Pierre Bouvier était membre de l’IIAC et professeur émérite de socioanthropologie à Nanterre. Il a toujours eu le souci d’une anthropologie impliquée et construite à l’intersection disciplinaire. Il a également produit une œuvre de peintre, amorcée dans le contexte des années 1970. Ces derniers temps, Pierre s’était lancé dans une écriture plus introspective, dont témoigne la parution récente de Suite buissonnière (2020). Notre collègue revisitait sa petite enfance lorsque la grande faucheuse est venue nous l’enlever.
Cet entretien en hommage et en mémoire d’un ultime partage.
Condition humaine / Conditions politiques (Ch/Cp) — Cet entretien1 s’ancre dans la parution de ton dernier ouvrage, Suite buissonnière, que l’on peut lire comme un livre d’anamnèse… Pourquoi ce livre ? Qu’est-ce qui t’a donné envie de le faire ? Et pour notre propos, j’aimerais qu’en partant de là, nous puissions entrer dans la manière dont tu critiques l’imaginaire du travail, notamment celui que véhiculaient le militantisme et le marxisme du « jeune Pierre Bouvier ».
Pierre Bouvier — Pourquoi cet ouvrage ? Il m’a paru important de resituer mon cheminement après le mouvement de Mai 68, et de décrire la manière dont on pouvait réfléchir à ce qui s’était passé avant le mouvement lui-même et ce qu’il en était advenu. Vis-à-vis de 1968 et du mouvement social actuel, j’ai longtemps pensé que si quelque chose arrivait, cela adviendrait dans ce que l’on appelle le périmètre du « sous-développement », des « sociétés autres », des « sociétés de l’altérité », « non occidentales ». Le trade-unionisme, l’aphasie, et l’absence de revendications radicales dans les années 1970 me conduisaient à penser que les sociétés européennes ne pourraient plus voir le surgissement de mouvements sociaux importants. Et dans ce contexte, le tiers-mondisme semblait une perspective intéressante. De ce côté du monde, je voulais voir si les gens étaient capables de proposer quelque chose de différent, en écart avec nos sociétés construites par les trente glorieuses, ancrées dans l’idéal de la consommation et bénéficiant, de fait, d’une relative satisfaction. Cette satisfaction résultait d’ailleurs de la perception d’une mobilité sociale relativement ascendante pour un nombre assez important de gens issus des couches moyennes et populaires. Elle nous conduisait à considérer que, d’une part, il y avait une déperdition du socle du prolétariat tel qu’on le connaissait au xixe siècle, et que d’autre part, nous allions vers une société du tertiaire. L’imaginaire d’une mission historique du prolétariat telle qu’elle est analysée par Georg Lukács dans Histoire et conscience de classe2 n’avait plus vraiment cours. Il fallait s’intéresser aux services, ceux-ci incluant des personnels d’exécution qui, eux, relevaient encore du monde du travail. Dans le même temps, il y avait aussi une volonté des pouvoirs publics, comme des collègues, de remettre en question une lecture orientée par les classes sociales. C’est ce contexte qui m’a conduit du côté du tiers-monde, c’est-à-dire vers des sociétés que j’imaginais comme « non embourgeoisées », présentant des capacités de résistance et de radicalisation que nous n’avions plus parce que les institutions, comme le syndicalisme, ont pris la place et plus ou moins régulé un certain nombre d’attentes. Or je ne voyais pas comment ces organisations pouvaient aller vers autre chose qu’une social-démocratie qui ne vise plus ou moins qu’à satisfaire les attentes de confort des uns et des autres… C’était la doxa qui prévalait chez les intellectuels de gauche.
Dans ce contexte, certains d’entre nous ont éprouvé l’envie d’aller voir ce qu’il se passait en Afrique et en Asie, mais aussi de lire les ouvrages de Frantz Fanon, de Che Guevara, de Régis Debray, etc. Nous voulions voir si ces régions du monde étaient capables de proposer un type de société autre qu’organisé par de stricts rapports de domination. C’était ça, l’idée dont je parle très rapidement au début de Suite buissonnière, mais que l’on retrouve de manière plus détaillée dans d’autres ouvrages – notamment De Dakar à Tokyo3 –, ou dans mon travail sur Aimé Césaire et Frantz Fanon4.
« Des écoliers discutent avec une jeune Sénégalaise quant aux mérites respectifs de leurs pays. “Chez vous, vous n’avez pas de diplôme”– “Chez toi, on les vend. Un brevet, ça coûte 5 000 francs !” Cette dernière clôt le débat en affirmant : “Moi, mon président... c’est un poète.” » (De Dakar à Tokyo : carnets de voyage, 2014.)
Ch/Cp — Mais restons sur Suite buissonnière, sur ce livre assez particulier. Il y a là un texte très littéraire où tu reviens sur des moments importants de ta vie, que ce soit sur Dakar, sur le passage dans les dépôts de la RATP ou tes rencontres, parfois relatées au travers de ton intimité. Tu exposes aussi la manière dont tu travailles la question des catégories populaires. Tout cela est mêlé à un ensemble de tracés qui font de l’ouvrage un objet assez singulier, mêlant écriture subjective, expression artistique et autobiographie. Comment situer ce livre dans un ensemble de publications plus anthropologiques et plus académiques ?
Pierre Bouvier — Avec l’écriture de Suite buissonnière, je pense à Michel Leiris. Il présente cette particularité d’avoir été un ethnologue de formation, et de s’être projeté personnellement et subjectivement dans ses analyses de terrains… C’est manifeste dans L’Afrique fantôme5, ouvrage dans lequel on voit que l’anthropologue ne se contente pas de relater les mythes auxquels il est confronté… Leiris y intervient en tant que sujet. Il nous dit la manière dont il procède, ce qui est tout à fait intéressant. Or il faut rappeler que l’interférence des observateurs dans les situations observées a longtemps été, sinon absente, pour le moins non prise en compte dans les traditions classiques de l’anthropologie. Les grands anthropologues de cette même époque s’en tenaient à l’analyse des autres, de leurs valeurs, de leurs pratiques. Certes, on pourrait objecter quelques exceptions, comme Malinowski (Journal d’ethnographe6, publié à titre posthume), ou Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques7. Certes… Le problème vient de ce que l’effacement des interférences de l’observateur dans une situation d’observation a pu aussi traduire une volonté d’être, ou de « faire scientifique », dans la mesure où cet oubli n’était qu’un contre-feu destiné à parer le reproche d’être des littéraires… C’est dans cet écart entre observés et observateur que j’ai voulu rendre compte de mes positions subjectives, y compris dans ce dernier ouvrage, parce que la position subjectivée de l’anthropologue fait partie de la réalité observée.
Ch/Cp — Dans Suite buissonnière, dans ton livre sur Frantz Fanon de 1971, ou encore dans ton travail récent sur les tirailleurs sénégalais8, tu reviens sur cette démarche. Pourtant, tu sembles associer cette exploration, selon tes propres termes, à une « défaite »…
Pierre Bouvier — En partant au Mali et au Congo-Brazzaville, là où je pensais qu’il y avait une volonté de faire une société différente, je n’ai pas vu de sociétés nouvelles, ni même de nouveaux types de rapports sociaux se mettre en place, compte tenu des difficultés que ces gens connaissaient… Et je dois dire que je suis revenu relativement déçu de ces expériences dans les pays du Sud. Selon moi, le problème vient de ce qu’il n’y avait pas de conscience de classe. La majorité des habitants étaient des paysans, des agriculteurs. Mais ils n’avaient pas a priori une conscience spécifique de la capacité de cette classe à proposer des alternatives à la petite bourgeoisie qui prenait le pouvoir dans le processus de décolonisation. En réalité, le système dominant/dominé continuait à fonctionner ; ce n’était plus celui des « Blancs », mais celui des ex-colonisés qui incorporaient les valeurs des colons parce que c’était là leur intérêt économique et politique. De ce fait, mon retour en France était motivé par l’idée de voir si les choses étaient jouées ou s’il persistait des capacités de transformation forte dans le monde ouvrier, pouvant nous faire penser que nous n’étions pas condamnés à une société du spectacle ad vitam æternam.
« En 1968, à Paris, n’ayant pu accéder à des contextes apportant des éléments nouveaux dans l’émancipation sociale et humaine, désillusionné, je reprends contact avec la réalité politique et sociale française. Marqué par l’influence sartrienne, j’essaie d’assumer tant soit peu l’ambiguïté sinon la nausée d’un monde où ma présence m’apparaît plus que factuelle et contingente. » (Suite buissonnière, 2020.)
Ch/Cp — Qu’entends-tu par « société du spectacle » à ce moment-là ?
Pierre Bouvier — Nous étions confrontés à une société du spectacle, mais de manière ambivalente. D’abord, il y avait l’emploi, le salaire, la consommation et, de ce fait, une relative satisfaction… Des éléments objectifs permettaient aux gens de dire : « Ça s’améliore. » D’une certaine manière, les gens pouvaient penser : « On s’embourgeoise » ; ils pouvaient s’imaginer qu’il y avait une mobilité ascendante, tout comme chacun pouvait avoir le sentiment de se rapprocher des inclus. Lorsque je travaillais auprès des personnes de la Régie autonome des transports parisiens (RATP), ces personnels relevaient des catégories d’ouvriers et d’employés. Ils étaient dans une situation où ils pouvaient faire avec ce qu’ils avaient. Mais ils n’avaient pas vocation à engager des projets de transformation de la société. Ils s’inscrivaient dans une zone médiane : l’acclusion. En fait, ils se trouvaient pris entre l’inclusion – un emploi, une rémunération, des moyens de consommation, d’où une relative satisfaction marquée, entre autres, par des perspectives positives – et, sur l’autre versant, l’exclusion – pas d’emploi, pas de ressources financières, un faible accès aux biens et aux services, une insatisfaction liée à l’absence de toute mobilité sociale et symbolique. Ces personnes, les « acclus », sont une minorité dont l’importance est croissante sous la pression des pouvoirs publics et des directives ultralibérales mises en place à l’avantage des intérêts financiers dominants.
Ch/Cp — Qu’est-ce qui faisait que tu souhaitais cette transformation ? Et si, comme pour Michel Leiris, la position subjective compte dans ton travail, comment regardes-tu cela d’une position subjective ? Qu’est-ce qu’il en est pour toi ? Pourquoi, à un moment donné, ça se fissure ?
Pierre Bouvier — Cela doit correspondre au fait que ma famille appartenait à la classe moyenne et que, d’une certaine façon, j’éprouvais une insatisfaction, un écart entre, d’un côté, mes perspectives personnelles et, de l’autre, un monde plus cohésif, collectif et capable de proposer des alternatives aux trente glorieuses. Les perspectives étaient d’intégrer le monde des affaires et de devenir un exécutant agissant pour le compte des dominants. Et cela me déplaisait. Cette insatisfaction nourrissait chez moi une rébellion, une idée de révolte, sans doute liée à la figure du père, de la famille, mais aussi à un refus des incitations qui y sont liées : le refus d’avoir un destin tracé. Elle croisait aussi la question de la religion et du type de relation à l’autre que l’on construit. Plus jeune, j’avais participé à des actions d’ATD Quart Monde… Mais cet agir chrétien n’était subjectivement qu’une manière de se conforter, de se conformer, plutôt, aux normes dominantes. Tu as beau te dire que tu es catholique, petit-bourgeois, etc., et que tu es interpellé par la souffrance humaine, en dernière instance, tu sais que tu fais partie des dominants. Et c’est compliqué de devoir gérer cette situation. Pour moi, la difficulté était d’associer la possibilité de poser des actes significatifs et de réfléchir à ces actes significatifs.
Dans l’autre monde, il y avait le destin de ces personnes rencontrées à la RATP. Je voulais comprendre comment elles-mêmes vivaient dans les situations qui étaient les leurs, dans un cadre restreint, à savoir celui de la hiérarchie dans l’entreprise, où l’on gravit les échelons un à un, etc. En réalité, je ne comprenais pas comment on peut se satisfaire de ce type de perspective. N’étant pas dans cette situation et passant beaucoup de temps avec ces personnes, je regardais et je m’imprégnais de ce contexte. Puis j’ai essayé de retranscrire les valeurs qui étaient les leurs. Ces valeurs n’étaient pas celles d’une aliénation, c’est-à-dire d’individus prisonniers d’une fausse conscience, comme le postule la théorie marxiste, et qui, de ce fait, ne peuvent pas dire des choses intéressantes. En m’y confrontant sur la longue durée, en devenant ami avec certains, il devenait évident qu’ils étaient beaucoup plus subtils et capables d’avoir une réflexion sur la société. De fait, cette posture m’a amené à m’éloigner des représentations dominantes et à admettre qu’elles étaient, paradoxalement, véhiculées par les organisations politiques et syndicales…
« Des échanges factuels ou dans le cadre de discussions, plus spécialement aux moments creux des après-repas, me permettent de percevoir les éléments que, la plupart du temps, les sociologues du travail ignorent, sinon vilipendent. Pour ces derniers, ce qui relève du temps hors production est non significatif par rapport aux fondamentaux de l’aliénation et de la réification. Ils illustrent la conscience faussée des travailleurs pris dans la nasse de l’idéologie dominante. » (Suite buissonnière, 2020.)
Au fond, ces représentations dominantes reflètent une peur face à l’intimité des dominés. Que les gens puissent avoir de l’humour est en réalité quelque chose d’insupportable pour les représentations orthodoxes qui les conçoivent comme des « aliénés ». Dans la réalité, les gens rigolent, s’amusent, draguent… Comment rendre compte de situations de cet ordre-là dans une lecture cohérente des transformations de la société ? C’est cela qui, principalement, m’a intéressé dans la fréquentation de ce milieu. J’ai essayé de relater la manière dont ces gens, en se moquant les uns des autres, et en se moquant des dirigeants, produisaient une intelligence de la société.
Ch/Cp — Penses-tu qu’une sorte d’ethnographie du quotidien, de micro-sociologie, puisse remettre en question les fondamentaux du marxisme classique ? Certes, cette démarche fait écho au « festival de subjectivités » dont parle Lukács… Mais, pour autant, produit-elle une conscience, une force politique ? Ou alors, veux-tu dire que cette intelligence ressemble à la proposition de James Scott d’un texte caché dans des « arts de la résistance9 » ? Est-ce le cas ?
Pierre Bouvier — Oui, c’est bien cela. Pendant que les gens s’amusent, la domination perdure. Tout en étant dominés, ils sont capables d’interpréter et de comprendre les ressorts de cette domination, mais en revanche, ils n’ont pas les ressorts collectifs qui permettent d’en sortir et de faire en sorte que cela disparaisse… Cette démarche a ses limites. Elle est tout de même frustrante.
Ch/Cp — Est-ce que ce travail sur les énoncés populaires, sur les arts de la résistance, ne renvoie pas dans ton livre à la traduction de formes d’intériorisation de la défaite ? Ne rend-il pas compte d’une forme subjectivée de la domination dans les milieux populaires ? Et le simple fait de le poser comme tel rend compte de la manière dont les choses sont pensées. N’y a-t-il pas là un décalage avec la théorie marxiste ou des interprétations plus systémiques du monde ? En ce sens, tant que l’on reste dans l’ordre des énoncés populaires, on ne peut pas objectiver les modalités de l’oppression dans une logique systémique. Pour dire les choses autrement, est-ce qu’il suffit de se « faire établi » pour saisir et comprendre la manière dont sont vécues et intériorisées des formes de domination ? Est-ce une première étape dans la réflexion anthropologique qui vise à avoir une vision plus englobante ? Comment la question de la relation de l’individu et de sa subjectivité au monde du politique et de l’économie se réaccorde-t-elle plus tard dans ton projet de Socio-anthropologie ?
Pierre Bouvier — D’une certaine façon, Socio-anthropologie correspond au moment où je me suis confronté à un contexte social dont je croyais avoir l’intelligence, à des sensibilités qui sont celles des acteurs et, enfin, à ma propre sensibilité. Comme Chaplin dans Les Temps modernes, je me retrouve, par exemple, en tête d’un défilé et je me rends compte que tous les autres sont derrière et qu’ils se mettent sur le trottoir… Ce ne sont pas des choses dont parlent régulièrement les auteurs que nous fréquentons. Même Leiris… En plaçant ma sensibilité au cœur de la socioanthropologie, ce qui m’intéresse, c’est à la fois de dire les échecs et les moments où je réussissais à atteindre une réalité que j’espérais.
Pour comprendre cette posture, il me faut rappeler qu’au départ, j’étais sociologue et que je ne pouvais me contenter de la manière dont travaillaient les collègues de mon laboratoire de sociologie du travail à Jussieu, dirigé par Claude Durand. Pour eux, il était impossible d’avoir des sentiments ou des émotions personnelles. Et lorsque l’on s’y risquait, on s’entendait dire : « Mais de quoi tu parles ? Tu es un sociologue ou un littéraire ? Ici, il faut faire du sérieux. On fait des stats, on produit des catégories, et on ne va pas te promouvoir si tu ne t’intègres pas là-dedans. » Mais je n’arrivais pas à m’intégrer à cette sociologie.
Par la suite, je suis arrivé chez Paul-Henry Chombart de Lauwe, auteur d’un travail intéressant sur les familles ouvrières. Mais il s’appuyait beaucoup plus sur les pratiques alimentaires et la vie quotidienne et, de facto, ne s’impliquait pas dans les représentations de ces personnes. C’est pour cela que l’anthropologie m’intéressait : les anthropologues s’intéressent au symbolique, aux rituels, aux pratiques effectives sans pour autant leur coller tout de suite une signification économique comme on le fait dans nos sociétés. Les travaux anthropologiques n’étaient pas tout de suite centrés sur une explication utilitariste ou relevant de l’économique. Les auteurs essayaient de rendre compte de la manière dont les symboles se constituaient à partir de représentations qui semblaient aberrantes à certains, comme le totémisme, et qui par ailleurs renvoyaient à des questions parfois difficiles et « glissantes » comme celle de l’identité. Dans l’anthropologie, je retrouvais du symbolique, de l’idéel, de la représentation complexe et non prédéterminée par les structures qui entouraient les populations.
Ch/Cp — Peux-tu l’expliciter ?
Pierre Bouvier — Par exemple, lorsque Maurice Godelier expliquait que les problèmes que nous rencontrons au Proche-Orient ne sont pas seulement des problèmes économiques, mais qu’ils renvoient à des constructions identitaires et culturelles… Il me semble qu’il dit que les individus se retrouvent dans des ensembles dont la cohérence se situe au-delà des rapports socio-économiques et politiques, formés par des relations culturelles ou par le fait religieux. Ces ensembles présentent une cohérence dans un certain contexte. Ceux qui en font partie y tiennent fortement, sont prêts à mourir pour eux. Mais le fait est qu’ils s’inscrivent dans des cohérences héritées du passé auxquelles ils adhèrent dans des logiques de cohabitation avec d’autres plus proches d’eux temporellement. Il est vrai que cette perspective risque de mener à des dérives essentialistes et qu’en parler pose beaucoup de difficulté. Or l’idée d’ensemble populationnel s’inscrit dans la dynamique de l’histoire, et non pas dans des identités fixistes. Ces ensembles sont aussi dans des mouvances ; ils se confrontent à une vie et se déploient à la frontière de plusieurs identités entre lesquelles il y a de l’échange. Potentiellement, la dynamique des ensembles en fait advenir de nouveaux qui, dans des conditions historiques précises, deviennent eux-mêmes cohérents. Donc l’histoire est importante dans la notion « d’ensemble populationnel cohérent ».
Ch/Cp — Ce que tu dis inspire diverses réflexions. La première est qu’on souhaiterait mieux comprendre ce qui fait la cohérence de ces ensembles populationnels, parce que, là, tu empruntes tes exemples aux pays non occidentaux ou du Sud. Pourtant, l’un des premiers articles que tu consacres à cette notion, et au projet socio-anthropologique, concerne les situations des pays industrialisés du Nord. Tu notes deux éléments de rupture dans les formes de socialisation qui se jouent entre inclusions et exclusions et dans le rapport que les pays du Nord entretiennent à la notion de progrès. Lorsque tu évoques la question des valeurs, s’agit-il d’une dimension morale ou d’autre chose ?
Pierre Bouvier — On pourrait parler de morale, bien que ce mot soit très connoté. C’est plutôt une éthique des représentations symboliques… Ce n’est pas une morale. Lorsque Godelier parle des grands hommes, il y a des valeurs qui tiennent à l’histoire et qui, dans certaines circonstances, se solidifient. Il y a une coalescence qui se produit avec l’aval des intéressés, mais aussi avec des conflits, internes et externes.
Par rapport à ces ensembles populationnels, j’ai aussi analysé une autre configuration : celle des mondes artistiques. J’avais étudié la façon dont les individus se retrouvent autour de construits de pratiques heuristiques qui font sens pour eux. On ne sait pas nécessairement pourquoi… Ce qui m’intéresse, c’est l’infra-institutionnel, ce qui se situe avant même l’institution d’un champ. On est alors dans l’invention, dans l’imaginaire, mais sans prétention prosélyte… Dans ce domaine, il n’y a pas de prosélytisme. Il s’agit juste de faire des choses avec ou aux côtés d’autres personnes. Et si on y trouve des satisfactions, on reproduit ce « faire » dans la durée. Ceux qui sont là ensemble finissent par former un ensemble populationnel. Parce que le construit répond au moment où les gens s’interrogent – « Tiens, qu’est-ce qu’il fabrique ? » – et où l’idée d’une construction pertinente entre des individus advient. Le construit heuristique peut devenir un ensemble populationnel cohérent dans la durée, mais l’écueil, c’est l’institutionnalisation de cet ensemble.
« Un “construit d’être au monde heuristique” s’établit à partir du moment où des frottements de valeurs et de pratiques induisent un sens spécifique pour des individus et lorsqu’il commence à être désigné et approprié comme tel par les intéressés. » (De la socioanthropologie, 2011.)
À partir du moment où des gens se retrouvent ensemble, il y a des tensions tant en interne qu’avec les institutions extérieures. Il faut que l’on établisse des règles, un règlement… Mais dans la durée, et malgré les empathies des uns envers les autres, on glisse vers quelque chose qui perd de cette capacité antérieure de sympathie/empathie… Par exemple, la conjugaison d’autonomies qui a lieu entre des individus peut se perdre par l’institutionnalisation. Bien qu’abordée par nombre d’auteurs depuis les surréalistes jusqu’aux situationnistes, cette thématique a eu des effets relativement limités. Comme l’a montré Hobsbawm, les luttes pour le pouvoir économique, politique, symbolique se perpétuent, non seulement dans nos sociétés, mais aussi à ses franges. Dans une perspective plus anthropologique, des auteurs comme Sahlins, Clastres, Scott, Godelier, ou encore Descola, traitent de cet apparente mise en abyme des questions du pouvoir individuel ou groupal dans les sociétés dites « primitives ».
Ch/Cp — Si nous comprenons bien, il y aurait donc une continuité entre ces concrets pratico-heuristiques et les ensembles populationnels cohérents, si ce n’est que les uns se situeraient du côté de la créativité, assemblant éventuellement des individus qui au départ forment des ensembles hétérogènes, tandis que les autres renverraient plutôt à un ancrage dans l’histoire, voire à des historicités. L’important serait donc le rapport à l’histoire. Mais il y a, dans l’histoire, des règles qui s’instituent, c’est-à-dire des manières de consolider ces ensembles qui sinon présentent une fragilité. C’est donc plutôt cette fragilité des ensembles qui, à un moment donné, produit de l’institution qui permet de les consolider. Ce que tu décris à propos des construits pratico-heuristiques des artistes traduit une position tout de même très différente. Par exemple, on oppose les moines cénobites, qui doivent vivre en collectivité avec des règles monacales, etc., et les ermites, qui vivent seuls. L’ermite doit repartir dans la communauté pour l’éclairer. Ces artistes que tu décris, c’est une communauté d’ermites, c’est-à-dire de gens qui sont capables d’être autonomes et qui, en même temps, par des affinités et des sympathies, produisent une communauté qui n’a pas besoin d’être stabilisée. L’autonomie individuelle fait que le moment de sympathie est ce qui nourrit cette communauté. Donc la question est de savoir si ce schéma est transposable au niveau de la politique.
Pierre Bouvier — À vrai dire, je ne suis pas un politologue confirmé. Mais dans le mouvement trotskyste, on a un bel exemple. On sait que trois personnes ensemble, cela aboutissait très rapidement à une scission. C’est connu, certes, mais c’est réel, même si cet exemple est biaisé puisqu’elles partaient d’un socle préétabli. Les gens dont je parle n’ont pas de socle commun préétabli. Ces concrets partent de pratiques significatives qui font qu’ils échangent de l’empathie sans lui donner immédiatement une intelligence codifiée dans un règlement. Et c’est peut-être ce que l’on trouve dans les ZAD, ou dans certaines « structures » qui préfèrent rester isolées ou autonomes pour ne pas commencer un processus qui va être avalé par l’institutionnalisation. Le groupe risque d’être phagocyté par les institutions, parce que ces dernières scrutent, observent, surveillent…
Ch/Cp — Dans le même temps, ce que tu décris dans ces formes, ce sont des processus de subversion. Pour subvertir, je ne suis pas sûr qu’il n’y ait pas un rapport particulier à l’institution. Là où la ZAD subvertit quelque chose, c’est dans le rapport à la propriété. Comme les zadistes ne se sont pas préoccupés de savoir comment contourner la propriété individuelle, ils se sont retrouvés dans une situation complexe. Et maintenant, ils tentent d’imposer une autre conception de la propriété, qui promet de nouvelles règles. Une règle qui subvertit la règle commune. Cette question de la règle, pourquoi te paraît-elle si détestable tout au long de ton parcours ? Dans cette période où tout est fluide, où il n’y a pas de règles, cette absence de règles, lorsqu’il n’y a ni sympathie ni empathie, produit beaucoup de violence, des rapports de force. En réalité, la possibilité d’inventer ses propres règles me semble aussi désirable que la sympathie. Mais pour toi, elle ne l’est pas ?
Pierre Bouvier — Certes, les règles peuvent être désirables… Mais je crains vraiment ce que j’appelle les « défaites prometteuses ». Des défaites prometteuses, on en a connu beaucoup… Et je suis fatigué de ne toujours pas voir les changements que j’attendais. Bref, si on cherche à s’affermir sur des règles, ces mêmes règles risquent d’être phagocytées par l’hybris des uns et des autres, par des ego, qui suscitent des tensions et vont à l’encontre du projet initial.
« L’effacement des volontarismes permet l’expression des pratiques endoréiques, c’est-à-dire de celles qui, hier, étaient inaudibles hors du cercle étroit de leurs lieux d’élocution. Les autoscopies individuelles et collectives disent les paroles émergentes. L’observation attentive, en immersion, restitue les pratiques et les représentations. » (De la socioanthropologie, 2011.)
Ch/Cp — La domination devient extrême lorsque ce que tu appelles ici « l’hybris » n’est pas calmé. Dans les militantismes contemporains, il y a tout le temps des gens qui prennent le pouvoir dans un contexte où l’absence de règles et la position consensuelle valent règle. Comment peut-on contourner ces prises de pouvoir ? Cette question se pose, par exemple, dans les mouvements sociaux qui, depuis une quinzaine d’années, revendiquent l’horizontalité. Elle est approximativement identique à celle que tu poses sur les « ensembles populationnels ». Dans ces mouvements, il n’y a plus de verticalité, il n’y a plus de chef, les gens sont supposés s’écouter... Nuit debout en fournit un bel exemple. Et pourtant, cette horizontalité semble n’avoir débouché que sur d’éternelles « défaites prometteuses ». D’une certaine manière, on pourrait dire que nous sommes parvenus à ton idéal. Et pourtant, la défaite demeure…
Si les « construits pratico-heuristiques » sont des agrégations d’individus hétérogènes, tu sembles aussi y voir le moment de la créativité, de l’émergence politique, ou de la parole émergente. On voit en fait qu’il y a une dimension processuelle dans ta démarche, en ce sens que le problème de ces associations ou agrégats d’individus qui construisent des mouvements sociaux (et je pense aux gilets jaunes), c’est de ne pas savoir quelle forme institutionnelle ils peuvent prendre… ou ne pas prendre, d’ailleurs.
Pierre Bouvier — Peut-être pas… Oui, nous sommes dans les défaites prometteuses… Mais ne doit-on pas, d’une certaine façon, se satisfaire de leur difficulté à s’institutionnaliser et à se donner une lecture collective des phénomènes actuels ? Si je reviens au triptyque « inclusion/acclusion/exclusion », nous voyons bien, avec les gilets jaunes, que nous sommes souvent face à des personnes qui espéraient une mobilité ascendante et qui, de plus en plus, subissent plutôt une mobilité descendante, c’est-à-dire une dégradation. Ces inclus ne sont donc pas encore dans des situations d’exclusion. Pour certains, ils appartiennent aux classes moyennes, ils ont encore des moyens économiques, un accès au logement, etc. Pourtant, ils sont de moins en moins satisfaits de leurs situations. Mais quel type de perspective historique portent-ils ? Sont-ils seulement la figure d’un moment historique, une révolte, ou sont-ils porteurs de ce que nous appelions une « mission historique » ?
Ch/Cp — Pourquoi parler de « mission historique », plutôt que d’émancipation ?
Pierre Bouvier — Mission historique… Dans le discours marxien, les gens disaient : « Les individus peuvent se coaguler entre eux et mettre en place un dispositif qui va modifier le contexte dans lequel ils sont. » Ce dispositif peut être l’anarchisme, le socialisme… À titre personnel, je n’ai pas la prétention d’être un sujet actif, mais cette interprétation me permet de penser que l’individu est doué d’une intelligence sur le monde qui l’entoure. Et c’est là où je dis : « Je pose un acte, je ne me soumets pas à la société du spectacle et j’essaie de voir les ouvertures potentielles offertes par le temps présent en étant convaincu qu’elles agissent sur ma manière d’être. » C’est un peu l’idée sartrienne que le monde est absurde dans lequel un individu pose un acte qui se raccorde à un moment historique, social et politique. C’est un peu comme si Frantz Fanon avait choisi de rester un Antillais ordinaire et de jouer au football avec ses copains, au lieu d’écrire Les Damnés de la terre.
Ch/Cp — Cela ressemble à la conscience historique et à l’acte émancipé. Du coup, il y a une incertitude totale sur ce que cela produit. S’interroger sur le sens de son action, les gilets jaunes le font constamment, ils ne sont pas anomiques. D’ailleurs, plus nous travaillons sur les gilets jaunes plus nous voyons ce que tu décris comme « ensemble populationnel ». Parce qu’il y a eu un moment de traduction du rond-point lors des « actes », avec les énoncés sur les gilets. Les énoncés sur les gilets ont stabilisé une symbolique et une formation discursive. Et cela a donné quelque chose de beaucoup plus cohérent, qui passait par cette formation discursive. Lorsque tu regardes le site Plein le dos, il y a quantité de choses inventées… La manière dont ces idées circulent dans les manifs est intéressante. Ce qui est écrit sur un gilet dans une manifestation peut être repris dans un autre endroit, d’une semaine sur l’autre. Il y a donc quelque chose qui, par les énoncés sur les gilets, se « coagule ».
Dans le même temps, ces énoncés s’inscrivent dans un récit dominé par la grande régression dont certains auteurs, comme Bruno Latour, se font l’écho lorsqu’ils posent la question : « Comment s’oriente-t-on en politique à partir du moment où il n’y a plus d’idée de progrès ? » Chez les gilets jaunes, cette question est incarnée par les gens qui se retrouvent dans les cabanes pour dormir, car ils n’ont nulle part où aller. Or ta manière d’articuler la réflexion sur inclusion/exclusion, est profondément intriquée avec cette croyance au progrès qui animait les trente glorieuses.
Pierre Bouvier — Les personnes en situation d’exclusion ont perdu le rapport au mouvement social. Ils sont à la rue… L’exclusion est une condition très dure. Les inclus sont eux aussi en fragilité, mais se rattachent encore au monde commun par quelques éléments : la consommation et un certain espoir que les choses puissent s’améliorer. Alors, il est vrai qu’aujourd’hui les espoirs que les choses puissent s’améliorer sont franchement réduits. Mais en même temps, les inclus ne peuvent avoir perdu cette idée : ce que la génération antérieure a connu pourrait revenir. Et c’est un peu négatif, car tout cela n’est qu’un retour à la société du spectacle, et à une forme d’aliénation. Wilhelm Reich a mené des analyses très pertinentes sur la psychologie de masse du fascisme comme forme augmentée et détournée de la société des loisirs. Comme Serge Tchakhotine, il soulève les masques dont se pare la société.
Ch/Cp — Revenons au fil de l’interdisciplinarité. Penses-tu que cette interdisciplinarité suppose un élargissement de la discipline, ou un élargissement du questionnaire, une manière de faire qui réintroduit de l’historicité, sans avoir besoin de ce que disent les historiens ?
Pierre Bouvier — Cela m’a toujours frappé de voir les collègues se référer à l’interdisciplinarité de manière répétée, itérative... Depuis vingt ans, trente ans, on ne parle que de cela. Mais dès que l’on entre dans le détail des choses, on voit que les disciplines sont fortement structurées au CNRS, et ailleurs, et qu’elles ont très peu envie de s’ouvrir. Les collègues me disent souvent : « Mais pourquoi tu nous prends la tête avec la socioanthropologie ? Tu es sociologue ou anthropologue, mais “socioanthropologie”, il faut laisser tomber cette histoire. » C’est d’autant plus dommageable que des étudiants se sont inscrits dans cette dynamique…
Certes, l’interdisciplinarité est importante, mais il ne faut pas s’illusionner sur l’inertie des institutions disciplinaires en place. Elles sont solides ! Les personnes insérées dans ces institutions tiennent parce que c’est leur carrière, et qu’il est préférable de ne pas être trop dans les marges. L’interdisciplinarité n’est pas un leurre. C’est une utopie qui, à certains moments, a une pertinence en fonction des mouvements sociaux ou symboliques modifiés.
« Au retour, le train est bondé. Un groupe d’élèves, d’un institut polytechnique, s’apprête à passer la fin de semaine à Bamako.
Ils plaisantent, chahutent, quelques-uns masquent le coin déjà poinçonné de leur ticket. Parmi eux se détache un “meneur” : chapeau tyrolien, chemise à la mode, pantalon moiré à raies. Son ami arbore une casquette à pois et des lunettes de soleil. Ils n’ont pas l’air très intéressés par ce qu’ils font, ni par leurs concitoyens. Ils préféreraient, comme Jean-Paul Belmondo, « des types qui frappent », être des acteurs de cinéma. Ils aimeraient aussi aller à Paris, Paris-Ville, pas la banlieue ! Que pensent-ils du socialisme ? » (De Dakar à Tokyo : carnets de voyage, 2014.)
D’une certaine façon, cela correspond au moment où le tiers-monde s’est déconstruit. Quand les populations ex-coloniales sont venues dans les métropoles occidentales, il devenait impossible de continuer à les analyser, comme le faisaient les anthropologues précédemment. Les Toucouleurs, les Sénégalais vivent aujourd’hui en banlieue parisienne, à New York et ailleurs. Cependant, les catégories de l’anthropologie du contexte sénégalais persistaient et étaient reconduites. Mais à New York, ces gens se confrontaient à d’autres ressentis, tout en essayant de maintenir leur langue, leur alimentation, leurs valeurs propres. Pour comprendre, il faut amener des éléments de sociologie, comme la catégorie de « sociétés mobiles ». Par exemple, j’avais travaillé sur le déplacement des salariés entre l’usine Renault Billancourt et leur domicile, et parfois leur retour là-bas, en Tunisie, d’où venait leur famille. J’en ai suivi un qui rentrait chez lui, et qui espérait pouvoir monter une pizzeria dans la banlieue de Sousse. Contrairement à ce qu’il croyait, personne ne l’attendait lorsqu’il est arrivé. Heureusement pour lui, par la suite, il a trouvé un travail de convoyeur ou de taxi. Mais il ne devenait pas le petit patron qu’il avait rêvé de devenir en quittant Billancourt. En plus, comme il était venu habiter au-dessus de chez ses parents, sa femme se retrouvait du jour au lendemain dans une situation nouvelle qu’elle n’appréciait pas.
Comment analyser cela ? Je vais prendre à la fois des éléments de la sociologie du travail, parce que c’était un ouvrier, et des éléments d’une anthropologie sociale et culturelle pour analyser ses valeurs, qui se sont réactivées dès qu’il est revenu « au pays ». Parce que là-bas, outre les quelques économies ramenées, ce n’était pas un critère valorisant d’avoir travaillé à Renault Billancourt. Et cet ouvrier s’est rendu compte qu’il n’avait pas gagné grand-chose après avoir passé en France de nombreuses années. Quant à sa femme, arrivée à Sousse, il n’était plus question pour elle de vivre comme en France. Il y avait des valeurs anthropologiques qui s’entrechoquaient, entre « ici » et « là-bas », et qui appelaient une analyse anthropologique.
Ch/Cp — Certains objets appellent l’interdisciplinarité pour que leur complexité ne reste pas dans l’ombre. Dans cette configuration, l’interdisciplinarité n’est donc pas liée aux disciplines au sens strict, mais plutôt aux questions nécessaires que l’on perçoit subjectivement. Au reste, on ne fait pas l’histoire de la même manière lorsque l’on est anthropologue ou historien. Les questions qui se rapportent au temps et à l’historicité ne sont pas traitées de la même manière par les uns et les autres. Mais, de temps en temps, cela se croise et la position des anthropologues vient perturber celles des historiens. Au fond, l’interdisciplinarité n’est-elle pas la prise de conscience que, d’une part, les disciplines ne sont pas suffisantes pour enrichir les objets qui se présentent à nous subjectivement et que, d’autre part, nous sommes obligés d’enrichir les questionnaires en faisant appel à d’autres manières de voir ?
Pierre Bouvier — Je suis assez d’accord... Mais le problème est de réussir à mettre ensemble ces éléments hétérogènes dans un rendu cohérent. N’y a-t-il pas un élément qui va dominer ? On dira toujours que c’est plus un travail de sociologue, d’historien ou d’anthropologue. La difficulté est aussi celle de la perception. On dépend tous des évaluations et, dans les évaluations, il convient de dire à quoi l’on s’attache : c’est-à-dire au temps, au symbolique ou encore au sociétal.
Ch/Cp — Tu nous ramènes à des questions institutionnelles. Quand tu proposes la socioanthropologie, n’est-ce pas parce qu’il y une possibilité de le faire ? En faisant la revue Socio-anthropologie, as-tu le sentiment d’avoir initié des types de réflexions savantes qui n’auraient pas pu naître dans une revue de sociologie ?
Pierre Bouvier — La revue Socio-anthropologie résulte d’un construit entre différentes personnes que je croisais et qui, a priori, avaient l’impression de résonner de la même manière par rapport à notre environnement. Il y avait Marc Abélès, Jean-François Gossiaux, Suzanne Roger, Alain Gras et d’autres. Au début, nous n’avions aucune aide, et cette difficulté dévoile un construit… Mais je n’ai pas voulu « faire labo ». Je n’ai pas voulu me mettre à la tête d’une institution ; je refusais les responsabilités, et surtout les ennuis associés. En même temps, en sociologie, il y avait un espace de respiration éventuelle. Mais je ne voulais pas être un petit chef. Ce n’était vraiment pas mon truc, et je détestais cette idée. À Nanterre, ils m’avaient mis à la tête de l’AES10… Mais là encore, j’ai préféré rester un peu en retrait… J’ai écrit une lettre dans laquelle j’expliquais que, venant du CNRS, je ne connaissais rien à l’administration, et ils ont mis quelqu’un d’autre… qui, lui, aimait cela, et j’ai repris ma place en socio. Mais il est vrai que de ne pas faire laboratoire a pu porter tort à la diffusion de la socioanthropologie.
Ch/Cp — Tu décris la revue Socio-anthropologie comme un construit réalisé avec un groupe relativement autonome. Cela renvoie aussi au fait que tu as toujours été artiste. Quels sont les liens tissés entre tes pratiques artistiques et tes pratiques savantes ?
« […] ma présence, perçue par certains comme celle d’un intellectuel et non d’un peintre stricto sensu, me vaut une position ambiguë dont je souffre. “Pourquoi tu parles, toi, t’es pas peintre !” » (Suite buissonnière, 2020.)
Pierre Bouvier — C’est une question intéressante. Partons d’une anecdote… Un jour, je vais dans un atelier où se trouve l’une de mes toiles. Au départ, cette toile représentait une scène où le Ku Klux Klan jugeait un homme noir, mais transposée à l’époque actuelle… Et là, devant la toile, un collègue me dit : « Cela, c’est la caverne de Platon. » Puis d’autres me l’ont dit. C’est le problème de l’interprétation plastique.
En revanche, on a trop souvent l’impression que les artistes n’ont pas une compréhension, une conscience du monde social et de ses problèmes effectifs. En même temps, beaucoup de ces artistes souhaitent s’impliquer. Et souvent, mes amis me demandent un avis. En réalité, il est très rare qu’un artiste te pose une question. En général, il considère que c’est lui qui sait. Cela renvoie au génie de l’artiste. C’est l’artiste qui crée, il n’y a pas d’intervention extérieure qui se fasse dans la fabrication : il considère que c’est lui le donneur de sens… Cela renvoie à ce que je dis dans mon bouquin. Avec des collègues, on a voulu dire le monde social. Nous avons essayé picturalement de représenter le chômage, le racisme, etc. Mais en réalité, ce n’était pas apprécié.
« En novembre 1971, le Salon a accès au Grand Palais. Un collectif s’attache à la situation des travailleurs immigrés. Celle-ci prend une ampleur croissante comme illustration des conditions faites à des individus dépourvus de ressources, si ce n’est leur inscription éventuelle et ponctuelle dans un processus d’exploitation rimant avec emplois précaires, baraquements et exclusion. » (Suite buissonnière, 2020.)
Par exemple, récemment, nous exposions au Salon Comparaisons au Grand Palais, et ils n’ont pas souhaité que nous restions parce que nous étions trop politiques. C’est bien de faire des représentations de fleurs, de paysages, de l’abstrait ou des installations sans connotation trop explicite… Il y a des séquences politiques, mais ces séquences se résorbent rapidement dès lors que l’on est confronté au marché de l’art.
Ch/Cp — Dans ton parcours, tu es assez critique sur le fait que le « lien social » est devenu un terme magique. Peux-tu nous dire quelques mots sur l’écriture du Lien social11 ?
Pierre Bouvier — Le lien social vient de l’idée de travailler la question des sociabilités et des rapports sociaux, rapports entre les sexes et les générations inclus, dans la formation des classes sociales. Mon idée était de voir les auteurs qui se sont succédé sur ce thème depuis Proudhon, Leroux… ou Marcuse, Gorz, Baudrillard. Certes, l’expression de « lien social » était à la mode. Mais sur le fond, je voulais déconstruire ce qu’il y avait de complexe dans la diversité des rapports sociaux, et dévoiler les cuirasses du « petit homme » analysé par Wilhelm Reich12.
Plus factuellement, je me concentrais sur le monde ouvrier, sur les mouvements sociaux et le quotidien de ces mondes. Parce qu’elles conduisaient à des approches ethnographiques et culturelles, ces intersections n’étaient pas très bien perçues dans le monde académique. Le refus qu’un éditeur m’opposa lorsque je voulus publier un chapitre intitulé « Le plaisir en miettes », en écho au Travail en miettes de Georges Friedmann13, illustre tout à fait ce propos.
« La sociologie ou la socioanthropologie du quotidien associe au macrosocial les turbulences du latent, du non-dit, de l’infra. Elle se tourne, sans en occulter les dynamismes, vers une philosophie des êtres particuliers, et non plus seulement, des tendances dominantes. » (Le travail au quotidien : une démarche socio-anthropologique, 1989).
Mobilisées à travers le concept de quotidienneté, ces approches me permettaient de voir, au plus proche, la réalité effective des personnes travaillant dans la chimie, les mines, à la RATP, et de les observer, non pas dans les seuls moments de revendication, mais plutôt dans une routine du quotidien, comme le fait, par exemple, Marc Abélès dans ses recherches sur le politique.
Au fond, je voulais éviter l’écueil répandu chez les intellectuels et les militants, qui consiste à penser que le moment où ces gens revendiquent est le seul où ils ne sont pas des aliénés. Or ces personnes ne sont ni dans la revendication permanente, ni des aliénés en continu. Il s’agissait de travailler sur ces temps « neutres » en apparence, et de montrer une compréhension du monde, des dispositifs dans lesquels se construisent des espaces de respiration pour supporter les dominations, et cela dans des séquences historiques où les gens ne descendent pas dans la rue.
Cette réflexion a animé ma thèse d’État, Démarche socio-anthropologique et changements des représentations du travail, que Louis-Vincent Thomas avait beaucoup appréciée. Le travail au quotidien : une démarche socio-anthropologique14 fait référence à ces implications de long terme dans des secteurs aussi divers que la chimie (PCUK) et l’automobile (Renault Billancourt ; Simca Poissy). Ce livre rend compte de mes perceptions des mondes subjectivés/existentiels du travail, donc de ces « plaisirs en miettes », et des ensembles populationnels émergents. Sans ces terrains, j’en serais resté à la sociologie classique du travail. Mais mises en comparaison, dans une interdisciplinarité « in progress », l’anthropologie, l’histoire, la psychologie et la littérature sont venues au creuset de la socioanthropologie.