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Pratique et théorie du possible concret

Carmen Pardo Salgado
février 2014

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.644

Index   

Texte intégral   

Dédicace

À la mémoire de Daniel Charles

« Le caractère le plus frappant de la mémoire est qu’elle rend la ‘pensée’, c’est-à-dire le possible, la liberté – possibles en fournissant non le passé (ce qui est le cas initial restreint) mais du passé comme matériaux, comme éléments conservés, fixés, préparés pour les combinaisons, débités et utilisables dans les constructions instantanées ultérieures. »
Paul Valéry, Cahiers I

Ouverture

1Il est probable que Daniel Charles, ce chanteur de musiques de l’oubli, pourrait s’accorder avec le sens de la mémoire décrit par Paul Valéry. Quand elle rend le passé, la mémoire cède la place au possible, non pas dans un rapport fixe qui attache le passé au temps précédant, mais en le laissant libre pour laisser la place à des combinaisons inattendues. De la sorte, elle peut se rapprocher de la fonction jouée par l’oubli, transformant le passé en singularités pouvant se combiner en « constructions instantanées ultérieures ». Cette ouverture de la pensée débouchant sur la formation des possibles est une attitude que Charles reconnait également dans les écrits d’Ernst Bloch. Les références à Bloch dans les textes de Charles laissent résonner cette attitude. Il ne s’agit pas d’élaborer une méthode qui aboutirait à un système, même ouvert, mais, simplement, de mettre en œuvre une tension qui permet de penser des possibles.
Au-delà de cette conception de la pensée comme possible et comme liberté, Bloch et Charles partagent également la conviction de la matérialisation des possibles : l’existence du possible concret. Théorie et pratique sont reliées à travers l’imaginaire qui construit des possibles. Ces possibles constituent les utopies qui permettent de modifier le présent. Pour Bloch :

« […] seul le marxisme a donné le coup d’envoi de la théorie-praxis d’un monde meilleur, non pas pour oublier le monde présent, comme le faisaient la plupart des utopies sociales principalement abstraites, mais pour le transformer par la dialectique économique »1

2Le rejet de l’abstrait et l’importance du concret pour la musique constituent l’un des « axiomes » –issus du Rapport de la commission « enseignement » de l’assemblée des compositeurs (travaux de 1968)- que Charles considère comme fondamentaux :

« Corrélativement, la préséance du concret sur l’abstrait, celui-ci ne s’expliquant que par rapport à celui-là (…) La musique telle qu’elle est entendue et telle qu’elle est jouée ne peut que précéder la musique telle qu’elle est lue, écrite, systématisée sur le papier. »2

3Mais, dans le rapport du présent à l’utopie s’établit, au premier abord, la différence entre le sens de l’utopie chez Bloch et Charles. Pour le premier, l’utopie apparaît comme un « ce n’est pas encore » que l’art peut exemplifier en créant des figures qui sont en même temps présentes et anticipatrices de ce qui n’est pas encore, ce que Bloch nomme des « figures processuelles ». Pour le second, en suivant Mikel Dufrenne, l’utopie, c’est le présent.3 La conjonction de toutes deux positions se fera dans la musique.

4La musique –comme la faim chez Bloch- permet de reconnaitre la nécessité d’agir, de faire de l’utopie. La musique de John Cage représente pour Charles la concrétisation de l’utopie dans le sens de Bloch.

« Ainsi, le musicien travaille en réalité à la confection d’une partition-processus, véritable matrice en vue de partitions-objets à venir : composer, c’est préfigurer des figurations non encore advenues, non encore disponibles. Rien n’est encore décidé, et pourtant tout se dessine. Par là, Cage se tient au plus près de ce qu’Ernst Bloch thématisait sous le label ontologie du n’être-pas-encore (Nor-nicht-sein) : comme l’a fort lucidement remarqué Dieter Schnebel, il se fait le compositeur de l’ « utopie concrète », c’est-à-dire du réalisable, dans la ligne de la « catégorie possibilité » (Kategorie Möglichkeit). »4

5 Le présent comme utopie et le ne pas encore se rejoignent dans la musique de Cage, car cette dernière reste toujours dans l’ouverture, en même temps qu’elle devient une actualisation du possible. Chez Bloch, le ne pas encore, c’est l’anticipation concrète de l’utopie.
L’utopie chez Bloch renvoie au « front du novum » et de cette sorte s’ouvre à l’inconnu.5 L’utopie n’est pas la nostalgie du passé propre de l’« uchronie », mais la projection vers le nouveau. Sa force se joue dans le refus d’un présent où elle place de l’ouverture, des possibles. En conséquence, l’imagination anticipatrice du futur –l’espérance – devient chez Bloch le moteur de cette alternative au présent. Il s’agit d’une alternative qui, de même que la musique de Cage, n’est pas ancrée dans des désirs ou des expectatives personnelles, mais dans le collectif.
Le principe espérance de Bloch peut rencontrer la « sunny disposition » du musicien nord-américain.6 Cette disposition constitue pour Cage un agencement entre son optimisme vis-à-vis de la complexité et la capacité d’inventer qu’il a apprise de son père. Mais ni l’optimisme ni l’invention n’appartiennent, pour cet organisateur de sons, à l’ordre de l’abstraction. La capacité créatrice de l’imaginaire cagien compose des nouveaux possibles. L’imaginaire cagien est, dans ce sens, en concordance avec la fonction que Bloch assigne à l’imaginaire dans l’utopie :

« Ce qui distingue donc l'imaginaire propre à la fonction utopique des élucubrations purement chimériques, c'est le fait que seule la première a pour soi un non-être-encore dont on est en droit d'espérer la venue, c'est-à-dire qu'elle ne tourne pas en rond et n'erre pas dans un possible en trompe-l’oeil, mais anticipe psychiquement un possible réel. Et ainsi la distinction, si souvent soulignée, entre la rêverie diurne conÇ ue comme anticipation réellement possible et le wishful thinking gagne en clarté : la fonction utopique est totalement absente du wishful thinking ou y frémit à peine (. . .) »7

6L’œuvre cagienne réalise son trajet dans le possible réel en s’éloignant de l’optimisme naïf qui serait propre à ce que Bloch nomme « possible formel » (Das formal Mögliche). Le possible formel reste dans ce wishful thinking qu’est la caractéristique des utopies abstraites. Le possible réel, par contre, est enraciné dans la matière, dans le concret. En ce sens, l’œuvre de Cage se trouve plus en correspondance avec la fonction de l’utopie telle qu’elle se dessine dans Le Principe Espérance (1933-1947) que telle qu’elle est montrée dans L’esprit de l’utopie (1918), où l’utopie est en connexion avec le dépassement nécessaire de la musique, mais sans être encore accomplie. Pour Bloch, la fonction utopique est en conséquence la seule qui soit « transcendante sans être transcendantale ». Cette transcendance spécifique de l’utopie concrète est désignée comme une longue-vue puissante et nécessaire qui ne place pas son objet à distance, mais que, par contre, souhaite se confondre avec lui.De la sorte, Bloch fait entrer l’utopie dans l’histoire, même si – comme le remarquait György Luckács dans sa critique – on court le risque, avec ce geste, de fournir une lecture non historique de la lutte de classes.8

De la nature et de la musique

7Il faut faire l’histoire avec l’utopie concrète et, dans ce faire, il faut tenir compte des rapports tissés entre l’homme et la nature. Ces rapports fournissent la base de ce que Gérard Raulet appelle une nouvelle rationalité qui peut s’éloigner de la rationalité instrumentale. Si dans L’Esprit de l’utopie on assiste à l’accomplissement des fins humaines dans la nature, avec Experimentum mundi (1975), les rapports entre l’homme et la nature sont dialectiques. Dans la première œuvre, la nature serait pour Raulet le théâtre de l’accomplissement du secret -de « l’incompréhensible compris » selon les mots de Bloch-, tandis que cette vision serait révoquée dans la seconde. Les rapports de l’homme et de la nature son redéfinis, finalement, dans le sens des Manuscrits de 1844 de Karl Marx que Bloch cite à la fin d’Experimentum mundi :

« La Société est la consubstantialité achevée de l’homme avec la véritable résurrection de la nature, la réalisation du naturalisme de l’homme et de l’humanisme de la nature. »9

8 La référence à Marx suppose la relation dialectique entre l’homme et la nature. Dans cette relation, l’esthétique devient primordiale ; en conséquence, les œuvres d’art sont placés au centre d’une réflexion à propos de leur production et, comme l’indique Jean-Paul Olive, de ce qui est produit, que Bloch appelle une « figure processuelle ».10 De la sorte, Bloch tente d’introduire la théorie de la potence de Schelling dans le marxisme ; ce qui fait de Bloch – selon l’expression de Jürgen Habermas – un « Schelling marxiste », qui nous invite à repenser l’ancrage de l’homme en la nature.11
Il s’agit d’une proposition qui n’est pas étrangère à la démarche de Cage, encore que le musicien ne parte pas de la théorie marxiste, mais de la pensée d’Ananda Kentish Coomaraswamy qui, dans The Transformation of Nature in Art, affirme que la fonction de l’art est d’imiter la nature dans sa manière d’opérer. Le compositeur accuse les philosophes européens de se situer en opposition à la nature en essayant de la dominer, au lieu de l’intégrer. Pour Cage, la nature n’est pas dirigée par un processus de caractère téléologique, mais par des processus où le chaos occupe une place fondamentale. Les actions de la nature montrent la multiplicité de processus simultanés qui ne peuvent pas être regroupés selon un objectif commun. Par conséquent, l’imitation de la nature consiste en la production de la simultanéité. L’intégration de l’art dans la nature et dans la vie, ressentie également comme processus, suppose la totale remise en question de l’expression du soi, des goûts, de la mémoire, bref de l’art anthropocentrique régi par la mesure. Cette conception de l’art par rapport à la nature et à la vie fait que le musicien, de même que c’est le cas pour Bloch, ne considère pas les différentes instances comme des catégories isolées.
La nature, la société, la politique, la religion et l’art ne constituent pas des barrières. C’est le cas aussi de Charles pour qui l’esthétique se définit comme une forme de vie. Dans son rapport avec l’utopie, Charles remarque l’importance de l’art en tant que producteur de possibles. Cette fonction de l’art, nous rappelle-t-il, se trouve indiquée parmi d’autres, par Bloch et également par Gianni Vattimo, lecteur de Bloch. Et, de tous les arts, la musique est pour Bloch le plus utopique :

« Car la chose en soi qui n’ ‘apparaît’ encore que dans la nostalgie spirituelle, ce qui par suite la prescrit à la musique, est ce qui progresse et rêve dans le lointain le plus proche, dans l’azur fécond des objets ; elle est ce qui n’est pas encore, ce qui est perdu, pressenti ; elle est la rencontre de soi, du Nous, cachée dans l’obscur, dans la latence de chaque instant vécu ; invoquée par la bonté, la musique, la métaphysique, sans être cependant réalisable sur terre, elle est notre utopie. »12

9 La musique apparaît en tant que négation du réel, mais aussi, par la tension même qu’elle suppose, comme une invitation à l’utopie que l’on ressent dans la vague de l’âme. La musique, comme la faim, font sentir la nécessité de l’utopie. Il est question avec la musique d’un appétit qui sort de l’intérieur, du spirituel. En conséquence la musique est un « art utopique de l’intérieur ».13 La musique est un art de l’expression qui, pour Charles lecteur de Bloch, a une puissance « d’émancipation et de désenclavement ».

« Pour le Bloch de L’Esprit de l’utopie, l’expressivité n’est pas une pièce rapportée dans la musique, mais le ressort de la ‘subjectivité’ profonde de la musique au sens fort du sub-jectum, c’est-à-dire du sous-jacent ou de la substance. L’’héritage’ dont se réclamera Bloch ne sera donc nullement celui du subjectivisme des Romantiques, ni non plus celui de l’objectivisme du XVIIIe siècle, mais bien plutôt celui, ‘utopique’ en un sens radical, premier, de la substance spinoziste. Et c’est du côté de Spinoza qu’il faut se tourner si l’on tente de redonner un sens au vieux mot d’’expression’. »14

10Pour ce philosophe de l’expressionisme qu’est Bloch, l’expression est l’énergie qui soutient la musique. Et cette énergie est transmise par le son, compris par Bloch en tant que « dernière substance de l’âme (…,) phénomène supérieur de l’expression musicale ». Comprendre cette expression chez Bloch nous conduit, selon Charles, du côté de la substance spinoziste pour redonner un sens au terme expression. Ce concept chez Spinoza suppose une réaction contre la substance cartésienne et implique de penser à nouveau la nature et sa puissance. Le concept d’expression mesure et systématise « les trois déterminations fondamentales : être, connaître, agir ou produire (…) »15 De même, dans le « système ouvert » de la pensée blochienne, l’expression émerge comme une sorte d’image-force de l’utopie. Cette image-force s’exprime par l’être qui, en fournissant les possibles, offre tout un potentiel de la connaissance ainsi que des ouvertures pour l’action.
La musique agit comme potentiel de l’ouverture car sa fonction, pour Bloch, est « ouverture totale ». La musique, l’art le plus utopique, partage avec le reste des arts le fait d’être pré-apparence : le non-encore pré-apparaît comme possible. De la sorte, l’art montre les ouvertures d’une réalité que, souvent, on court le risque d’accepter comme détermination absolue.16
En suivant cette considération de l’art, Charles interroge les musiques expérimentales. Pour lui, le chemin adornien tel qu’il est exposé dans « Vers une musique informelle » se montre plus fertile si l’approche est faite « en termes de formes-esquisses » (Auszugsgestalten). Ces formes-esquisses, il les trouve, conjointement au compositeur Schnebel, disciple de Bloch, dans Experimentum mundi, qui est pour lui l’expression de la « poétique de l’histoire » où porte la pensée blochienne. De la sorte, et en suivant la lecture de Raulet, Charles examine les musiques expérimentales en cherchant l’expression de cette autre rationalité à laquelle conduisait l’utopie blochienne.17
Avec l’œuvre de Cage, Charles trouve l’expression de cette ouverture totale en même temps que la présentation du possible. Ce rapport, que Schnebel avait déjà remarqué, est encore plus clair si l’on pense que l’ouverture blochienne, de même que celle cagienne, fait partie d’une attitude poétique, qu’elle soit orientée vers l’histoire, la société, l’art… Il faut rappeler qu’il n’y a pas de frontières pour une telle attitude.

11La musique de Cage, pour qui composer est écrire une lettre à quelqu’un que l’on ne connait pas, est l’exemple d’une démarche qui se place en dehors de la normativité. Cage, en refusant l’idéal de l’œuvre comme achèvement, la transforme en action pour le compositeur, l’interprète et l’auditeur.
Cage, comme l’avait explicité Charles dans une conférence mémorable, veut détacher les sons de toutes les dominations ; de tous les « archai ». L’interrogation des musiques expérimentales chez Charles suit en conséquence cette an-archie qui le porte à affirmer que la musicologie doit cesser d’être synonyme d’archéologie – d’une manière analogue à celle que portait Bloch à énoncer que le son, dans son réapparaître au niveau d’un pressentiment, « ne tient plus à l’histoire de la musique ». L’an-archie telle qu’elle se montre à travers l’œuvre de Cage ne relève pas d’une nostalgie pour une origine perdue, ni d’une recherche de la pureté, mais d’un travail qui doit revenir en deçà de l’objet musical. Dans ce sens, l’an-archie concerne pour Charles ce que Bloch appelle une « ontologie du n’être-pas-encore ».18

La pratique du possible concret

12 La démarche du musicien nord-américain constitue l’exemple d’une pratique consciente du possible concret. Le recours premier au hasard et, par la suite, à l’indétermination jusqu’à l’arrivée d’une harmonie an-archique, montre l’ouverture et l’attitude poétique de l’agir cagien.
Dès les premières œuvres, on peut sentir le désir de Cage d’aller au-delà de ce qui est donné. Ce désir est par exemple réalisé avec ses Imaginary Landscapes, commencés en 1939 et crées pour rendre compte d’une musique que l’on pourrait faire avec des technologies en principe étranges à la composition musicale. Ces œuvres invitent à contempler des paysages imaginaires, des paysages possibles pour la musique. Ces paysages évoquent « les paysages signifiants utopiques » dont parlait Bloch par rapport à la musique.19 Néanmoins, au-delà cette évocation, nous trouvons chez Cage et Bloch un profond désaccord à l'égard de la fonction de la volonté par rapport au langage musical. Tous les deux partagent la considération que le son en soi-même n’implique pas un autre son, c’est-à-dire que la succession d’un son à un autre n’a pas son fondement dans le son. La succession d’un son se fonde dans ce que Bloch appelle « une tension de la volonté » qui prévoit la continuité.

« La tension sonore passe donc ainsi du niveau physique au niveau psychique, et la propriété la plus spécifique de la mélodie : le fait que chacun de ses sons laisse déjà pressentir acoustiquement le suivant, se fonde dans la qualité anticipante de l’homme, et dès lors dans l’expression qui, en premier lieu, est celle de l’Humain. Sans doute y aurait-il de la musique même s’il n’y avait pas d’oreilles pour la percevoir, mais il n’y en aurait certainement pas sans les musiciens qui sont à l’origine du mouvement sonore et de son énergie psychique, de son énergie faustienne. »20

13 Pour Cage, de même que pour Bloch, il y aurait de la musique même s’il n’y avait pas d’oreilles pour la percevoir, mais il y en aurait sans les musiciens car si l’on est capable de remettre en cause le positionnement de l’homme comme centre régulateur de l’expérience musicale, on découvre que la musique est partout. À la différence de Bloch, le possible cagien sort de la musique même, grâce à la critique de l’anthropocentrisme et les mécanismes –hasard et indétermination- que le compositeur met en œuvre pour ne pas s’interposer entre le son et sa volonté.
La critique de l’anthropocentrisme commence pour le musicien nord-américain avec la révision de l’idée de mesure et de proportion et s’élargit à celui qui établit ce mesure : le moi. Un moi créé par la mémoire qui s’exprime à travers les goûts et les émotions. En conséquence, l’oubli apparaît pour le compositeur comme une puissance active par laquelle on prétend dissoudre la mémoire, le goût et les émotions. Comme l’observe Charles, l’exigence d’une expérience musicale, en suivant Cage, est le non-vouloir.21

À propos du temps et du montage

14Dans la compréhension de l’histoire de Bloch, de la société ou de la musique, la notion de temps est fondamentale. En analysant le contexte du nazisme, le philosophe arrive à la conclusion de la discordance des temps sociaux, c’est-à-dire à la non contemporanéité des temps (Die Ungleichzeitlichkeit).22 Cette notion sera capitale chez Bloch pour comprendre les crises de la modernité. La représentation identitaire des groupes sociaux est traversée, en conséquence, par des temps hétérogènes. La société se fait dans une multiplicité de plans temporels, souvent en conflit. Le devenir de l’histoire ne se construit pas sur un seul plan téléologique, il faut un plan qui tienne compte des différentes temporalités en relation. Parmi cette coexistence de temps, on trouve des temporalités qui appartiennent au passé mais qui se laissent sentir dans le présent. Cette co-présence du passé pousse Bloch à penser la question de l’héritage.

« Qu’elles ne puissent avoir de fin, voilà ce qui fait grandes les grandes œuvres. Sans doute celle de Hegel croit s’achever, mais c’était là un faux-semblant idéologique. Le monde avance, il avance dans l’effort et l’espoir, et avec lui aussi avance la lumière de Hegel. Installée sur la plus haute cime de son temps, toute grande pensée porte aussi son regard sur le suivant, et même à l’occasion sur toute la suite des temps humains. Elle contient quelque chose qui touche à l’avenir : dans son essentiel questionnement quelque chose d’impayé, dans ses tentatives de réponse quelque chose d’inacquitté. Cet inacquitté est le substrat philosophique de l’héritage culturel. Pareil héritage appartient à l’avenir de la philosophie, non à sa seule histoire. »23

15La lecture marxiste de la pensée de Hegel montre que le passé, même celui de la philosophie, habite le présent et peut contenir un avenir encore inaccompli. Le passé est présent comme un substrat en mouvement. Dans ce mouvement, la notion de « montage » jouera chez Bloch un rôle principal. Le montage arrache à la multiplicité de temps des fragments qui se recomposent ensemble en nouvelles figures. Le montage, comme c’est le cas chez Bertolt Brecht, est conçu comme « un procédé d’interruption, qui permet ainsi à des parties fort éloignées auparavant de se recouper. »24 Le montage agit dans l’œuvre de Brecht comme force productive. De la sorte, le montage fertilise la non contemporanéité.
Avec la notion de montage, proche également de Walter Benjamin, Bloch se place au centre de l’expressionisme et du surréalisme.25 Pour lui, la pensée surréaliste est un exemple du montage des fragments, bien qu’ils restent en tant que fragments sans rapport. Le surréalisme indique une voie, mais, pour Bloch, l’assemblage des fragments doit agir en tant qu’indice du chemin à suivre. La troisième partie d’Héritage de ce temps est dédiée à l’expressionisme, au surréalisme et à James Joyce. Avec ces exemples, Bloch montre la non contemporanéité de temps qui est en œuvre dans le présent vis-à-vis d’un futur inaccompli, c’est-à-dire d’un mouvement qui porte vers l’utopie.
Charles rapproche la pratique cagienne du montage de Joyce et de la manière dont Bloch cite le montage chez Joyce.26 Le montage chez Cage prend différentes formes, mais peut-être, et en s’agissant d’héritage, le meilleur exemple ici, est le cas des Europeras.
Le nom Europeras est issu de la connexion entre les mots Europe et Opéra. Les Europeras se présentent comme des opéras à propos de l’opéra en tant que genre musical. La musique consiste en un collage de fragments d’une longueur de une à seize mesures extraits de 70 opéras allant de Gluck à Puccini. Les Europeras sont, en suivant Cage, « un collage pulvérisé de l’opéra européen ».
L’idée de collage est modifiée des premiers Europeras jusqu’au dernier. Dans les deux premiers, le musicien emprunte des matériaux importants du répertoire d’opéra. Par la suite, il les soumet à des opérations de hasard pour déterminer le numéro de notes à partir d’un programme d’ordinateur qui simule le I Ching. L’impression que donnent les Europeras 1 et 2 est, selon Cage, celle d’un cirque où les événements se suivent sans lien entre eux : l’action, la scène, le chant, la lumière, la musique orchestrale sont indépendants les uns des autres.27 Le collage et les obstructions offrent un effet de fragmentation que va détruire la sensation d’argument fermé de l’opéra traditionnel.

16 De même chez Bloch, le montage relie des choses qui d’habitude sont séparées, mais il peut aussi fragmenter d’autres que l’usage présente assemblées. Se crée ainsi un trouble, une secousse :

« La secousse. Nous sommes hors de nous. Le regard vacille et, avec lui, ce qu'il fixait. Les choses extérieures ne sont plus familières, elles se déplacent. Quelque chose là est devenu trop léger, qui va et vient. »28

17 La secousse que produit Cage se fait sentir de manière différente avec les troisième et quatrième Europeras, qui ne reposent pas sur l’accompagnement d’un orchestre. Les chanteurs – huit pour le troisième et le quatrième –, sont accompagnés par deux pianistes qui jouent des transcriptions et par six opérateurs de tourne-disques des années cinquante avec des disques anciens d’opéras choisis par Cage pour les premiers Europeras. Chaque opérateur gère entre cinquante et cent disques selon des opérations de hasard. La mise en scène est donc plus sobre, sans costumes ni parures. La durée est aussi moindre : soixante-dix minutes pour l’Europera 4 et trente minutes pour l’Europera 5, « le premier à dominante wagnérienne et le second à dominante mozartienne ». Ces Europeras ainsi que le cinquième sont considérés comme des opéras de chambre.
Avec ce collage, ce que Cage brise, c’est l’idée d’opéra ancrée dans un argument et lestée d’une forte charge émotionnelle. Le temps de la scène ne répond pas non plus à l’argument. La non contemporanéité des temps se met en œuvre avec les Europeras. Cage procède à une sorte de collage du temps où viennent cohabiter le temps historique que l’opéra peut représenter, le temps même de la création, les enregistrements anciens qui rappellent le temps des technologies de reproduction et, enfin, le temps réel du déroulement des Europeras.
Ces œuvres ne doivent pas se lire comme un hommage rendu à l’opéra, car le passé n’est pour le compositeur ni à récupérer ni à commémorer. Les Europeras acquièrent leur dimension politique dans la réinvention qu’ils proposent du passé. Dans un débat sur ce sujet, Cage affirme : « Il faut réinventer le passé, il faut réviser l’avenir. Ce faisant, on fera du présent ce qu’il est. La découverte ne s’arrête jamais. »29 L’exigence est donc de découvrir, d’être vivant.
Réinventer le passé signifie se poser les questions qui peuvent faire vivre le passé à nouveau, mais dans un autre sens, en suivant d’autres directions. Dans le cas de l’opéra pour Cage, il s’agit de faire un inventaire, de savoir combien d’opéras on peut compter dans le répertoire, combien de voix sont répertoriées, quel type de décors et costumes on peut trouver…30
Une fois que l’on a une ou plusieurs images de ce qu’est l’opéra, on les soumet au processus des opérations de hasard, qui viennent disloquer ce qui pourrait constituer une seule image dominante du passé. On procède ainsi à une réinvention du passé.

18 De même, il faut réviser l’avenir, car l’avenir est construit toujours dans un processus mental en rapport au passé et au présent. Il faut réviser les préjugés qui nous font construire l’avenir en le considérant comme une nécessité, une dérivation causale du passé et du présent. Ce faisant, affirme Cage, on fera du présent ce qu’il est. Ce faisant, le présent apparaît comme une option, une manifestation de vie parmi d’autres. Réinventer le passé c’est, de la sorte, l’intégrer dans le processus qu’est la vie, qu’est la nature.
Le montage de Bloch ou le collage de Cage s’opposent à la considération de l’histoire ou de la musique comme progrès et comme unité organique. Cage assume l’absence d’unité de l’œuvre musicale et montre, comme l’expose Charles, que la musique est un art du fragment, car elle s’écoule dans le temps. L’insistance sur la notion d’unité au long de l’histoire de la musique n’est peut-être qu’une « hypothèse critique » qui a relevé le fragment au rang de simple variation. En conséquence, explique Charles, le fragment serait dans le temps tandis que le tout ou l’unité se place hors du temps. Pour Charles, le déni du fragment s’appuie sur le postulat de l’irréversibilité du temps, c’est-à-dire la considération d’un maintenant exclusivement présent. À partir de cette position, l’écoute du maintenant se place sur la surface, tandis que la compréhension de l’unité de l’œuvre serait l’objet d’une écoute profonde. L’assujettissement de l’écoute à la mémoire réside dans ce postulat. En conséquence, le travail de Cage, en se détournant de l’unité, suppose la redéfinition du temps musical. Le maintenant chez Cage est le temps zéro de Christian Wolff, qu’assume une pluralité de temps.31  

« Conséquence : la musique, loin de se clore dans l’utopie d’un accomplissement aseptisé, ne sera elle-même que si elle admet les bruits extérieurs, adventices, au lieu de les rejeter ; à l’utopie (théorique) d’un tel rejet répond la pratique utopique de l’acceptation de tout ce qui advient, et donc du temps et de ce qu’il apporte. Une telle pratique sera chronique et non pas uchronique ; errante, nomade, et non claustrée dans la sédentarité d’une partition ; topique, contextualisante, écologique, et non u-topique ou eschatologique ; bref, non théologique (au sens de Dufrenne). »32

19 Charles trouve dans la notion d’utopie de Bloch un démenti de la considération linéaire de la musique, du temps et de l’histoire qui se voit accompli dans l’œuvre de Cage.

20La mémoire peut rendre le possible.

Notes   

1  Bloch E., Le Principe Espérance, T. III. Paris, Gallimard, 1991, pp. 552-553. Traduit de l’allemand par FranÇ oise Wuilmart.

2  Charles D., « La musique à Vincennes », Musique en Jeu, nº 18, avril 1975, p. 64. Dans ce dossier, on peut également lire l’information à propos de la création du Département de Musique à Paris VIII.

3  Charles D., “Musique et subjectivité”, in Le Temps de la Voix, Paris, Éditions Universitaires Jean-Pierre Delargue, 1978, p. 240. Il faut rappeler que, pour Dufrenne, l’art est une figure exemplaire de l’utopie et que l’utopie est invention. Cfr. Dufrenne M., Art et politique, Paris, Union Générale d’Editions, 1974, p. 315. En ce qui concerne la référence aux « figures processuelles », cfr. Bloch E., Experimentum mundi, Paris, Payot, 1981, p. 69 sq. Traduit et annoté par G. Raulet.

4  Charles D., “Figuration et Préfiguration : Notes sur quelques graphes instaurateurs”, in Musiques Nomades, Paris, Éditions Kimé, 1998, p. 112. Pour la référence à la faim chez Bloch cfr. Le Principe Espérance, T. I, Paris : Gallimard, 1976, pp. 84-87. Traduit de l’allemand par FranÇ oise Wuilmart.

5  Cfr. Bloch E., Le Principe Espérance, T. I, op. cit., pp. 242-245.

6  Cfr. Cage J., A Year from Monday, Middletown, Connecticut, Wesleyan University Press, 1968, Introduction, p. X.

7  Bloch E., Le Principe Espérance T. II, Paris, Gallimard, 1982, p. 177. Traduit de l’allemand par FranÇ oise Wuilmart.

8  Cfr. Bloch E., Ibid. p. 179 et 378 ; Luckács G., Histoire et conscience de classes, Paris, Les Editions de Minuit, 1960, p. 238. Traduit de l’allemand par Kostas Axelos et Jacqueline Bois.

9  Raulet G., Humanisation de la nature — naturalisation de l'homme. Ernst Bloch ou le projet d'une autre rationalité, Paris, Klincksieck, 1982, p. 27. Bloch E., Experimentum mundi, op. cit.

10  Cfr. Raulet G., op. cit., p. 14 et pp. 155-166 ; Olive J.-P., « La valeur utopique de la musique chez Ernst Bloch », Filigrane [En ligne], Numéros de la revue, L’individuel et le collectif dans l’art. Mis à jour le 30/05/2011. URL : http://revues.mshparisnord.org/filigrane/index.php?id=247

11  Habermas J., “Un Schelling marxiste”, Profils philosophiques et politiques, Paris, Gallimard, 1974, pp. 193-214.

12  Bloch E., L’esprit de l’utopie, (version de 1923 revue et modifiée), Paris, Gallimard, 1977, p. 191. Traduit de l’allemand par Anne-Marie Lang et Catherine Piron-Audard.

13  Ibid., p. 197. Cette expérience de la musique se présente dans Le Principe Espérance à travers le mythe de l’origine du syrinx qu’Ovide raconte dans les Métamorphoses.

14  Charles D., « Musique, expression, liberté », in La fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, p. 183.

15  Comme le montre Gilles Deleuze, maitre cher à Charles, dans Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Les éditions de minuit, 1968. Pour la citation cfr., p. 299. La référence au son chez Bloch se trouve dans L’esprit de l’utopie, op. cit., p. 148.

16  À ce propos voir : Weigand K.-H., « Ernst Bloch - Une introduction », in Revista Filosófica de Coimbra, n.° 13 (1998 ), p. 80 et Olive J.-P., « La valeur utopique de la musique chez Ernst Bloch », in Filigrane [En ligne], op. cit.

17  Charles D., « Avant-propos » in La fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique, op. cit., p. 2.

18  Charles D., “Musique et an-archie”, in La fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique, op. cit., p. 286. Pour la référence à Bloch voire : L’esprit de l’utopie, op. cit., p. 148.

19  Bloch E., L’esprit de l’utopie, op. cit., p. 147.

20  Bloch E., Le Principe Espérance t. II, op. cit., p. 179. Pour la “tension de la volonté” cfr. L’esprit de l’utopie, op. cit., p. 173.

21  Cfr. Charles D., “L’expérience du non-vouloir”, in Gloses sur John Cage, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, pp. 61-72.

22  Cette notion apparaît chez Bloch E., Héritage de ce Temps, Paris, Payot, 1978. Traduit par J. Lacoste. De même, dans Sur le concept d’histoire (1940) de Walter Benjamin, l’histoire ne se compose pas d’un temps linéaire et homogène mais d’un temps plein, d’un temps-maintenant (Jeitzeit).

23  Bloch E., Sujet-Objet. Éclaircissements sur Hegel, Paris, Gallimard, 1977, p. 10. Traduit par Maurice P. de Gandillac

24  Bloch E., Héritage de ce temps, op. cit., p. 9. « [...] le montage arrache à la cohérence effondrée et aux multiples relativismes du temps des parties qu'il réunit en figures nouvelles. Ce procédé n'est souvent que décoratif, mais c'est souvent déjà une expérimentation involontaire, ou, quand il est utilisé sciemment, comme chez Brecht, c'est un procédé d'interruption, qui permet ainsi à des parties fort éloignées auparavant de se recouper. Ici, grande est la richesse d'une époque à l'agonie, d'une étonnante époque de confusion où le soir et le matin se mêlent dans les années vingt. Cela va des rencontres à peine ébauchées du regard et de l'image jusqu'à Proust, Joyce, Brecht et au-delà. C'est une époque kaléidoscopique (eine kaleidoskopische Zeit), une "revue". », p. 11.

25  Dans son ouvrage Sens Unique de 1928, Benjamin aborde la question du montage comme action politique, bien que, comme le montre Georges Didi-Huberman, de faÇ on différente de Bloch. Si pour Bloch le montage correspond avec la modernité, pour Benjamin il suppose une « manière philosophique de remonter l’histoire ». Ce remontage peut être une remontée vers l’origine ou, au contraire, un remontage du contemporain. Cfr. Didi-Huberman G., Quand les images prennent position. L’œil de l’histoire, I, Paris, Éditions de Minuit, 2009, p. 130.

26  Charles D., « Le Pêle-mêle de Protée », in Musiques nomades, op. cit., p. 33 ; Bloch E., Héritage de ce temps, op. cit., p. 231.

27  Le musicien explique que la situation de cirque est créée par l’exécution simultanée d’un minimum de deux œuvres distinctes.

28  Bloch E., Héritage de ce temps, op. cit., p. 191.

29  Kostelanetz R., Conversations avec John Cage, Paris, éd. des Syrtes, 2000, p. 318. Traduit et présenté par M. Dachy.

30  Tout cela implique un travail de recherche qui ne vise pas à récréer les œuvres. À propos de son procédé, Cage rappelle l’origine du mot inventer, l’invenire latin qui nous remet au verbe trouver. Inventer dans ce sens signifie trouver et faire l’inventaire, c’est que fait le musicien avec le répertoire.

31  Charles expose cette questions dans “L’esthétique du fragment dans la musique contemporaine », in http://ias-server.musabi.ac.jp/mov/charles/dc/dc-esthetique_du_fragment.pd (Consulté le 25 octobre 2012). La question de comment une temporalité multiple peut se déployer en temps de présence est traitée en particulier dans « Le pêle-mêle de Protée », où Charles met en dialogue Heidegger et Cage tout en travaillant aussi la pluralité de temps de Bloch. In Musiques nomades, op. cit., pp. 24-36.

32  Charles D., “Pratiques utopiques” p. 269 in Gloses sur John Cage, op. cit.

Citation   

Carmen Pardo Salgado, «Pratique et théorie du possible concret», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et Utopie, mis à  jour le : 27/02/2014, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=644.

Auteur   

Carmen Pardo Salgado