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Benjamin et Baudelaire
Ou l’instance sociale dans la facture de l’écriture poétique

Philippe Ivernel
mai 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.139

Résumés   

Résumé

C’est moins dans l’ordre de la représentation que dans la facture même du vers -en l’occurrence dans ses failles- que se marque aux yeux de Benjamin le geste baudelairien, confronté à un phénomène qui n’a pas fini de délivrer ses effets historiques : « l’entrée de l’humanité dans les grandes villes » (formule de Brecht qui voyait là également la source de son théâtre). On sait que sous l’emprise de la rue, dans le chaos de la modernité, Baudelaire perd son auréole, en termes benjaminiens son aura. D’où aussi la comparaison de son écriture avec une « fantasque escrime », réponse héroïque aux chocs en tous genres qui menacent de faire trébucher le poète et l’oblige à improviser de prompts rétablissements. Baudelaire apparaît alors comme un de ces héros de la modernité tirant de l’aliénation menaçante une nouvelle productivité. Benjamin en esquisse la portée et en suggère les limites.

Abstract

In Benjamin’s eyes it is less the representation of a verse than its construction (or in this case, its faults) that marks the Baudelairian gesture, compared with a phenomenon that is still making felt its historical effects: “the entry of humanity into metropolitan areas,” to quote Brecht, who saw in cities the roots of his theater. We know that in the milieu of the streets, in the chaos of modernity Baudelaire lost his aureole or, as Benjamin would say, his aura. Hence the comparison of his writing with ‘fantastic swordplay,’ a heroic reaction to the multiple shocks that threatened to bring the poet to his knees and obliged him to improvise quick recoveries. Baudelaire appears as one of those heroes of modernity who manages to wrest new productivity from impending alienation. Benjamin explores the significance of Baudelaire’s actions and suggests their limits.

Index   

Texte intégral   

1Walter Benjamin avait ouvert dans le Passagenwerk, ou Paris capitale du XIXe siècle en traduction française – grande étude socio-historique, souvent caractérisée comme une archéologie de la modernité, qui fut interrompue par la mort de son auteur – un volumineux dossier Baudelaire. Ces notes de lectures, pour l’essentiel une collection de citations empruntées à la littérature secondaire et témoignant de la réception du poète, ont visiblement alimenté les écrits édités par Rolf Tiedemann en 1955 chez Suhrkamp et parus dans la traduction française de Jean Lacoste sous le titre Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme. L’un de ceux-ci, « Le Paris du Second Empire chez Baudelaire » – trois parties : la Bohême, le Flâneur, La Modernité – devait entrer dans la construction d’un modèle en miniature de Paris capitale du XIXe siècle, lequel aurait comporté à son tour, selon une indication de Benjamin à Max Horkheimer dans une lettre du 16 avril 1938, trois sous-ensembles : Idée et Image – Antiquité et Modernité – Le Nouveau et le Retour du Même. Benjamin fournissait en même temps, comme le rappelle Jean Lacoste dans sa préface à sa traduction du recueil, une clé de cette recherche :

« La signification tout à fait exceptionnelle de Baudelaire tient en ceci que, le premier […], il a appréhendé […] la force productive de l’homme aliéné : il l’a reconnue et, par la réification, lui a donné plus de force1. »

2Cette mise en rapport du geste baudelairien, pris dans sa force éminemment productive, et d’un état de civilisation donné, menacé en l’occurrence par un processus d’aliénation et de réification, illustre une démarche de recherche dont Benjamin rend compte en termes généraux dans un « Curriculum vitæ » de 1928. Il s’agit de conjoindre l’approche historique et l’approche esthétique de l’œuvre d’art, en conférant à chacune des deux sa valeur et sa portée maximales, sans craindre les contradictions pouvant résulter de ce passage aux extrêmes. Benjamin écrit alors :

« De même que Benedetto Croce, en détruisant la théorie des formes artistiques, a ouvert la voie vers l’œuvre d’art concrète, particulière, de même me suis-je efforcé jusqu’ici de frayer la voie vers l’œuvre d’art en détruisant la théorie de l’autonomie territoriale de l’art (Gebietscharakter der Kunst). L’intention programmatique commune à mes divers essais consiste à favoriser le processus intégratif de la science, lequel abat de plus en plus les cloisons rigides entre disciplines qui caractérisaient le concept de science propre au siècle dernier – et à le favoriser, en l’occurrence, par une analyse de l’œuvre d’art qui reconnaisse en elle une expression intégrale (à ne limiter d’aucun côté) des tendances religieuses, métaphysiques, politiques, économiques d’une époque donnée […]. Mais surtout, ce genre de considération me paraît la condition de toute compréhension physiognomonique pénétrante de l’œuvre d’art en ce qu’elle a d’unique, d’incomparable2. »

3Dans cette mesure, concluait ici Benjamin, « il s’agit là d’un mode de considération plus proche de la considération éidétique des phénomènes que de leur considération historique. » On est sans doute autorisé à prendre éidétique au sens premier d’image, en rapport avec l’aspect physiognomonique mentionné plus haut. Toutefois, il n’est pas sûr que le balancier doive pencher une fois pour toutes de ce côté. Entre l’éidétique et l’historique, on sera plutôt tenté de concevoir – à plus forte raison au vu des écrits benjaminiens des années trente – une dialectique d’inclusion ou d’exclusion réciproques à géométrie variable, le curseur pouvant alors s’arrêter, sur cette échelle mobile, tantôt plus près d’un pôle, tantôt plus près de l’autre, selon les cas de figure. Pour aller plus loin, il conviendrait de reprendre chacun de ceux-ci en détail. On pourrait également s’interroger, chemin faisant, sur les rôles respectifs assignés par Benjamin, dans cette perspective, au commentaire et à la critique. On ne manquerait pas d’observer alors qu’ils peuvent tous deux changer de nature et de fonction en cours d’usage, depuis les premiers écrits des années vingt.

4L’approche de Baudelaire par Benjamin oscille comme toute autre chez lui, voire plus que toute autre peut-être, entre la considération de l’époque au sein de l’œuvre et celle de l’œuvre au sein de l’époque. Mais il y a plus. C’est que le discours benjaminien de la méthode ne se limite pas à un seul axe, horizontal en quelque sorte. Il s’organise également autour d’un second, vertical, recoupant le premier. Ce qui entre alors en jeu, ce n’est rien moins que l’intérêt du chercheur pour l’objet de sa recherche. Le chercheur, loin de planer dans les airs librement – « freischwebend », selon la métaphore de Max Weber – ne traite pas de n’importe quel objet n’importe quand. Non seulement il est par la force des choses en situation, mais encore, selon un degré de conscience plus ou moins élevé, il se sait tel ou se veut tel. Un fragment décisif de Paris capitale du XIXe siècle – dossier K (« Ville de rêve et Maison de rêve, Rêve d’avenir… ») – explicite en toutes lettres le phénomène, en référence à la méthode dialectique :

« On dit que la méthode dialectique consiste à rendre chaque fois justice à la situation historique concrète de l’objet auquel elle s’applique. Mais cela ne suffit pas. Car il est tout aussi important, pour cette méthode, de rendre justice à la situation historique concrète de l’intérêt qui est porté à son objet. Et cette situation a toujours ceci de particulier que l’intérêt se trouve lui-même préformé dans cet objet, et surtout a le sentiment que ledit objet est en lui-même concrétisé, qu’il est arraché à son être antérieur et accède à la concrétion supérieure de l’être-maintenant (de l’être éveillé !)3. »

5Ce fragment illustre à sa manière le renversement du rapport entre le présent et le passé, dont les ultimes réflexions de Benjamin Sur le concept d’histoire fournissent la version achevée. Ce n’est pas le présent (de l’historien) qui tourne autour du passé (de l’histoire), mais le passé (de l’histoire) qui tourne autour du présent (de l’historien), étant bien entendu que cette rotation inversée ne supprime pas l’écart relatif entre les deux termes. Loin de toute fusion ou confusion empathiques, leur rencontre se produit sur un mode discontinu et intermittent, réfractaire à la conception d’un progrès linéaire de type cumulatif. L’image qui en résulte, d’après une note capitale du dossier N de Paris capitale du XIXe siècle (« Réflexions théoriques sur la connaissance, Théories du progrès »), ne permet pas de dire exactement que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé :

« Une image est bien plutôt ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes, l’image est la dialectique à l’arrêt4. »

6Les réflexions ici présentées en raccourci, sans trop de précaution, suffisent au moins à faire apparaître sous un jour complexe la démarche du chercheur. Celui-ci va procéder à une série de mises en rapport qui sont autant de mises en tension, et de mises en tension qui sont autant de mises en images, au double sens, horizontal et vertical, ci-dessus évoqué. On pourra dire alors, presque indifféremment, d’une part que l’objet de la recherche s’offre à de multiples méthodes d’approche qui s’entrecroisent en lui et, d’autre part, que ce même objet appelle une méthode d’approche inédite, spécifiquement appropriée à lui, au point d’être en quelque sorte taillée sur mesure. Les deux propositions peuvent être soutenues par Benjamin successivement ou simultanément. L’une et l’autre ont ceci en commun qu’elles supposent un ensemble de pièces articulées savamment, mais assez souplement pour jouer dans un montage qui demeure ouvert. L’intérêt que Benjamin porte à Baudelaire conduit d’autant plus à ce type de construction qu’il se développe sur une longue période. Il émerge très tôt, dès 1914, et ne cesse de se renforcer dans les écrits du penseur, posthumes ou non, de la seconde moitié des années trente.

7C’est en 1914-1915, s’il faut en croire le témoignage de Gershom Scholem, que Benjamin a entrepris la traduction des « Tableaux parisiens » (et de quelques autres poèmes des Fleurs du Mal), publiée en 1924 sous forme de livre avec un avant-propos, « La tâche du traducteur », dont la réputation est aujourd’hui établie. L’auteur y défend le principe d’une fidélité exigeante à l’original, telle à ses yeux qu’elle oblige les langues à travailler les unes sur les autres, et ce dans la liberté d’un mouvement de langage qui les porte vers l’horizon de la langue dite « pure ». Entendons celle-ci comme une langue à construire plus qu’à retrouver. Ajoutons que cet impératif s’oppose à la confusion babélienne qui est entretenue par l’état de guerre dans lequel entre l’Europe en crise. Il se révèle alors, même si Benjamin ne fait aucune allusion à ces circonstances, que la tâche du traducteur serait bien de la plus haute actualité. Cela étant, Benjamin élève des objections envers sa propre traduction dès publication. Dans une lettre à Hugo von Hofmannsthal du 13 janvier 1924, il accuse son manque d’attention réfléchie envers la métrique du poète, celle-ci expliquant pourtant sa fascination devant le style de Baudelaire. Il découvre dans ce style – formule saisissante – un « baroque de la banalité, au sens où Claudel l’a fait, un mélange du style de Racine et de celui d’un reporter des années quarante du siècle passé5 ». Ce n’est pas tout : il mentionne à la suite l’importance de « ces régions du langage, où un mot à la mode se rencontre accolé à l’abstrait allégorisé (spleen et idéal) ».

8Ces observations sur la métrique insuffisamment prise en compte, sur un style apparenté à un baroque de la banalité, sur l’emploi d’un mot à la mode tel que spleen accolé à un abstrait allégorisé, l’idéal, peuvent être considérées comme les éléments déclencheurs des travaux poursuivis par Benjamin sur l’œuvre de Baudelaire. Il faut y ajouter tout de suite l’apport capital de deux poèmes des Tableaux parisiens à une conception de l’écriture répondant aux défis de la modernité urbaine. Dans « Le soleil », Baudelaire lui-même compare son geste de poète à une « fantasque escrime – Trébuchant sur les mots comme sur les pavés – Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés ». Dans « Le cygne », Paris, Mélancolie et Allégorie forment une configuration sémantique annonçant le Passagenwerk : « Paris change ! Mais rien dans ma mélancolie – N’a bougé […] Tout pour moi devient allégorie. » Aux yeux de Benjamin, la valeur indicielle de ce poème vient du fait qu’il enregistre implicitement, avec le triomphe de la mélancolie et de l’allégorie, l’une à l’autre associées dans un Paris en proie à la modernité, la ruine de l’expérience symbolique. Laquelle, en revanche, mène à l’ivresse dans le fameux sonnet « Correspondances », où l’homme, sous le signe de la Nature, « passe à travers des forêts de symboles - qui l’observent avec des regards familiers ». Benjamin ne cessera de creuser la dualité de l’œuvre baudelairienne déchirée entre ces extrêmes.

9Soit une série de considérations qui peuvent se raccorder à la grande étude intitulée Ursprung des deutschen Trauerspiels, en traduction française Origine du drame baroque allemand. Elle fut « conçue en 1916, composée en 1925 », précise la dédicace, donc dans le même laps de temps où a mûri la traduction des « Tableaux parisiens ». Le désastre historique de la Première Guerre mondiale pèse d’autant plus lourd sur ces années-là qu’il en porte un deuxième en gestation, comme on le sait trop bien aujourd’hui. Benjamin part d’une opposition cruciale entre le Trauerspiel baroque – non pas drame au sens de grande action, mais à la lettre : jeu de deuil, jeu triste comme peut l’être un rituel funéraire – et la Tragödie, la tragédie grecque entendue comme tragédie héroïque, animée par le combat contre le destin, contre l’éternel retour du sacrifice humain exigé par des dieux jaloux. Autant la Tragödie met en scène l’aube de l’histoire, d’un progrès à construire dans l’immanence, autant le Trauerspiel paraît convier le spectateur à méditer sur une fin de l’histoire à la lumière de la théologie baroque. Celle-ci met au premier plan l’omniprésence et l’omnipuissance de la mort, la vanité des choses humaines toujours rattrapées par la catastrophe, tant que le regard ne s’est pas tourné vers la transcendance divine d’où peut venir le salut, le renversement du néant à l’être, qui n’a surtout rien de naturel. L’histoire dans son immanence peut juste alors servir de terrain à l’exercice de la vertu et à la confession de la foi – dans l’attente de la grâce.

10L’opposition entre Tragödie et Trauerspiel est comme redoublée, dans l’étude de Benjamin, par celle entre symbole et allégorie. Le symbole, dans sa version classique, goethéenne, postule un type de liaison nécessaire, indissociable, entre l’image et l’idée. Par extension à tous les domaines de la vie et de la pensée, ce même type de liaison s’instaure entre le sensible et l’intelligible, entre l’existence et l’essence, entre l’instant et l’éternité : la liste de ces opposés qui font couple n’est pas close. En termes purement techniques de linguistique, elle inclut la relation entre le signifiant et le signifié. A l’inverse, l’allégorisme prospère dans l’écart entre l’image et l’idée. Il ne le comble qu’en imposant arbitrairement la loi de la seconde à la première, comme un sultan, écrit Benjamin, peut imposer son bon plaisir à son harem. Dans le contexte de l’idéologie baroque imprégnant le Trauerspiel, cet allégorisme dissimule d’autant moins sa violence qu’il réduit le cours du monde à un seul et unique sens, à une course vers la mort, vers la catastrophe, tant qu’il n’est pas exclusivement confié aux mains de Dieu. Dans une autre perspective, Benjamin retient des ruines ainsi provoquées le renoncement à l’utopie d’une totalité harmonieuse, sous le signe de la belle apparence, « comme la voulaient l’idéalisme allemand et l’éclectisme français6 ».

11« Baudelaire ou les rues de Paris » : ce chapitre V des deux exposés que Benjamin rédigea, l’un en 1935, l’autre en 1937, afin de présenter le projet de son Passagenwerk, prend pour exergue une citation du « Cygne » et commence ainsi :

« Le génie de Baudelaire, qui trouve sa nourriture dans la mélancolie, est un génie allégorique. Pour la première fois chez Baudelaire, Paris devient un objet de poésie lyrique. Cette poésie n’est pas une poésie du terroir ; le regard que l’allégoricien plonge dans la ville est bien plutôt le regard de l’homme aliéné7. »

12Ce dernier point apparaît légèrement modifié dans l’exposé de 1937 : « Le regard que le génie allégorique plonge dans la ville trahit bien plutôt une profonde aliénation8. » Cette profonde aliénation n’est autre que celle de l’aliénation à soi-même, se traduisant par « l’évidement de la vie intérieure », comme le pointe une note de Paris capitale du XIXe siècle9, à compléter immédiatement par celle que voici : « L’allégorie baroque ne voit le cadavre que de l’extérieur, Baudelaire se le représente de l’intérieur10. » L’exposé de 1937 précise encore, à la fin, la comparaison établie entre les deux époques :

« La clé de la forme allégorique chez Baudelaire est solidaire de la signification spécifique que prend la marchandise du fait de son prix. À l’avilissement singulier des choses par leur signification, qui est caractéristique de l’allégorie du XVIIe siècle, correspond l’avilissement singulier des choses par leur prix en tant que marchandises11. »

13La théologie baroque du Trauerspiel a au moins cela en commun avec l’économie du Capital. Quant à Baudelaire, son regard n’est pas à confondre purement et simplement avec celui de l’homme aliéné, comme incite peut-être à le dire la légère modification introduite dans l’exposé de 1937. Où s’il tombe bas dans les viles villes (une rime que le poète lui-même a osée), ce n’est pas sans coup férir, et c’est sans doute là toute la force de sa fantasque escrime sur le pavé ensoleillé du vieux faubourg. En d’autres termes :

« L’importance unique de Baudelaire vient de ce qu’il a été le premier, avec une lucidité sans égale, à avoir déterminé, au double sens du mot, l’homme étranger à lui-même : il l’a identifié et il lui a donné une cuirasse pour se protéger du monde réifié12. »

14Benjamin développe son exégèse critique de l’œuvre baudelairienne en exploitant le contraste entre deux poèmes en prose de Spleen de Paris où la rue, les foules et la circulation urbaines occupent le premier plan. Dans « Les foules » – « multitude et solitude, termes égaux et convertibles pour le poète actif et fécond » – c’est un sentiment d’universelle communion qui s’empare du promeneur, du flâneur. Mais dans « Perte d’auréole », le « buveur de quintessence » qu’est traditionnellement le poète se trouve en quelque sorte destitué :

« Tout à l’heure, comme je traversais le boulevard et que je sautillais dans la boue, à travers ce chaos où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois, mon auréole, dans un mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la fange du macadam. »

15N’ayant pas eu le courage de la ramasser par peur de se faire rompre les os, le poète ne se plaint pas, finalement, d’avoir perdu sa dignité : il raille les épigones qui pourraient s’en coiffer impudemment. Dans Fusées, Baudelaire enregistre également deux phénomènes antithétiques, d’un côté « ivresse religieuse des grandes villes – Panthéisme. Moi, c’est tous, tous c’est moi », de l’autre « qu’est-ce que les périls de la forêt et de la prairie auprès des chocs et des conflits quotidiens de la civilisation », suivi de, un peu plus loin :

« Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume et devant lui qu’un orage ou rien de neuf n’est contenu, ni enseignement ni douleur. »

16Benjamin arrête sur cette ultime impression les balancements de Baudelaire, en précisant que le plaisir d’être dans les foules, la multiplication par le nombre, est un voile qui cache la masse au promeneur, au flâneur. Il renforce cette vue par une comparaison avec le sentiment des foules chez Victor Hugo, où celles-ci font l’objet d’une pure contemplation lyrique, sur le modèle naturel de l’océan déferlant ou de la forêt profonde, assimilés au peuple (le peuple des lecteurs et des électeurs, pointe Benjamin). Au contraire, le concept de masse renvoie à l’économie marchande, à la clientèle, mieux : à la grande clientèle. Quant à la jouissance de la multiplication par le nombre, elle s’éclaire à partir du moment où on la considère non du point de vue de l’homme, mais du point de vue de la marchandise elle-même (de la marchandise en personne, si l’on ose dire). Analogiquement, les passages parisiens – d’abord conçus comme des rues intérieures protégeant des dangers de la rue extérieure – annoncent en fait le grand magasin, cet extérieur de l’intérieur de l’extérieur, reconstituant à sa manière la rue dévorante sous l’emprise de la structure marchande. Le promeneur flâneur y termine ses jours en bien nommé homme sandwich, attendant de se faire dévorer.

17Baudelaire, poursuit Benjamin, ne se sentait pas porté à s’abandonner au spectacle de la rue comme à un spectacle de la nature :

« Son expérience de la foule porte les traces “de la migraine et des milles coups” dont souffre le passant dans la cohue, et qui n’en rendent que plus vive la conscience de soi-même (c’est au fond précisément cette conscience de soi qu’il prête à la marchandise qui flâne)13. »

18Ou encore :

« Si Hugo transfigurait l’existence de la masse et obscurcissait ainsi le seuil qui sépare l’individu de la foule, Baudelaire était, lui, “le gardien de ce seuil” (opposant il est vrai à la foule “un idéal aussi peu critique que la conception que Hugo se faisait d’elle”)14. »

19Selon Benjamin, la masse chez Baudelaire serait « une réalité si intérieure qu’on ne doit pas s’attendre à ce qu’il la désigne » (là gît la différence avec les tableaux urbains de Hugo), ce qui n’empêche pas qu’on suive à la trace, dans son œuvre, « la façon dont elle le prend au piège, dont elle l’attire, et dont il se défend contre elle », sa présence mystérieuse pouvant se comparer à un « voile mouvant »15.

20Benjamin, quant à lui, la considère en se référant non seulement à Edgar Poe (avec son « homme des foules » et son dandy « flâneur ») mais aussi à Engels, avec son évocation des rues de la City à Londres. Au total, les habitants des grandes villes se savent débiteurs et créanciers, vendeurs et chalands, employeurs et employés, mais avant tout concurrents. Si à première vue, écrit Benjamin, personne dans la foule innombrable n’est tout à fait lisible pour son voisin, ni tout à fait indéchiffrable, la concurrence conduit l’individu à déclarer impérativement ses intérêts privés, à suivre son égoïsme aussi borné soit-il. D’ou aussi l’indifférence brutale d’une masse urbaine que l’on pourrait dire amorphe parce que foncièrement atomisée : un flot de monades sans porte ni fenêtre. Le sonnet « À une passante » acquiert alors aux yeux du critique un sens particulièrement fort : « image du choc, que dis-je, de la catastrophe16 » dont l’amour est marqué dans les grandes villes, Éros réduit à la crispation extravagante du trouble sexuel. La prostitution scelle visiblement la transformation de l’être humain, de la vie même, en marchandise : plus exactement, ici, en article de masse.

21Consommation et production se trouvent liées comme l’univers marchand à l’univers industriel dans un état de civilisation où le civilisé revient à l’état sauvage, c’est-à-dire isolé. Dans ses écrits sur Baudelaire, Benjamin établit une configuration de phénomènes marqués par l’expérience du choc résultant de cet état. De même que dans la foule les déplacements de l’individu se trouvent conditionnés par une série de heurts et de réactions à des heurts, la connexion entre les moments du travail, fluide chez l’artisan, se réifie chez l’ouvrier de la chaîne d’usine. Le dressage se substitue à l’exercice, au profit d’automatismes uniformisés. Les saccades se multiplient dans le mouvement des machines et se répercutent de telle façon que le geste du travailleur qui actionne la machine apparaît sans lien autre que répétitif avec le précédent. Benjamin introduit, corrélativement, la comparaison avec les secousses du parc d’attractions, de la foire, et avec les coups dans les jeux de hasard. Dans tous les cas l’expérience vécue du choc est appelée telle par euphémisme, étant donné qu’elle s’installe comme une crise permanente sur les ruines de l’expérience réfléchie se construisant à travers la durée (on opposera ainsi Erlebnis à Erfahrung).

22En termes d’esthétique, la perte d’auréole du poète dans la cohue de la rue – immense réservoir d’électricité, kaléidoscope doué de conscience – se traduit donc par l’effondrement de l’aura, cette apparition unique d’un lointain aussi proche soit-il, dans l’expérience vécue du choc. La magie poétique avec sa succession d’arrière-plans se trouve alors brutalement tirée sur le devant, où elle vient s’aplatir, comme un théâtre exposant ses coulisses à l’avant-scène.

23Ici ressurgit le Baroque de la banalité que mentionnait en 1924 – dans sa lettre à Hugo von Hofmannsthal – le traducteur des Tableaux parisiens. Arrivé là, il faut reposer avec lui la question de la métrique et du style chez Baudelaire, inscrite dans Paris capitale du XIXesiècle et les écrits afférents. L’analyse repose sur l’hypothèse que Baudelaire reproduit dans les feintes de sa prosodie tous ces chocs, tous ces coups de la vie moderne, de même, ajoute Benjamin, que les cent trouvailles par lesquelles il les parait. Autrement dit, la masse ou les masses sont présentes dans la facture même de l’écriture baudelairienne, à l’époque de la grande industrie et du grand commerce.

24Benjamin met l’accent sur les défaillances et les points de rupture introduits dans l’alexandrin classique de Baudelaire. Dans « Et qui dans ces soirs où l’on se sent revivre », le second hémistiche, note-t-il, s’effondre sur lui-même, en contradiction avec ce qu’il énonce, un procédé caractéristique des Fleurs du mal. Dans « La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse », la voix pour ainsi dire se retire de jalouse. Plus généralement, Baudelaire ne cesse de mettre en échec le plein, le large, le copieux, le coulant de l’alexandrin traditionnel. Sa phrase lourde se charge de fluides électriques. On applique à Baudelaire, observe encore Benjamin, la formule initialement conçue pour Racine : « raser la prose, mais avec des ailes » ou encore, on le présente comme « un Boileau hystérique », ou encore son vers, dit-on, ressemble assez bien à une toupie qui ronflerait dans le ruisseau. Dans Sainte-Beuve, Benjamin cueille la citation suivante à propos de l’alexandrin en général :

« Une paire de pincettes, brillantes et dorées, mais droites et raides : il ne peut fouiller dans les recoins – Nos vers modernes sont un peu coupés à la manière des insectes, mais, comme eux, ils ont des ailes17. »

25Benjamin suggère sans doute que l’alexandrin de Baudelaire, justement, est à même de fouiller dans les recoins, comme le chiffonnier au pas saccadé auquel le rebut importe. « Les déchets de la société sont-ils les héros de la grande ville ? Ou le héros n’est-il pas plutôt le poète qui construit cette œuvre avec ce matériau18 ? » demande le critique. Ce dernier s’intéresse aussi aux comparaisons crues de Baudelaire, relevées par Laforgue, mais semble apprécier l’observation d’un autre : l’originalité des comparaisons n’est pas tant dans leur crudité que dans le caractère artificiel, c’est-à-dire humain, des images : cloison, couvercle, coulisse (cf. « Le ciel ! couvercle noir de la grande marmite – où bout l’imperceptible et vaste humanité »). Dans l’intermittence entre l’image et l’idée, d’autre part, c’est l’allégorie que l’on voit imposer sa loi, et elle ne le fait jamais mieux que dans sa fureur destructrice : dans « l’Horloge », cité par Benjamin, le sectionnement du temps par la seconde – ce choc à répétition rythmant la perte de l’expérience – se conjugue trois mille six cents fois par heure aux abstractions majusculées que sont Autrefois, le Temps, le divin Hasard, l’auguste Vertu, le Repentir, comme le Spleen peut se conjuguer à l’Idéal. Soit aussi, constate Benjamin, une foule de stéréotypes comme chez les poètes baroques, mais sur fond d’aliénation moderne. Baudelaire, en effet, cherche à rapporter l’expérience de la marchandise – valeur d’échange ne connaissant plus que son prix – à l’expérience allégorique. Et si cette entreprise a manqué la réalité d’un cheveu, aux dires de Benjamin, c’est aussi que le poète, dans ses balancements, laisse subsister côte à côte la tendance progressive et la tendance régressive de l’allégorie appréhendées dans sa fureur destructrice. En effet, d’un côté, elle s’attache à « dissiper l’apparence illusoire, qu’il s’agisse de celle de l’ordre naturel quel qu’il soit ou de celle de l’art comme apparence de totalité ou de monde organique transfigurant la réalité pour la rendre acceptable19 ». Mais de l’autre côté, cet élan destructeur, chez Baudelaire, ne se trouve jamais intéressé par l’abolition de ce sur quoi il porte, et c’est là sa tendance régressive, en quelque sorte conservatrice.

26Ainsi se voit reconduit le Trauerspiel, l’éternel retour du même, c’est-à-dire de l’ancien sous la forme du nouveau, à cette différence près, qui n’est pas négligeable : la mélancolie baudelairienne ne se confond pas avec l’acedia des moines, cette inertie, mais elle se veut héroïque – melancolia illa heroica –, comme l’indique la fantasque escrime sur les pavés du vieux faubourg, cette succession de petites improvisations rétablissant au fur et à mesure l’équilibre du duelliste trébuchant. Benjamin entend aller plus loin en soutenant un certain concept de progrès fondé sur l’idée même de catastrophe. C’est ce que veut encore dire l’ange de l’histoire en 1940, à l’heure où le prolétariat mondial (que dans son Baudelaire Benjamin oppose à la masse amorphe de la clientèle) connaît sa plus grande défaite, la solitude du critique rejoignant, malgré elle, la solitude du poète. Mais peut-être convient-il, dans une époque sans deus ex machina, de décliner autrement l’image-idée de la multitude, en évitant d’en faire un symbole.

Notes   

1  W. Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, trad. Jean Lacoste, Payot, p. 9.

2  Traduction de Ph. I. L’ensemble des écrits autobiographiques est réuni dans W. Benjamin, Écrits autobiographiques, trad. Ch. Joualanne et J.-F. Poirier, Paris, C. Bourgois, 1990.

3  W. Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle, Paris, Les éditions du Cerf, 1993, p. 409.

4  Ibid, p. 478.

5  W. Benjamin, Correspondance 1910-1928, trad. Guy Petitdemange, Paris, Aubier, 1989, p. 301-303.

6  W. Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 344.

7  Ibid., p. 42.

8  Ibid., p. 54.

9  Ibid., p. 363.

10  Ibid., p. 343.

11  Ibid., p. 55.

12  Ibid., p. 335.

13  W. Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, op. cit., p. 90.

14  Ibid., p. 97.

15  Ibid., p. 167.

16  Ibid., p. 170.

17  W. Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 334.

18  W. Benjamin, Charles Baudelaire..., op. cit., p. 116.

19  W. Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 345.

Citation   

Philippe Ivernel, «Benjamin et Baudelaire», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, La société dans l’écriture musicale, mis à  jour le : 27/05/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=139.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Philippe Ivernel

Philippe Ivernel, germaniste, traducteur, maître de conférences honoraire de l’université Paris 8. Études diverses sur Benjamin, Brecht, le théâtre allemand. Traductions philosophiques (Simmel, Horkheimer, Hans Jonas). Traductions de théâtre (Wedekind, Peter Weiss, Fassbinder).