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Des ambivalences dans la démarche d’élévation spirituelle au sein de la Rainbow Family
Corps libérés, corps normés
Justine Vleminckx
Octobre 2020
DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.706
Résumés↑
Cet article est fondé sur une étude ethnographique, engagée depuis janvier 2017, au sein d’un réseau spirituel transnational, nommé la Rainbow Family. À partir de données empiriques recueillies au fil de mes terrains, en immersion au sein de rassemblements belges, et européens du réseau, je propose d’analyser les caractéristiques propres à l’expérience sensorielle et relationnelle que constituent les Rainbow gatherings, avec une attention particulière sur ses ambivalences. Le corps y est, simultanément, la matière première d’un travail permanent sur soi de libération spirituelle et la manifestation concrète de cette mise au travail. Il y a une manière d’être conformément libéré. La corporéité Rainbow oscille ainsi entre un idéal libertaire et la réalité d’une normativité, induite par la communauté, qui se manifeste dans l’uniformisation des pratiques mais aussi dans l’incorporation de comportements et de discours estimés légitimes.
This article is based on an ethnographic study, initiated in January 2017, within a transnational spiritual network called the Rainbow Family. Based on empirical data collected from my fieldwork, immersed in Belgian, French and European gatherings of the network, I propose to analyze the characteristics of the sensory and relational experience of the Rainbow gatherings, with a particular focus on its ambivalence. The body is the raw material of a permanent work on oneself of spiritual liberation but it is also, simultaneously, the concrete manifestation of this work. There is a way of being liberated in conformity. Rainbow corporeity oscillates between a libertarian ideal and the reality of a normativity, induced by the community, which is manifested in the standardization of practices but also in behaviors and discourses considered legitimate.
Index↑
Mots-clés : Communauté, Libertaire, Développement personnel, Normativité, Spiritualité
Keywords : Libertarian, Self-help, Normativity, Community, Spirituality
Plan↑
Texte intégral↑
1La Rainbow Family est née en 1972 à l’occasion d’un rassemblement de quatre jours dans le Colorado réunissant près de 20000 participants parmi lesquels divers groupes libertaires et spirituels (chrétiens, néo-paganistes, hindous, New Age, etc.) engagés dans la quête d’un style de vie résolument en rupture avec la société capitaliste avancée (Niman, 1997). Initié par des jeunes militants pacifistes issus de la classe moyenne blanche éduquée, impliqués dans les mouvements américains de la contre-culture des années 1960, rejoints par d’anciens vétérans de la guerre du Vietnam (Ibid.), cet événement gratuit, a priori unique, avait pour objectif d’offrir un espace et un temps d’expression d’un « désir sincère de vivre en paix et en harmonie sur terre »1. Cette première rencontre, couronnée de succès, a donné naissance à de nombreuses autres, connues sous le nom de « Rainbow Gatherings », désormais organisées plusieurs fois par an, à travers le monde et pour une durée d’un mois. La Rainbow Family représente l’une des plus importantes communautés utopiques libertaires d’Amérique du Nord (Macdonald, 2018 ; Niman, Ibid.) et compte, depuis son premier rassemblement européen (1983), plusieurs milliers d’adeptes en Europe.
2L’identification intentionnelle (non héritée) à cette famille universelle, née dans un contexte spécifique, s’est construite et s’est maintenue à travers le temps autour des registres identitaires et historiques de la révolution culturelle des sixties et de l’élan communautaire libertaire qui ont gagné, au cours de cette décennie, une partie (blanche, de classe moyenne et éduquée) de la jeunesse étasunienne, puis européenne (Creagh, 2009). Les Rainbow se présentent régulièrement comme les héritiers directs du mouvement hippie dont ils cherchent à perpétuer l’idéal de liberté et d’authenticité, l’aspiration à vivre en harmonie avec la nature et le primat accordé à l’intériorité. Sans s’y identifier de manière affirmée, ils sont aussi très clairement les adeptes d’une spiritualité de type New Age, s’inscrivant dans un projet général de transformation de l’humanité à laquelle seul un travail permanent sur soi de libération des corps et de l’esprit permet d’accéder (Heelas, 1996 ; Stuart, 2005 ; Ferreux, 2000). Tenant d’une approche holistique de l’humain, ils partagent la conviction que l’individu est une partie intégrante d’une énergie cosmique et qu’à travers sa recherche de perfectionnement individuel, émane de lui et se répand une énergie positive qui agit sur l’harmonisation et l’équilibre de la planète (de la Torre, 2011).
3Partant de cette appréhension de l’humain et de son rapport au monde, les rassemblements de la Rainbow Family sont conçus comme des expériences transformatrices et émancipatrices qui mènent, pour la majorité de ceux qui les vivent, à une guérison profonde de soi. Organisés de manière ponctuelle, et circonscrits dans un espace et un temps précis, ils proposent, entre autres par l’immersion dans la Nature et l’échange de pratiques thérapeutiques, l’expérience de son propre dépassement et de son harmonisation avec sa nature intérieure et avec le cosmos.
4Dans cet article fondé sur une recherche ethnographique menée depuis 2017 sur la Rainbow Family en Europe, nous proposons de décrire certaines caractéristiques propres à l’expérience sensorielle et relationnelle que représentent ses rassemblements, avec une attention particulière portée à ses ambivalences. Le corps, qui y occupe une place fondamentale, est simultanément, la matière première d’un travail permanent sur soi de libération spirituelle, d’une part et la manifestation concrète de cette mise au travail, d’autre part. Il y a une manière d’être et de se raconter conformément libéré qui se lit dans l’apparence des corps par exemple, majoritairement musclés, minces, dénudés et décomplexés. La corporéité Rainbow oscille ainsi entre un idéal de libération et la réalité d’une normativité, induite par la communauté réunie durant les rassemblements, qui se manifeste dans l’uniformisation des pratiques mais aussi dans l’incorporation de comportements et de discours estimés légitimes.
Les Rainbow Gatherings en Europe : terrain, approches méthodologique et épistémologique
5En Europe, les rassemblements Rainbow comptent chaque année de plusieurs dizaines de personnes – principalement dans le cas des rassemblements nationaux tels que ceux organisés en Belgique, jusqu’à quelques milliers quand il s’agit des rassemblements européens. Pendant un mois2, les participants y expérimentent une vie communautaire autogérée dont l’organisation repose sur la seule base des responsabilités et des volontés individuelles à endosser un rôle qui contribuera à la réalisation des tâches quotidiennes. Il n’y a ni pouvoir central ni leader.
6Durant ces rencontres, le temps, notion particulièrement élastique et relative pour les Rainbow, est investi par chacun des participants selon son « feeling » ou son « énergie ». L’individu est encouragé à agir en « conscience » et en accord avec ses envies, ses intuitions, son état émotionnel et physique, et non son sens de l’obligation envers le collectif, par exemple. Pour beaucoup, les Rainbow Gatherings sont l’occasion de sortir d’un rapport au groupe contraignant, où l’on « s’oblige à » (Fontaine et Vleminckx, 2020). Chacun s’adonne donc à la réalisation des tâches collectives selon sa volonté, qu’il s’agisse de la recherche du bois pour alimenter continuellement le feu principal situé au centre du camp, ou la cuisine communautaire quotidienne ou encore, l’entretien des shitpits, ces grandes tranchées creusées dans la terre faisant office de toilettes. Les deux repas quotidiens, servis pour l’un en début d’après-midi et pour l’autre en fin de soirée, début de nuit, occupent aussi un temps important de la journée, d’autant qu’ils sont précédés d’un rituel relativement long au cours duquel est célébré le principe d’Unité qui lie inconditionnellement les membres de la Famille entre eux et qui les connecte au Cosmos3. Enfin, principalement l’après-midi, des workshops sont proposés gratuitement et librement par les participants au cours desquels sont transmis des techniques corporelles dites « thérapeutiques » et des savoirs essentiellement centrés sur l’exploration de ses potentialités qu’elles soient artistiques, spirituelles, physiques ou psychologiques mais aussi, sur la découverte de la nature environnante et surtout, ses potentiels thérapeutiques. Ils sont le plus souvent orientés autour du soin du corps, de la guérison (par les plantes notamment), et de la gestion des émotions, notamment, des peurs qui inhibent.
7Les lieux dans lesquels les rassemblements prennent place répondent à une série de critères qui vont de la situation isolée du territoire choisi, de son caractère « préservé » de toute activité humaine à l’accessibilité à une source pour boire et cuisiner ainsi qu’à une rivière ou un lac pour se baigner et se laver. Les rassemblements européens, organisés chaque année dans un pays différent4, prennent place dans des lieux reculés qui demandent la plupart du temps plusieurs heures de marche avant d’y accéder. Les derniers European Rainbow gatherings se sont ainsi tenus dans une forêt au bord d’un grand lac en Laponie suédoise (2019) et dans deux vallées, l’une verdoyante dans les Carpates polonaises (2018), l’autre aux versants escarpés, à près de 2000 mètres d’altitude dans les Dolomites Frioulanes en Italie (2017). En Belgique où j’ai particulièrement suivi les activités de la Famille Arc-en-ciel, la possibilité de répondre à ces critères se heurtent régulièrement aux réalités d’un petit territoire densément peuplé. Le dernier rassemblement belge, en 2017, s’était par exemple déroulé sur le terrain d’un vieux moulin dont le propriétaire avait accepté l’occupation en échange de petits travaux sur la bâtisse. Certains Rainbow profitaient de la proximité avec le village pour faire quelques courses personnelles au supermarché, ou boire un verre à la terrasse d’un café. Le terrain était, par ailleurs, longé par un sentier balisé régulièrement emprunté par des promeneurs, surpris d’apercevoir sur leur route les corps dénudés de plusieurs des participants au rassemblement. L’idéal d’un mode de vie ascétique, loin de la civilisation, n’avait pas pu être atteint.
8Le choix du lieu est fondamental à l’expérience des rassemblements. Selon sa situation – isolée ou non – mais aussi, selon « l’énergie » qui l’habite, il contribue à créer les conditions d’un basculement d’un monde à un autre, de Babylon (la société capitaliste chez les Rainbow) à la famille Arc-en-ciel. Il n’est toutefois pas le seul ressort de ce passage de l’un à l’autre, expérimenté et raconté par plusieurs de mes interlocuteurs. Il est signifié dès l’entrée au rassemblement et notamment, dès l’arrivée au Welcome center, lieu d’accueil de fortune, construit de bâches tendues, présent à proximité du parking. Le plus souvent, on y est reçu avec de longues accolades, accompagnées d’un « Welcome home sister » prononcé avec enthousiasme. Au sein des rassemblements Arc-en-ciel, chacun devient automatiquement le frère ou la sœur de l’autre et une proximité de fait, « inconditionnelle » et « authentique », se joue lors des interactions. L’apparence physique prédominante des participants et notamment, la minceur de leur corps ou l’esthétique spécifique de leurs tenues – vêtements en matière naturelle, en coton épais ou en grosse laine, souvent colorés mais ternis – contribuent également à créer une atmosphère spécifique, au même titre, par ailleurs, que les éléments du décor. Aux côtés des nombreuses tentes, les tipis, yourtes, dômes et bâches vertes tranchent l’horizon des immenses pâturages dans lesquels les rencontres prennent place.
9La Rainbow Family peut être classée dans le champ défini par Linda Woodhead et Paul Heelas (2005) des « spiritualités subjectives » (subjective-life spirituality), qui accordent une place centrale à la subjectivité comme source de sens et à la réalisation de soi comme salut de l’existence. Dans ces spiritualités, les croyances importent moins que la pratique et l’expérience de son intériorité : “Enabling spiritual seekers to make contact with their inner depths, seekers experience spirituality flowing through other aspects of their personal lives -their bodies, their emotions, their relationships” (Heelas, 2006). Les rassemblements Rainbow peuvent en ce sens être envisagés selon une approche comparable à celle développée par Michael Houseman et al. (2016) lorsqu’ils observent et analysent des séances de danses spirituelles contemporaines à vocation transformatrice, telles que la Biodanza. Ils montrent, en effet, combien ces pratiques dansées, au même titre que la majorité des pratiques New Age ou de développement personnel, procèdent d’un « dispositif qui fournit aux pratiquants un vécu ayant valeur d’autorité transcendante pour la construction volontaire d’identités individuelles » (p.64). À l’instar de ces séances de danse, les rassemblements Rainbow sont des expériences extraordinaires, hors du quotidien, appropriées et vécues comme des espaces d’expérimentation d’un « moi » libéré et, par un ensemble de ressorts, ils créent les conditions de cette libération, sur le plan de son accomplissement et de sa manifestation effective. Ils sont orientés sur la (re)découverte, par les sens, d’un rapport renouvelé, plus « authentique », aux autres, à son environnement et à son corps.
10Étudier une « communauté évènementielle » (Salzbrunn, 2014) qui place l’expérience et la subjectivité au centre de l’exercice de la spiritualité a impliqué l’adoption d’une approche immersive, fondée sur ma participation active aux rencontres de la Rainbow Family5. Ma posture rejoint celle défendue par Pierre-Joseph Laurent (2019) qui réaffirme la place fondamentale de la subjectivité du chercheur dans sa démarche d’observation participante, comme « instrument de franchissement d’une frontière culturelle » de la société du chercheur à celle du groupe étudié (et retour) – une subjectivité « sous contrôle », soumise à la pratique constante de la réflexivité sur ses propres catégories (p. 16).
Le corps, objet d’expériences émancipatrices et transformatrices : travail sur son intériorité et mise à l’épreuve de soi
11Les rassemblements Rainbow déclinent, à travers différentes pratiques et sous diverses formes, la vision d’un corps vecteur de sensations, continuellement traversé par un flux énergétique intérieur qui maintient naturellement l’individu dans un état de bien-être et de santé. Il est perçu comme doté d’une intelligence et d’une puissance intrinsèques grâce auxquelles l’humain dispose de pouvoirs d’auto-guérison dont il a perdu la conscience. Bart, co-initiateur des premiers rassemblements en Belgique, l’explique en ces termes :
Nous sommes bornés dans la programmation et la peur. Tous les liens, les connections sont là mais le mental est programmé dans une autre histoire, celle de Babylone, le corps et la vie en elle-même ne sont pas là-dedans. Nous sentons tous tout, mais le mental, l’esprit n’est pas à la hauteur de cette compréhension. (2017)
12Dans les récits produits, il est souvent question du passage de l’enfance à l’âge adulte et, en parallèle, de la sortie d’un état naturel qui n’est pas situé historiquement mais aurait eu lieu lors de l’avènement de Babylone dont les contours sont eux aussi peu définis. Dans ce passage d’une période à une autre – d’enfant à adulte et d’avant à après Babylone –, une approche rationnelle de la réalité et l’adoption d’un mode de vie centré sur l’accumulation, le salariat et la consommation ainsi que l’ensemble des peurs qui en découlent (peur de manquer, peur de ne pas être assez bon, etc.) viennent brider la nature profonde des hommes et des femmes, et l’ensemble de leurs capacités intrinsèques (Fontaine et Vleminckx, Ibid.).
13Selon cette considération, il appartient alors à chacun d’« éveiller sa conscience à cette potentialité » et de « travailler sur soi » pour la voir éclore. La quasi-totalité de mes interlocuteurs accorde une importance fondamentale, voire vitale, au travail sur son intériorité. L’épanouissement personnel fait figure d’un véritable style de vie. Par exemple, la plupart d’entre eux pratiquent quotidiennement la méditation et le yoga, comme une discipline qui les aide à gérer leurs émotions et à atteindre un niveau supérieur de bien-être. Ils participent également à des événements qui ont, pour points communs, avec le mouvement Arc-en-ciel, l'aspiration à une connexion profonde à la nature, le soin accordé au corps et la recherche d’une forme d’authenticité dans la relation à soi, aux autres et à son environnement.
14La participation aux rassemblements Rainbow s’inscrit dans la continuité de cette recherche insatiable d’expériences émancipatrices et transformatrices. En Rainbow, on apprend à « être authentiquement soi », « dans sa splendeur », à « tomber le masque » ou encore, à « se sentir aimer ». « On est libre d’être soi ». L’offre d’ateliers centrés sur le développement de son intériorité, le cadre peu contraignant de ces rencontres, « en immersion » dans la Nature et la pratique d’une hygiène de vie ascétique sont évoqués comme des sources de motivation à vivre et à revivre ces rencontres, et participent, pour nombreux de mes interlocuteurs, à une guérison profonde du moi.
Les workshops : corps, émotions et subjectivité
15Ateliers de chant de mantras, d’hypnose, de yoga dynamique, d’acroyoga, de yoga du rire, méditation collective, lecture du calendrier Maya, découverte des plantes sauvages et de leurs vertus, bénédiction de l’utérus, exploration collective de son enfant intérieur, initiation au tantra, au tao de la femme, aux pratiques de connexion énergétique avec les arbres, rituels « chamaniques » de hutte de sudation… La large panoplie des pratiques partagées quotidiennement au sein des Rainbow gatherings, sous la forme de workshop, fait partie intégrante de l’expérience des rassemblements et contribuent à réaffirmer la nécessité d’une attention permanente accordée à son être, à la gestion de ses émotions, au soin du corps, en mettant à disposition les conditions de réalisation de ce travail sur soi. L’organisation de ces ateliers induit la représentation d’un individu dont l’épanouissement repose sur sa volonté personnelle à mettre en œuvre une série de conduites destinées à le maintenir dans un état de bien-être permanent.
16Généralement, une personne propose de transmettre des savoirs et savoir-faire, acquis à la suite d’une expérience personnelle, lors d’une formation, ou encore, grâce à la lecture d’ouvrages ou d’articles publiés sur des sites Internet. Les pratiques ou les connaissances partagées sont présentées comme relevant de « traditions ancestrales », de « sciences universelles » et « authentiques », transcendant cultures et traditions et dont chaque être humain est le digne héritier. Personne ne se positionne comme expert, mais plutôt comme « facilitateur », « guide » ou « intermédiaire ». La légitimité de celui qui transmet est rarement mise en cause et ce, tout particulièrement sur la base de son niveau de connaissance et d’éducation. En revanche, il est courant d’entendre certains dire, aux quelques mots près : « Je ne préfère pas aller à son atelier, je ne le sens pas ». L’énergie est un critère d’évaluation quasi systématique et intransigeant, et pour autant sans définition claire, sur laquelle une personne est définie et, en l’occurrence, validée dans sa légitimité à transmettre. Durant les ateliers, c’est plus souvent la responsabilité et la subjectivité de celui qui reçoit qui sont en jeu : il doit être en mesure, physique et énergétique, d’accueillir le soin ou d’apprécier la pratique transmise. S’il réagit mal ou indifféremment à une expérience proposée, c’est qu’elle ne lui correspond pas ou qu’il n’est pas prêt, pas suffisamment éveillé.
17Durant la majorité de ces ateliers, l’attention est continuellement portée sur l’intériorité (Tavory et Goodman, 2009), une intériorité qu’il s’agit de manifester par le corps. Les injonctions au « lâcher-prise », à l’« abandon des peurs », à la « sortie du mental » – apparaissant déjà de manière récurrente durant les rassemblements, sous la forme de conseils adressés dans le cadre de relations interpersonnelles – sont systématiques. Elles accompagnent les participants et jouent véritablement un rôle de cadre rituel « définissant les principes d’organisation de ces activités et l’engagement subjectif des acteurs » (Piette, 2005).
18L’été 2019, lors du rassemblement européen en Laponie suédoise, j’ai par exemple pris part à un atelier de « méditation dynamique »6, au cours duquel nous avons été invités, par un facilitateur affublé d’un nez de clown, à « quitter nos peurs », « à se débarrasser des pensées parasites » et à « laisser se manifester notre enfant intérieur ». Durant toute la durée de la séance (plus ou moins une heure), nous n’avions pas le droit d’ouvrir les yeux, de manière à « faciliter la connexion à son intériorité », « être témoin de ce qui se joue en nous » et ne pas être perturbés par l’action des autres participants. L’homme au nez rouge nous avait averti qu’il était « notre seul miroir » durant toute la séance et qu’il pouvait à tout moment intervenir pour nous aider dans le processus de lâcher-prise mais aussi, pour nous sortir du groupe s’il sentait que nous étions incapables de vivre pleinement l’expérience, de lâcher-prise. Ouvrir les yeux était par exemple sanctionné d’une exclusion.
19Après cette mise en garde, la séance s’est déroulée en cinq temps : d’abord, nous avons été invités à respirer par le nez, selon un rythme rapide et soutenu, guidés par le facilitateur qu’il s’agissait d’imiter. Pendant cet exercice de respiration, il nous a été demandé de lâcher notre corps, de le laisser se mouvoir, par des mouvements d’épaules de haut en bas, d’inspiration en expiration. Ensuite, nous avons été invités à « exploser », à « devenir fou », à « laisser échapper » des cris « venus de l’intérieur » et à progressivement nous « laisser aller » aux mouvements qui viennent « spontanément ». Des hurlements ont alors éclaté parmi les participants. Certains se sont roulés au sol, d’autres sautaient sur place, dansaient, ondulaient leur corps. Cette effusion d’environ quinze minutes a progressivement été interrompue par le facilitateur qui a indiqué le passage à la phase suivante : il s’est levé les bras vers le ciel et a hurlé de manière discontinue « Hou! Hou! Hou! », imité par l’ensemble des participants. La séance s’est clôturée par un arrêt sur image : chacun devait stopper le mouvement dans lequel il était engagé et rester statique plusieurs minutes. Le dernier temps a été consacré à la célébration de l’expérience vécue, par des cris et des accolades intenses entre intervenants.
20À l’issue de ce type de Workshop, les participants sont également systématiquement invités à partager leur ressenti. La prise de parole, organisée en cercle, est souvent chargée d’émotions. À voix basse sur un ton lent, comme pour signifier une forme de plénitude, chacun exprime ce que l’atelier lui a procuré et a, éventuellement, éveillé au fond de lui. Souvent, les mêmes termes – « grande chaleur », « joie immense », « beauté », « puissance », « guérison profonde » – sont employés avec emphase pour évoquer l’intensité de l’émotion ressentie durant l’expérience.
21Les ateliers organisés en Rainbow reposent essentiellement sur la mise en place d’un cadre contraignant qui, par une succession d’actes prescrits, mène le participant à éprouver une série d’émotions qu’il s’agit de manifester selon les indications du facilitateur. Dans le cas décrit, il y a une forme de normativité dans la représentation de l’individu en situation de lâcher-prise, dont le facilitateur se fait le juge puisqu’il peut décider d’exclure ceux dont il perçoit qu’ils ne sont pas « dedans ». Finalement, durant ces exercices, l’expression de l’émotion et sa manifestation comptent plus que l’émotion elle-même (Houseman et al., Ibid.).
Immersion en plein air et dépassement de soi comme condition de libération : écologie corporelle et mythe du retour à la Nature
22L’expérience des rassemblements Rainbow représente le plus souvent une occasion d’appréhender une vie qui se veut « naturelle », une forme de retour aux sources, face au train-train d’une vie urbaine qui mène à évoluer à contre-courant de ses instincts primaires, à suivre des rythmes antiphysiques. La vie au grand air, nu, exposé aux rayons du soleil, la bouffée d’air pur qu’elle procure, l’activité physique qu’elle implique – des multiples kilomètres parcourus par jour à la coupe du bois pour le feu – ainsi que l’alimentation végétalienne proposée, crudivore pour certains, sont présentés comme des opportunités de se réapproprier la conscience de son corps et de ses besoins réels. Julie, jeune trentenaire adepte des Rainbow gatherings depuis 2014, et Bart, cité précédemment, signifient clairement cette idée d’un retour à l’essentiel émancipateur lorsqu’ils racontent respectivement :
In Rainbow, you are more close to the simplicity, to the essence. You understand what you need more in your life. Then food, doing things making you happy, connecting other people and being good in the nature. (Julie, 2019)
L’essentiel est que nous retrouvions notre unité et nos liens avec la nature et que tout le monde finisse par découvrir ça en lui-même. Qu’il finisse par être autour d’un feu à chanter des chansons et à boire de l’eau de source, à faire une cuisine végétarienne et à manger dans un cercle. Tout ce qu’on fait au Rainbow. Tout le monde finit par découvrir ça. Tout le monde finit par comprendre : « Ah oui, on marche pieds nus » ; « Ah oui, on fait le yoga le matin ». C’est la vie qu’on découvre ici. Notre principal travail c’est créer de l’espace pour pouvoir comprendre ça. (Bart, 2018)
23La quête de guérison passe nécessairement par une « forme d’écologie à la première personne » (Pierron, 2016), intérieure, qui vise avant tout à se reconnecter à ses « racines sauvages », à son « moi profond », à son « essence », et à reprendre place dans la communauté du vivant, par la fusion à la Nature, par la reconnaissance et le respect de ses lois. Organiser les rassemblements Rainbow dans des espaces choisis pour leur situation isolée et incarnant une « nature sauvage » est donc considéré comme une condition de facilitation de l’éveil de cette conscience de soi. À travers les expériences corporelles auxquelles ces conditions de vie confrontent, la vie en pleine nature mène, à dessein, au dépassement de ses limites et des normes sociales qui conditionnent le rapport au corps. Elle soigne. En tant qu’expérience immersive, le sens des Rainbow gatherings se rapproche de celui des « pratiques de la nature », décrites et analysées par Héas et Chanvallon (2014) : « La nature stimule, éveille ou réveille, par le bruit, par les odeurs, par le toucher, par la lumière ou les couleurs » (p. 358) et ouvre à de nouvelles perceptions du corps à partir desquelles la conscience de soi dans son rapport au monde est redéfinie (Ibid.).
24Le rassemblement européen de 2017 est particulièrement éloquent de cet encouragement au dépassement de soi et de cette recherche d’une union transformatrice avec la Nature. Cet été-là, la rencontre européenne se déroulait à Tramonti-di-Sopra, un petit village de la commune de Pordenone, au Nord-Est de l’Italie, à quelques kilomètres des frontières autrichienne et slovène. Le camp se situait précisément à près de 2000 mètres d’altitude, dans le parc national des Dolomites Frioulanes. Pour parvenir au site, deux options étaient possibles. La première, la « plus accessible », consistait à embarquer dans un van qui, par un chemin adapté aux voitures, roulait jusqu’à un point au sommet de la montagne à partir duquel les personnes débarquées – sans leur matériel, amené plus tard par un tracteur – devaient emprunter un sentier de 8 km, uniquement en descente, pour joindre le camp. Quelques heures après ou parfois le lendemain, ils retournaient dans les hauteurs pour récupérer leurs affaires et, ensuite, redescendre pour enfin s’installer. La deuxième option, « plus rude », consistait à emprunter des chemins de montagne particulièrement escarpés, gravir des pentes plus ou moins raides sur 10 km., avec un dénivelé total de 800 m. Sur ce chemin, deux Welcome center étaient organisés, l’un à mi-parcours, l’autre à deux heures de marche de l’arrivée. Les sentiers étaient particulièrement abrupts, nécessitant en ce qui concernent les derniers mètres, l’usage de ses mains pour se hisser au niveau supérieur. Il fallait compter entre 4 et 6 heures pour parvenir au camp, installé au creux d’une vallée verdoyante.
25En tout, plus de 4000 personnes ont gravi la montagne. Des personnes de tous les âges, certaines chargées de matériels particulièrement lourds (tipis, tentes en toile épaisse, etc.), des parents et leurs enfants, des mères portant, à l’avant, leur bébé en écharpe et à l’arrière, un sac à dos chargé. Trois femmes ont également parcouru ce chemin, alors qu’elles étaient au terme de leur grossesse pour, ensuite, accoucher sur le site. Nous étions isolés à 2000 m. d’altitude, sans aucune possibilité d’entrer en contact avec le monde extérieur – nous ne captions aucun réseau – à l’exception d’un talkiewalkie qui ne devait servir qu’en cas d’extrême urgence7.
26La situation isolée du rassemblement et les difficultés d’accès pour y parvenir compliquaient notamment la mise en œuvre des missions food – ces missions, organisées sur base volontaire, qui consistent à réapprovisionner le camp en nourriture. La nourriture servie était alors rationnée de manière à éviter les aller-retours trop fréquents et le découragement des volontaires. Chacun recevait une portion équivalent à trois ou quatre cuillères à soupe de préparation, composée de légumes, de légumineuses et de féculents (pâtes, riz et pommes de terre). Pour autant, le manque de nourriture posait peu de problème à mes interlocuteurs, au contraire. Il était vécu comme une occasion de se libérer de la surconsommation, de dépasser la sensation de faim, représentée comme une pure construction du mental et, ainsi, de se concentrer sur « l’essentiel ». Dans un entretien, Julie avait évoqué le plaisir qu’elle avait ressenti lors de ce rassemblement, grâce auquel elle avait pu littéralement se couper du monde :
I really feel so good in Italy. One month very closed away from the city. It was just the elements, the nature. You are more aware about your sensitivity. Then, after a month, you go down from valley and you say: “What is that?”. And you say: “Ah, I remember. Ah this is a car.” You really forget. You think: « Fuck it’s fucking real. » (2019)
27À l’issue de ce rassemblement, de nombreuses publications, postées sur Facebook, évoquaient combien la montagne avait permis à certains de confronter leur corps. À plusieurs reprises, revenait l’idée d’une « puissance », d’une « force contenue en soi », que les expériences au contact de la Nature, aussi éprouvantes soient-elles, avaient permis d’éveiller. Être parvenu à grimper la montagne, à défier la faim et le froid glacial des nuits était perçu comme une ouverture sur de nouveaux possibles à partir desquels les limites supposées du corps ont été réévaluées.
De la libération des corps à la normativité du corps libéré
Il y a des gens c’est leur premier Rainbow, tu les vois débarquer, ça se voit. Mais ce n’est pas grave. C’est tellement différent de ce qu’on a l’habitude de voir. On ne peut pas être tout à fait préparé. Chaque Rainbow tu apprends et tu continues à t’adapter. (Lucas, European Rainbow gathering, Suède, 2019)
28L’idéal de liberté auquel prétend tendre la Rainbow Family, dans l’expérimentation collective d’un mode de vie libertaire et la mise au travail permanente de soi, repose paradoxalement sur un ensemble de représentations et d’injonctions qui déterminent les manières d’être conventionnellement libéré. On peut observer un processus de mise en conformité qui passe par l’intériorisation de représentations incarnées, qui deviennent, par la force du cadre et au fil du temps, « des modes de ressentir et d’agir spécifiques, reconnaissables avant tout par l’expérience kinesthésique et affective qu’elles suscitent » (Houseman, et al., Ibid.). Les injonctions répétées au lâcher-prise qui se jouent dans les relations interpersonnelles ou lors des workshops, l’esthétique prépondérante des corps, le mode de vie ascétique des rassemblements, la vision profondément partagée d’un corps puissance capable d’auto-guérison ou encore, l’immersion totale dans la Nature constituent autant d’éléments contraignants du « dispositif » Rainbow et créent les conditions de cette mise en conformité.
29En rassemblement Rainbow, par exemple, le corps nu, les contacts physiques répétés, le visage avenant et souriant, et la fluidité des mouvements sont autant de marqueurs significatifs d’une manière incarnée d’être libéré. Évidemment, il n’y a pas d’obligation à être nu mais il n’empêche, se baigner en maillot par exemple, peut susciter l’interrogation. Pour beaucoup, la nudité répond à une nécessaire adaptation à l’environnement et aux éléments, comme l’évoque Brigitte dans cet extrait :
Être à poil, c’est un des besoins naturels, comme boire, manger, faire pipi, caca, tout ça. Le contact avec l’air, la terre… Au premier Rainbow, ça a été progressif. Il faisait chaud et j’ai commencé à me déshabiller parce que c’était tellement plus facile. Et après évidemment, un besoin naturel, c’est aussi de se couvrir quand il fait froid. (2018)
30Personne ne vous forcera, également, à entrer en contact physique avec autrui, mais il n’empêche, toucher et se laisser toucher sont normalisés en rassemblement Rainbow. On se salue systématiquement par une accolade, pour les plus puristes, épaule gauche contre épaule gauche, cœur contre cœur. Il faut prendre le temps de s’étreindre pour sentir à travers soi l’énergie de l’autre. En ce qui me concerne, j’ai déjà interrompu une accolade « trop tôt ». Mon interlocuteur n’y était visiblement pas préparé et il me l’a fait remarquer : « Et ben dis donc, tu viens de la ville ou quoi ? ». Cette remarque est intéressante puisqu’en me renvoyant à la ville, symbole de la société dominante actuelle dont il s’agit de rejeter les codes, il laisse entendre que mon attitude – celle d’une citadine – n’est pas adaptée au contexte Rainbow. Il introduit de la normativité.
31Dans certaines situations limites – rares mais révélatrices de la manière dont sont généralement gérées les épreuves en rassemblement –, j’ai pu observer combien une forme de contrôle social s’exerce au nom d’un rapport au monde et à soi communément partagé. L’été dernier, par exemple, au rassemblement européen en Pologne, un événement est venu démontrer très clairement la manière légitime de gérer et surtout, de raconter sa gestion des épreuves et des événements difficiles vécus dans le cadre des rassemblements.
32La Shigellose, une maladie infectieuse, causant diarrhée, vomissement, déshydratation et douleurs abdominales, s’était répandue parmi les participants. Le healing tipi, l’équivalent de la croix rouge Rainbow, était rempli de dizaines de patients couchés au sol, visiblement mal en point, recevant des gélules au charbon actif et des soins énergétiques. Nous croisions des personnes recroquevillées visiblement tiraillées par des crampes intestinales, nécessitant l’intervention régulièrement d’ambulanciers emmenant systématiquement les malades aux urgences. Malgré l’évidence d’une épidémie, aucune information officielle n’a été annoncée par les organisateurs (cette année-là, la Rainbow Family polonaise). Des rumeurs se répandaient : nous entendions dire que les responsables sanitaires de la région insistaient pour que nous mettions fin au rassemblement pour éviter de nouvelles contaminations.
33Il fallut attendre le 05 août, soit une semaine avant la fin officielle du rassemblement, pour qu’un message général soit prononcé, durant le food circle, avertissant l’ensemble de la famille de la probable contamination de l’eau par la Shigellose. L’idée d’interrompre le rassemblement comme suggéré par les autorités était proscrite. « Nous sommes une communauté. Nous allons faire en sorte que tout se déroule bien ! » avait lancé un des membres de la famille polonaise. Le silence des organisateurs et la volonté générale de poursuivre le rassemblement malgré les avertissements des autorités sanitaires démontraient une forme de dédouanement collectif et une vive relativisation de la situation. Pour plusieurs de mes interlocuteurs, nous devions nous méfier des discours produits par les services de secours : ils créent, à dessein, des peurs pour nuire au déroulement du rassemblement. Face à ces propos, l’expression de son mal-être était difficilement recevable, conduisant à un effet de censure et à des prises de risque voire des négligences. Ainsi, lors d’une séance d’informations dédiée aux personnes ayant contracté des symptômes, un homme s’est exprimé au bout d’une heure d’échanges, l’air hébété : « Mon bébé fait caca noir et vomit, depuis deux jours. Je ne sais pas quoi faire. Là, il est dans la tente ». Ce jour-là, le soleil cognait. Une femme l’a pressé à se rendre immédiatement à l’hôpital. Abasourdi, il a répondu qu’il irait après la séance d’information. Face aux visages consternés de plusieurs d’entre nous, il a fini par partir immédiatement. Son attitude est révélatrice, selon moi, d’une forme de pression exercée par le groupe, sous la forme d’une injonction au « lâcher-prise », qui agit les individus et qui définit les caractéristiques d’un comportement jugé légitime ou non. Masquer son inquiétude ou son regard critique et éviter à tout prix de céder à la médecine occidentale et au traitement par antibiotiques sont des exemples de manières d’être collectivement encouragées et agies par la vision d’un corps capable d’auto-guérison, dont le dysfonctionnement est représenté comme une matérialisation de ses dispositions d’esprit mais également du choix de son mode de vie.
34Les représentations incarnées du corps libéré, normalisées au sein de la Rainbow Family et solidement fondées sur la subjectivation de soi et de ses expériences, servent de cadre et permettent à ceux qui les partagent de faire corps, collectivement, face à une société dont ils rejettent radicalement le non-sens et, spécifiquement, l’approche binaire (corps-esprit). Dans le cadre des rassemblements, elles deviennent signifiantes d’un idéal de vie commun centré sur la régénérescence de l’homme par le travail sur soi et le retour à la Nature.
Conclusion
35Par l’attention sans cesse portée à soi, par la mise à l’épreuve du corps au contact de la Nature et la valorisation de pratiques ascétiques ainsi que, par la relation à d’autres individuellement engagés dans un travail d’accomplissement personnel, les rassemblements Rainbow donnent la possibilité de s’expérimenter « libre » et « authentique ». Pour ceux qui y prennent part, cette expérience est véritablement vécue comme transformatrice : il est souvent question d’une « guérison spirituelle » et d’un processus de « déprogrammation », de « libération des peurs » et de tous les « formatages » qui conditionnent les manières d’être en société et soumettent les corps, corps individuel et corps social, à des entraves physiques et morales.
36En Rainbow, on apprend à vivre de manière autonome, non pas nécessairement dans l’instauration d’une vie communautaire permanente où serait rendue possible la production de moyens de subsistance, mais plutôt, par l’exercice de pratiques corporelles qui visent à prendre en main sa vie, sa santé et son bien-être. Ces pratiques reposent sur la conviction que par la reconnexion du corps, de l’esprit et de la Nature et, simultanément, par la prise de conscience de leur influence mutuelle, l’individu a toutes les cartes en main pour agir sur son destin et par effet de contagion, sur celui de l’humanité entière : d’une part, il peut soigner son corps par la force de la pensée positive et l’action curative de la Nature et, d’autre part, il est maitre de sa santé mentale et de son état d’esprit par les choix qu’il pose en terme d’hygiène de vie. L’idéal libertaire qui prévaut chez les Rainbow est ainsi, paradoxalement, conditionné par la valorisation d’un rapport discipliné à sa vie, d’une attention à soi constante et d’une représentation normée du corps.
37Depuis le début des années 1970, les nouvelles formes de religiosité sont régulièrement l’objet de suspicions de dérives sectaires, accentuées dans le courant des années 1990, suite à la succession d’événements dramatiques, comme les suicides collectifs ritualisés de membres de communautés religieuses controversées (les massacres consécutifs de l’Ordre du Temple solaire, par exemple) (Champion, 1988 ; Champion et Cohen, 1999). La Rainbow Family n’échappe pas à ce type de représentations réductrices, légitimes ou irraisonnées. L’encouragement à une prise en charge autonome de son corps, par un ensemble de discours et de pratiques, est le plus souvent l’objet du soupçon, sur le mode d’une potentielle emprise psychique ou physique individuelle ou communautaire sur les capacités de discernement et le libre arbitre d’autrui.
38En l’appréhendant à partir d’une approche résolument compréhensive (Altglas, 2005) qui accorde une importance centrale au sens que donnent les personnes à leur pratique, il apparait intéressant de replacer l’expérience des Rainbow gatherings au regard du rapport à soi et aux autres qu’impliquent nos sociétés occidentales contemporaines, centrées sur la valorisation d’une authenticité intérieure qu’il s’agit d’exprimer (Taylor, 2014). Comme je l’ai démontré par ailleurs (Fontaine et Vleminckx, Ibid.), la Rainbow Family peut être envisagée comme une incarnation située de l’injonction néolibérale à être « entrepreneur de soi » (Foucault, 2004), véhiculée notamment dans les ouvrages et les pratiques de développement personnel (Marquis, 2014 ; Cabanas et Illouz, 2018). Ce précepte implique un rapport à soi et à son corps envisagé comme « un work-in-progress, une œuvre de perfectionnement permanent de soi, comme telle destinée à rester inachevée » (Paltrinieri et Nicoli, 2017, 11). Reposant sur la négociation constante entre l’expression de soi et l'appartenance communautaire (Tovary et Goodman, Ibid.), la Rainbow Family propose un dispositif qui offre la possibilité de se vivre, avec d’autres, en pleine possession de son pouvoir d’agir, en apportant du sens aux injonctions contradictoires à être toujours plus « soi-même » et « authentique », dans un monde globalisé marqué par « l’insécurité du présent et l’incertitude quant à l’avenir » (Bauman, 2007).
Bibliographie↑
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Notes↑
1 7000 invitations, sous la forme d’un recueil de plus de cent pages, ont été diffusées à travers le pays. Titré « The Rainbow oracle of Mandala city. New Jérusalem », ce document énonçait à l’aide de dessins, de textes, de poésies, d’articles de presse et d’images, les détails pratiques du rassemblement à venir, sa logique organisationnelle et, surtout, ses fondements philosophiques et religieux.
2 En Europe, les rassemblements sont organisés pour une durée d’un mois, d’une nouvelle lune à l’autre.
3 Avant chaque repas, les membres de la Famille sont invités à se réunir en cercle autour du feu central (foodcircle), considéré comme sacré. Main dans la main – une main paume vers le haut, qui offre ; une main paume vers le bas, qui donne – ils chantent, plusieurs minutes durant, des chansons dites Rainbow, dont les paroles, assez courtes et répétées plusieurs fois, évoquent « la libération de l’âme et du cœur », « le lâcher-prise des corps », la reconnexion voire la fusion au Cosmos. Ce tour de chant se clôture par un salut au ciel et à la terre, deux figures sacrées en Rainbow qui incarnent respectivement les principes masculin et féminin.
4 Les pays où ont lieu les rassemblements européens sont déterminés lors de vision councils, cercles de parole où sont prises une série de décisions, fondées sur l’établissement collectif d’un consensus.
5 Mon travail de terrain constitue, pour l’essentiel, en la participation à trois rassemblements européens et à plusieurs rencontres organisées en Belgique, ainsi qu’à des activités et événements connexes auxquels mes interlocuteurs m’ont conviée. En parallèle, j’ai mené des observations passives des principaux groupes Facebook et sites Internet dédiés à la Rainbow Family. Ces espaces numériques constituent une fenêtre ouverte sur les imaginaires, les règles, les idéaux et les pratiques communément partagés par les membres de la Famille, et témoignent en même temps de la nécessité pour certains de maintenir un lien continu avec elle. Ces temps d’observation ont par ailleurs été complétés par la réalisation d’entretiens compréhensifs menés auprès de plusieurs adeptes des rassemblements Rainbow.
6 Cet atelier était inspiré des enseignements du gourou indien Bhagwan Shree Rajneesh, plus connu sous le nom d’Osho.
7 Il a finalement servi à plusieurs reprises : lorsqu’un vieil homme tombé dans un ravin a dû être rescapé et emmené aux urgences ; quand un arbre, frappé par la foudre lors d’une tempête violente, s’est écroulé sur la tente d’un homme provoquant sa mort ; lorsqu’aussi, il a fallu récupérer la tonne de matériels apportés par la Famille italienne pour l’organisation du rassemblement et les 2,5 tonnes de « déchets » – tentes, sacs de couchages, nourritures, vêtements, etc. – abandonnés sur place par ceux qui, probablement, ne souhaitaient pas s’encombrer pour redescendre au village.
Pour citer cet article↑
Justine Vleminckx, « Des ambivalences dans la démarche d’élévation spirituelle au sein de la Rainbow Family », L'ethnographie, 3-4 | 2020, mis en ligne le 26 octobre 2020, consulté le 10 décembre 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=706Justine Vleminckx
Vleminckx est titulaire d’un diplôme de master en anthropologie sociale et culturelle de l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve (2013). Depuis janvier 2017, elle a entamé une thèse de doctorat au sein du laboratoire d’anthropologie prospective (laap) de l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve (Belgique). Ancrés méthodologiquement dans le champ de la socio-anthropologie, ses travaux portent sur une communauté spirituelle intentionnelle, événementielle et numérique fédérée autour d’un projet messianique de transformation de l’humanité par la guérison, et la libération des corps et des esprits.