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L’illu-son du silence dans Drive (2011) 
Un design sono-musical du mutisme 

Gérard Dastugue
novembre 2022

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.1285

Résumés   

Résumé

Dans le cinéma contemporain où la frontière entre écriture musicale et design sonore se dilue jusqu’à la fusion, la place du silence, réel ou simulé, travaille viscéralement la réception spectatorielle.

Dans Drive (2011), la mise en scène formaliste de Nicholas Winding Refn applique à son driver taiseux, sans nom et sans passé, une grammaire cinématographique où la composition des plans et la richesse du matériau sonore évoquent un simulacre de silence. Ce qui pourrait être un avatar du « cinéma du look1 » s’aventure ici dans le continent d’une écoute active (les chansons) et passive (la musique du film et les sons). Le silence sera ainsi analysé comme catalyseur sonore (mise en avant de la musique notamment), comme vecteur entre espace urbain et espace intérieur (la voiture, le personnage) mais également dans son artificialité (absence de dialogue mais sources sonores multiples). Ce silence sound designé construit dans Drive une narration parallèle, aidé en cela par les paroles des chansons qui viennent commenter, comme une tragédie antique, l’amour sans étreinte d’un homme sans voix qui finit par révéler son vrai visage.

Abstract

Talkies invented silence’ said Robert Bresson. But what type of silence has digital cinema created? Silence is an inherent aspect of the viewer’s experience, a necessary element of receptive immersion. As a catalyst for the slightest sounds, warning signs of a detrimental insurrection of reality, it was historically tamed by artificial devices such as music. In contemporary cinema, where the frontier between musical scoring and sound design is blurred to the point of fusion, the place and role of silence, whether real or fake, influences the viewer’s reception in a visceral way.

This article analyses the film Drive (2011), in which Nicolas Winding Refn’s mannerist mise en scène applies a specific cinematic grammar to its protagonist, a silent driver without a name or a past: the composition of frames and rich sound material evoke a false silence. What might initially seem to be an avatar of the « cinema of the look »,2 is in fact an exploration of the world of the listening experience, both active (songs) or passive (original score and sounds). Silence will be studied as a sound catalyst (featuring prominent music tracks), as a vector between urban and inner spaces (the car, the characters) but also in its artificiality (absence of dialogue but multiple sound tracks). This sound-designed silence builds a parallel discourse with the help of song lyrics which comment, as in ancient tragedy, on the unrequited love of a voiceless man who finally reveals his true nature.

Index   

Index de mots-clés : Musique de film, Sound design, Drive, Winding Refn, Soundtrack, Silence, Chansons, Cliff Martinez, Mutisme.

Texte intégral   

Introduction

1En l’an 2000 sortait sur les écrans The Blair Witch Project 2 de Joe Berlinger dont la partition signée du compositeur Carter Burwell se basait sur un agencement rythmique de samples de sons naturels (vent dans les arbres, chocs de pierres, clapotis de l’eau, etc.) transformant les sons du réel en notes artificielles. En créant une musique à partir de la nature, sans ajout d’instrument traditionnel, le compositeur instaurait une partition englobante qui semblait naître de l’écran, sans que la source même de ces sons ne soit diégétisée. Les sons ainsi perçus par le spectateur apparaissaient comme organisés par un orchestrateur suprême et cette forêt apparemment banale prenait son essence terrifiante dans son emprise sur l’espace sonore. En maîtrisant ses propres sons, en modelant la succession syntagmatique, la forêt y créait sa propre musique et sa propre respiration : gérant arbitrairement ses composantes sonores, s’éloignant ainsi de son statut naturel. La même année, dans Dancer in the Dark de Lars Von Trier, Bjork orchestrait les sons de l’usine et des machines-outils – sordide environnement sonore de l’héroïne malvoyante qu’elle interprétait – pour en faire la base rythmique d’une conversion vers un idéal de comédie musicale3. Le design sonore devenait alors artifice musical, rejoignant ainsi la définition de Bertrand Merlier :

Un bruit « usiné » en opposition au bruit brut (ou neutre ?) issu de la prise de son, c’est-à-dire un bruit travaillé (soit à la prise de son, soit en studio) afin de lui donner une fonction, une intention, un rythme ou une émotion. Le bruit se trouve alors doté de certaines fonctions propres à la musique4.

2En ce sens, nous avons déjà écrit que le sound design « cache métonymiquement les premières porosités de la bande-son, la première frontière entre son et musique5 ». Cette approche atteint un degré supplémentaire de maîtrise dans la mini-série télévisée Chernobyl (2019) où la compositrice islandaise Hildur Guðnadóttir a réalisé une partition synthétique à laquelle elle a intégré des sons « authentiques » captés au cœur de la centrale nucléaire lituanienne qui a servi de décor à la série. Son idée : que le spectateur-auditeur puisse viscéralement ressentir les effets de la radioactivité sur les personnages vus à l’écran. Difficile alors de déterminer où sont les bruits et les notes, de départager le diégétique de la fosse : la radioactivité est englobante, le procédé est immersif.

3Dans l’optique d’étudier le mariage de la musique et du sound design dans le cinéma contemporain, exemple que cet article devait illustrer, notre curiosité nous portait d’abord vers des cinéastes tels que Lars Von Trier, David Lynch ou Gaspard Noé, tant leur sens de la stratification sonore (complémentaire à l’image, l’habitant jusqu’à la dévorer) semblait répondre à la problématique d’une immersion par une mise en scène/mise en sons. Cependant, dans son ambiguïté entre son et musique, la question de l’esthétique du silence nous semblait finalement une alternative pertinente. Le silence au cinéma se doit d’être artificiellement sonorisé, « usiné » pour donner à comprendre qu’il n’est pas bruit du réel parasitant la réception mais bien son du fictif naissant de l’écran.

4Notre choix s’est ainsi tourné vers Drive (2011) de Nicolas Winding Refn. Couronné d’un prix de la mise en scène à Cannes, le film a consacré le réalisateur sur l’écran international comme un auteur à suivre après s’être fait remarquer avec la trilogie Pusher (1996-2005) puis Bronson (2008)6. Ironiquement, si Drive est un film connu et reconnu pour la flamboyance de sa mise en scène7 et la richesse de sa bande-son, le récit suit, comme dans son précédent Valhalla Rising (2009), un personnage silencieux qui ne s’exprime qu’à travers ses actes. Nous allons ainsi voir dans les lignes qui suivent que le film de Nicolas Winding Refn s’inscrit dans un héritage du « Cinéma du look » par son esthétique visuelle et sono-musicale mais également par la nature même de son personnage principal. Après avoir déterminé les critères de mise en scène du réalisateur, les études de quelques séquences clés du film permettront d’envisager la bande-son dans ce qu’elle a de « designé » c’est-à-dire de conceptualisé comme un contrepoint au mutisme du protagoniste, à même de faire ressentir la pulsation interne (musique d’action vs. musique d’état), faire entendre les non-dits (la chanson-confession) et suspendre le temps (musique au ralenti).

1. Un cinéma du look and listen

5Adapté d’un roman noir de James Sallis paru en 20058, Drive s’inscrit dans la lignée du néo-noir portant, comme dans les classiques des années 1940 et 1950, une attention toute particulière à l’atmosphère, celle-ci primant parfois sur l’action. En lieu et place du noir et blanc expressionniste, à même d’incarner la ville comme un espace de fantômes, de crimes et d’impunité, les couleurs vives et artificielles des métropoles contemporaines séduisent et corrompent, par les images animées des écrans de publicité et les néons scintillants. En d’autres termes,

cet avatar du film noir construit son esthétique sur la fragmentation, la rupture et l’hybridation de modèles existants dont il parodie les règles. La construction filmique est mise en scène : elle brise l’illusion réaliste, questionne le statut de l’image et rappelle au téléspectateur qu’il assiste avant tout à un spectacle9.

6Le spectateur assiste en effet d’abord à un spectacle dont il perçoit toute l’artificialité. Il n’y a pas davantage de naturalisme visuel dans les noirs et blancs contrastés du noir classique que dans les couleurs saturées, peroxydées même, du néo-noir des années 1980 dénommé à juste titre « néon-noir ». L’esthétique du faux règne en maître dans un maniérisme théâtralisé des espaces comme dans les gialli de Dario Argento (Suspiria, 1977 ; Inferno, 1980), dans les polars de Michael Mann (Le Solitaire, 1981 ; Le Sixième Sens, 1986) ou William Friedkin (Police fédérale Los Angeles, 1985) jusqu’au crossover cyberpunk (Blade Runner, 1982). Ce cinéma postmoderne, référentiel et autoréflexif, se pose sur une survisualisation à même d’exprimer un monde pris dans les images – celles des publicités et des clips d’une MTV naissante – qui fétichisent les produits de consommation.

7Cette démarche néobaroque était évoquée en 1989 par Raphaël Bassan dans son article intitulé « Trois néobaroques français10 » dans lequel son étude des films de Luc Besson, Jean-Jacques Beineix et Leos Carax nommait ce mouvement (éphémère) de « Cinéma du look ». En évoquant le caractère postmoderne des films de ces trois cinéastes, Raphaël Bassan soulignait la cohabitation de modes d’expression mineurs (désignés aujourd’hui par pop culture) et majeurs (peinture, musique classique, etc.) dans une cinématographie symptomatique de sa période de manifestation. Raphaël Bassan met en avant la primauté accordée au visuel sur le dialogue, les personnages du « Cinéma du look », marginaux de la société des années 1980, étant peu loquaces. Ce néobaroque cinématographique se synthétise ainsi sous quelques caractéristiques : fétichisation de l’objet ; relations amoureuses peu sexualisées (proche de l’amour courtois) ; esthétique inspirée du clip et de la publicité ; quête/pratique/sanctuarisation d’une forme d’art ; difficulté de communication/de relations émotionnelles avec les autres ; mort des pères et/ou de leur figure ; origines et conditions modestes des personnages.

8Patricia Allmer, dans son analyse de ce mouvement au filtre du spectaculaire debordien11, ajoute que les personnages y sont placés dans des espaces hostiles, aliénés sans passé ni futur, dénués de tout contact social et vivant dans le présent perpétuel instauré par le monde-marchandise. Les « héros » du « Cinéma du look » trouvent leur voie/voix en avançant masqués dans une société qui les condamne à un mutisme social.

9Bien que fondateur12, le texte de Bassan omet cependant une composante essentielle de ce mouvement : l’importance accordée à la bande-son, plus particulièrement à la musique, qu’il s’agisse d’une composition originale ou de compilation de titres existants. Si certains films de son corpus abordent la musique comme sujet (Diva, Subway), l’utilisation de la musique non diégétique, parfois diégétiquement ancrée (le duo de piano dans 37°2 le matin, le concert et les répétitions de Subway) ou les chansons pop de Mauvais Sang, est mise en avant afin d’être entendue au cours de l’expérience filmique, loin du postulat d’Adorno et Eissler signant qu’une musique de film est faite pour ne pas être entendue. On peut ainsi trouver dans ces films du « look », visuellement caractérisés, de grands succès de l’édition discographique permettant à des albums de musique de film instrumentale de côtoyer les sommets des charts de la variété ou du pop rock13.

10Sans parler d’influence consciente ni même d’héritage, nous pensons que Nicolas Winding Refn inscrit Drive dans la lignée de ce mouvement. Son filtre eighties, son esthétique néon, ses sonorités synthétiques ne sont que la partie la plus visible de l’iceberg. Nous retrouvons ainsi la fétichisation de l’objet (le blouson), l’amour courtois (un seul baiser, final, entre Irène et le driver14), l’esthétique clipesque, la difficulté de communication (le mutisme d’un driver taciturne), la condition modeste (le driver cumule un travail de mécanicien et de chauffeur en plus de son travail officiel de cascadeur), la mort symbolique des pères (la mort de Shannon, qui s’est toujours occupé du driver et le nomme « kid »), la pratique d’un art (il évolue dans le cinéma). Bien loin du vococentrisme et du dialogue roi, Drive, par sa bande musicale, peut se rapprocher du film-concert dans lequel « l’histoire passe au second plan au profit d’un “son et lumière”15 ».

2. Un design du point de mire et du point d’écoute

11Ce personnage sans nom, cascadeur de cinéma le jour, chauffeur pour braqueurs la nuit, va vivre une relation platonique avec sa voisine de palier. À ce titre, « il n’appartient pas au jour ou à la nuit. Il est pris entre deux mondes, il ne sait pas auquel il appartient16 ». Dès les premières minutes du film, le driver apparaît dans des reflets, celui d’une fenêtre d’hôtel ou d’un rétroviseur, cadre dans le cadre qui imprime les lumières de la ville sur son visage, offrant le masque inversé d’un justicier miroir du criminel.

Je lisais les frères Grimm au moment de la préparation de Drive, et j’imaginais le film comme un conte, avec un personnage principal qui change complètement à la fin : il enfile son masque et devient un superhéros. C’est un homme violent qui lutte pour préserver la pureté d’une femme. J’ai toujours voulu filmer une histoire d’amour sans savoir trop comment ; là j’avais enfin la solution : un film d’action qui parle d’amour. Il y a quelque chose de double dans Drive, c’est très pur et en même temps perverti, sexy et inquiétant17.

12Visuellement, l’horizontalité de la rue s’oppose à la verticalité de la ville et des immeubles. Quelques rares vues aériennes offrent de réelles plongées sur la ville. De nombreux plans au sol, résolument graphiques, accordent au bitume le rôle de personnage à part entière. Corrélativement, la bande-son synthétise les propos de Laurent Jullier : « Il y a horizontalité de la bande-image, qui fait s’aligner sagement les plans et les événements de l’histoire, et une verticalité de la bande-son qui empile les couches et les occurrences sonores18. »

13Si le point de vue au cinéma peut aisément se définir (d’où vois-je en tant que spectateur ? Quel personnage voit ce que je vois ?), la question du point d’écoute devient plus ambivalente : d’où est-ce que j’entends ? Michel Chion interroge plus précisément : « quel personnage, à un moment donné de l’action, est censé particulièrement entendre ce que j’entends moi-même ?19 ».

14Dans le cinéma de Nicolas Winding Refn, la musique est première, créatrice d’idées, comme un carburant permettant d’avancer dans la création d’une scène. Le réalisateur prépare Drive en écoutant Kraftwerk pour « l’idée de la musique électronique combinée avec la mythologie d’un flingueur avec une voiture20 » et inscrit le film dans une nostalgie sonore et visuelle21 dans laquelle la synthwave22 – courant musical né au début des années 2010, imprégné d’une esthétique eighties (synthés, voix éthérées, base rythmique marquée, minimalisme répétitif) – semble éclore avec les personnages.

15En ce qui concerne la musique originale, le cinéaste contacte le compositeur Cliff Martinez (ancien batteur des Red Hot Chili Peppers et collaborateur musical de Steven Soderbergh notamment) et lui soumet un montage avec cinq titres musicaux préexistants déjà placés (cf. tableau 2). Le compositeur, qui doit alors se glisser dans les interstices, témoigne que les films de Nicolas Winding Refn « sont avares de dialogues afin que le music department puisse avoir une toile vierge sur laquelle peindre ; quand cela arrive, il incombe réellement à la musique d’ouvrir la voie et de dire au public ce qu’il doit en faire23 ». Les doléances du réalisateur sont alors d’apporter une certaine religiosité24 aux images, un sentiment d’élévation (que l’on retrouvera plus particulièrement dans la séquence de l’ascenseur) influencé par les musiques de Kraftwerk, Tangerine Dream et l’ambient de Brian Eno, notamment son célèbre Ascent (1983).

Je me souviens que la première chose que Nicolas m’a dite, c’était : « J’ai toujours voulu faire un conte de fées sur Los Angeles ». J’ai compris que, en dépit de toute l’action et la violence dans le film, le rôle de la musique serait de mettre un accent plus doux, des aspects romantiques. J’ai aussi beaucoup marqué la brutalité, le spectaculaire, mais j’ai toujours essayé d’utiliser la musique pour intensifier ce contraste entre la beauté et l’obscurité. Il y a une qualité poétique dans Drive, dans sa représentation de Los Angeles et dans son héros qui veut juste être un être humain normal […]

Nicolas a fait plusieurs fois référence à la religion tout au long de notre collaboration, et l’une des références était le célèbre Ascent de Brian Eno qui résonne comme un hymne. Cette musique a été utilisée dans de nombreux films, et elle tournait déjà dans ma tête puisque en 1989 Steven Soderbergh l’utilisait pour clore Sexe Mensonges et Vidéo. J’étais donc prêt pour cela. J’ai étudié quelques chorales pour avoir une idée de comment elles étaient construites et j’ai écrit une partition que j’ai jouée et enregistrée avec un « cristal Baschet », un instrument acoustique expérimental où il faut jouer avec les doigts sur des tiges de verre humidifiées. Cela marchait étonnamment bien avec tous les moments romantiques25.

16Dans son approche sonore, Nicolas Winding Refn ne souhaitait pas de réalisme mais bien trouver des sonorités excitantes pouvant procurer chez le spectateur une sensation éloignée de toute considération logique. Il proposera ainsi à la société Soundelux et au sound designer Lon Bender de s’inspirer du célèbre court-métrage de Claude Lelouch C’était un rendez-vous (1976), tourné en un unique plan subjectif au ras du macadam, adoptant le point de vue d’une voiture mais aussi son point d’écoute, faisant vrombir l’urgence et la puissance. L’intention du réalisateur était donc avant tout de créer de la sensation et « exclure les sons de circulation et d’autres environnements hors-champ afin de se focaliser sur ce qui se passe dans la tête des personnages26 ».

3. Musique d’action vs. Musique d’état : le silence comme stratification

17« L’idée de la première course-poursuite c’était d’en faire une expérience interne qu’on ne suit qu’à travers ses yeux. Il est comme un requin dans l’océan. Mais ce n’est pas lui le prédateur. Le danger, c’est tous les autres requins27. »

Extrait 1 – Ouverture + générique : https://www.youtube.com/watch?v=ZHYaj6EHfJg

18Les onze minutes de la scène d’ouverture et du générique n’offrent que peu de dialogues et la scène tout entière pourrait d’ailleurs se résumer en une phrase : un chauffeur professionnel offre ses services pour conduire des braqueurs dans leur fuite nocturne. C’est d’abord la pulsation rythmique des basses de Tick of the clock de Chromatics que l’on entend, avant même que la moindre image n’apparaisse à l’écran, et s’instaure rapidement comme le cœur battant du film. La bande-son s’enrichit alors d’une voix (« Il y a des milliers de rues dans cette ville ») alors que la caméra remonte sur un plan du maillage urbain et découvre peu à peu l’intérieur d’un appartement vide. Le personnage du driver est présenté par ses artefacts (le blouson au scorpion, les règles qu’il expose, ces cinq minutes qu’il consacre aux cambrioleurs) et un reflet dans la vitre (qui annonce déjà toute la dualité du personnage) dans laquelle un zoom avant révèle, en circonstanciels de lieu et de temps, la ville dans la nuit.

19Au garage de Shannon, un travelling vers la droite accompagne les personnages jusqu’à la voiture alors que la pulsation rythmique augmente en volume et en tonalité. S’installe alors une tension tout comme s’opère une solidarisation : celle du cavalier et de sa monture, l’élément qui manquait à sa panoplie et qui complète son identité. Parce que la Chevy Impala est le modèle le plus répandu en Californie, il est sûr de passer inaperçu. Cet anonymat est alors marqué dès le plan suivant, plan aérien sur la ville et son dédale de rues « où dans une course-poursuite nocturne, chaque croisement de rues oblige à un choix quasi vital de direction28 ».

20À l’intérieur du véhicule, outre la musique citée, la bande-son se compose désormais du bruit sourd du moteur et des commentaires sportifs à la radio. Lorsque l’on découvre les braqueurs, la musique baisse en intensité, la voiture dont elle accompagne le trajet est à l’arrêt. Alors que les braqueurs franchissent la grille, l’intérieur de la voiture est baigné de la rencontre sportive (diégétique) et de la musique (non diégétique) que nous entendons depuis le début. Presque simultanément, l’alarme déclenchée – signifiant l’intrusion et le danger – lance le chronomètre et les cinq minutes à venir, ressort dramatique de la séquence. Le driver va alors brancher la radio de la police sur une nouvelle source diégétique (un talkie-walkie) pour anticiper l’arrivée et les déplacements des véhicules de police. Quelques secondes plus tard, alors qu’un premier braqueur sort de l’entrepôt, le driver ouvre la porte arrière ce qui déclenche un signal sonore supplémentaire, le bip d’ouverture de la portière arrière.

Tableau 1 – Stratification des sources sonores dans la séquence d’ouverture de Drive.

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21Cette stratification d’occurrences sonores crée de multiples sous-rythmes qui, loin de s’annuler, se retrouvent presque supervisés par la pulsation rythmique initiale sur laquelle ils se greffent, seule source sonore qui ne s’éteint ou ne se réduit jamais. Ce que nous entendons depuis le début, c’est bien la présence experte du driver et de son véhicule qui semblent ne faire qu’un, tournés vers un à-venir sinon déterminé, du moins espéré29. Ce son immobile, « qui ne présente aucune variation dans son déroulement » et dont la fixité peut également se créer « par une variation, une évolution qui est répétée à l’infini telle quelle, “en boucle”30 » entre alors en contraste avec les variations de mouvements montrées à l’image : conduite dans les rues de Los Angeles, véhicule à l’arrêt, démarrages/accélérations/décélérations multiples, etc. Malgré un mixage qui tend peu à peu à faire coexister les autres occurrences sonores, cette fixité marquée par la musique correspond au mutisme et à l’apathie du driver, à la fixité de son regard et de son objectif dans une spatio-temporalité contrainte (atteindre un lieu précis dans un temps déterminé). Cette musique, bien que rythmique, n’est donc pas une musique d’action mais une musique d’état.

22Nous avons donc une bande-son qui stratifie jusqu’à neuf sources sonores, autour d’une personne qui demeure résolument silencieuse. Son calme et le silence qu’il convoque jouent en fort contraste avec la démesure sonore de l’environnement qu’il habite. Ces sons superposés sont à la fois composites (dans leur syntagmatique, l’univers sonore se compose d’éléments qui interviennent les uns à la suite des autres) et composés (dans leur juxtaposition verticale, ils interviennent dans une simultanéité). Ils fonctionnent comme des index, leur source existant dans le monde narratif et pouvant être entendue par les personnages31.

23La voiture du driver reste cachée de la police en termes visuels et sonores, elle se fond dans la nuit comme elle se fond dans les sons-territoires de la ville qui ne nous sont pas communiqués. La ville comme contenant sonore n’existe que symboliquement par les faibles bruits de circulation dans les toutes premières secondes du film ou par les sirènes de police. Celles-ci permettent d’annoncer hors-champ, comme les trompettes de la cavalerie, l’arrivée imminente des policiers ou l’urgence d’une intervention, mais également « d’éveiller l’espace32 » en en signifiant – par la réverbération d’un son répercuté dans ce territoire mi-clos (rues, façades, blocks) – la nature même, dans ses dimensions, ses animations, sa densité.

L’impression du silence dans une scène de film n’est pas le simple effet d’une absence de bruit ; elle ne se produit que lorsqu’elle est amenée par tout un contexte et tout une préparation. Laquelle consiste dans le plus simple des cas, à le faire précéder d’une séquence bruyante. Le silence, autrement dit, n’est jamais un vide neutre ; c’est le négatif d’un son qu’on a entendu auparavant ou qu’on imagine : c’est le produit d’un contraste33.

24La sursollicitation auditive que nous avons connue auparavant tend à se réduire drastiquement si bien que l’environnement sonore semble s’appauvrir, à tort. La pulsation rythmique, présente en continu depuis le début du film, devient alors une norme sonore. Lorsque le driver se cache derrière un véhicule, un sentiment de calme vient corroborer l’immobilité présente à l’écran. La voiture ne bouge plus, son moteur tourne encore. La pulsation, toujours perceptible, accompagne alors le héros dans son avancée et le calme avant la tempête se marque d’une stratification de quatre sources : musique/moteur/commentaires sportifs/radio de la police. La narration est alors un « ego-hic-nunc34 » des éléments liés au « je » (la musique et le moteur), au lieu (jeu de localisation entre la police et le driver) et au temps (atteindre l’objectif à la fin du match de basket).

25En effet, afin de donner toute sa puissance à l’accélération qui va faire basculer la séquence dans son deuxième acte, certains éléments que nous savons toujours présents ne sont alors plus perceptibles (le chronomètre, les commentaires sportifs) au profit d’un mixage favorisant le son du moteur dont le vrombissement semble se fondre avec le son de l’hélicoptère et la radio de la police qui a depuis quelques secondes déjà identifié la voiture. Si ces sons sont équitablement partagés dès lors que leur source est présente à l’écran (son du moteur dominant à l’intérieur de la voiture, son de l’hélicoptère dominant à l’extérieur), ils signifient l’opposition entre les deux entités en une battle audio-visuelle visant à l’emprise sur l’espace sonore. Dès lors que l’hélicoptère est vu depuis l’intérieur du véhicule, leurs sons respectifs fusionnent en une seule et même machinerie, accroissant la tension de l’affrontement. La nappe synthétique aiguë, partie intégrante du morceau de Chromatics, devient alors presque sacralisante et ne laisse aucun doute sur un montage réalisé sur la musique. Le mixage se fait ainsi révélateur de la psyché du conducteur : « Dès qu’il est localisé », témoigne Lon Bender, sound designer du film, « l’emprise sur son esprit et l’adrénaline qu’il ressent à l’idée d’être pris sont d’un coup dépeintes dans le son35 ». Arrivé dans le parking, il coiffe une casquette et se défait de son blouson emblème. Jusqu’à la fin de ce prologue, le mutisme du driver se démarque ainsi de la sursollicitation sonore que ses actions impliquent, et de ce contraste naît le non-dit dans un tourbillon ou le vu et l’entendu règnent sur la narration36.

4. La chanson-confession : le silence entendu du non-dit

26Drive est avant tout une romance qui ne peut s’exprimer entre les personnages ni par les mots ni par l’intimité. Seuls les actes comptent. Dans la tradition béhavioriste du récit noir, les individus n’existent que par leurs actes, symptômes de leur psychologie. À ce titre, le mutisme du personnage, son incapacité à communiquer, explose par la violence mais se prédispose par la chanson, véritable affirmation de l’indicible. Le choix du cinéaste de ne pas sélectionner de titres pop populairement identifiés participe de cette volonté immersive d’un auteur de vouloir créer sa propre bande-son : « Plus un morceau est marqué, plus il a tendance à être lu comme un objet extérieur à l’économie narrative », écrit Laurent Jullier, soulignant que « le degré de neutralité le plus élevé est atteint avec des musiques radicalement inconnues du plus grand nombre de spectateurs37 ». Cette neutralité peut convoquer l’immersion dans le récit comme naissant même de l’image. Nicolas Winding Refn a en effet construit sa bande-son sur cinq morceaux préexistants mais peu connus, les condamnant par leur ancrage au film à devenir ad vitam les incarnations de la bande originale à succès de Drive38.

Tableau 2 – Titres des pistes musicales préexistantes dans la bande originale de Drive.

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27Pour la chanson du générique Nightcall, le compositeur Kavinsky témoigne : « J’avais un scénario en tête : un zombie qui viendrait rôder autour de la baraque de sa femme, la regarderait reconstruire sa vie… avant de lui passer un coup de fil ambiance “Je t’appelle ce soir pour te dire…”39. » Les paroles de cette chanson scénarisée comme un dialogue impossible entre un mort-vivant et sa bien-aimée résonnent sur les images de Nicolas Winding Refn et annoncent déjà le profil quasi autistique du personnage du driver.

(Male voice)

I’m giving you a night call to tell you how I feel

I want to drive you through the night, down the hills

I’m gonna tell you something you don’t want to hear

I’m gonna show you where it’s dark, but have no fear

(Female voice)

There something inside you

It’s hard to explain

They’re talking about you boy

But you’re still the same

28La voix féminine le dit : quoi que tu fasses, « Tu restes le même ». Comme le scorpion de la fable ne peut s’empêcher de piquer mortellement la grenouille qui le sauve, il ne sert à rien d’aller contre sa nature. Cette séquence fonctionne comme un clip, « c’est-à-dire n’importe quoi de visuel mis sur une chanson40 » ici préexistante au film et dont les paroles se font, le temps de son déroulement, la voix des personnages à l’écran. Pour Michel Chion :

Le vidéoclip nous fait retrouver le cinéma muet, ce qui semble un paradoxe puisqu’il s’agit d’une forme construite sur la musique. Mais c’est justement dans la mesure où une musique est à la base, et où il n’y a pas de narration portée par un dialogue que l’image y est totalement déliée de la linéarité imposée par le son-territoire41.

29Et Laurent Jullier de rajouter :

Une séquence clip remplace les sons diégétiques par une chanson – ou, à la rigueur, par un instrumental, car l’important pour cette musique n’est pas ou non d’avoir une voix chantée, mais de sembler avoir été écrite sans souci de coller aux images, celles-ci devant en revanche se ranger sous sa double bannière rythmique et affective42.

30Après cette ouverture d’exposition du personnage, nous avons quelques minutes plus tard une séquence de rapprochement. Le driver, devant ramener Irene et son fils Benicio chez eux, leur propose une promenade en voiture accompagnée par la chanson A Real Hero qui fonctionne ici comme un love theme tandis que le driver les conduit jusqu’aux confins du canal de L.A. river pour les sortir de la ville. La chanson, extra-diégétique, apparaît en fondu, sans ancrage à l’image, sans que sa potentielle source (depuis l’autoradio par exemple) puisse légitimer sa présence et le fait que les personnages l’entendent. Cet effet-clip en chanson-séquence peut se définir par

une adresse au spectateur, visant à lui demander d’entrer dans une parenthèse filmique de rapports nouveaux entre images et musique. Ici, ces rapports nouveaux visent à évoquer un état intérieur des personnages, inaccessible aux matières de l’expression cinématographique utilisées comme elles le sont d’ordinaire43.

Extrait – A Real Hero : https://www.youtube.com/watch?v=54aVl4QBQJQ

Back against the wall and odds

With the strength of a will and a cause

Your pursuits are called outstanding

You’re emotionally complex

Against the grain of dystopic claims

Not the thoughts your actions entertain

And you, have proved, to be

A real human being, and a real hero

31Cet effet-clip s’annonce comme une parenthèse enchantée dans un tiers lieu qui semble protégé de toute violence et de tout son. Le seul son perceptible, celui de la voiture, devient transitoire et conjonctif, comme « usiné » dans la matière musicale. Il apporte le retour au réel et l’ancrage du point de vue au regard d’Irene qui voit dans ce voisin presque inconnu un père-héros de substitution, peu bavard, sur l’épaule duquel son fils peut s’endormir en toute sécurité.

Le vidéoclip narratif lui-même a favorisé en son sein une certaine forme de cinéma mutique, en multipliant les plans de regards, ainsi que les plans d’expression faciale ou de gestes physiques. Cela lui est naturel puisque la présence de la musique et du texte chanté y suffit à boucher le trou de l’absence de parole44.

32Dans le générique du film, Nightcall parlait pour les personnages. Comme dans l’ouverture, le driver est ici le maître des horloges, le « Tick of the clock » à même d’amorcer et décliner un fondu musical entre deux rares répliques – « Do you wanna see something? » et « He enjoyed a lot » –, véritables curseurs de la séquence. Pourtant l’ancrage final au regard d’Irene est aussi un ancrage au point d’écoute, et les paroles de la chanson, que l’on pouvait considérer comme le commentaire d’un chœur antique invisible, deviennent expression personnelle d’Irene. Plus tard, alors que son mari, Standard, sort de prison, elle organise une fête pour son retour, fête à laquelle le driver n’est pas convié. Chacun dans son appartement entend la même chanson (Under your spell) diffusée lors de la réception comme un pont dressé entre leurs deux rivages.

I don’t eat

I don’t sleep

I do nothing but think of you

You keep me under your spell

I was wondering

Do you know the difference between love and obsession?

And what’s the difference between obsession and desire?

I don’t know

Do you think this feeling could last forever?

Extrait – Under your spell : https://www.youtube.com/watch?v=c8Tqlz5UOx8

33Envisageons maintenant de visionner cette séquence en coupant le son. Très vite, la simplicité de la mise en image (un champ/contrechamp entre Irene regardant son mari et ce dernier faisant un discours aux amis présents) porte l’attention de la jeune femme sur son époux qu’elle ne quitte pas des yeux. La valeur ajoutée de la musique, dès lors que l’on instaure la chanson, ne change pas le visuel mais vient nuancer leur réception par les paroles des chansons qui trouvent une résonance chez Irène, dans son conflit de loyauté entre Standard et le driver pour lequel elle développe, si l’on en croit les paroles, une véritable obsession. Ce dernier apparaît à l’image, en train de travailler chez lui, et sa réaction à l’écoute de ce message (il arrête son activité et sort de son appartement) informe de sa prise de conscience dans cette séquence de télépathie musicale où il peut décrypter les paroles du refrain (« You keep me under your spell » traduisibles par « Tu me gardes sous ton emprise ») comme lui étant directement adressées45.

5. Musique au ralenti : le silence comme temps suspendu

34La séquence de l’ascenseur est l’un des points culminants du film. Transition de la romance à la violence, le driver embrasse Irene avant de violenter un homme venu les tuer. Dans ce jeu entre ralenti et vitesse d’action, entre ambient music et sons du réel (les coups qui pleuvent, le son hors-champ de la tête écrasée à coups de pied), le personnage révèle sa vraie nature. C’est le monteur, Matthew Newman (qui avait fait découvrir Nightcall au réalisateur), qui a proposé de réaliser cette scène dans un endroit confiné, plus menaçant, où l’on ressent le danger, de manière claustrophobique et sans échappatoire possible46. Ce qui ne pouvait que séduire Nicolas Winding Refn :

Pour faire un film comme un conte des frères Grimm, il faut commencer dans l’innocence et finir dans une noirceur dérangeante. Mais il y a des codes moraux et le bien l’emporte à la fin. Et comme il s’agit d’une histoire d’amour sur la pureté de l’amour, ils ne s’embrassent jamais. Or le baiser est un élément essentiel dans toute histoire d’amour. Et j’ai eu l’idée de le faire embrasser Irene avant d’éclater la tête du type. C’est comme un baiser d’adieu. Maintenant il sait ce qu’il a à faire : se transformer en super-héros, en scorpion. C’est donc son adieu à elle, mais aussi le baiser qu’ils n’ont jamais eu. Il y a donc cet élément de pur romantisme, d’innocence, combiné à une extrême violence graphique47.

Extrait – Scène de l’ascenseur : https://www.youtube.com/watch?v=i5ufgkJ-uVE

35Dans cette séquence, le driver ramène Irene dans son espace pour offrir un baiser, le seul et unique qu’ils échangeront dans leur liaison platonique. Mais ce baiser revêt également les oripeaux du simulacre. Il induit ce calme avant la tempête, ce silence qui déclenche la furie, qui suspend la narration, qui ne peut être entendu et que Cliff Martinez musicalise par une plage ambient au Cristal Baschet :

Dans Drive, c’est comme si la musique était une réponse à une séquence d’action plutôt qu’elle ne s’incruste dans les séquences. Comme pour la scène de l’ascenseur, la musique précède et met en place la scène d’action. C’est bien, je trouve. La musique des séquences d’action est souvent moins travaillée parce qu’elle se perd dans tous les effets sonores. Je pense que le prélude et la suite sont souvent les meilleures voies à suivre pour le type de films auxquels j’ai travaillé, et c’était certainement le meilleur choix pour Drive48.

36Point de vue et point d’écoute semblent ici se marier avec une nuance qui différencie cependant la scène de l’ascenseur des séquences que nous avons précédemment étudiées. Elle n’utilise effectivement pas de chanson ou de musique préexistante, mais une musique instrumentale originale. La prise de conscience du danger par le driver induit une disparition temporaire des sons diégétiques propre à l’effet-clip déjà expérimenté auparavant. La musique-séquence génère simultanément une altération/manipulation du rythme par le recours au ralenti. Les lumières de l’ascenseur se resserrent sur les deux personnages, comme un halo protecteur et intimiste, loin du réel et du temps qui semble alors suspendre son vol. Pourtant, contrairement aux séquences-clips précédentes, l’image offre une altération de la réalité, telle que perçue par le driver (à l’évidence, l’environnement lumineux de l’ascenseur n’évolue pas et le monde ne se met pas à vivre au ralenti). Il s’agit donc d’un instant rêvé, fantasmé, nouvelle parenthèse théâtralisée dans le déroulé de l’histoire où la fin du baiser rallume les lumières du réel.

37La valeur parenthétique de la musique permet ici d’enfermer dans son propre temps l’action du film : « Surtout lorsqu’elle s’associe, comme il est fréquent, à la suspension des bruits réels (lesquels sont signifiants du temps quotidien linéaire), la musique a donc ceci de particulier qu’elle peut créer du hors-temps dans le temps – du temps entre parenthèses49. » Il serait alors intéressant quoique facile de « donner à entendre » les non-dits par un sur-entendu de chansons aux paroles explicites. Mais Nicolas Winding Refn se refuse à un tel subterfuge pour l’accorder à Irene qui s’adresse musicalement au driver, lui confessant par chanson interposée ce qu’elle ne peut lui dire. Ce dernier, mutique, n’existe comme émetteur musical que par les sons de ses actes ou la musique instrumentale (donc sans paroles) que lui seul semble entendre.

Extrait – Scène du masque : https://www.youtube.com/watch?v=t6PPwSwnD9A

38Une nouvelle séquence-clip, utilisant certains des artifices de la scène de l’ascenseur, va pourtant déroger à cette règle. À la suite du meurtre de Shannon par Bernie Rose, le driver décide de se venger et assurer la protection d’Irene et Benicio en mettant tout d’abord fin aux agissements de Nino. Il se couvre le visage d’un masque pris sur le tournage et, dans l’incarnation d’un autre, au visage aussi apathique que le sien, il avance au ralenti sur la voix de Katyna Ranieri chantant Oh my love (écrite en 1971 par son époux Riz Ortolani). Les paroles abordent l’amour fou dans l’espérance des retrouvailles, dans la lumière du renouveau50 et s’inscrivent dans l’idée du driver de détruire tout obstacle s’interposant entre Irene et lui. En termes profilmiques, il semble également nécessaire d’évoquer la genèse de cette chanson. Katyna Ranieri épouse Riz Ortolani, à Mexico en 1955, mais son mariage est invalidé en Italie : séparée de son premier mari, celui-ci l’accuse alors de bigamie et la chanteuse sera condamnée à huit mois d’emprisonnement. De manière similaire, Irene envisage une reconstruction de sa vie avec un homme mais son mari est libéré de prison, créant conflit de cœur et de loyauté.

39Contrairement aux chansons précédentes, la voix féminine interprète n’est pas reliée à l’écran par la présence d’Irene, point de vue et point d’écoute ne sont plus si ostensiblement unis. Après la scène de l’ascenseur dont l’éclat de violence paroxystique a effrayé la jeune femme, nous pouvons estimer que le driver lui lance alors un message permettant de légitimer ses actions dans une volonté de commencer ensemble une nouvelle vie. Mais Irene n’est pas présente et ne peut donc entendre, à moins qu’il ne fantasme son désir à elle, qu’il hallucine ce qu’il aimerait l’entendre lui dire.

40L’intention du cinéaste est de montrer le personnage se révéler peu à peu à lui-même dans la volonté de protéger ceux qu’il s’est mis à aimer, apparaissant à la fin du film comme un véritable héros. La ré-occurrence dans les derniers plans du titre A Real Hero est ainsi légitime : le driver que l’on croit mort, les yeux fixés dans le vide, « reprend vie » tandis que cette chanson vient de nouveau irriguer le film comme un love theme mémoire d’un instant partagé à trois. Sans effet de ralenti qui en altérerait la durée, les sons diégétiques semblent effacés du lieu du driver pour ne laisser entendre que ceux d’Irene frappant à la porte de l’appartement (comme le son de la voiture, transitoire, dans la première occurrence). Tout naturalisme sonore disparaît sur les plans du driver, alors qu’il laisse au sol le butin et le corps de Bernie avant d’entrer de nouveau dans la nuit.

Extrait – Final : https://www.youtube.com/watch?v=ftX7YknC89w

6. Vers une illu-son du silence

41Nous voyons, à travers l’étude de ces extraits, comment la bande-son permet de mettre en scène l’évolution des relations entre deux personnages qui ne peuvent exprimer frontalement ce qu’ils ressentent, et plus particulièrement de mettre en sons leur incommunicabilité. La mise en scène formaliste de Nicolas Winding Refn applique à son driver taciturne, sans nom et sans passé, une richesse du matériau sonore qui évoque un simulacre de silence. Ce qui pourrait être un avatar du « Cinéma du look », mettant le visuel en avant, s’aventure ici dans le continent d’une écoute active (les chansons) et passive (la musique du film et les sons). Ce silence artificiellement sonorisé, sound designé, construit dans Drive une narration parallèle, aidé en cela par les paroles des chansons qui viennent commenter, comme une tragédie antique, l’amour sans étreinte d’un homme sans voix qui finit par révéler son vrai visage.

42Si le cinéma parlant a inventé le silence, pour reprendre la célèbre phrase de Robert Bresson, c’est en donnant à ce dernier la possibilité de naître de l’écran. Le silence profilmique est une insurrection du réel, menaçant de sortir le spectateur du monde de la fiction dans lequel il est immergé. Pour être perçu comme composant « usiné » du récit et non défaillance de l’apparatus, il doit exister narrativement, se « faire entendre ». « Les réalisateurs et les spectateurs d’aujourd’hui n’entendent pas seulement les films d’une nouvelle manière » écrit William Whittington, « ils écoutent les films d’une nouvelle manière, et ce qu’ils écoutent est du sound design51 ». Le cinéma contemporain aime à construire une nouvelle forme de silence à l’heure du digital. En l’éloignant du silence réel. En le stratifiant de multiples occurrences. En l’ancrant à des personnages qui trouvent ainsi leur voix.

Notes   

1 Raphaël Bassan dans La Revue du Cinéma, no 448, mai 1989.

2 Raphaël Bassan in La Revue du Cinéma, no. 448, May 1989

3 « Je voulais faire une comédie musicale depuis que j’étais toute petite, mais pas à Hollywood. Je voulais utiliser des sons live comme celui-ci [bruits de scies] et ça [elle tape sur la table]. Je commencerais à me lever et à chanter [elle se lève], et vous vous mettriez à chanter avec moi, et on ferait un solo de bouteilles [elle tape dessus]… J’ai toujours voulu faire ça pour prouver aux êtres humains que la magie existe tout près d’eux », interview de Bjork dans le magazine Premiere, septembre 2000.

4 Bertrand Merlier, « Le rôle de la musique dans l’audio-visuel » dans La Traduction des émotions dans les musiques de films, Éditions Delatour, 2015, p. 51.

5 Gérard Dastugue, « D’où vient la musique ? Frontières et porosité de la bande-son », Inter-Lignes, Institut catholique de Toulouse, 2010, Musique et Cinéma. Harmonies et contrepoints, p. 37-56.

6 Only God Forgives (2013) et The Neon Demon (2018) assureront cette continuité dans la controverse, ainsi que la série télévisée Too old to die young (2019).

7 Prix de la mise en scène à Cannes 2011.

8 Paru chez Poisoned Pen Press puis en France chez Rivages Noirs (2006). Traduction d’Isabelle Maillet. Le scénario adapté est signé Hossein Amini.

9 Georges Fournier, « Delphine Letort, Du film noir au néo-noir : mythes et stéréotypes de l’Amérique, 1941-2008 », Revue LISA/LISA e-journal [En ligne], Media, culture, histoire, Images et média, http://journals.openedition.org/lisa/3929 (consulté en novembre 2019).

10 Raphaël Bassan, « Trois néobaroques français : Beineix, Besson, Carax, de Diva au Grand Bleu », La Revue du Cinéma, no 449, 1989, p. 44-50.

11 Patricia Allmer, « “Window shopping” ? – Aesthetics of the Spectacular and Cinéma du Look », University of Notthingham, Scope, février 2004, https://www.nottingham.ac.uk/scope/issues/2004/february.aspx (consulté en mars 2021).

12 L’article connaîtra une résonance particulière chez les analystes anglo-saxons au détriment de la France qui n’y prêtera qu’un intérêt lointain sinon méprisant, critiquant ces films pour leur esthétique de clip publicitaire.

13 Non seulement récompensées à de multiples reprises, les bandes originales de Diva, Subway, 37°2 le matin ont été disques d’or (plus de 100 000 exemplaires vendus à leur sortie) sans parler de l’énorme succès de la musique du Grand Bleu qui s’est vendue à plus d’un million d’exemplaires (disque de diamant).

14 Notons par exemple l’analogie avec Subway de Luc Besson (1985) à la fin duquel le héros semble mourir après un premier/dernier baiser, à la suite de cet amour courtois qui a presque irrigué tout le film.

15 Laurent Jullier, Les Sons au cinéma et à la télévision, Paris, Armand Colin, 1995, p. 190.

16 Robert Koehler, « Nicolas Winding Refn and the search for a real hero », Cinema Scope, https://cinema-scope.com/cinema-scope-magazine/interview-nicolas-winding-refn-and-the-search-for-a-real-hero/ (consulté en mars 2021).

17 Entretien avec Nicolas Winding Refn, https://www.lesinrocks.com/cinema/nicolas-winding-refn-rencontre-avec-un-enfant-terrible-du-cinema-de-genre-32986-05-10-2011/

18 Laurent Jullier, Analyser un film, de l’émotion à l’interprétation, Paris, Flammarion, coll. Champs arts, 2012, p. 245.

19 Michel Chion, L’audio-vision, Paris, Nathan, 1990, p. 80.

20 « Interview with Nicolas Winding Refn and Cliff Martinez », propos recueillis par Larry Fitzmaurice, Pitchfork.com, 25 juillet 2013, https://pitchfork.com/features/interview/9177-nicolas-winding-refn-and-cliff-martinez/ (consulté en février 2021). Notre traduction.

21 Propos de Johnny Jewel du groupe Chromatics, dans « Drive soundtrack: revisiting the neon-noir masterpiece », Vehlinggo, https://vehlinggo.com/2016/09/07/drive-movie-fifth-anniversary-feature/ (consulté en mai 2021).

22 La série Stranger Things de Matt et Ross Duffer (2016-) en est peut-être l’exemple le plus populaire.

23 Charles Steinberg, « Composer Cliff Martinez returns to the L.A. Underworlds of Nicolas Winding Refn », Under the Radar.com, 1er août 2019,

24 Will Jones, « “Drive” composer Cliff Martinez on writing the most fire film score of 2016 », Complex.com, 29 juin 2016, https://www.complex.com/pop-culture/2016/06/drive-the-neon-demon-cliff-martiniez-interview-spring-breakers/ (consulté en mars 2021).

25 Benoît Basirico, « Cliff Martinez, de Soderbergh à Refn, en passant par la France », Cinezik.com, 26 mai 2013, https://www.cinezik.org/infos/affinfo.php?titre0=20130526202109 (consulté en mai 2021).

26 « The Sound of Drive: Soundelux Creates “Emotional Truth” for Nicolas Winding Refn’s Cerebral Action Film », BusinessWire.com, 28 septembre 2011, https://www.businesswire.com/news/home/20110928006344/en/The-Sound-of-Drive-Soundelux-Creates-Emotional-Truth-for-Nicolas-Winding-Refns-Cerebral-Action-Film (consulté en octobre 2020). Notre traduction.

27 Interview de Nicolas Winding Refn dans les bonus de l’édition DVD, Wild Side Videos, 2011. Propos recueillis par Laurent Duroche.

28 Nicolas Tixier, Sylvain Angiboust, « Villes et films en regard. Le cinéma espace de découverte de la ville », Espaces tourisme & loisirs, Éditions touristiques européennes, 2016, p. 94-97, hal-01518179.

29 Comme le son diégétique du battement cardiaque scandait la partition musicale de Franz Waxman dans la longue séquence de la création de The Bride of Frankenstein réalisé par James Whale en 1935.

30 Michel Chion, L’audio-vision, p. 13.

31 Laurent Jullier, Les Sons au cinéma et à la télévision, p. 126.

32 Michel Chion, Un art sonore, le cinéma : histoire, esthétique, poétique, Paris, Cahiers du Cinéma, coll. Essais, 2003, p. 217.

33 Michel Chion, L’Audio-vision, p. 51.

34 Voir Francesco Casetti, D’un regard l’autre, le film et son spectateur, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1990, p. 42.

35 Mekado Murphy, « The sounds of Drive », The New York Times, 22 février 2012,

36 Alternativement, l’autre séquence de braquage, dans laquelle le driver subira pleinement l’action et sera témoin de la mort de Standard, sera bien plus silencieuse comme pour mieux faire retentir les détonations des coups de feu et le sentiment de trahison qui explose alors.

37 Laurent Jullier, Les Sons au cinéma et à la télévision, p. 151.

38 Quentin Tarantino notamment a érigé cette démarche en système en faisant siennes des partitions et chansons méconnues ou oubliées qui, passées entre ses mains, semblent naître de son imaginaire et des récits filmiques qui en découlent.

39 Entretien avec Kavinsky, https://snatchmag.atavist.com/kavinsky (consulté en novembre 2019).

40 Michel Chion, L’Audio-vision, p. 140.

41 Ibid., p. 141.

42 Laurent Jullier, Julien Péquignot, « L’effet-clip au cinéma », Kinephanos, https://www.kinephanos.ca/2013/effet-clip/, (consulté en mai 2021).

43 Ibid.

44 Michel Chion, Un art sonore, le cinéma : histoire, esthétique, poétique, p. 293.

45 Ce procédé a été particulièrement rendu célèbre dans Rio Bravo de Howard Hawks (1959) où le morceau De Guello joué depuis le saloon est censé faire entendre au frère Burdette emprisonné qu’une tentative de le faire évader se prépare.

46 Ce qui permet de voir également le travail en amont du monteur dès le scénario afin que le rythme du film monté soit envisagé dès l’écriture.

47 Interview de Nicolas Winding Refn dans les bonus de l’édition DVD, Wild Side Videos, 2011. Propos recueillis par Laurent Duroche.

48 Benoît Basirico, op. cit.

49 Michel Chion, La Musique au Cinéma, Paris, Fayard, 1995, p. 212.

50 « Oh my love / High above us / The Sun now Embraces Nature / And from Nature we should learn that all can start again / As the stars must fade away to give a bright new day ».

51 William Whittington, Sound design and science fiction. University of Texas Press, 2007, p. 10. Notre traduction.

Citation   

Gérard Dastugue, «L’illu-son du silence dans Drive (2011) », Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Musique et design sonore dans les productions audiovisuelles contemporaines, Numéros de la revue, Hybridités musico-sonores : repenser l’écoute cinématographique, mis à  jour le : 28/11/2022, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=1285.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Gérard Dastugue

Maître de conférences à l’Institut catholique de Toulouse, Gérard Dastugue écrit et communique sur le cinéma et la musique de film depuis près de 25 ans, en France et à l’étranger. D’abord actif dans le journalisme spécialisé, puis universitaire reconnu pour ses travaux, il intervient dans de nombreux festivals, colloques, émissions radio et collabore régulièrement avec des labels discographiques. Président fondateur de ACE Productions, réalisateur et producteur, il crée en 2018 L’Abécédaire du Noir, une encyclopédie sur YouTube dédiée aux littératures policières.Maître de conférences UR CERES, Institut Catholique de Toulouse, France. Gerard.dastugue@ict-toulouse.fr https://www.ict-toulouse.fr/