-il pas la poursuite contemporaine d’un processus de rupture entre l’art et la vie quotidienne ? Il avait provoqué la surprise des Japonais lors de la rencontre avec les Européens. Les Japonais, écrit le philosophe Nakamura Yujiro (1925-2017), « ne distinguaient pas nettement l’art de la vie ; c’est le caractère d’acte corporel qui se trouvait mis en relief dans l’art. La corporéité de l’acte est mise en relief. » 85
Le refoulement du pulsionnel dans l’art occidental et l’éclipse du sacré, ont eu pour effet de poursuivre l’enferment des « primitifs » dans le ritualisme religieux au point de biaiser pendant longtemps l’interprétation de leurs créations. Isidore Okpewho (1941-2016), comparatiste d’origine nigériane, spécialiste de la littérature orale africaine constate:
« Ceux qui cherchent une religion ou une vision du monde derrière tout dans l'art traditionnel ont souvent ignoré l'intérêt ludique fondamental de l'artiste. Ainsi, dans presque toutes les études sur l'art traditionnel africain, rien n'est dit sur les nombreuses sculptures phalliques ou érotiques que l'on trouve dans de nombreux villages africains qui ont une tradition vivante d'art plastique. Lorsqu'on mentionne de telles pièces, on s'efforce généralement de les relier à des rites d'initiation ou de fécondité, que l'on traite volontiers de "religieux".86 »
Évènement symbiotique
Notion fondamentale en ethnoscénologie, la relation symbiotique désigne le caractère particulier de la relation en « présentiel » établie entre les participants actifs ou passifs d’un événement spectaculaire organisé: spectateurs et performeurs d’un spectacle, d’une manifestation sportive ; fidèles d’un culte ; parade, etc. L’étymologie du terme souligne sa référence à la force vitale que l’usage commun contemporain tend à estomper. Formé de la préposition συν avec, et de βιοσ la vie, en grec ancien le substantif συμβιωσις sumbiosis, désigne la société des vivants, la vie commune. Sens que lui conserve la langue anglaise dès 1622 avant de passer en français dans le vocabulaire de la biologie au XIXème siècle. En biologie, la symbiose, est une association intime, durable entre deux organismes hétérospécifiques dont chacun tire bénéfice, à la différence du parasitisme.
Cette relation ne concerne pas seulement le rapport réciproque du spectateur au performeur, mais également celui des participants entre eux, à la différence de la communication et de la perception en « distanciel 87» qui recourt à un medium technique. La nature de ces interactions multisensorielles conscientes et inconscientes revêtent des formes et véhiculent des informations par des canaux multiples qui nous sont en grande partie inconnues. Il est certain qu’elles jouent un rôle important comme le montre l’expérience empirique et les témoignages des artistes du spectacle vivant. Elles ne se réduisent pas à la communication dite non verbale, mais concernent des champs multiples ouverts à des explorations qui ne le sont pas moins.
L’importance du « contact » dans la communication a été mise en évidence par l'anthropologue Bronisław Malinowski (1884-1942) inventeur de la fonction phatique du langage, reprise en linguistique par Roman Jakobson. Au plus près de la tactilité, de la peau et du toucher la notion d’attachement – attachment – du psychiatre et psychanalyste britannique John Bowlby (1907-1990) après les travaux de Winnicott, Lorenz, Harlow se réfère au besoin vital du contact physique et à l’importance des stimulations dermiques chez l’humain (Ashley Montagu)88. La recherche contemporaine en microbiologie et en écobiologie a considérablement conforté la pertinence de la notion de symbiose et son statut épistémologique dans la compréhension de l’unité systémique du vivant. L’étude de l’interdépendance des unités biologiques discrètes a fait apparaître des relations jadis hypothétiques ou farfelues, aujourd’hui reconnues essentielles dans l’équilibre des organismes et de l’écosystème en sa totalité89. La vulgarisation de la notion de microbiote illustre le fait que chaque individu partage son corps avec une faune, certes microscopique mais non moins essentielle pour l’harmonie de son être.
Du bios à la performance symbiotique
Considérer le vivant comme premier champ à explorer dans l’observation, l’analyse et la compréhension des formes multiples de l’incarnation de l’imaginaire ne peut se satisfaire d’une seule perspective. S’il est d’évidence indispensable d’acquérir au préalable des connaissances précises dans le domaine des « sciences de la vie », encore ne faut-il pas réduire naïvement le bios à l’espace scolaire et universitaire que leur concèdent les ministères. Chaque discipline – ou plutôt chaque compétence - contribue d’une manière ou d’une autre à l’intelligence de ce qui n’est pas un objet, mais un flux dynamique d’échanges, de relations, d’inventions dans lequel ont été emportées, et le sont toujours, des générations d’êtres, des communautés, des sociétés. D’eux, d’elles, nous ne retenons que des événements émergents et pour cela spectaculaires – des performances - , à portée non seulement du regard mais de tous les sens, générateurs de plaisir, d’étonnement, de sensations, de savoirs qui participent au maintien même du vivant. En les abordant pour l’étude, ne perdons pas de vue que ces performances sont un partage indispensable à notre réalisation personnelle, qu’à celle de la société à laquelle nous appartenons, et au-delà à la vaste communauté des êtres vivants.