Aller à la navigation | Aller au contenu

L'Ethnographie

Passeurs d’expérience

Au cœur du cheminement d’ARTA, des passerelles de recherches communes entre cultures à l’idée de l’« acteur traversé »

Jean-François Dusigne

Juillet 2021

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.978

Texte intégral

L’expérience d’ARTA1, rencontres et croisements entre pratiques du monde entier

1Ayant commencé par être acteur, et de temps à autre, metteur en scène, membre du Théâtre du Soleil pendant la décennie des années 80, je fus sans doute le premier acteur en France à soutenir une thèse, en 1995. L’Université m’offrait des temps de recul pour mieux me situer au cœur des enjeux de la création contemporaine. Et comme je déplorais les cloisonnements institutionnels, j’aspirais à découvrir des approches qui m’étaient moins familières. À condition d’oser l’interaction entre théorie et pratique, l’Université me semblait un espace de rencontres, susceptible de préparer le terreau pour de nouvelles alternatives, perspective utopique sans doute mais qui ne m’a jamais quitté, car il m’importa de considérer non seulement le spectacle vivant tel qu’il a été ou tel qu’il se pratique, mais aussi tel qu’il pourrait être.

2Portant sur la notion de théâtre d’art au XXème siècle en Europe, la thèse2 m’amena déjà à interroger les processus de création scénique dans leurs relations aux autres arts, et à porter mon intérêt sur la circulation des idées, l’échange ou la confrontation des pratiques à travers l’Europe, suivant les contextes esthétiques, sociaux ou politiques.

3Alors que j’étais devenu maître de conférences (responsable du Département arts de la scène et de l’écran à l’Université de Picardie Jules Verne), Ariane Mnouchkine me proposa en 1999 de prendre la direction artistique de l’association de recherche des traditions de l’acteur (ARTA), située à la Cartoucherie de Vincennes. Dans la mesure où sa confiance me laissait autonome dans mes choix, je pris la direction de ce lieu d’école permanente et d’expérimentation sur l’art de l’acteur, soutenu par le Ministère de la Culture et la Ville de Paris, ayant pour spécificité l’ouverture internationale, inter et transculturelle.

4Je fus ainsi amené à marcher sur les brisées d’Eugenio Barba et aussi, de l’académie expérimentale des théâtres avec lesquels nous avons eu quelques collaborations.

5Je me souviens de la rencontre de Jean-Marie Pradier, cofondateur de l’ethnoscénologie3, quand, en 2000, il vint me voir à ARTA. Je l’avais déjà rencontré quelques années plus tôt lorsque j’étais acteur et président du Théâtre du Lierre.

6Fondée par Lucia Bensasson et Claire Duhamel, sous l’impulsion d’Ariane Mnouchkine4, ARTA existait déjà depuis dix ans. Tout en m’appuyant sur les expériences de transmission qui avaient été menées, j’étais animé par la conviction de devoir sans cesse interroger, remettre en cause notre démarche, pour entretenir en permanence un flux vivant. Le maillage d’expériences entre aînés et plus jeunes, l’aspiration à initier des passerelles de recherches collaboratives expérimentales, des creusets de recherche entre artistes émanant de cultures étrangères les unes aux autres amenait à repenser les idées reçues, à formuler autrement des orientations qui parurent pertinentes hier, mais en fonction de contextes qui depuis n’avaient cessé de bouger. Par exemple, je ne saisissais pas pourquoi, sous prétexte de ne plus avoir de transmission scénique vivante transmise de génération en génération les occidentaux seraient les champions de la modernité tandis que les scènes extra-européennes seraient des patrimoines immatériels à sauvegarder (pour y puiser inspiration).

7Pour ne pas risquer de s’enliser dans les pièges ethnocentriques, ARTA devait évoluer. De multiples questions sous-tendaient ma démarche et allaient orienter mes choix de direction artistique à venir :

  • La référence à une tradition serait-elle contraire à l’innovation ?

  • Suivre les principes d’une tradition de jeu freine-t-il la spontanéité, ou bien peut-il favoriser l’épanouissement de la personnalité artistique ?La maîtrise de codes s’oppose-t-elle au jeu dit « naturel » ?, le besoin de forme n’est-il qu’affaire de metteur en scène ou de plasticien ?

  • À l’heure de la mondialisation, des brassages culturels, que penser de l’idée de forme « pure » ? Comment appréhender les traditions dites hybrides qui précisément se réclament, comme au Brésil, de l’« anthropophagie » ? Comment considérer les rapports entre Occident et Orient ? Comment penser une modernité qui ne soit pas seulement européenne ou occidentale ?

La relation maître/disciple est-elle le reliquat d’un autre temps, relève-t-elle d’une civilisation archaïque, « mandarine », vouée à mutation ? Or un « maître » ne peut-il pas aussi être reconnu comme tel par l’apprenant qui apprécie le don à conjuguer talent, expérience et maïeutique ? Dans quelles conditions, et dans quelle mesure, l’enseignement d’un maître peut-elle être compatible avec l’idée « d’apprendre à apprendre » ?
Assurément, une invitation à l’étranger et notamment à Paris favorise la reconnaissance de l’artiste-pédagogue et de son art parfois déconsidéré ou négligé dans son propre pays. Mais la notion de patrimoine immatériel vivant, l’idée de préservation ne peut aussi être dissocié d’enjeux géopolitiques, pouvant satisfaire des visées hégémoniques ou produire malgré soi des effets de fixation, d’essentialisation conforme à des intérêts dominants qu’il convient de discerner pour rester vigilants.

8Voici un éventail de questions que je ne manquais pas de poser, dès lors que nous nous intéressons aux rapports entre traditions et modernité, entre Est et Ouest, entre Extrême-Occident et Extrême-Orient, sans toujours discerner les apories, préjugés, clichés et malentendus qu’elles recouvrent.

9C’est alors que Jean-Marie Pradier s’exclama : « mais tu es un ethnoscénologue ! » Et c’est ainsi que, de fil en aiguille je continuais à lui exposer mes convictions.

10Artisans, artistes, universitaires peuvent mutuellement s’épauler, ne serait-ce que pour interroger ce qui se passe sur scène, contextualiser les projets, analyser dramaturgies, pratiques, processus, mettre en relation, déplacer les points de vue, préciser ses choix, énoncer des hypothèses, proposer des protocoles… Car il est entendu que formuler n’est pas formater.

11Se donner des repères communs par le bêchage des répertoires, aiguiser le regard critique constructif aide à ouvrir des pistes exploratoires, où la sérendipité peut alors jouer. Dans un lieu d’exercice et de maturation, il s’agit de créer le climat pour que chacun, chacune puisse, par l’implication pratique tracer son chemin, en apprenant à manœuvrer par tous les vents. À rebours de la tendance globalisante à réduire les apprentissages à l’acquisition d’une méthode, les entraînements devraient donc conduire à pouvoir se dire : « pour cette intention, je suis en mesure d’opter pour cette voie, et je puis aussi opter pour cette autre. » Et pour ce que j’ai appelé par la suite les « passeurs d’expériences », l’enjeu de la transmission me semblait d’accompagner à la maîtrise exigeante d’outils et de techniques, tout en incitant à ne pas se contenter des savoir-faire, voués à leur propre dépassement.

12Les dramaturgies se réinventent en permanence, avec l’extension de leurs potentialités rhapsodiques. De même, les processus métisses du théâtre-danse, ou du théâtre musical gagnaient à être interrogés, quant aux capacités qu’ils appellent à déployer. J’avais également entrepris depuis 2000 une formation professionnelle de sophrologue caycédien qui m’amena par la suite à mener un atelier hebdomadaire, « le souffle de la parole en mouvement », et à entreprendre une longue recherche sur les processus sensibles de transmission et d’échange dans les directions d’acteurs5.

13Menée avec Claire Dusigne, la sophrologie caycédienne s’avère un indispensable préalable, tant individuel que collectif, et nous y avons depuis recours comme temps préparatoire à la créativité sensible et imaginaire des actrices et acteurs dans leurs interactions avec les partenaires et assistances.

Articulations théorico-pratiques : recherches pionnières

14Jean-Marie Pradier me fit l’honneur de me compter comme jury, aux côtés du regretté André Marcel d’Ans, des toutes premières thèses en ethnoscénologie, avec notamment celle en 2001 d’Agnès Brocardi : « Africanité et brasilianité de la capoeira : vers une pratique transversale », ou encore d’Elizabeth Araiza Hernandez : « Sous le signe de « l’entre deux », anthropologie du théâtre amérindien au Mexique », ou encore celle de Nathalie Gauthard en 2004. Bon nombre de thèses soutenues ont donné lieu à événements, conférences ou ateliers à ARTA.

15Quand en 2008, Jean-Marie Pradier m’invita à prendre sa succession à Paris 8, il fit observer combien ARTA, sa maison, son studio, représentait pour l’ethnocénologie une « dot » tout à fait précieuse en tant que laboratoire expérimental. Assurément, l’ethnoscénologie aura fortement contribué à la reconnaissance universitaire de la Recherche-Création.

16Soutenue à Paris 8 en 2014, la thèse de Rolf Habderhalden s’est avérée pionnière dans le domaine. Intitulée Mapamundi. Plurivers poïétique (Mapa Teatro : 1984-2014), le jury fut unanime à relever qu’elle pouvait faire figure de « modèle » ou de « prototype » innovant, utile pour la communauté. Le Prof. Dr. Hans-Thies Lehmann6 déplora qu’une telle proposition doctorale ne puisse encore être envisagée dans les universités allemandes.

17La thèse présentée par Rolf Abderhalden avait pour sujet et objet l’œuvre du Mapa Teatro (théâtre, opéra, cabaret, performance, installations vidéo, interventions urbaines) dont l’activité s’étendait sur deux décennies. L’étude constituait une cartographie singulière et extrêmement originale de la genèse et de la réalisation d’un travail artistique dans l’horizon de la pensée et de la création théâtrale Latino-Américaine, mais aussi dans une dimension interculturelle et multidisciplinaire. Il y en eut bien d’autres depuis, telle la thèse exemplaire de Virginie Johan Du je au jeu de l'acteur : ethnoscénologie du Kutiyattam, théâtre épique indien, assemblée en coffret, comprenant trois volumes, dont un corpus de 911 pages, auquel s’ajoutent un important appareil de sources textuelles, audiovisuelles et vivantes, des annexes, des schémas, etc., pour un tout de 1.408 pages, sans compter les glossaires et indices promis… Ce corpus textuel, nourri par une abondante iconographie, fut complété par trois DVD de films rares, montés, chapitrés, accompagnés de livrets détaillés. Et c’est encore à ARTA, que Virginie Johan commença quinze ans plus tôt à s’intéresser au Kutiyattam alors qu’elle effectuait ses études à Paris 8.

18Citons encore celle de Marcus Borja, Poétiques de la voix et espaces sonores : la musicalité et la choralité comme bases de la pratique théâtrale, et ses trois processus de spectacles réalisés au Conservatoire, le projet ayant été retenu au concours de SACRe. Il faut chaque fois souligner les talents littéraires des auteurs qui arrivent à communiquer leurs idées riches et nouvelles sans ce jargon ou pire cette novlangue qui à l’université tendent à gâter si souvent les études théâtrales.

19L’implication du chercheur, contextualisé, la reconnaissance de son vécu, de ses apprentissages, de ses compétences et la tentative d’objectivation de son expérience sensible, sa place de témoin réclament l’engagement, la présence, l’observation directe, la dimension d’une certaine authenticité, en revendiquant une pensée intuitive et sensible passant par le primat du faire, de l’action. Entreprendre une « recherche création » implique une démarche exigeante, nécessitant des aptitudes particulières :

  • d’une part, cette option requiert d’emblée d’attester d’une expérience artistique conséquente

  • d’autre part, il faut pouvoir développer les compétences qui permettront d’alterner intuition créatrice et recul analytique, de combiner maîtrise et spontanéité, sans rien perdre de sa liberté.

20La recherche ne porte plus seulement sur la création mais se fait, est en soi création, et cela vaut tant par la conception de l’objet que par la qualité orale de la soutenance.

21Les mémoires optent pour des formats innovants, transgressant les habituelles attentes académiques. Leur ouvrage peut être beau, manufacturé, s’offrir comme des maquettes à monter, permettant des lectures à entrées multiples, avec cartographies, vignettes, dépliants, intégrant photographies, films, esquisses, et donnant lieu à une écriture où récit et analyses, comptes-rendus de processus créatifs peuvent en tant que portfolio combiner de manière interactive écriture et performance.

22En ce sens, la conception de l’objet « mémoire création » doit s’affranchir sans cesse des modèles pour ajuster son format, créer le prototype qui répond de manière la plus adéquate aux exigences de son objet de recherche. Le chercheur doit cependant pour les enfreindre justifier et argumenter ses choix.

23Même si ceux-ci sont pertinents, je constate non sans inquiétude que le combat est loin d’être gagné. En novembre et décembre 2020, les soutenances, remarquables par leur teneur, et qui en six heures ont battu des records de durée, de l’irakien Samir Mamdoh sur les potentialités du travail théâtral comme facteur de reconstruction post-traumatique ou d’Omid Hashemi sur les chemins préparatoires de l’artiste de performance, depuis l’Iran et à travers le monde montrent que l’engagement des artistes-chercheurs, la qualité incontestable de leurs ouvrages et des débats passionnants qu’ils ont suscités n’ont pas suffi à évincer certains rappels à de pseudo-normes académiques, calquées sur les modèles de sciences dures : ce qui amène chaque fois à devoir réitérer les principes fondamentaux de notre démarche, sur le plan épistémologique et méthodologique.

24Face aux ornières universitaires qui sévissent encore, et ce, même parmi de plus récentes générations dont les formatages posent question, il convient de rester vigilants et de persister, en s’ouvrant à l’international.

25En effet, à l’heure de la mondialisation, quels repères se donner pour se situer en tant qu’acteurs d’une histoire mondiale des relations entre pratiques scéniques, dans la mesure où les artistes des différentes régions humaines seraient contemporains, et non concomitants, en pouvant partager des références communes ? Comme le dit François Laplantine : « Le concomitant fait coexister des êtres et des objets étrangers les uns des autres tandis que le contemporain suppose, lui, le partage de références communes. »

26Par quel prisme aborder les comportements spectaculaires organisés ?

  • Quelles histoires ou mailles d’histoires nouer ?

  • Depuis quel point de vue géographique ?

  • À partir de l’histoire du théâtre européen ? D’une approche franco-centrée à européocentrée ?

  • À partir d’un pays de l’Amérique du Sud, de l’Asie, etc., en adoptant ses propres paradigmes, modes de pensée et sociolectes ?

  • À partir du point de vue extérieur du regard des autres porté sur soi ?

  • En procédant par ordre chronologique ? Mais comment éviter l’idée de progrès (invalide en art) ?

  • Quels choix ? Que retenir ?

  • À partir de quelles traces ? Des périodes pourtant foisonnantes en créations théâtrales n’ont pas laissé beaucoup de trace. S’aligner sur l’histoire officielle ? Est-ce possible et satisfaisant ?

  • À partir des discours et traités esthétiques écrits ?

  • À partir des formes, pics émergents des spectacles ? La question des formes dites majeures et mineures se pose. Quand, comment sont-elles elles qualifiées de « classiques » ?

  • À partir des lieux scéniques, des architectures, appareils et dispositifs scénographiques ?

  • À partir de l’histoire des apprentissages, des « écoles » et des flux de transmission continues ou interrompues ?

  • À partir des différentes visées intentionnelles des actes performatifs ?

  • À partir de la réception des publics, des succès populaires, et par suite des spectacles les plus médiatisés, ayant le mieux répondu aux logiques commerciales et rentables ?

  • À partir des marges, des laboratoires, des avant-gardes inventant d’autres processus, innovants ou non ?

  • À partir des scandales, batailles, polémiques ou encore condamnations et censures de spectacles ?

  • À partir des rapports entre artistes et pouvoirs politiques et économiques ?

Moins interpréter que créer : se doter les outils de son autonomie

27L’expérimentation, la praxis, donne lieu à des éprouvés sensibles, émotionnels, qui suscitent en retour des qualités d’échange que n’aurait pu faire naître le seul débat rationnel. L’éprouvé scénique fait en effet concrètement surgir des questions insoupçonnées qui appellent à poser des repères théoriques. En retour ces jalons inspirent la conception de nouveaux protocoles.

28Ce faisant, il convient d’interroger l’écart entre l’intention et la réalisation, tant dans le décalage entre discours et actes que dans ce qui se passe entre l’intention qui a motivé tel protocole d’exercice et la manière dont il a été conduit avec ses surprises, ses aléas.

29Il peut être conseillé d’alterner écriture sensible, intuitive, à chaud, en libres associations et recul analytique, écriture à froid, distanciée.

30Nous invitons ensuite à partager à l’ensemble, et à oser se confronter. Faire le bilan de chaque étape7 : ne pas chercher d’abord à prouver, s’intéresser aux obstacles rencontrés, admettre ses propres difficultés, inhérentes à toute recherche empirique authentique, accepter de reconnaître les échecs comme de fructueuses stimulations, incitant à infléchir les méthodologies préalablement entrevues, à adapter ses protocoles ou à se réorienter sur d’autres voies…

Acteurs, actrices, traversé(es) à l’ère d’une accélération de l’anthropocène

31Il est nécessaire, urgent, de penser, de valoriser le sensible et les potentialités du jeu, à travers les relations aux autres, aux espaces-temps, aux environnements.

32Nous avons pu mesurer combien perceptions et interactions changent selon les cultures et les périodes de mutations sociétales et politiques.

33En dépit des mesures protectionnistes, des appareillages inédits de surveillance, des fermetures sélectives de frontières, les impacts du changement climatique renforcent les clivages entre mondes dominants et dominés, exacerbent les croisements, rencontres et frictions entre libres voyageurs et exilés contraints, multipliant les situations paradoxales entre par exemple touristes, affairistes et migrants.

34De nos jours, quand l’artiste voyageur croise le migrant, le choc est tel qu’il peut passer pour obscène : choc de « continents à la dérive », pour citer Russell Banks8, où l’un est en quête d’ailleurs tandis que l’autre fuit guerres ou conséquences climatiques, en quête de territoire où se poser. L’un est acteur plus ou moins consentant de la mondialisation, l’autre la subit.

35Où, comment se rencontrer ? Avec l’accélération du virtuel et depuis le confinement résultant de la Covid-19, l’idée de « vivre ensemble » dans un même lieu s’est transformée par force d’écrans interposés en utopie de « vivre ensemble » à distance. Il s’ensuit de nouveaux rapports qui nous amènent à réinterroger proxémie (étude des relations entre humains à travers l’espace selon les cultures) et chronotopie (étude des relations entre l’espace et le temps dans une société donnée). Nous avons prôné la scène comme lieu de rencontre, espace à la fois matriciel et métaphorique, en apprenant par l’expérience à toujours repérer les potentiels lignes de forces et rapports dynamiques. Que serait une scène réduite aux seuls effets de présence ? D’autre part, que ce soit dans les théâtres ou hors des boîtes noires en situation d’immersion, nous avons constaté que bon nombre d’acteurs et aussi de metteurs en scène négligent leur environnement. Un milieu naturel, une forêt par exemple reste un décor. Comme nous ne percevons bien que ce que nous avons appris à percevoir, il aura ainsi fallu concevoir exercices et entraînements à sans cesse renouveler pour sensibiliser aux espaces-temps comme partenaires, aux objets, non plus comme accessoires mais comme partenaires.

36Il s’agit moins d’agir sur ou d’agir pour l’environnement mais d’interagir avec lui. Et comme l’intersubjectivité précède la subjectivité, c’est d’abord la dimension interrelationnelle qui devrait focaliser le travail de l’acteur ou du performeur.

37Pour l’heure, les réponses politiques apportées aux problèmes terroristes, pandémiques et écologiques ont pour effet collatéral de tendre à renforcer ces sociétés de contrôle décrites par Deleuze, qui invita à réfléchir face à elles aux rôles de l’art.

38Tandis que l’anthropocène est entrée dans une phase d’accélération qui entraînent des changements radicaux des différents modes de vie, il nous importe de penser concrètement les moyens de l’acteur-créateur (joueur, auteur, narrateur, poète, danseur, chanteur) apte à frayer plusieurs voies de passage, sensible aux relations entre partenaires, avec l’assistance, conscient de la spécificité des interactions avec ses environnements.

39Rejoignant la démarche de l’anthropologie modale que préconise François Laplantine, nous partageons sa conviction que « l’intersubjectivité précède la subjectivité », qu’un « sujet est toujours relatif à un autre sujet ».

L’idée d’un « Laboratoire international itinérant de l’acteur-créateur »

40C’est ainsi que, dans une perspective de résistance du sensible j’ai initié le laboratoire international itinérant de l’acteur-créateur, au cours d’expériences d’atelier menés en Europe, en Amérique du Sud et en Iran, avec pour premiers partenaires Arta, le collectif Rekneh, l’axe ethnoscénologie de l’université Paris 8, le centre français de l’Institut international du théâtre.

41Dans une perspective décentrée, le « Laboratoire international itinérant de l’acteur-créateur » a pour vocation le soulèvement. Il invite des personnes qui ne se connaissaient pas a priori à s’aménager des temps, des espaces hors du quotidien pour se découvrir artistiquement dans, avec, par l’ensemble alors réuni, toutes et tous étant motivé(e)s pour une création commune. Oser partager des questions sensibles, ses révoltes, désirs, échanger des connaissances pratiques, vers l’exploration commune et la transmission mutuelle d’expériences. Passeur de frontières, il considère les potentialités de formes mineures, stimule et relie des initiatives artistiques à petites échelles qui se développent aux quatre coins du monde. Et c’est en reconnaissant l’autre, l’étranger, que nous pouvons relever les correspondances, reconnaître quels principes conducteurs peuvent être convergents et aspirer tendre ainsi vers un accord, sans forcément prétendre y parvenir.

42Garder l’exigence.

43Appréhender la scène comme champ de forces vives, creuset de tensions dynamiques où les conflits de lutte ordinaire sont transformés en conflits de jeu. Entre réalité et fiction, inventer le futur en se réappropriant le passé, au présent. Par de subtils jeux d’écarts, de glissements, de porosité ou de friction entre personne, rôle et personnages, faire du théâtre c’est aussi prendre à rebours le cours des choses, imaginer, inverser les tendances, effrontément. Comment, concrètement, procéder ? Que proposons-nous ?

Acteurs-créateurs : du récit de vie à la scène

44Axée sur l’idée de favoriser l’éclosion d’« acteurs-créateurs », aptes à suivre un ou plusieurs chemins créatifs et à en manipuler les outils de manière autonome, devenant ainsi « forces de propositions », nos ateliers de création-recherche, nos « creusets » au sein du Laboratoire visent à combiner des principes d’atelier d’écriture, d’élaboration dramaturgique et de jeu. Chacun(e) est invité(e) à alterner, éprouver les rôles d’écrivains (nes), de dramaturges, et d’acteurs (ices), à travers les passages entre écritures et mises en jeu/émises en jeu. Notre dramaturgie, plurielle, résulte du tissage des écrits respectifs produits au fil des séances, à l’issue d’expériences menées ensemble sur la scène.

45Les combinaisons interactives entre récits, pratique d’écriture et performance incitent à jouer sur les entrelacs entre personnes, rôles et personnages.

46Entre autobiographie, biographie et fiction, chacun est invité à se situer spatialement et temporellement (« soi » ou son « personnage »), en choisissant de faire évoluer son récit à travers une période historique et des territoires très précis.

Écritures émises en jeu

47Prolongeant un travail fondamental sur la respiration, et s’appuyant sur un entraînement préparatoire individuel et collectif basé sur la sophrologie caycédienne, nos protocoles d’expérience commencent par provoquer rencontres vivantielles entre les personnes réunies, contacts physiques, découvertes d’objets, affûtant sensorialité et imagination, pour stimuler, favoriser réminiscences et associations métaphoriques.

48Dans la perspective d’« y croire et de faire croire », sont exercées les facultés de disponibilité (écoute, perception), d’interaction, d’adaptation, d’anticipation, espaces et objets étant ici appréhendés comme partenaires, le théâtre étant lieu d’expérience de la Rencontre et de l’entrechoc de forces contradictoires.

49Il est entendu que personne n’ira vérifier si ce qui est proposé relève plutôt du vécu, de l’autofiction ou de la fantaisie, pourvu que ce soit crédible.

50Chaque écrit personnel est partagé, offert à l’écoute et versé au pot commun, pour de possibles réécritures et réappropriations par autrui.

Recherche dramaturgique : déceler les motifs cachés, trouver moteurs et dynamiques de jeu

51Parallèlement aux exercices visant à faire sourdre les écritures, une méthodologie de travail dramaturgique est proposée, analyse active autour du thème commun que les différentes personnalités qui composent l’ensemble fera fructifier à la lueur de leurs préoccupations, vécus et imaginaires.

52La référence à des textes d’auteurs ayant à leur façon et en leur temps traité de thèmes approchants peut servir d’éveil à la compréhension des rouages d’un texte dramatique, à la saisie de ses enjeux et de ses moteurs, et offrir ainsi un appui concret pour l’application de notre analyse par l’action inspirée de Maria Knebel.

53Le rapport à ces textes pris comme référence peut également aider à situer des différences de points de vue entre participants, liées aux cultures (codes comportementaux, apprentissages, valeurs, tabous, etc.), à partir desquelles il sera aussi possible de jouer.

54Nous cherchons à combiner histoires d’individus et histoires collectives, en articulant comportements, faits, événements, situations touchant à l’intime avec ceux touchant au social, au politique et à l’économie.

55En nous appuyant sur la prospection documentaire mise en commun, et nos imaginaires respectifs, nous cherchons par la fable à transcender le réel, croiser points de vue et intérêts opposés, pour déplacer nos propres regards, tenter de comprendre l’humain, faire des récits de notre temps, où les petites histoires font l’histoire, notre histoire.

Mises en jeu des écritures

56Comme exposé plus haut, une attention toute particulière est portée à l’écoute, aux rapports dynamiques à l’environnement, aux objets, partenaires à part entière : « c’est autrui qui me fait jouer ».

57La mise en jeu dans un espace-temps cadré de cette arborescence d’écritures plurielles donnera lieu à tissages de partitions communes, gestuelles et verbales. Nous insistons sur les flux, impulsions, accents, syncopes, en travaillant le souffle, les débits, rythmes et prosodies, pour une recherche chorale, organique et vivante, avec de possibles surgissements du chant et de la danse.

58Nos recherches conduisent en fin de parcours à ouvertures publiques.

59La proposition d’atelier donnée ici en exemple aspire à croiser d’autres approches, émanant d’autres cultures, ou basées sur des moteurs performatifs différents, à partir de la musique, de la danse par exemple ; le but étant de mener entre ateliers des « works in progress » communs.

Actes de soulèvements

60Contre la réification des humains et non humains, le « Laboratoire international itinérant de l’acteur-créateur » appelle à résister à l’assujettissement libéral des personnes, réduites à une masse d’aptitudes consommatrices sous couvert de prôner l’individualisme.

61Las de déplorer notre impuissance à constater la dévastation de la planète terre au profit de l’enrichissement d’une poignée de prédateurs assoiffés de pouvoir, nous invitons à reprendre l’initiative en (re)devenant pleinement sujets, acteurs-créateurs, dans des sociétés de mercantilisation des relations humaines et d’instrumentalisation du sujet.

62En scène, le sentiment d’urgence, de mise en jeu de principes vitaux, et la conscience de sa vulnérabilité réveille ou attise l’attention à l’entourage.

63À rebours de la tendance à tout rendre analogue, à niveler notre vision du monde selon une image unique pensée comme scientifique, accepter la diversité, en considérer ses incessantes modulations, en portant attention à la précision du moindre détail contextualisé tout en gardant le sens que tout circule, en connexions, sachant que des liens obscurs nous échapperont toujours.

64Le travail à échelle infinitésimale invite précisément à considérer ce qu’habituellement les puissants négligent, parce qu’infime. S’attarder sur de petits riens, dérisoires et essentiels, créer des puissances de jeu, éphémères et précieuses, chercher le vivant, revendiquer Sisyphe, et s’étonner toujours.

65À la différence d’écoles qui, à sens unique, exporteraient leur savoir, les creusets du Laboratoire procèdent par corrélations, synergies entre deux ou plusieurs foyers.

66D’où l’acteur « traversé », lui-même passeur de passage, relais ou tremplin pour l’imagination, quel que soit l’endroit où il ou elle installe son aire de jeu. La rencontre avec l’assistance venue le rejoindre dans l’interstice entre fictions et réalités vécues dépendra de sa propension à se rendre artistiquement autonome, à se disposer intérieurement à voyager.

Notes

1 DUSIGNE Jean-François, Les passeurs d’expérience, ARTA, école internationale de l’acteur, Paris, Éditions Théâtrales, 2013.

2 Le théâtre d’Art, aventure européenne du XXème siècle, Paris, Éditions Théâtrales, 1997.

3 L’un des premiers textes fondateurs dans Internationale de l'imaginaire – « La scène et la terre » - n°5, Arles, Actes-Sud Babel, 1996.

4 Lecture conseillée : « La célébration de l’instant », conversation de DUSIGNE Jean-François avec MNOUCHKINE Ariane, Voyages ou l’ailleurs du Théâtre, Bruxelles, Alternatives Théâtrales, 2013.

5 La direction d’acteurs peut-elle s’apprendre ? Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2015.

6 De l’Institut für Theater -, Film und Medienwissenschaft, de la Johann Wolfgang Goethe-Universität Frankfurt am Main.

7 En s’inspirant des groupes Balint, groupe de 8 à 12 personnes qui se retrouvent régulièrement pour réfléchir autour de la présentation d'un cas clinique dans lequel la relation soignant-soigné pose problème et questionne, se retrouver pour échanger autour des problématiques que l’expérience fait surgir. Dans les groupes balint, les participants sont des soignants qui ont tous des responsabilités thérapeutiques et un à deux leaders de formation psychanalytique. Dans nos groupes, artistes, chercheurs et pédagogues pourraient se retrouver. Le déroulement d’une séance de travail se construit autour de la présentation par un membre du groupe, d’une situation problématique. Les autres membres du groupe écoutent sans l’interrompre. Puis ils peuvent réagir et intervenir en questionnant, en exprimant leur avis, voire leurs émotions. Le narrateur entend et cherche à répondre aux questions tout en découvrant un autre éclairage de sa relation à ce qui suscite conflit. La règle de fonctionnement est basée sur : la spontanéité avec laquelle le rapporteur du cas le raconte, les associations libres des idées et des ressentis, l’absence de notes (pour éviter de se retrancher), le respect de la parole des autres sans évaluation ni jugement, la confidentialité.

8 BANKS Russel, Continents à la dérive, Arles, Actes Sud, 2000.

Pour citer cet article

Jean-François Dusigne, « Passeurs d’expérience », L'ethnographie, 5-6 | 2021, mis en ligne le 20 juillet 2021, consulté le 23 avril 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=978

Jean-François Dusigne

Professeur en arts du spectacle, théâtre, ethnoscénologie, directeur de l’axe « Ethnoscénologie » de l’équipe EA1573 « Scènes du monde, création et savoirs critique », co-directeur d’ARTA. 

Son parcours d’enseignant-chercheur en arts du spectacle et en ethnoscénologie a pris appui sur l’expérience artistique et internationale.

D’abord acteur, notamment au Théâtre du Soleil (dont il fut membre de 1983 à 1991), Jean-François Dusigne est ensuite devenu metteur en scène et pédagogue. 

Parallèlement à ce parcours artistique professionnel, ses travaux universitaires l’ont conduit à l’habilitation à diriger des recherches. Ses études furent motivées par l’aspiration à mieux situer les enjeux et défis de la création contemporaine, jointe à l’intérêt pour les pratiques spectaculaires du monde et leurs échanges, suivant une perspective non limitée à une vision eurocentrique, et soucieuse de contextualiser la conception occidentale du théâtre. Par suite, le souci de clarification épistémologique et la quête de méthodes l’ont amené à interroger transmissions et apprentissages en articulant théorie et pratique.