Logo du site de la Revue d'informatique musicale - RFIM - MSH Paris Nord

La musique du premier baroque
Ou la musique sublime d’une société perverse

Joël Heuillon
mai 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.141

Résumés   

Résumé

La société baroque, société de cour où le Pouvoir se met en scène dans toute sa hiérarchie, s’est dotée de représentations multiples constituant autant de discours légitimants pour le Prince et d’occasions de sujétion pour le courtisan ; mais parfois aussi d’occasions d’élévation et cela grâce à la diligence des artistes qui ont su, répondant aux attentes officielles du Prince, poursuivre leurs objectifs artistiques propres et proposer ainsi des œuvres sachant provoquer par la meraviglia l’union harmonieuse de la raison et des passions.

Abstract

Baroque society was court society, where Power produced a theatrical spectacle with all its hierarchical levels. It was endowed with many kinds of representation that provided countless legitimizing discourses for the Prince and occasions for the subservience of courtiers. But it also had uplifting moments, thanks to the diligence of artists who, responding to the official demands of the Prince knew how to pursue their own artistic objectives and proposed works eliciting meraviglia [marvel], thereby provoking the harmonious union of reason with the passions.

Index   

Notes de la rédaction

N. B. La traduction des textes italiens a été réalisée par l’auteur. L’orthographe d’origine a été conservée dans les citations de Mersenne.

Texte intégral   

1À la fin du XVIe siècle, alors que l’Ecclesia catholicon1 voit son empire vaciller, tant sur le plan temporel (le nord de l’Europe et l’Angleterre sont devenus protestants, les Turcs sont aux portes de la chrétienté…) que spirituel (la Réforme, Copernic, Bruno, Galilée…), les princes séculiers, en mal de stabilité, se renforcent. La monarchie absolue, légitimée par le droit divin, s’installe progressivement, avec comme corollaire le développement de la vie de cour et la transformation des aristocrates-seigneurs, anciens rivaux en puissance, en courtisans dévoués. Dans le triangle de la communication du premier baroque à l’œuvre dans cette société de cour, nous trouvons un pluri-locuteur (le prince relayé par les artistes) qui, par le biais des représentations artistiques, s’adresse à ses sujets (plus particulièrement aux courtisans), à ses pairs et à la postérité. Ce cadre sera le moteur des grandes évolutions de la musique profane au début du XVIIe siècle, dont nous examinerons quelques procédures de mise en œuvre2.

2Dans le cadre de sa noble mission civilisatrice, à l’image du Christ et d’Orphée, le prince éloquent, véritable « Hercule gaulois », poursuit avec ostentation le projet d’une civilisation des mœurs, prônant la maîtrise de soi par l’exercice plein et entier de la « raison droite » (orthos logos, garante de « l’action droite ») et des vertus3, en vue notamment de dominer les passions ; cet exercice est censé garantir à chacun le salut (la vraie vie, éternelle). Tout cela dans un État paisible et prospère, en parfaite conformité avec le projet chrétien4, dont le prince est garant de l’harmonie, comme Dieu l’est de celle qui régit le Cosmos5. Mais le prince, a priori maître de son affectivité et de son expression, est seul face à ses sujets, au monde, à Dieu et à la postérité. Dans l’objectif plus pragmatique de se maintenir au pouvoir et de pérenniser sa dynastie, après la conquête du trône et l’annihilation de ses rivaux, par lui ou par ses ancêtres, le prince divise pour régner ; possédant le monopole de la violence « légitime » sous forme préventive autant que répressive, dispensant les biens et les fonctions, il contrôle l’État, les mouvements, les esprits (la police, la rumeur, la vie de la cour, l’étiquette…). Il « civilise » ses sujets, ses courtisans, moins pour les élever que pour les neutraliser.

3Le courtisan, a priori maître de son affectivité et de son expression6, est également seul, entre un prince à qui il doit plaire (car il dépend de lui pour sa survie) et des pairs qui sont autant de rivaux potentiels ; il obéit, sert et aime son souverain (investi de la légitimité du droit divin) ; il joue le jeu (se soumet en apparence, ou pas7, aux rituels curiaux) ; il passe son temps à tenter de déchiffrer l’autre, à dissimuler son intériorité et à simuler pour autrui ce qui sert ses intérêts. Dans ce régime duplice d’être-au-monde basé sur la dissimulation et la simulation, où le discours est en contradiction avec le réel, il préserve sa part de liberté en son for intérieur8 et tisse à l’extérieur les apparences qui le servent. Dans cet univers hostile, il développe un mode de pensée réticulaire, nourri des catégories de la rhétorique et de la philosophie morale. Loin de devenir apathique, il devient un homme sans expression propre, parfait miroir alors d’un prince qui y voit ce qu’il attend d’y voir. La cour était une structure perverse où le prince, tout en prônant – en particulier au travers des représentations – l’exercice de la vertu et de la raison dans la perspective du Salut, enfermait le courtisan dans une vie totalement empreinte de passions9 et de péchés (capitaux !)10 : l’envie et la haine (envers les autres courtisans) ; la crainte (du prince, de ses pairs…) ; l’orgueil et la vanité (tenir son rang) ; la paresse (l’otium ou nobile diporto, noble divertissement de l’aristocratie) ; la cupidité (obtenir la grâce du prince et de substantiels revenus) ; les excès (hybris) résultant d’une vie où règnent l’abondance et le luxe (« gloutonnie » et luxure) ; le désir et le plaisir (le train de la cour, les fêtes, les réjouissances…) etc. Le prince n’avait en effet aucun intérêt à ce que les courtisans deviennent de parfaits sujets, agissant toujours selon la raison et la vertu. C’était là un « projet d’homme » plutôt proche du modèle stoïque et très dangereux pour le prince. Le plein exercice de la raison et de la vertu (ce juste milieu libératoire, entre l’excès et le défaut), en permettant d’appréhender la vanité et les dangers de la vie de cour, aurait rendu de tels courtisans plus difficiles, voire impossibles, à manipuler, ils auraient alors constitué une menace potentielle et perpétuelle11… À la cour, le courtisan était plongé dans un système de relations (avec tous les autres présents ou absents) porteuses d’un enjeu, sources de tensions qui ne le quittaient donc jamais cependant qu’il devait agir et donner le change dans le réel de l’instant. Cette gestion « polyphonique » des relations et des tensions fait écho à sa structure « réticulaire » de pensée et de lecture.

4La duplicité du courtisan était une juste réponse à la structure perverse de la cour, ce théâtre où la profusion des signes constituait autant de mensonges et où, paradoxalement, les représentations artistiques, ces mensonges « honnêtes » ne prétendant pas rivaliser avec le réel, grâce aux artistes, sortiront grandies12. Dans l’arsenal du prince, qui comprenait la « violence légitime » (justice, armée, police) mais aussi, en creux, la faiblesse des sujets et leur atomisation, la peur…, la musique est, au même titre que toutes les représentations artistiques, un discours qui s’inscrit, par une stratégie visant à plaire et à séduire, dans la tradition rhétorique13 des discours épidictique et démonstratif : légitimer la présence du prince et donner de lui une image vertueuse et glorieuse, légitimer et maintenir l’ordre établi, asseoir sa dynastie. Dans l’Antiquité, le discours épidictique (par exemple l’éloge de l’athlète vainqueur), en ré-énonçant devant tous les valeurs qui fondaient le lien social, agissait comme une sorte de rituel analytique, légitimant et renforçant la doxa en cours. Depuis la Renaissance – et cela durera tout au long de l’époque baroque –, ces fonctions légitimante et renforçante seront assumées par les représentations artistiques, les nombreuses fêtes (environ 80 jours par an étaient chômés pour des occasions religieuses ou dynastiques), les spectacles de cour, et les rituels curiaux (« étiquette ») et civils (« processions ») qui mettent en scène l’architecture du pouvoir. Lors de toutes ces occasions, on se (re-)dit comment l’homme se situe dans son rapport privilégié et fragile à Dieu ainsi que dans son rapport au prince, et combien le prince est grand et paré de vertus. Ainsi, l’Orfeo14 d’Alessandro Striggio, mis en musique par Claudio Monteverdi en 1607, est-il, au-delà d’une nouvelle puissante manière de raconter l’histoire (critère de la valeur artistique), une évocation de l’homme (quiconque, le courtisan, le prince) qui, soumis à ses passions, sombre dans l’excès et se perd ; c’est alors une mise en scène du chrétien en « contrevenance » à toutes les vertus (cardinales et théologales) ; une figure du courtisan flatteur dont le brillant déploiement rhétorique connaîtra l’échec, cependant qu’il aura l’oreille du souverain en se montrant sincère ; une démonstration de l’inefficience et de la vanité d’une rhétorique insincère et manipulatrice alors que, basée sur le vrai, elle devient efficace ; une figure enfin du chrétien qui, reconnaissant ses erreurs (confession), gagne le pardon du Père et connaîtra la Rédemption. L’Euridice d’Ottavio Rinuccini, mise en musique par Jacopo Peri en 1600, nous montre combien, lorsque le prince est sous l’emprise de passions irascibles (amour, désespoir, colère, audace…), l’harmonie est mise en péril et comment celle-ci sera restaurée par les exploits d’Orfeo et la force de l’amour qui unit les souverains. Pluton y incarne une figure de souverain magnanime. Sa structure réticulaire et polyphonique des modes de pensée et de gestion des relations permettait au courtisan une réception particulièrement « pleine » et puissante de ces discours à « strates ». Les courtisans constituaient, au-delà de tout ce qui en a été dit, un public raffiné, possédant les moyens de juger finement de la mise en œuvre des divers arts contribuant, dans la fusion, à la favola in musica.

5L’histoire de l’art n’a enregistré, dans ces périodes, que l’art officiel ; l’artiste privé de commanditaire (laïc ou clerc) n’avait ni l’espace ni les moyens d’œuvrer. L’artiste « maudit » est quasi inexistant avant l’artiste free lance du XIXe siècle. Il semble qu’il y ait eu en ces époques une sorte d’accord tacite entre les princes commanditaires et les artistes. En échange d’une sujétion systématique, et dans l’acceptation du « cahier des charges » – le programme énoncé par le prince –, l’artiste avait toute latitude, y compris novatrice, sur les plans langagier et formel, voire générique. Giason Denores, humaniste vénitien, explique, au travers d’une sorte de philosophie de l’histoire de l’art (discours publié à Padoue en 1586) :

« […] Les dirigeants les plus lucides des républiques, qui instituèrent en toute conscience les rassemblements des hommes, considérant comment ceux-ci étaient composés d’une âme et d’un corps (et ainsi, pour l’une et l’autre, avaient coutume de prendre quelque récréation) ont fait de sorte (avec l’organisation la plus prudente) que l’on propose pour le divertissement public des citoyens diverses images, diverses fêtes, différentes sortes de musiques et de poésies, toutes devant concourir cependant à leurs bénéfices et à la conservation d’une république aussi bien organisée ».

6Cette position est énoncée également par Lorenzo Giacomini, musicien et humaniste florentin, lié au cénacle du comte de Bardi, et membre de l’Accademia de gli Alterati où il tint un discours (De la purgazione de la tragedia), en 1586, sur divers aspects de la Poétique d’Aristote :

« […] La fin du poète tragique est de composer une tragédie selon les préceptes de l’art, que l’on puisse, ainsi que tout autre poème, utiliser à des fins diverses, dont la considération, pour ce qui en concerne les raisons, appartient au politique, qui constitue la cité ou bien la gouverne […]. La poésie doit être utilisée non pour une fin seulement mais pour plusieurs selon la diversité des poèmes et des auditeurs. Nous comprenons toutes ces fins sous le nom de l’utile, car, avec Aristote, nous les réduirons à la détente et au repos du labeur et des efforts, tout comme le noble divertissement de l’esprit par la connaissance du raffinement de l’œuvre, à l’utile, de même la catharsis et l’éducation. Les deux premières sont communes à toutes les sortes de poésie, l’une cependant appartient aux hommes intelligents, l’autre indifféremment à tous. Les deux autres sont propres à des poèmes particuliers car la catharsis n’a lieu que là où l’on exprime des passions vigoureuses et il est certain que certains poèmes n’ont pas la puissance de servir la vertu et d’améliorer les mœurs […]. La considération [de ces fins] outrepasse les limites de l’art poétique et relève d’une science supérieure, à savoir la politique […] ».

7C’est alors une position partagée largement.

8La musique religieuse, depuis le XVe siècle, s’était donné pour objet de représentation la Musica Mundana – l’harmonie théorique qui règne dans le cosmos – et se déployait dans le style polyphonique franco-flamand, métaphore sonore efficace de la Musique des sphères, de l’Harmonie universelle. Le développement de la vie de cour vit apparaître à Florence le madrigal au XVIe siècle, puis, pour combler le manque d’un genre profane noble, la favola in musica. L’objet de représentation devint alors la Musica humana : harmonie théorique qui résulte de la cohabitation pacifique de l’âme – parcelle divine – avec le corps – matière corruptible – dans ce microcosme qu’est l’homme, reflet du macrocosme. La représentation, véritable « psychomachie », portera bien sûr sur les troubles provoqués en cette harmonie par les passions, inversant le rapport, donnant au corps le pouvoir sur l’âme. Le changement apparent d’objet de la représentation n’est en réalité qu’un déplacement de degré, et montrer l’une (musica humana) c’est montrer l’autre (musica mundana) par son « reflet ». Restaurer l’une, c’est restaurer l’autre. L’état « critique » mis en scène est presque toujours un état irascible de l’amour contrarié. Or l’amour est ambigu, vertu cardinale mais aussi passion, posture chrétienne par excellence mais également évocation d’Éros (démiurge ordonnateur du Kosmos). Il est facile d’imaginer comment, par le jeu métaphorique et concettiste, le poète donnera à cet amour humain inscrit dans la nature (physis), une résonance ou une dimension métaphysique ; ce qui en soi constitue de manière « subliminale » une énonciation du contrat reliant l’homme à Dieu. Le texte du madrigal, représentant dans sa brièveté un instant de l’état de crise que les passions provoquent, était un tour de force en soi, d’une extrême virtuosité, exprimant pour la énième fois le désir et les souffrances (oxymore) de l’amant repoussé, ignoré, abandonné. La manière de le dire, en particulier par le concetto15, en libérant, à la fin du texte, une concentration de sens divers (du plus concret jusqu’au plus abstrait), requiert la plus grande compétence chez le compositeur. Le madrigal se développera de manière propre à partir du style franco-flamand, polyphonique.

9Faisant la synthèse des innovations expressives du madrigal et des expérimentations textuelles et musicales (monodie et basse continue) menées dans les académies autour de la réflexion sur le renouvellement de la tragédie, la favola in musica permettra la représentation efficace et vraisemblable de passions articulées dans une longue séquence qui se superpose parfaitement au schéma tragique. Cette œuvre musicale complexe était d’emblée une œuvre à plusieurs mains.

10Lors de l’inventio, apparaissent d’une part la cause finale dernière, dans laquelle la définition de l’utilité de l’œuvre est réservée au prince (qui, s’il ne le délègue pas à un lettré de son entourage, déterminera le support, le format – genre –, le contenu idéologique, voire le thème – historique, mythologique…), d’autre part la cause finale prochaine où la poursuite d’objectifs artistiques (et/ou sociaux) propres est le fait du poète et du (ou des) compositeur(s).

11Lors des dispositio et elocutio, se produit la mise en œuvre, par le poète (livret) puis par le compositeur (favola in musica), des procédures poétiques (inspiration16, façonnement de l’œuvre selon les préceptes de l’art).

12Lors de l’actio, se réalisent l’incarnation, selon les procédures de l’hypocrisis, par les interprètes, du discours poético-musical et la délivrance du propos (energeia et contenus sémantiques et pathétiques qu’elle véhicule).

13L’efficacité résidait bien sûr dans la qualité nécessaire de la chaîne poétique proprement dite, mais aussi dans la compétence singulière des récepteurs.

14Les créateurs du temps partageaient le souci d’une réception efficace qui serait le signe de la qualité de l’œuvre et le moyen pour eux, en remplissant leur contrat vis-à-vis du commanditaire, de durer socialement. Ce souci concernait également le texte et la musique, devant l’un et l’autre être de très haut niveau.

15Pour ce qui concerne le texte, le concetto, signification « concentrée », ne se déploie efficacement, selon Le Tasse, que par l’energeia, c’est-à-dire l’image produite par une ou x figures. Le texte, dans sa dimension orale porte déjà souvent en lui des propositions efficaces. Par exemple, dans l’Euridice de Jacopo Peri, l’on évoque ainsi la pâleur soudaine d’Euridyce après la piqûre : « come raggio di sol che nube adombri » (« comme un rayon de soleil qu’un nuage obscurcit »). L’image est fabriquée au fil du texte par la succession des voyelles ouvertes (soulignées) pour évoquer le rayon de soleil et des voyelles fermées (en gras) pour représenter le nuage. Un peu plus loin, après un long soupir et comme accourent ses compagnes, « alors s’abandonnant, elle se laissa choir dans les bras d’autrui » : « et ella in abbandono tutta lasciossi allor nell’altrui braccia », la surabondance des doubles consonnes « donne à voir », lors de la déclamation en italien, une structure de chute avec paliers successifs.

16Les choix musicaux sollicités par le texte doivent ensuite renforcer17 puissamment18 l’image en mouvement au fil du discours, ce qui permettra au sens éventuellement pluriel de se déployer, par cette dramatisation/esthétisation, auprès de « ceux qui savent entendre ».

17Ce souci d’efficacité va pousser les compositeurs à une utilisation judicieuse et discrète de l’usage des pouvoirs de la musique et non pas à la poursuite chimérique d’une musique qui saurait dire par elle-même. Elle se pense comme serva dell’oratione19, le texte constituant l’âme et la musique le corps ; cet artefact, œuvre de l’homme, constituant à nouveau un reflet, inférieur en hiérarchie, de l’harmonie du Monde. Selon un constat réitéré de l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle, la musique possède en soi des pouvoirs puissants sur les esprits des récepteurs. Marin Mersenne écrit (Harmonie universelle, Livre second des Chants, Proposition II, 1636) :

« Les airs peuvent représenter les divers mouvemens de la mer, des cieux, & des autres choses de ce monde, d’autant qu’on peut garder les mesmes raisons dans les intervalles de la Musique qui se rencontrent aux mouvemens de l’ame, du corps, des Elemens, & des cieux. De là vient que la Musique sert plus à la vie Morale, & est plus propre pour les mœurs que la peinture, laquelle est comme morte, mais la Musique est vivante, & transporte en quelque façon la vie, l’ame, l’esprit & l’affection du Chantre ou du Musicien, aux oreilles & dans l’ame des auditeurs ».

18Plus loin (Livre sixiesme de l’art de bien chanter, De la musique accentuelle, Proposition XVI), il ajoute à propos des accents de la passion :

« Or il est malaisé de croire la force desdits accents, si l’on ne les a experimentez, laquelle est si grande que ceux qui les font bien à propos peuvent faire trembler leurs auditeurs. […] Car l’esprit & l’oreille des auditeurs ont un certain rapport à des tons, & à des accents qui sont capables de les esbranler, & qui frappent si puissamment, lors que les paroles s’y rencontrent, que l’Orateur les conduit où il veut ».

19Il faudra donc que le compositeur, conscient de ces pouvoirs, en use à propos, c’est-à-dire au service efficace d’un texte. Giovanni de Bardi était un peu plus précis (« Discours envoyé à Giulio Caccini, dit le Romain, sur la musique antique et la manière de bien chanter », 1578) :

« Car ils le savaient bien ces grands philosophes qui comprenaient la Nature, que dans la voix grave résident le lent et le somnolent, dans la médiane le calme, la majesté et la magnificence et dans l’aiguë, le lamentable et une offense importante de l’oreille. Qui donc ignore, que les ivrognes et ceux qui somnolent parlent généralement dans le grave et lentement, que les hommes importants discourent d’une voix médiane, calme et magnifique et que ceux qui sont en colère ou affligés par de grands maux, s’expriment dans l’aigu et de manière animée (concitata). À ce propos, Aristote nous dit à la fin de la Politique (8.1340a)20, que dans les chants et les rythmes se trouvent les représentations de la colère et de la mansuétude, de la force ou de la tempérance, et de toutes les autres vertus morales ainsi que des choses qui leur sont contraires ».

20Ces parentés entre certains mouvements de l’âme et certains éléments musicaux semblent plus explicites si l’on se réfère, comme Bardi – puis comme Monteverdi lui-même dans la préface du Livre VIII de ses Madrigaux en 1638 –, à la tradition physiognomonique21. Vincenzo Galilei (Dialogo della musica antica & moderna, Florence, 1581) conseillait aux compositeurs de considérer, au spectacle des Zanni (célèbre troupe de comédiens dell’arte), la manière de parler, l’usage des tessitures, la dynamique, les accents et les gestes, le tempo, les incarnations sociales diverses (du prince à la prostituée), leurs manières de communiquer et les incarnations pathétiques diverses :

21« […] afin que de tels éléments, bien connus et analysés attentivement, l’on puisse retirer une norme de ce qui convient pour l’expression de n’importe quelle idée qui se présente […]. Le musicien antique, pour chanter telle poésie, examinait d’abord avec grande attention la qualité de la personne qui parlait, son âge, son sexe, son interlocuteur, ce qu’elle cherchait, par cela, à faire, toutes idées que le poète avait d’abord vêtu de mots choisis, opportuns et que le musicien exprimait ensuite avec tel ton, tels accents et gestes, avec telles qualité et quantité de sons et de rythmes qui convenaient en cette action à ce personnage ».

22Ce recours aux comédiens comme modèles à imiter lors du processus de mise en musique, souvent proposé, sera utilisé plus tard par Lully lorsqu’il élaborera le récitatif français.

23Les éléments de type physiognomonique indiqués par Bardi permettent de représenter la passion à l’œuvre ; les propositions de Galilei permettent d’envisager la construction du caractère théâtro-musical de manière cohérente, tout comme le fait, dans le cadre de la rhétorique, l’orateur élaborant ses arguments éthiques.

24À partir de toutes ces approches et de toutes les expérimentations menées, s’est ainsi élaboré un code « ouvert »22 de représentation musicale nourri par :

  • La représentation vraisemblable du temps dynamique des passions et des actions par une conception nouvelle de la traduction sensible des signes musicaux ; le chanteur peut dès lors, selon la nature prosodique ou métrique de la syllabe, mais surtout selon la passion représentée et le degré d’intensité de celle-ci, modifier d’une part le tempo du récit, d’autre part le rapport des longues aux brèves ; tout cela est désormais possible grâce à la basse continue comme nouveau moyen d’accompagner la monodie.

  • L’intégration de données liées à la tradition physiognomonique, dont on pense qu’elles favoriseront l’efficacité de la mimesis puis de l’identification fine à réception (par exemple les couples grave-lent pour la prière, medium-modéré pour la majesté ou la vertu, aigu-rapide pour la colère).

  • Des gestes liés à la tradition rhétorico-théâtrale de l’actio ; ils comprennent : exclamations, attaques, accents, forte, piano, messa di voce ; couleurs de la voix ; éléments visuels (corps, visage). Le tout est au service, dans la représentation, de l’articulation des diverses phases de la séquence pathétique selon les modes de la transition, de l’amplification ou du contraste, afin de garantir la vraisemblance et la variété.

  • Des choix de dispositio et d’elocutio, dans un cadre d’invention sans cesse renouvelée.

  • On opère des choix judicieux, selon la convenance rhétorique, c’est-à-dire en adaptant le juste moyen musical au propos poétique, afin de « ne pas vêtir du même costume le veuf et l’époux », comme l’écrivait Caccini dans les Nuove Musiche en 1602 ; on discerne, parmi tous les procédés d’écriture et tous les éléments de langage et de forme, lesquels, associés à un sens particulier, seront à même d’en exprimer au mieux l’énergie. On pourrait dire ainsi que Monteverdi, dans l’Orfeo et les Vêpres de la Vierge (début du XVIIe siècle), puis dans le Livre VIII des Madrigaux (1638), a procédé à un catalogage du « comment la musique permet au mieux de dire », dans sa fusion avec la poésie.

  • On garantit une cohérence transversale (par exemple, dans l’Euridice de Jacopo Peri, usage de tons associés : au mariage d’Orphée et Euridyce, aux lieux de la mort – tragédie, bosquet, enfers –, à la mort elle-même… ou, dans l’Orfeo, usage d’instruments liés à des situations identifiables), ce qui permet, en l’absence de grandes formes, d’unifier l’œuvre autrement que par le seul texte.

  • On garantit la cohérence et la permanence du personnage par la tessiture utilisée, le ton où il s’exprime lorsqu’il est maître de lui-même, les tons qu’il utilise dans les moments pathétiques (cf. l’Orfeo).

  • On utilise des éléments sémiotiques (« clichés musicaux ») : le concitato pour exprimer la colère (la guerre), le tétracorde « mélancolique » associé au lamento

25Comme en attestent nombre de témoignages, la musique associée à la poésie a su se doter de moyens d’une extrême efficacité pour représenter les passions23. Voici celui de Marin Mersenne (Harmonie universelle, Livre second des Chants, Proposition XXVI) :

« La Musique separe en quelque maniere l’esprit du corps, & le met dans un estat, où il est plus propre à la contemplation qu’à l’action, & consequemment que le Chant venant à cesser, il se trouve tout estonné de se voir privé du grand contentement qu’il recevoit dans l’estat d’abstraction, où la Musique l’avoit transporté. Et parce que les sons & les mouvemens des airs tristes font une plus forte impression sur l’esprit, ils le ravissent dans une plus profonde speculation ; & lors qu’il est contraint de la quitter, il luy semble qu’il sort d’une grande lumiere pour rentrer dans des tenebres fort epaisses. Cecy estant posé, ie dis que l’on n’ayme pas la tristesse, quand l’on ayme les airs lamentables, mais que l’on ayme l’estat de separation, auquel se trouve l’ame dans la contemplation de ces airs ».

26La réalisation de l’energeia (image), à réception, produit un effet puissant, la meraviglia (« sublime »), qui bouleverse l’être, le transporte dans la contemplation. Nombre de textes au début du XVIIe siècle (Giusiniani, Della Valle, Maugars, Binet) témoignent de l’efficacité de la musique par la description des effets qu’elle a produits à réception.

27La société de cour a démontré sa capacité à durer, fondée tant sur l’emploi de la force que sur l’usage de la séduction rhétorique. Il est évidemment impossible de mesurer efficacement si, combien et comment les représentations artistiques, par le biais de la catharsis (le cas échéant) ou de l’édification, y ont contribué. Pour notre part, nous pensons qu’il conviendrait de minimiser ces effets directs, mis en avant par les théoriciens et les commanditaires, comme autant de vœux pieux, masquant un compromis de fait entre un discours officiel incontournable (le bien, le juste, le bon et le beau triomphent avec le retour de la raison et la victoire de la vertu ; le prince tient discours) et la concession faite au plaisir de la réception (représentation raffinée et puissante). Ce compromis était d’ailleurs dénoncé par les tenants du discours anti-théâtral, qui n’étaient pas dupes d’une fin vertueuse, et voyaient les spectacles comme des lieux de promotions des dérèglements de l’âme. Le discours artistique, dans une posture délicate, permettait peut-être de représenter en fin de compte un être « unifié », doté d’une âme certes, mais aussi d’un corps bien présent. L’une et l’autre, pris en compte dans le discours poético-musical, au travers « d’arguments »24 relevant du logos comme de l’ethos et du pathos, donnaient à voir un être fait de matière « vile » et d’une parcelle d’âme divine, un microcosme, reflet parfait alors de la Création tout entière. Le compromis (qui durera au moins deux siècles dans les pratiques) est peut-être alors à lire comme le signe d’une réussite des arts à représenter les acteurs sociaux de son temps, permettant à tous de se retrouver inscrits dans les discours mêmes. L’art réussissait à concilier les attentes de tous, le prince tient discours et, sans illusion pour autant sur les effets tangibles d’une efficience de ses propos, se contente d’être écouté ; le courtisan, même s’il est, à l’occasion, mis en scène selon les désirs du prince, devient le récepteur privilégié de représentations d’un raffinement et d’un niveau de facture exceptionnels, rendant alors justice à ses qualités propres. Dans le cadre de ces représentations, les artistes offraient aux courtisans un espace valorisant. La mise en œuvre effective de l’effet poétique (« sublime », meraviglia) sur le récepteur, permet ce miracle singulier de réunir les passions (celles ressenties en phase avec le propos déployé, ainsi que le plaisir) et la raison, dans un foisonnement poétique puissant. Cette restauration de la raison (impossible dans un régime pathétique de l’âme, dans le cadre social quotidien de l’émergence des passions) est alors un autre noble effet de l’art. Cet effet puissant est cultivé et mis en œuvre par les arts dans la perspective d’une légitimation qui les distinguerait des arts mécaniques. Les courtisans y trouvent paradoxalement, au sein de la cour, le seul espace d’élévation.

Bibliographie   

Sources primaires

Torquato Acetto, De l’honnête dissimulation, trad. Mireille Blanc-Sanchez, préf. Salvatore S. Nigro, Lagrasse, Verdier, 1990.

Aristote, Rhétorique, trad. C. E. Ruelle, Paris, LGF, 1991 ; Poétique, trad. M. Magnien, Paris, LGF, 1990.

(dei Conti di Vernio), Giovanni (Maria) de’Bardi, « Discorso mandato a Giulio Caccini detto Romano sopra la musica antica, e’l cantar bene », 1578, in Lyra Barberini, in Solerti, 1903.

Caccini, Giulio, Préfaces aux Nuove Musiche 1602-1614, trad. Joël Heuillon et Francis Saura, Lille, Cahiers GKC, 1995.

Giason Denores, Discorso, Venise, 1586, édité in Weinberg.

Vincenzo Galilei, Dialogo della musica antica & moderna, Florence, Marescotti, 1581.

Lorenzo Giacomini de’Tebalducci Malespini, De la purgazione de la tragedia, Florence, Accademia degli Alterati,1586, édité in Weinberg.

Girolamo Mei, Discorso sopra la musica antica e moderna, Venise, 1602.

Marin Mersenne, Harmonie universelle, Paris, 1636 (repr. CNRS, Paris, 1963).

Claudio Monteverdi, Orfeo, Venise, 1609, reprint Florence, Spes, 1996.

Pierfrancesco Rinuccini ( ?), a cura di Paolo Fabbri e Angelo Pompilio, Il Corago, o vero alcune osservazioni per metter bene in scena le composizioni drammatiche, [1628/37 ?], Florence, Leo S. Olschki Editore, 1983.

Jacopo Peri, Le musiche sopra l’Euridice, Florence, Marescotti, 1600 (fcs Forni, Bologne, 1995).

Sources secondaires

Norbert Élias, La civilisation des mœurs, 1973 ; La dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975 ; La société de Cour, Paris, Calmann-Lévy, 1974 et Flammarion, 1985.

Françoise Graziani, « Le concetto dans le sonnet », in Le sonnet à la Renaissance, sous la dir. d’Yvonne Bellenger, Paris, Aux amateurs de livres, 1986 ; « Le miracle de l’art : Le Tasse et la poétique de la Meraviglia », in Revue des études italiennes, (t. XLII, 1-2), Paris, 1996.

Gaëtane Lamarche-Vadel, De la duplicité (les figures du secret au XVII e siècle), Paris, La Différence, 1994.

Bernard Weinberg, (a cura di) Trattati di poetica e retorica del cinquecento, volume terzo, Bari, Laterza, 1972.

Claude V. Palisca, The Florentine Camerata, New Haven et Londres, Yale University Press, 1989.

Donatella Restani, L’itinerario di Girolamo Mei dalla « poetica » alla musica, Florence, Olschki, 1990.

Notes   

1 « assemblée universelle ».

2  Nous pourrions aborder la musique religieuse, dans ses cadres spécifiques, et aboutir à des conclusions similaires ; nous verrions combien ses évolutions langagières et formelles ont été le résultat du projet manipulatoire de ses commanditaires – au sein des stratégies séductrices de conservation (de l’audience préservée) et de (re)conquête (de l’audience perdue ou à gagner), par un usage maximaliste des arts, de la Contre Réforme –, mais cela excéderait les limites de ce texte.

3  Les vertus cardinales (prudence, tempérance, force – de l’esprit – et justice), ajoutées aux vertus théologales (foi, charité – espèce de l’amour – et espérance).

4  L’histoire ne nous semble plus à faire de la collusion de l’aristocratie avec le clergé ; issus de la même classe, ils poursuivaient les mêmes intérêts et, par leur position dominante, ils établissaient la société des hommes selon leurs impératifs, se légitimant les uns les autres, tour à tour, selon les nécessités.

5  Au Kaos (caractérisé par l’état d’indétermination de la matière), le démiurge a fait succéder le Kosmos (« ordre et beauté »), donnant forme à la matière, la disposant selon un ordre, permettant aux contraires de cohabiter dans une harmonie universelle.

6  Le prince et les courtisans reçoivent à peu près la même éducation, basée sur une connaissance fine de soi permettant la mise en œuvre de procédures destinées à combattre une nature peut-être hasardeuse (tempérament) et de développer des postures et attitudes qui correspondent à ce que son rang exige. Cette dissimulation-simulation perpétuelle est fondée sur une bonne connaissance de la philosophie morale et de la physiognomonie, encadrées par la rhétorique. Il faut cependant imaginer qu’à dispense égale des codes (lors des processus éducatifs), l’on n’aura pas une capacité également partagée de leur mise en œuvre. C’est dans le soupçon de la faille chez l’autre que chacun espère pouvoir déceler ce qui lui servira, mais la faille elle-même peut-être feinte…

7  Très vite, au début du XVIIe siècle, l’Église (pour ses fidèles) et le prince (pour ses sujets et plus particulièrement ses courtisans), après avoir caressé le projet d’un homme transparent (l’Église dans la dramatisation de la confession par la Contre-Réforme ; le prince au travers du thème du courtisan-miroir), y renoncent. Le sujet reste opaque et échappe à l’inquisition. L’une et l’autre se satisferont alors désormais des seuls signes de la sujétion (jouer le jeu attendu).

8  Cet aspect lui semblait alors légitimer cette posture : on parlait d’une honnête dissimulation (dissimulazione onesta).

9  L’emprise des passions irascibles était telle, dans la conception aristotélico-thomiste en cours alors, que quiconque y était soumis perdait le contrôle par la raison de sa pensée et de ses actions et fonctionnait dès lors selon le régime sensitif du fonctionnement de l’âme, tout comme le faisaient les bêtes. Cet état, où le péché devenait structure, menait à la damnation.

10  La paresse, l’envie (convoitise), la gourmandise (gloutonnie), l’avarice, la luxure, la colère et l’orgueil.

11  Dans sa stratégie de contrôle et de (re)conquête, l’Église ne s’est pas montrée moins perverse. Après avoir renoncé à la divulgation directe du sens (traduction des textes et rituels en langues vulgaires), elle a, pour conserver le pouvoir (rôle central du prêtre), privilégié les sens et le plaisir, par un recours massif aux représentations artistiques lors des rituels. À l’église, le gueux jouit alors du luxe déployé à la cour, comme d’un avant-goût des délices éternels. On comprendra mieux alors sa bonne grâce à y aller. Divers témoignages font état de parcours que l’on faisait, d’une église à l’autre, selon la qualité des sollicitations musicales proposées !

12  On comprend alors peut-être mieux pourquoi les acteurs, ces menteurs « honnêtes », ont été à ce point vilipendés (et parfois en même temps admirés). En montrant que, par la même tekné (l’actio rhétorique ayant servi à l’éducation du courtisan se nomme hypocrisis, en grec, c’est-à-dire jeu de l’acteur), ils peuvent émouvoir, plaire et convaincre, ils jettent le doute sur ce qui fonde l’efficience du discours du courtisan, voire du prince (on peut aller plus loin en ajoutant le prêtre qui, lors du sermon – en langue vernaculaire, du haut de la chaire –, va déployer une éloquence très théâtralisée) et servent de révélateurs de la structure duplice à l’œuvre. Mersenne va jusqu’à conseiller aux prédicateurs de travailler leur voix (à l’instar des chanteurs) pour en user avec plus d’efficacité lors du sermon !

13  La rhétorique (tekné rhétoriké,) : Le discours s’inscrit dans l’un des trois genres (judiciaire/passé, délibératif/ futur, épidictique ou panégyrique/présent, par l’éloge ou le blâme), dans un cadre déterminé par la Doxa (somme de références, ensemble des valeurs, régimes de savoirs – « épistémé » –, savoirs, savoir-faire, savoir-être, institutions, données culturelles, traditions, croyances, opinions, etc. partagés par un groupe déterminé en un chronotope – lieu et temps – déterminé), en tenant compte de la réception et de l’occasion (kairos), l’à-propos, l’opportunité. Il faut alors procéder à cinq opérations : l’inventio qui (re)découvre des arguments objectifs (quasi logiques) relevant du logos (raison et discours) dans le but d’instruire, et des arguments subjectifs relevant d’une part de l’éthos (caractère) dans le but de plaire (l’orateur doit « paraître » pour renforcer son discours), et d’autre part du pathos (passion) dans le but d’émouvoir (l’orateur doit mobiliser les passions pour obtenir l’adhésion) ; la dispositio qui procède à la mise en ordre des arguments à travers l’exorde (pour rendre l’auditoire attentif, bienveillant et annoncer le sujet et le plan), la narration (exposé de la situation, du problème, des faits), la confirmation (présentation des arguments), la péroraison (récapitulation et passion) ; l’elocutio concerne la mise en forme : les mots, le style (la convenance – decorum – des moyens par rapport au sujet ; la clarté ; la correction ; l’élégance), et l’ornementation (kosmos, ornatus) ; la memoria ; l’actio (hypocrisis ou jeu de l’acteur) actualise et réalise le discours par son incarnation dans le corps de l’orateur (au travers de la voix, des mimiques, des postures, des gestes et des attitudes).

14  Sur le plan structurel, l’Orfeo suit un schéma tragique conforme à celui de la Poétique d’Aristote (avec cependant une fin heureuse), mais on peut également l’analyser comme une grande séquence pathétique du personnage Orfeo, séquence articulée et dynamique, offrant par là un grand nombre de représentations possibles de passions. Rhétorique réduite alors à son seul déploiement technique (à l’instar des sophistes) et donc sortie du cadre moral dans lequel Aristote était parvenu à la rendre légitime.

15  Idée dense, véhiculée par une image (energeia), médiatisée par des figures, concluant le texte.

16  Dans la théorie du furor poetico en cours à Florence à la fin du XVIe siècle, fondée sur la poétique d’Aristote (et non plus sur la tradition platonicienne), relayée dans les Académies par Girolamo Mei et Lorenzo Giacomini (acteurs des débats et expérimentations qui mèneront à l’opéra) ; c’est durant cette phase, caractérisée par la fabrication, par la « fixe imagination », d’images intenses « quasi devant les yeux », que s’opère la charge en énergie-image de l’œuvre. Si la chaîne n’est pas rompue par un défaut de compétence (souvent, hélas, au niveau de l’interprète…), l’énergie-image sera délivrée lors de l’actio et reçue puissamment par le biais de la « naturelle sympathie ».

17 Pour évaluer les modes opératoires et les effets de cette fusion poésie-musique, on pourrait, par métaphore, dire que, dans l’idéal, la musique révèle (au sens où l’on utilise ce verbe dans la technique photographique) au fur et à mesure du discours l’énergie contenue dans le texte (image, support, vecteur du sens).

18 « Il Corago o vero alcune osservazioni per metter bene in scena le composizioni drammatiche » : « [le vers et la mélodie] doivent être si étroitement incorporés l’un à l’autre que le tout composé (il tutto composto) apparaisse plus parfait et noble que chacune des parties. »

19  « servante du texte ».

20 « Et surtout dans les rythmes et les mélodies, il y a des objets ressemblant de près à la nature véritable de la colère, de la douceur mais aussi du courage, de la tempérance, ainsi que de tous leurs contraires. »

21  Discipline fondée dans l’Antiquité sur des observations de phénomènes de nature « doxale » voire anthropologique (remise à l’honneur au XVIe siècle) et consistant à déchiffrer l’intériorité des êtres à partir des signes extérieurs qu’ils manifestent.

22  Il s’agit là d’un code doxal (favorisant la réception), mais non théorisé et donc non prescriptif.

23  Ce qui se figera et s’appauvrira lorsque l’on confiera la représentation des passions à la seule aria.

24  Cf. la note concernant la rhétorique.

Citation   

Joël Heuillon, «La musique du premier baroque», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, La société dans l’écriture musicale, mis à  jour le : 15/06/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=141.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Joël Heuillon

Joël Heuillon est docteur en musicologie et maître de conférences à l’université Paris 8. Il travaille sur la rhétorique musicale et sur la représentation des passions dans la musique vocale du premier Baroque. Il dirige une équipe de recherches, « Euridice 1600-2000 », qui se consacre à la « résurrection » efficace des œuvres fondatrices de la musique vocale baroque.