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L'Ethnographie

La saveur de l’apaisement, expérience esthétique et spirituelle

Selon le Śivaïsme du Cachemire non dualiste

The flavour of appeasement, śāntarasa, aesthetic and spiritual experience according to the non-dualistic Kashmir Shaivism

Colette Poggi

Mars 2020

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.347

Résumés

La conception de l’art en Inde ancienne place au premier plan l’expérience du sujet conscient, comme en témoigne Abhinavagupta (Xe-XIe siècle), philosophe shivaïte cachemirien non dualiste. Dans ses deux œuvres consacrées à l’esthétique, il met en évidence le rôle fondamental de la saveur de l’apaisement, śāntarasa, comme instance médiatrice entre l’expérience en art et l’état suprême de libération. Ainsi l’éveillé au cœur sensible (sahṛdaya), bien que détaché du monde, peut-il goûter les saveurs émanées d’œuvres d’art et les savourer comme autant d’expressions de la Conscience créatrice de Shiva. L’émerveillement (camatkāra) contribue à centrer le sujet dans la dimension du je suis, tout en suscitant une expansion de conscience, seuil vers la libération.

The conception of art in ancient India places in the foreground the experience of the conscious subject, as evidenced by Abhinavagupta (10th-11th century), a philosopher of the non-dualistic Kashmir Shaivism. In his two works dedicated to aesthetics, he highlights the fundamental role of the flavour of appeasement, śāntarasa, as mediating instance between art experience and the supreme state of liberation. Thus the awakened, endowed with a sensitive heart (sahṛdaya), though detached from the world, can taste the flavours emanating from works of art and savour them as expressions of Shiva’s creative Consciousness. The wonder helps to centre the subject inwardly in the dimension of the ‘I am’, while arousing an expansion of consciousness, threshold towards liberation.

Texte intégral

Jayavarman VII

Colette Poggi au MNAAG, 30 novembre 2016

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©Labex Arts-H2H/François Jolly

1Se promener dans un espace tel que le Musée Guimet-MNAAG ne consiste pas seulement à envisager une œuvre dans sa dimension plastique ou historique. L’inattendu surgit parfois : on entre alors dans la lumière d’une présence. Entre l’œuvre et son témoin de passage s’instaure soudain une résonance dotée d’un timbre particulier. Celui de Jayavarman VII semble relever du mode esthétique indien de śāntarasa, saveur de l’apaisement.

2Au premier regard, cette tête en grès, datant de l’époque angkorienne (style Bayon), aimante le regard. Historiquement, il s’agit bien d’une œuvre figurant le souverain bouddhiste du Cambodge, Jayavarman VII (1181-1218), ici représenté à l’âge mûr, en méditation, yeux mi-clos. Cependant, traversant les siècles, dépouillé de toute individualité, il vient, ici et maintenant, diffuser une bienfaisante énergie d’apaisement. Cet indéfinissable sourire continue de rayonner, émerveillé et détaché à la fois.

3À son contact reviennent à l’esprit ces mots du Viṣṇudharmottarapurāṇa :

Ô Regarde comme resplendit le visage des sages, il est plein de cette beauté que seul apporte le parfait apaisement, libre de toute crispation, ainsi que l’innocence d’un regard limpide.

4Peut-être même parvient-il même, silencieusement, à nous parler ; n’est-il pas dit à propos du Bouddha : « voir son image c’est entendre sa parole ».

5Quels sont les facteurs essentiels mis en œuvre pour transmettre un tel sentiment d’apaisement ? L’impression de centralité et de rayonnement, l’inscription du carré dans le cercle, du cube dans la sphère, de la terre dans l’espace céleste, suggérant celle du fini dans l’infini : ces aspects de la science des lignes (rekhāvidyā) merveilleusement interprétés par un sculpteur anonyme, font aujourd’hui encore plonger le regard du témoin attentif, guidé par le mouvement intérieur, dans le centre invisible de la vie.

6Un tel apaisement lié aux états d’absorption méditative confine à la plénitude comme l’énonce ce passage du Dighanikāya :

Ce bonheur pur, imprégné de joie, issu du samādhi, infuse alors tout son être, tel un étang profond où l’eau jaillirait d’une source souterraine. […] Une telle plénitude est pareille aux lotus de couleurs variées, tout entier immergé dans l’eau.

7En écho, le moine et philosophe bouddhiste Asaṅga (IVe-Ve siècle) discerne en cette profondeur d’apaisement la capacité d’entrer en résonance avec l’universel :

Immobilité du cœur-conscience posé dans la pure intériorité, enracinée dans la vigilance et l’énergie, et mettant ainsi au diapason de l’universel. Cette absorption a pour fruit la félicité… Que le sage (…) s’y livre avec ardeur.

8Cette parole est parfaitement incarnée par le visage plein d’intensité ardente de Jayavarman VII qui semble murmurer « Ne laisse pas passer l’instant, car ceux qui l’ont laissé fuir se désolent. » (Dhammapada).

9Il est important de mettre à l’honneur le regard que porta et porte aujourd’hui encore l’Inde sur une dimension commune aux diverses cultures de l’humanité : il s’agit bien sûr de l’art, ou plus justement de l’expérience esthétique, en ce qu’elle met en lumière, plutôt que l’objet ou l’histoire, le sujet qui éprouve et qui, à travers l’expérience, se transforme. C’est cette approche de l’expérience esthétique comme seuil vers l’expérience spirituelle, que vise ma présentation à travers une notion fondamentale de la pensée indienne : la saveur de l’apaisement, śāntarasa. Je n’en donnerai ici qu’un très bref aperçu par rapport à la doctrine infiniment riche, complexe et variée, délivrée par les théoriciens de l’Inde ancienne.

10Mon propos se déroulera en trois temps :

11I - En évoquant tout d’abord le contexte spécifique du Śivaïsme du Cachemire non dualiste1, un courant du Tantra médiéval qui favorisa l’exploration de domaines fondamentaux tels que la conscience ou le réel, tous deux envisagés dans leur essence vibratoire. Ce faisceau d’écoles constitua un véritable vivier de penseurs éminents pour lesquels découvrir l’essence des choses conduit à la libération, but ultime de la vie pour les hindous. Parmi eux, certains menèrent une réflexion novatrice sur l’expérience de l’art, ses buts et ses moyens.

12II - Dans un deuxième temps, nous nous interrogerons sur la nature de l’expérience désignée, ou plutôt suggérée, par le terme sanskrit rasa « saveur », en nous centrant plus particulièrement sur l’une d’elles, śānta-rasa, la saveur de l’apaisement, jugée par les plus grands esthéticiens indiens comme fondamentale. Cette question2 souleva un débat au cours des siècles, mais nous n’entrerons pas dans les détails subtils de cette polémique aussi complexe que fascinante.

13III - Enfin, nous nous mettrons à l’écoute de l’un des plus grands maîtres qui régna sur l’esthétique indienne, le Śivaïte cachemirien médiéval, Abhinavagupta. Auteur de deux traités décisifs en la matière3, il met en évidence le rôle de śāntarasa comme instance médiatrice entre l’expérience esthétique et l’état suprême de libération, but ultime de l’homme en Inde.

Regard sur l’art du point de vue du śivaïsme du cachemire

14En plaçant au cœur de l’art l’expérience du sujet conscient, l’Inde a ouvert la voie d’une philosophie esthétique toujours vivante. Parce qu’elle s’enracine dans le vécu, mobilisant à la fois le conscient et l’inconscient4, l’individu et sa dimension universelle, cette approche originale et profonde a franchi les siècles, depuis le Nāṭyaśāstra, traité d’art dramatique codifié par Bhārata, jusqu’à aujourd’hui.

15Diverses lignées de penseurs se sont donné pour tâche d’examiner comment agit l’expérience esthétique, montrant qu’il ne s’agissait pas d’un processus informatif, mais de l’éveil d’émotions purifiées, décantées par rapport à celles éprouvées dans la vie quotidienne. Toutefois, l’art donne à voir, à connaître, à travers une qualité particulière qui est celle de l’émotion, selon l’expression de René Daumal à propos des théories indiennes de l’art : « Le beau est la puissance émouvante du vrai. »5

16Ainsi danse, musique, chant, poésie, sculpture, peinture6… ont-ils pour vocation de dévoiler les saveurs (rasa) fondamentales, traditionnellement au nombre de huit ou neuf, si l’on intègre celle de l’apaisement.

17Avant d’aller plus loin, il apparaît nécessaire de mentionner une conception différente en Inde, par rapport à l’Occident, de l’homme et de l’univers : en deux mots l’univers n’émerge pas d’un chaos originel mais est l’expression d’une harmonie préétablie appelée ṛta (prononcé rita), ce terme signifiant l’orchestration des réalités, sans cesse à l’œuvre, comme en une polyphonie, ou la mise en place de l’ordre universel par une énergie, surgissant sous un jour toujours nouveau. Du terme ṛta, participe passé de la racine verbale 7, signifiant « agencé, ordonné », dérivent notamment dans nos langues les mots art, rite, harmonie.

18L’art aurait-il pour vocation de rappeler à l’esprit et au corps cette énergie intelligente, inaperçue mais sans cesse agissante dans le cosmos, perçu de ce fait comme une unité en mouvement ? Point de césure individu-univers, sacré-profane en Inde mais le sentiment d’une interconnexion profonde, d’un inter-être, qui rend possible la mise en résonance mutuelle, au sein d’une chaîne continue des êtres et des choses.

19Cette intuition demeure souvent à l’état potentiel et n’est pas toujours éveillée : telle est la raison pour laquelle, à l’aube du Kaliyuga, l’art fut révélé aux hommes par Brahma, dieu de la création, afin de prévenir le naufrage du dharma, la loi de l’harmonie cosmique et du bon ordre des choses. Ainsi la vocation de l’art apparaît d’emblée liée à la connaissance du sens suprême de la vie humaine, la libération.

20Mais revenons au foyer de la théorie esthétique médiévale, le Cachemire. Au tournant du Ier au IIe millénaire fleurit un courant de l’hindouisme très fécond : le Śivaïsme du Cachemire non dualiste (VIIIe-XIVe s.), connu tout autant pour ses textes sur l’expérience spirituelle, sa philosophie, que pour ses théories de l’art. Ce courant appartenant à l’univers du Tantra hindou est également imprégné des théories bouddhiques qui fleurissaient alors, notamment sur la question de l’existence du soi (ātman), la nature du temps, des phénomènes, etc.

21Cette conception de l’art, défendue par Abhinavagupta, l’un de ses maîtres essentiels, s’appuie à la fois sur celle de prédécesseurs et les dépasse, tant elle va à l’essentiel. Elle nous parle aujourd’hui encore, car elle s’adresse à ce qu’il y a à la fois de plus profondément humain : la capacité de s’émerveiller, l’intuition créatrice, la saveur de l’apaisement, l’éveil… autant de qualités universelles qui traversent les époques. Les textes indiens posent ainsi des questions qui ne nous sont pas étrangères : à quoi bon s’émouvoir, entrer en résonance devant une œuvre, pourquoi aspire-t-on, en fin de compte, à « s’éveiller » ?

22Une telle aspiration renvoie à un diagnostic largement partagé en Inde, quelle que soit la religion, hindoue, jaïne, bouddhiste… l’homme n’est pas éveillé, il ne vit qu’à moitié : non pleinement conscient, il est comme assoupi, ankylosé dans des conditionnements de toutes sortes, soumis à l’aveuglement de l’Illusion cosmique, Māyā, source de la nescience8. C’est pourquoi il a besoin d’un choc, d’un sursaut qui le révèle à lui-même. Or l’expérience de l’art peut aller en ce sens dans la mesure où elle met en jeu le plaisir, la jouissance, et aimante sans effort le sujet vers une metanoïa heureuse.

23Cela est d’autant plus naturel que, pour ces śivaïtes cachemiriens se réclamant des courants Trika, Krama, Pratyabhijñā ou Spanda, la nature véritable du réel est vibration (spanda). Abhinavagupta fonde ainsi sa théorie esthétique sur l’effervescence innée de la conscience : tout est vibration spanda, sève de l’univers ; tout vibre et frémit dans l’univers, particulièrement le Cœur-Conscience de l’homme. Il n’est que de le réveiller de son oubli et de sa léthargie.

24Il ne faut pas imaginer Abhinavagupta comme un pur érudit ; il est philosophe et yogin dans le sens où il fait l’expérience d’états de conscience qui dépassent l’ordinaire. Il est aussi musicien et joue de la vīṇā, sorte de luth indien, dont il tire des vibrations qui le plongent en méditation sans effort. En raison de sa vision pénétrante et originale, il est, depuis son époque jusqu’à aujourd’hui, considéré comme le plus grand penseur indien de l’art. Il se révèle en effet dans ses ouvrages un parfait connaisseur des textes traditionnels de l’Alaṃkāraśāstra, corpus incluant les traités spécialisés sur le théâtre (IVe-XIIIe siècle) tels que la Kāvyamīmāṃsā, le Rasagaṅgādhāra, l’Abhinavabhāratī. Il a en outre composé des œuvres fondamentales dans ce domaine qui ont fait date : un commentaire du Nāṭyaśāstra de Bhārata intitulé Abhinavabhāratī, ainsi que le commentaire sur la « résonance » en art (dhvani), le Dhvanyālokalocana.

25Dans le passage suivant, extrait allégé de l’Abhinavabhāratī, Abhinavagupta souligne la capacité inhérente à l’art qui consiste à faire émerger, lors d’une expérience esthétique véritable, une qualité de conscience plus limpide et lumineuse. Cette nature épurée correspond à ce qui est désigné dans le Sāṃkhya par la qualité fondamentale (guṇa) nommée sattva, associée à la pureté, la joie, la connaissance.

Se préparant à assister à un concert, nous pensons alors : « je vais vivre une expérience qui sort de l’ordinaire (alaukika9), et cela génère une joie accessible à tous ». Le Cœur-Conscience devient aussi lumineux qu’un miroir immaculé et les perturbations mentales qui hantaient l’esprit s’évanouissent aussitôt à l’écoute des mélodies et des chants…10

26Quels sont les ressorts d’une telle transformation intérieure ? Selon Abhinavagupta, celle-ci repose sur le dévoilement de saveurs (rasa), certes universelles et immanentes en chacun, mais parfois enfouies et oubliées. C’est pourquoi l’expérience décantée de l’art, s’élevant au-dessus du quotidien, ravive la braise de cette expérience profonde.

27Ce qui est dit à ce propos dans le traité ancien intitulé Sāhitya-Darpana, de la poésie, pourrait l’être en effet de tout art : « la poésie est une parole dont l’essence est saveur. » Il s’agit de goûter la saveur, de l’éprouver de tout son être, et cette approche pan-indienne fait écho aux propos du philosophe de la phénoménologie, Mikel Dufrenne : « Entre la chose perçue et celui qui perçoit, il existe une entente préalable à tout logos. L’œuvre d’art est l’âme en tant que perçue. »11

28Ne peut-on entendre ici, à dix siècles de distance, une résonance frappante avec Abhinavagupta, qui fonde l’expérience esthétique dans la réalité du sujet conscient ? « Ce qui est goûté dans l’expérience esthétique, c’est notre propre conscience saturée de félicité (ānanda). »

Saveurs et saveur de l’apaisement, rasa et śāntarasa

29Que signifie au juste rasa, à quel champ sémantique ce substantif sanskrit est-il relié ? Ce terme décline des sens pluriels, allant du suc d’un fruit, de la sève, à l’idée de quintessence, en passant par l’expérience de la saveur, du sentiment ou du plaisir esthétique. En réalité, rasa apparaît dans l’histoire des idées comme une notion omniprésente et transversale dans la pensée indienne, touchant à la fois les domaines de l’art, du yoga, de la médecine, de l’alchimie même, appelée Rasāyāna, « voie des fluides ».

30Goûter l’essence immatérielle d’une chose, en savourer l’indicible saveur, procure un état de bonheur. Cette expérience présente bien des analogies avec celle de l’art, notamment cette aptitude à l’intériorisation, le goût n’est-il pas essentiellement une sensation interne ? Or ce mouvement de l’attention qui ramène les énergies dispersées de la conscience vers le centre est considéré comme fondamental dans la spiritualité indienne. Du centre retrouvé, la conscience peut accéder à l’infini ; ainsi, comme le suggère Viśvanātha (XIVe-XVe s.), l’expérience du rasa peut-elle conduire à celle du Brahman12, la puissance universelle infinie : « la saveur (rasa) est la sœur jumelle de la gustation du sacré. »

31En ce qui concerne les huit ou neuf rasa, ils ont été sélectionnés comme les plus significatifs et désignés par des noms précis depuis des temps fort anciens, remontant jusqu’à l’épopée du Mahā-Bhārata. Selon cette approche, chaque être est capable de ressentir huit (ou neuf) dispositions psychiques innées. Il faut préciser que ces dernières se distinguent des émotions éprouvées dans la vie quotidienne, du fait de la distanciation induite par l’événement du spectacle théâtral. Cela signifie que la colère, la peine, etc., représentées sur scène, n’induisent pas de souffrance, car l’ego, le moi individuel, n’est en rien concerné par la scène qui se déroule devant lui. Au contraire, observe Abhinavagupta, une certaine quiétude ne manque pas de s’élever en soi.

32Selon la tradition, il existe huit ou neuf « dispositions d’esprit permanentes » (sthāyibhāva), présentes à l’état potentiel en chacun, et auxquelles correspondent les saveurs suivantes :

  • l’Érotique, śṛṅgāra / tendresse

  • le Comique, hāsya / gaîté

  • le Pathétique, karuṇā / souffrance

  • le Furieux, raudra / colère

  • l’Héroïque, vīra / enthousiasme, courage

  • le Terrible, bhaya / peur

  • l’Odieux, bībhatsā / aversion

  • le Merveilleux, camatkāra / étonnement, émerveillement

33S’appuyant sur la vision de son maître en esthétique, Bhaṭṭa Tauta (Xe s.) Abhinavagupta instaure une nouvelle base de l’esthétique indienne en leur adjoignant une neuvième saveur :

  • l’Apaisé, śānta / quiétude, dépassionnement.

34Dans le Dhvanyālokalocana et l’Abhinavabhāratī, le philosophe tāntrika définira śānta-rasa (la saveur apaisée) comme le substrat même de la conscience, sa dimension la plus subtile et universelle, celle où elle coïncide avec la puissance d’éveil et d’intuition, buddhi. Sitôt disparues les perturbations de l’esprit, seule demeure alors la saveur de l’Apaisé, śāntarasa. En raison de l’absence de sentiment égocentré, celle-ci est éprouvée comme un flux de pur sattva, dont la limpidité se fait source et fin de toute jouissance esthétique. Elle est saveur originelle de l’être, inexprimable, car elle se tient au-delà de la sphère verbale et mentale.

35Aux yeux d’Abhinavagupta, l’art apparaît ainsi comme le domaine idéal pour retrouver spontanément le contact avec sa propre essence et, de là, connaître un état de bonheur ineffable si la présence attentive et pleine d’acuité se maintient.

36Mais avant d’aller plus loin, relevons, aux côtés de śāntarasa, quatre ressorts essentiels de l’expérience esthétique qui, non seulement participent de l’éclosion des rasa, mais en sont les conditions d’émergence même : la résonance (dhvani), les vestiges inconscients (vāsanā), l’émerveillement (camatkāra, viṣmaya), le fait de ressentir avec le cœur, d’être doué d’un cœur (sahṛdaya).

37En premier lieu, dhvani désigne la résonance, l’écho, le sens suggéré qui forme le socle de la théorie de l’inexprimé en art : « dhvani est une forme de suggestion, analogue à la résonance vibrante d’une cloche » déclare le poéticien cachemirien Ānandavardhana (IXe), auteur du Dhvanyāloka glosé par Abhinavagupta.

38La poésie, rappelons-le, tout comme la sculpture ou la musique, n’est pas considérée en Inde comme un divertissement, un simple ornement, mais comme un haut degré de la Parole (vāc)13, qui élève l’esprit et le prédispose à une maturation, voire à une métamorphose libératrice. À l’image des bouddhas au sourire énigmatique, le verbe poétique exprime ce qui, d’ordinaire, demeure inexprimé, tel un sens caché, inexprimable, mais qui cherche à se dire. Ainsi, pour les poètes indiens, la poésie n’est-elle pas coupée de la vie ; bien au contraire, elle est parole vivante, douée de sève, de saveur.

39De ce fait, toute expérience esthétique, dans la mesure où elle contient en germe un émerveillement, est à même de conduire au seuil, ou au cœur même, de ce mystère que l’on nomme parfois « sacré ». Quel est donc le critère d’une expérience esthétique véritable ? Selon Ānandavardhana l’essence de la poésie réside en la puissance suggestive qui suscite une dynamique subtile, fondée sur l’inexprimé. À sa suite Abhinavagupta précise dans le Dhvanyālokalocana I.5 : « C’est précisément ce sens (intérieur voilé) qui est l’essence du poème doué par ailleurs de beauté grâce à la richesse du sens immédiat, des mots et de la composition. »

40Selon cette ligne de réflexion, ce qui, en ultime ressort, est goûté, recherché, dans l’art, n’est autre qu’une « stimulation de sa propre conscience. » Cette approche est en parfaite convergence avec les récentes expériences scientifiques en neurosciences14.

41En deuxième lieu, cette autre intuition marquante, celles des vāsanā, « vestiges » mémoriels oubliés, imprégnations résiduelles, « parfums » inconscients, qui peuplent l’espace de notre corps-esprit. Ce sont elles qui, en toute circonstance, forment le terreau mouvant du vécu et de la subjectivité. En tant que traces d’expériences issues de la vie présente ou d’existences passées, ou encore acquises au contact d’œuvres (poésie, musique…), elles permettent de « vibrer » au contact de réalités, si éloignées soient-elles de notre culture. Cette sensibilité s’explique par celle des sentiments permanents (sthāyibhāva) ainsi présents à l’état latent sous forme de vāsanā dans le cœur de tout homme. Si les cuirasses15 fondent, le sujet devient « doué d’un cœur » (sahṛdaya), apte à goûter les saveurs et à déceler le sens suggéré.

42En troisième lieu, est un sahṛdaya « celui qui ressent avec le cœur », allégé de ses entraves. Ce terme central de la conception esthétique indienne désigne la condition sine qua non du plaisir suscité par une œuvre : selon Abhinavagupta, « seuls les êtres sensibles qui ont purifié le miroir de leur esprit par la pratique continue de la poésie, et en qui s’est développée la faculté de s’identifier avec les objets décrits, accèdent à l’universel. » (Dhvanyālokalocana).

43En dernier lieu, camatkāra, viṣmaya16 désignent l’émerveillement soudain éprouvé en contemplant une œuvre. En tant que philosophe tāntrika, Abhinavagupta analyse cette expérience spontanée comme une soudaine expansion de conscience, suscitée par un élan, libre, et suivie par un silence apaisé. À ses yeux, c’est bien le même phénomène qui se produit dans l’expérience mystique, cependant s’il est éphémère dans le cas de l’art, cet épanouissement demeure conscient et maintenu dans le cas des pratiquants yogin. La vertu essentielle de l’émerveillement consiste ainsi à « ouvrir » et à unifier sans effort la conscience. S’il est approfondi et prolongé, il conduit au ravissement que seul un esprit non alourdi par l’ego peut ressentir. Il est le seuil permettant d’accéder à l’apaisement profond et, de là, à la connaissance de soi.

44Ceci étant, pourquoi attribuer un rôle essentiel à la saveur de l’apaisement ? Le diagnostic des maîtres hindous et bouddhistes en est la raison : l’homme est un être tendu, insatisfait, victime de la nescience. Or le meilleur antidote est selon eux la paix qui confère une perception du réel unifiée exprimée par le terme sāmarasya17, « fusion parfaite, saveur unifiée ».

45La saveur de l’apaisement, le profond sentiment de sérénité, n’est pas cultivée pour elle-même mais pour la connaissance de la réalité, du Soi, qu’elle induit. Ainsi le repos en sa propre essence (svātma-viśrānti), synonyme du dépassionnement au regard des objets de ce monde, conduit à l’expérience, dans les flots du saṃsāra même, de l’essence universelle. Si l’on demeure dans un état de concentration intense, śāntarasa apparaît comme un flot continu, au sein même de la vie quotidienne ; il s’apparente aux effets du samādhi dans le yoga. Telle est la vision d’Abhinavagupta, dont il faut souligner l’apparent paradoxe concernant un état qui serait à la fois quiétude et intensité vibratoire.

46Selon les maîtres Śivaïtes cachemiriens, cette expansion intérieure n’est autre que l’épanouissement de la conscience suscité par l’essor de la vibration (spanda). Ainsi la saveur de l’apaisement n’est en rien inertie ou torpeur, mais présence vivante du Soi, irriguée par une conscience toujours nouvelle18.

47Dans l’Abhinavabhāratī Abhinavagupta en donne une approche imagée :

En quoi consiste la perception de śāntarasa, quelle est sa nature réelle ? (À cette question) il sera ainsi répondu : même si l’essence limpide du Soi apparaît colorée par (divers états tels que) l’ardeur héroïque, l’amour, etc., elle est cependant pareille à un fil blanc, étincelant (apparaissant) ici et là, entre les perles du collier ; celles-ci viennent surimposer leur couleur sur le fil sans en altérer la nature propre. De même l’essence du Soi scintille, de toute éternité. Ne dit-on pas : « le Soi brille une fois pour toutes » ?

48Śāntarasa n’est pas affecté par les tourments liés à l’extériorisation (car) il est tout entier ordonné à l’acquisition de la suprême félicité (paramānanda). La saveur de l’apaisement se révèle grâce à l’universalisation suscitée par les arts poétiques ou le théâtre, et grâce à l’intériorisation ainsi suscitée qui permet au sahṛdaya d’éprouver une félicité d’un autre ordre (Lokottarānanda). »19

49Si l’on demande par ailleurs : « comment surgit śāntarasa ? », la réponse paraît évidente : prendre conscience avec lucidité de la réalité évanescente et abandonner l’attrait pour le superflu, l’évanescent, en se détachant des objets et du saṃsāra :

Śāntarasa est le calme qui naît de la tranquillité et de la paix intérieure quand on a compris la vacuité des désirs terrestres et que l’on contemple la réalité ultime.

L’état permanent (sthāyibhāva) qui sous-tend la saveur de l’apaisement est le désenchantement, ou encore une sorte d’indifférence à la réalité extérieure, succédant à une méditation ininterrompue sur la Réalité immuable, dénuée d’irréel et d’évanescent.20 (Jagannātha, Rasagaṅgādhāra).

50Abhinavagupta compare également śāntarasa à la lumière laiteuse de la lune, à la vertu rafraîchissante du jasmin, au repos de Viṣṇu-Narāyāna sur l’océan d’éternité, lors de la dissolution des mondes, au-delà du temps. En écho, dans une autre sphère de la pensée indienne, une réminiscence surgie de son enfance permet au Bouddha de discerner intuitivement le sentiment de sérénité parfaite comme chemin vers l’illumination :

Assis à l’ombre fraîche d’un arbre, […] exempt de désir et d’état d’esprit négatif, j’entrais dans un premier recueillement avec toute la joie et l’aise qu’il comporte, un état engendré par le détachement intérieur mais non dénué d’observation et de réflexion. Fallait-il voir là le chemin de l’illumination ? En réponse à ce souvenir, ma conscience me dit que c’était bien le chemin véritable de l’illumination.21 (Majjhima Nikaya I. 245-6).

51Pour les maîtres Śivaïtes cachemiriens comme pour le Bouddha, l’état naturel de l’esprit, délivré de ses perturbations, correspond au repos en sa propre essence, accompagné d’un silence qui se transforme en pure présence à soi-même. La contraction se mue en épanouissement, entraînant la fonte des énergies de la Conscience, jadis « coagulées ». Comme le déclare le Yoginīhṛdayam à propos de l’adepte accompli : « Sans cesse tourné vers l’espace intérieur, celui-ci participe à l’intense beauté qui est dissolution de la contraction par la jaillissante irradiation de la Conscience » (Yoginīhṛdayam III.).22

52On comprend que, de ce point de vue, « rasa, la saveur de la beauté, soit perçue comme une goutte de l’océan de félicité du Brahman. » (Dhvanyālokalocana).

Śāntarasa, seuil vers l’éveil

53Si l’on entend bien les propos d’un Abhinavagupta, on peut aisément comprendre pourquoi l’art passe en Inde ancienne pour une voie d’éveil. Fondant sur śāntarasa sa théorie de l’esthétique, il peut ainsi établir des liens avec l’expérience du délivré-vivant. Il fait habilement remarquer que, même détaché de toute chose, ce dernier goûte la paix et la félicité rayonnant d’une œuvre d’art. Tout se passe comme si le spectateur se mettait à l’unisson de l’état intérieur, éprouvé par l’artiste ou l’artisan, au moment de la conception de son ouvrage. Lors de la contemplation qui est identification du sujet et de l’objet, les énergies de félicité et d’apaisement (encloses dans l’œuvre) se manifestent de nouveau à travers les saveurs éprouvées. De ce fait : « On enseigne śāntarasa comme moyen d’accéder à la plus haute félicité ; il est équanimité envers tous les êtres, état libre de joie, de peine, de haine et d’envie » (Viṣṇudharmottarapurāṇa).23

54Si le plaisir esthétique n’est que le reflet d’une goutte de la béatitude, il peut néanmoins, pour un cœur vibrant, servir de tremplin pour les plus hauts états, comme le suggèrent les stances du Vijñāna Bhairava Tantra, texte fondamental du Śivaïsme cachemirien non dualiste. Śāntarasa fait ainsi le lien et est perçu comme l’interface entre expériences esthétique et mystique, proches, mais distinctes, comme le suggèrent les versets suivants :

En suivant attentivement les sons prolongés d’un instrument de musique, à cordes ou autre, si l’esprit (ne s’intéresse) à rien d’autre, à la fin de chaque son, l’on s’identifiera à la forme merveilleuse du firmament suprême. (Vijñāna Bhairava Tantra, verset 41).

Si un homme sensible ou un yogin se fond dans le bonheur incomparable à jouir de chants et autres plaisirs sensoriels, parce qu’il n’est plus que ce bonheur, une fois sa pensée stabilisée, il s’identifie complètement à lui. (Ibid., verset 73).

55Abhinavagupta met en évidence les distinctions entre trois types d’expérience : ordinaire, esthétique et mystique. L’expérience du rasa se révèle à la fois autre que l’émotion ordinaire et que l’absorption du yogin, tout est ici question de degré, d’unité, d’intensité.

La saveur (esthétique) se distingue de la perception des sentiments (bhāva) tels que l’amour, etc., éprouvés au travers de moyens de connaissance ordinaires : perception (pratyakṣa), inférence (anumāna), parole révélée (āgama), analogie (upamāna). […]

De même, elle se distingue (par son caractère éphémère) de l’expérience de la félicité indivise du Soi (svānanda-ekaghaṅa-anubhava), telle qu’elle surgit, libre de toute imprégnation d’objet, pour les plus éminents des yogin. […]

Par ailleurs, de tous les obstacles s’opposant à la perception de la beauté (saundarya), les pires sont l’appât du gain, l’absence de clarté, la fascination pour les objets. (Abhinavabhāratī I.)

56Or c’est bien la neutralité de śāntarasa qui dissout ces trois obstacles. Sa présence apparaît comme la condition essentielle de la libération et de l’atteinte de l’harmonie parfaite (samatā) dans l’existence, comme le préconisent les maîtres cachemiriens24. Ainsi, śāntarasa assure-t-il la transition délicate entre les registres de la vie quotidienne, de l’art et de la vie spirituelle. Pour les adeptes du Trika, et autres écoles du Śivaïsme du Cachemire non dualiste, il ne s’agit pas en effet de déprécier le monde mais d’en éprouver les manifestations diverses avec discernement et lucidité, autrement dit : savourer l’existence en gourmet, comme le préconise Abhinavagupta dans le passage suivant :

Quand un gourmet goûte une saveur douce, il n’agit pas en glouton […] car il privilégie le sujet connaissant. Tout désir envers les objets disparus, l’expérience-jouissance apparaît dès lors indépendante des objets du monde, comme au théâtre. Le plaisir rime alors avec « délectation » (rasanā), « manducation » (carvaṇā), « repos plein de sérénité » (nivṛti), « compréhension intuitive » (pratīti)… et correspond au repos dans le sujet connaissant (pramātṛtā-viśrānti). […] Ainsi, la réalisation de la liberté comme essence de la conscience est appelée félicité suprême (paramānanda), sérénité (nivṛti), émerveillement (camatkāra). Cependant, dans le fait de goûter une saveur douce… la relation aux objets constitue un voile de séparation. Ceux toutefois dont le cœur est attentif à écarter le voile accèdent à la félicité suprême. (Īśvarapratyabhijñā-vivṛttivimarśinī I. 5. 11.).

57La voie ainsi tracée par Abhinavagupta relie deux sphères d’ordinaire différenciées et opposées, la vie courante et l’expérience du délivré-vivant, hors du monde. Dans le Śivaïsme cachemirien non dualiste cependant, une voie du milieu apparaît : la réalité vibrante, perpétuellement jaillissante, formant la trame du quotidien, il n’y a point ici de mirage insurmontable, tout dépend de la perspicacité du sujet. Perçue dans l’équanimité, à partir d’un je suis limpide, délestée des gangues du moi, la réalité se dévoile en sa nature véritable.

58Tout en demeurant immergé en śāntarasa, le yogin savoure l’existence déployant sa palette de saveurs. Il vibre au contact du spanda (la vibration universelle), décelant, sous les reflets, la lumière fondamentale. Tel est l’art de l’illumination suprême, proche de la non-voie, ainsi chanté par Abhinavagupta dans ses Huit stances sur l’Incomparable :

Ici nul besoin de progrès spirituel, ni de contemplation, ni d’habileté de discours, ni de concentration, ni de prières… Écoutes ceci : tel que tu es ne prends ni ne laisse, jouis heureusement de tout. (v.1).

Quand on se libère des différenciations accumulées, l’état de bonheur est comparable à la mise à terre d’un fardeau, l’acquisition d’un trésor oublié. (v.4).25

59De même, la première des Douze stances sur la réalité suprême s’ouvre sur ces mots : śāntim sambhaja, « goûte toujours la paix26 ! ».

60Rien d’étonnant à cela puisque selon la lignée de son maître en esthétique, la paix est libératrice :

La saveur de l’apaisement conduit à la libération, but suprême des hommes, ainsi śāntarasa est-il bien le rasa fondamental ; cela a été établi par mon maître Bhaṭṭatauta et moi-même dans le commentaire de ce livre. (Dhvanyālokalocana, III. 26.)

61Cet aperçu consacré à la conception de la saveur de l’apaisement concerne un aspect fondamental de l’art dans la civilisation indienne, aspect méconnu hélas en Occident, mais qui, grâce à ce colloque, a pu être mis en lumière à travers quelques-unes de ses diverses facettes.

62La lumière rayonne sitôt que disparaît la paroi d’argile de la lampe, selon l’expression de Jagannātha dans le Rasagaṅgādhāra. Il en va de même pour la saveur de l’apaisement : innée, mais cachée, à la fois immanente en tout individu et universelle, elle ne demande qu’à rayonner. Cela nécessite toutefois une catharsis impliquant une participation lucide et intense au jeu de la conscience, une présence créatrice27. La clef réside dans ce sursaut évoqué par le célèbre orientaliste français, Paul Mus, professeur au Collège de France et auteur d’un ouvrage décisif sur Barabuḍur28 : « L’homme n’est pas seulement mais il a à être son être dans l’espoir d’une connaissance, et d’une compréhension de soi-même, être, c’est se faire être. »

63Voici une définition différente mais convergente, de l’énergie d’apaisement, śānti, non advenue une fois pour toutes mais à naître d’instant en instant. Pour que se dévoile la réalité, il n’est que devenir un avec elle, de l’intérieur, à travers la contemplation, et cela ne se réalise que dans la saveur de l’apaisement. Pourrait-on dire qu’il s’agit là d’une expérience qui touche à la fois à l’intime et à l’universel, à l’expérience esthétique et à l’expérience spirituelle ? C’est ce que semble suggérer Paul Mus dans son étude magistrale citée plus haut : « L’homme devient ce qu’il contemple et ne comprend jamais que ce qu’il devient ».

Notes

1 Le Śivaïsme du Cachemire non-dualiste constitue un ensemble d’écoles et de courants qui se réclament de textes fondateurs, les Tantra, concevant la réalité absolue comme l’unité indivise de Śiva, Conscience cosmique, et de sa parèdre, Shakti, symbolisant l’Énergie universelle. Il n’est pas rare que les maîtres, tel Abhinavagupta, appartiennent à plusieurs lignées : Trika (Triade), Spanda (Vibration), Kula (Énergie fondamentale), Pratyabhijñā (Reconnaissance). Ils conversent et s’opposent aux autres théories en cours, au sein de l’hindouisme, comme au-dehors, avec le bouddhisme. De ce réseau de réflexion est née une approche originale de la réalité, de l’univers et de l’homme, qui a marqué du point de vue philosophique l’histoire de la pensée indienne.

2 Diverses opinions à propos du nombre de « saveurs » et de leur qualité se sont affrontées dans l’histoire de l’esthétique indienne. Pour un aperçu de la complexité du problème, cf. PANDEY Kanti Chandra, Comparative Æesthetics, vol. 1, Varanasi, Chowkhamba Sanskrit Series Office, 4e édition, 2008, p. 188-256, sur śāntarasa, p. 219-246. Le terme sanskrit śānta (apaisé, sans passions, propice) est le participe passé du verbe ŚAM śāmyati, être apaisé, s’éteindre. De la même famille dérivent également les deux substantifs : śama (tranquillité, quiétude, abandon, renonciation) et śānti (tranquillité, absence de passions, extinction, paix, bien-être).

3 Ces deux traités ont pour titre Abhinavabhāratī et Dhvanyālokalocana.

4 La théorie esthétique indienne accorde un rôle fondamental aux vestiges inconscients (vāsanā) et fait de ces impressions latentes la condition des émotions éprouvées. Elles ne sont perçues qu’intuitivement, furtivement, et ne peuvent faire l’objet d’une saisie mentale.

5 DAUMAL René, Bharata, l’origine du théâtre. La Poésie et la Musique en Inde, Paris, Gallimard, 1970.

6 Si tous les arts sont interdépendants selon la tradition indienne, il est d’usage de poser un ordre logique dans leur apprentissage, généralement : chant – musique - danse - peinture – sculpture.

7 La racine verbale a pour sens agencer, fixer, et suggère l’idée de jointure, d’arrangement.

8 La notion d’ignorance (avidyā) est l’une des plus importantes dans les doctrines hindoues et bouddhistes. Elle se réfère à l’ignorance de la réalité et consiste à ne pas voir (VID) les choses comme elles sont mais à les entrevoir à travers le filtre de la pensée individuelle, altérées par des surimpositions. De nature universelle, cet aveuglement qui a pour corollaire la māyā, Illusion cosmique, trouve dans la Révélation son meilleur antidote.

9 Le terme alaukika désigne littéralement ce qui ne relève pas du monde ordinaire (a-loka).

10 Abhinavabhāratī, d’après MASSON J. L. and PATWARDHAN, M. V., Śāntarasa and Abhinavagupta’s Philosophy of Æsthetics, Poona, Bhandakar Oriental Series IX, 1969, p. 35.

11 DUFRENNE Mikel, Phénoménologie de l’expérience esthétique, Paris, PUF, 1953.

12 Le terme sanskrit brahman désigne dès le Veda l’énigme sacrée de la réalité, envisagée tout d’abord comme « parole » révélée puis, dans le Vedānta, comme essence cosmique transcendante et immanente sous la forme du Soi (ātman) en tous les êtres. Les diverses écoles au sein de l’hindouisme enrichiront de nombreuses modulations cette perspective.

13 Cf. PADOUX André, Recherches sur la symbolique et l’énergie de la parole dans certains textes tantriques, Paris, De Boccard, 1975 et POGGI Colette, « La notion de Parole dans l’œuvre d’Abhinavagupta : réflexion sur l’inter-relation Conscience-Parole-Réalité », Théophilyon, t. XI, vol.1, 2006, p. 123-138.

14 Cf. les récentes recherches en neurosciences de l’art sous la direction de Jean-Pierre Changeux et Stanislas Dehaene dans le cadre du Global Neuronal Workspace, mettant en évidence « l’ignition » de l’espace cérébral lors d’une émotion esthétique.

15 Dans le Trika, cinq gangues ou cuirasses enserrent l’âme individuelle ; cette « armure » invisible qui fige et isole est formée des énergies restrictives qui individualisent / fragmentent la conscience et en restreignent la liberté : kāla : fragmentation du temps et négation de l’atemporalité de la conscience absolue ; niyati : détermination (spatiale…), nécessité, causalité, par lesquelles la liberté est niée, oubliée ; rāga : inclination particulière qui, par l’antagonisme désir-répulsion, impose des frontières à la plénitude ; kalā : fragmentation et limitation de l’efficience ; vidyā : savoir restreint, oubli de sa nature véritable.

16 Une nuance distingue, pour les auteurs du Trika, les deux termes désignant l’émerveillement, camatkāra et viṣmaya, le second étant d’ordre plus subtil que le premier.

17 Le terme sāmarasya correspond à une notion technique du Trika. Il s’agit d’un état dans lequel conscience de soi et énergie cosmique se trouvent unifiées, donnant lieu à l’intuition de l’unité de l’univers, transcendante et immanente, ce qui permet au yogin de vivre dans le monde sans être illusionné par ses apparences. Cette intégration de la vie pratique dans la voie se retrouve aussi bien dans le Śivaïsme non-dualiste du Cachemire que dans certains courants du bouddhisme tantrique. Cf. POGGI Colette, « Vibration cosmique et plénitude du je suis dans le Śivaïsme du Cachemire / L’humain carrefour d’énergies », La chair et le souffle, no1, 2011, p. 55-69.

18 Cette notion essentielle est exprimée par le nom même d’Abhinavagupta, qui se décompose ainsi : abhinava (toujours nouveau) – gupta (caché). Ce terme désigne la réalité qui en tant que pulsation toujours nouvelle est évidente mais demeure cependant voilée aux regards des non-éveillés.

19 Abhinavabhāratī, d’après MASSON Jeffrey Moussaieff and PATWARDHAN Moreshwar Vishwanath, Śāntarasa and Abhinavagupta’s Philosophy of Æsthetics, Poona, Bhandakar Oriental Series IX, 1969, p. 119.

20 La présence bouddhiste au Cachemire nourrit la réflexion sur l’impermanence. En témoigne cet extrait de la Rājataraṅginī de Kalhana (XIIe s.) : « Lorsqu’on voit avec lucidité combien fragile est la vie de toutes les créatures, on comprend pourquoi śāntarasa joue un rôle primordial. » (I. 23-4.). La prise de conscience de l’impermanence incite au non-attachement, ainsi « du fait que l’on se détourne des objets, la « savouration » de tous les rasa est nécessairement apaisée. » Abhinavabhāratī, Op. cit., p. 340.

21 SILBURN Lilian, Aux sources du Bouddhisme, Paris, Fayard, p. 27.

22 PADOUX André, Le cœur de la yoginī, Yoginīhṛdayam, Paris, De Boccard, 1994, p.272.

23 Le Viṣṇudharmottarapurāṇa (XIIe s.) se présente sous la forme d’une encyclopédie abordant également la dramaturgie, la danse, la musique ainsi que les branches plurielles de l’art. Cet ouvrage fut probablement composé au Cachemire pendant la dynastie des Karkota (625-885).

24 Abhinavagupta déclare à plusieurs reprises dans l’Abhinavabhāratī que śāntarasa livre accès à la connaissance de la réalité qui seule mène à la libération, c’est-à-dire à la connaissance du Soi. En écho, dans le Vijñāna Bhairava Tantra au verset 103 : « On ne doit pas fixer la pensée dans la douleur ni la gaspiller dans le bonheur, O Bhairavī ! Veuille connaître (toute chose) au milieu (des extrêmes). Eh quoi ! la Réalité (seule) existe ». (trad. SILBURN Lilian, Vijñāna Bhairava, Paris, De Boccard, 1976, p. 137.

25 SILBURN Lilian, Hymnes de Abhinavagupta, Paris, De Boccard, 1970, p. 57.

26 Ibid., p. 67.

27 Bhāvanā désigne, dans le Tantra, la contemplation créatrice, pratiquée par les adeptes Śivaïtes notamment, afin de susciter l’intense présence de leur divinité d’élection en leur cœur-conscience, ce qui permet une participation à la vie divine abolissant toute dualité entre le sujet et l’objet de la contemplation. Dans le Trika cette pratique est conçue comme l’expression par excellence de l’acte pur et vibrant de la conscience.

28 MUS Paul, Barabuḍur, Esquisse d’une histoire du bouddhisme fondée sur la critique archéologique des textes, Hanoï, BEFEO, 1935.

Pour citer cet article

Colette Poggi, « La saveur de l’apaisement, expérience esthétique et spirituelle », L'ethnographie, 2 | 2020, mis en ligne le 20 mars 2020, consulté le 01 mai 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=347

Colette Poggi

Colette Poggi, indianiste et sanskritiste, docteur des universités d’Aix-en-Provence et Paris IV Sorbonne, est spécialiste du Shivaïsme du Cachemire et enseigne notamment à l’Université Catholique de Lyon. Elle a récemment publié L’art de l’illumination selon Abhinavagupta (xe-xie s.), voie directe dans le Tantra du Cachemire, Les Deux Océans, Paris, 2018, et Goraksha, l’alchimie du yoga, Traduction du Goraksha-vacana-samgraha, Les Deux Océans, Paris, 2019.