L’idée que le xxie siècle serait celui des crises pandémiques à répétition fait encore l’objet de débats au sein de la communauté scientifique. Cependant, elle constitue déjà une sérieuse hypothèse de travail à l’Assemblée nationale française1. De même que les autres organes de l’appareil d’État (Bergeron et al., 2020), cette institution s’est en effet laissé surprendre dans son fonctionnement par le confinement généralisé au printemps 2020, du fait de l’épidémie de Covid-19, une situation qu’elle n’entend pas voir se reproduire. Dès le premier pic de la crise passé, un groupe de travail a été constitué afin de réfléchir aux dispositions à prendre pour permettre à l’institution de s’organiser au mieux à l’avenir face une crise semblable.
Au cours de cette réflexion a émergé le problème des députés empêchés d’exercer leurs missions, d’autant plus épineux qu’il peut avoir de nombreuses causes : mise en quarantaine des élus, protection du palais Bourbon interdisant qu’on y accède, paralysie des transports vers Paris, etc. Généraliser le déroulement des travaux parlementaires en visioconférence et instaurer une procédure de vote à distance sont des solutions auxquelles il a paru souhaitable de recourir. Le groupe de travail a proposé une résolution pour modifier le règlement de l’Assemblée en ce sens, qui a été adoptée en séance publique le 1ermars 20212.
Il est notable que, par cette décision, l’Assemblée rompt avec un de ses principes séculaires. Depuis 1791 et le Serment du Jeu de Paume, il est en effet acquis en France que le fondement de la souveraineté nationale n’est pas juridique, mais attaché au corps constitué des députés physiquement réunis. Jusqu’à présent, l’impossibilité pour les députés de se rassembler en un même lieu était perçue comme une entrave inacceptable à l’exercice du pouvoir législatif. Or, il semble préférable à certains aujourd’hui que les députés, même dans des conditions moins propices, continuent d’exercer leur pouvoir, et donc qu’ils délibèrent et votent à distance lorsqu’ils ne peuvent se réunir. Ce renversement des valeurs institutionnelles interroge : signale-t-il une évolution de la Ve République ou n’est-il que le symptôme de la crise profonde qu’a connue l’institution ces derniers mois ?
Rien n’est encore définitivement tranché. Le Conseil constitutionnel a rejeté le projet de modification du règlement de l’Assemblée, ce qui place la réforme, en cette fin de législature, entre les mains de la prochaine Assemblée élue et la rend de fait hypothétique. Il y a ici comme une hésitation dans le fonctionnement des institutions de la République au sujet du projet démocratique national, que je propose d’analyser du point de l’anthropologie et de la philosophie politique. Après une brève description de la manière dont l’Assemblée a traversé le printemps 2020, je reviendrai sur la tension que génère depuis toujours le double ancrage local et national du travail parlementaire sur le plan pratique. Partant de là, je présenterai la teneur de la rupture qui s’annonce dans les usages consistant à « faire assemblée », si l’innovation proposée devait effectivement être entérinée.
1. Une paralysie inattendue de l’Assemblée
Les premiers cas d’infection − chez les députés comme parmi le personnel administratif − sont découverts le 5 mars 2020, et la suspension de l’activité parlementaire pendant deux semaines, en raison des élections municipales, ne permet pas d’endiguer cette vague de contaminations3. Le 16 mars, soit quatre jours après le début du confinement général de la population française, ce sont 26 cas qui sont dénombrés, faisant du palais Bourbon l’un des principaux foyers épidémiques de Covid-19 répertoriés en France4. Le 19 mars, à la fin de la période de suspension des travaux parlementaires, les autorités de l’Assemblée5 prennent officiellement acte de la crise en annonçant que le fonctionnement ordinaire de l’institution sera modifié.
Dans une interview donnée à la presse, son président, Richard Ferrand, explique à ce moment qu’il est « vital » pour l’Assemblée de continuer ses activités, même réduites « à ses fonctions les plus essentielles », tout en préservant la santé des députés et de l’ensemble des personnels travaillant au palais Bourbon6. Il y fait part de différentes mesures, notamment de la décision de faire siéger le moins longtemps possible les députés7, en limitant l’ordre du jour aux seules questions au gouvernement et à l’examen des lois visant à répondre à la crise. De façon à assurer une présence minimale des députés en séance, il est cependant prévu que chaque groupe politique soit représenté par son président et deux de ses membres, et il est demandé aux députés contaminés, ou présentant des symptômes, de rester chez eux. Enfin, le recours au télétravail aussi souvent que possible est organisé pour tous les personnels, en particulier les collaborateurs des élus et des groupes politiques, mais aussi les fonctionnaires.
Ces mesures rencontrent d’abord l’approbation générale des députés, leur caractère problématique n’apparaissant qu’au cours des semaines suivantes. Elles induisent en effet une restriction d’accès significative aux espaces de la délibération, et donc une impossibilité directe pour les élus d’exercer leurs missions (Lemaire, 2020). Soudain, ils ne peuvent plus voter que de manière collective, ce qui entre en contradiction avec le principe constitutionnel du vote personnel des députés et remet donc en question l’indépendance de leurs mandats de représentation. De même, toute réelle délibération entre les députés devient inenvisageable, et l’Assemblée s’en trouve privée de ce qui fait sa spécificité vis-à-vis des autres institutions politiques (Hauriou, 1930, cité par Lemaire, 2020).
En dépit des annonces qui se veulent rassurantes de la part de la présidence de l’Assemblée, au sujet de la continuité et de la résilience institutionnelles, le pouvoir législatif, à ce moment, connaît donc, en réalité, un blocage fonctionnel. Si l’activité parlementaire n’est pas nulle, elle reste toutefois infime, tant elle est limitée par différentes contraintes organisationnelles. A posteriori, les juristes constitutionnalistes auront des mots sévères pour décrire cette situation (Derosier et Toulemonde, 2020) : par exemple, la production législative durant le printemps 2020 aurait été un « murmure à peine audible », le contrôle parlementaire « sous respirateur artificiel » et les missions d’informations parlementaires « en manque de souffle ». Filant la métaphore médicale, ils s’attacheront à pointer l’« état de santé alarmant » du Parlement français durant cette période.
En comparaison, ceux des autres pays de l’Union européenne font face à des situations très différenciées (Cartier et al., 2020). Les assemblées d’Espagne, d’Italie et de Grèce, par exemple, connaissent une paralysie semblable, voyant le pouvoir législatif abandonner peu ou prou ses prérogatives au pouvoir exécutif. En revanche, d’autres parlements, comme ceux du Royaume-Uni, d’Allemagne ou de Lettonie, sont prompts à réagir. Pour sortir de l’impasse, ils adaptent rapidement leur mode de fonctionnement ordinaire pour rendre les délibérations et le vote à distance possibles et assurer une égalité de conditions de travail à leurs membres présents et absents.
2. Vers la délibération et le vote à distance en France
Conscient des limites des mesures prises, le président Ferrand propose de constituer le 13 mai un groupe de travail transpartisan, dénommé Travaux parlementaires en période de crise. Il demande aux députés qui le constituent d’envisager le problème auquel l’institution est confrontée à « court terme » et à « long terme », pour parer non seulement à l’éventualité d’une crise pandémique prolongée, mais aussi à de futures « crises environnementales, énergétiques ou technologiques qui mettraient en péril nos systèmes de fonctionnement courant8 ». Ce groupe de travail se réunit à cinq reprises durant les sept mois qui suivent. Au cours de cette période, des consultations ont lieu au sein des groupes politique de l’Assemblée, des renseignements sont collectés sur les solutions envisagées par les autres parlements du monde et des propositions concrètes à mettre en œuvre sont élaborées9.
Le groupe de travail rend son rapport le 12 novembre10, alors que la France connaît son second confinement lié à l’épidémie de Covid-19. Dans ses pages, on lit tout d’abord l’exigence que les députés soient physiquement présents, car « d’une part, de très nombreuses dispositions réglementaires font reposer les délibérations parlementaires, et singulièrement les votes, sur la présence physique ; d’autre part, la présence physique est au cœur de l’activité parlementaire, l’unicité de lieu permettant non seulement, au plan symbolique, d’offrir une représentation unifiée des débats, mais aussi d’assurer le dialogue nécessaire en marge de la séance publique et au cours de celle-ci, facteur évident de fluidité de la prise de décision11 ». Sur ce plan, le rapport préconise par exemple de prendre des dispositions particulières pour assurer l’acheminement et l’hébergement des députés à Paris en cas de suspension des transports ferroviaires et aériens sur le territoire national, en sollicitant par exemple l’assistance des forces armées12.
Cependant, ce rapport souligne également que « si elle ne peut être entièrement dématérialisée, la vie parlementaire doit pouvoir s’adapter aux crises. Il est ainsi indispensable d’imaginer un fonctionnement parlementaire de crise, à savoir des outils juridiques et techniques permettant à l’Assemblée nationale de délibérer et de voter, y compris en cas d’empêchement physique d’une grande partie des députés13 ». Ici, le ton prescriptif qu’il emploie surprend. La reconnaissance par le règlement de l’Assemblée d’un « mode de présence » distant est en effet présentée comme le seul moyen d’assurer en toutes circonstances la représentation proportionnelle des groupes, principe central du fonctionnement de l’Assemblée14. Pour insister sur ce point, est annexée au rapport une proposition de résolution visant à modifier ce règlement afin de rendre possibles les délibérations et le vote à distance à l’aide des technologies de communication numérique. Il faut noter que cette proposition de résolution devient ensuite la mesure phare des travaux du groupe de travail, celle qui est mise en avant dans la presse15.
Elle obtient l’aval du président de l’Assemblée et, après son examen en Commission des lois, est adoptée en séance publique le 1er mars 2021. Un mois plus tard, toutefois, à la surprise des députés, le Conseil constitutionnel se prononce en sa défaveur16. Il est vrai que cette décision ne porte pas directement sur le sujet des délibérations et sur le vote à distance, mais vise davantage à garantir le respect du droit des groupes de l’opposition dans le cadre de telles procédures exceptionnelles, dans la mesure où les dispositions prévues tendaient à confier un trop grand pouvoir à la majorité en place (Gelblat, 2021). Les autorités de l’Assemblée prennent acte de cette décision et annoncent qu’aucun autre texte ne sera déposé17, indiquant par là que la majorité actuelle n’entend pas aller plus loin sur ce dossier.
3. Le corps des députés, le corps de la nation
Que le Conseil constitutionnel ait mis un coup d’arrêt à cette réforme ne clôt pas le sujet pour autant. Il faut ici comprendre que le taux de présence physique des députés au palais Bourbon est un sujet qui taraude l’institution depuis toujours, certains défendant l’importance première du travail politique local dans leur circonscription, d’autres arguant qu’aucune représentation d’envergure nationale n’est possible sans assiduité des élus dans les lieux même du pouvoir de l’État. Un tel débat ne peut évidemment trouver aucune issue définitive : seuls sont possibles les arbitrages ponctuels selon les enjeux et les cultures politiques propres à chaque époque. La crise pandémique de 2020 ne fait en définitive que le relancer. Pour saisir ses implications actuelles, il est ainsi nécessaire d’effectuer un bref retour en arrière.
Rappelons pour commencer qu’après la Révolution, si le régime républicain a marqué la rupture avec l’ordre politique de l’Ancien Régime, il a hérité malgré tout d’une partie de son imaginaire. La métaphore du corps humain, comme mode de connaissance partagé par tous, a en particulier gardé une place centrale dans les représentations collectives, et avec elle l’idée que la nation devrait s’incarner dans un corps charnel (Rameix, 1998, p. 51). Ainsi, lorsque les révolutionnaires ont cherché à penser le nouvel État qu’ils construisaient, de même que la nature de la rupture qu’ils engageaient, c’est bien cette métaphore du corps qui a été mobilisée. Elle est concrètement l’instrument du passage d’un régime à l’autre, sur le plan des représentations (Baecque, 1993, p. 12 sqq.).
En 1789, s’est en effet ouverte une période de débats durant laquelle les législateurs ont cherché à refonder la souveraineté nationale, en lui trouvant un nouveau réceptacle. Il a été proposé, par exemple, qu’elle réside dans l’universalité de chaque citoyen18, dans des assemblées délibératives communales19 ou encore dans le corps des députés réunis20. Un consensus sur cette question a progressivement émergé à la suite de la chute de Robespierre à l’été 1794, dans le cadre d’une réflexion sur l’équilibre des pouvoirs (Gauchet, 1989, p. 125 sqq.), après l’épisode traumatique de la Terreur qui a vu l’Assemblée révolutionnaire se retourner contre le peuple. C’est le peuple qui est finalement reconnu comme unique dépositaire de la souveraineté nationale. Son droit fondamental de résistance à l’oppression, inscrit quelques années plus tôt dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, est réaffirmé. Le législateur, quant à lui, s’est attribué la mission d’organiser la circulation de la parole citoyenne et sa mise en débat, ainsi que le maintien de l’ordre parlementaire par des rituels d’assemblée (Wahnich, 1992).
On trouve ici les fondements d’une doctrine qui a cours encore aujourd’hui, dont l’axiome de base veut que « la nation ne parle que par ses représentants » et a pour principal corollaire que le corps des députés réunis « fait être, littéralement, le corps politique de la nation » (Gauchet, 2001, p. 36 et 39). Le Serment du Jeu de Paume, le 20 juin 1789, deviendra a posteriori l’emblème de cette doctrine. Au début de la période révolutionnaire, empêchés de participer aux États généraux convoqués par Louis XVI, les députés du tiers état ont en effet pris l’initiative et l’engagement mutuel de ne « jamais se séparer, et de se rassembler partout où les circonstances l’exiger[aie]nt, jusqu’à ce que la Constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondements solides21 ». Considéré comme l’acte fondateur de la démocratie française, cet événement témoigne d’un principe devenu central pour le parlementarisme national, selon lequel le rassemblement des députés serait la condition première de l’exercice de la souveraineté du peuple.
4. Articuler les affaires parlementaires locales et nationales
Au cours des deux siècles qui suivent, la métaphore universelle du corps humain devient peu à peu moins prégnante, mais l’exigence de rassembler physiquement les représentants élus se renforce, et cela à deux niveaux. Premièrement, s’installe petit à petit l’idée que face aux individualités que sont les monarques ou les présidents, le collectif des députés possède une légitimité plus forte à porter la voix des citoyens ou à arbitrer leurs intérêts. La révolution de 1848 est un temps fort de ce processus (Hayat, 2018). Le vote de la loi Tréveneuc, en 1872, en est une autre étape importante qui, après les évènements de la Commune et la guerre avec la Prusse, doit garantir la pérennité du gouvernement représentatif contre la menace d’être dissous illégalement ou empêché de se réunir (Sausse, 2014). Deuxièmement, s’installe aussi l’idée que le palais Bourbon est le seul lieu où peuvent se rassembler les députés. Lui en substituer ponctuellement un autre ou l’abandonner devient alors inenvisageable22 tant les actions consistant à délimiter et défendre un territoire spécifique se sont avérées essentielles dans l’élaboration au long cours d’une souveraineté nationale indépendante (Gardey, 2015, p. 43 sqq.). L’épisode de la crue de la Seine montre l’attachement à ce lieu : plutôt que de se réunir ailleurs ou de suspendre les travaux parlementaires, les députés préfèrent braver les intempéries et rejoindre l’hémicycle en barque pour siéger (Capelle, 1910).
Le rassemblement physique des députés est pourtant une exigence à laquelle il est difficile de satisfaire sur un plan pratique, puisqu’elle impose au plus grand nombre d’entre eux de voyager pour rejoindre Paris, et donc de s’éloigner ponctuellement de leurs électeurs. On trouve ici la source d’une tension qui structure la représentation parlementaire en France, se renforce lorsqu’est instauré le suffrage universel masculin en 1848 (Agulhon, 2002) et conduit les députés à prendre conscience de l’obligation de défendre un programme ou un bilan de fin de mandat pour espérer être élu ou réélu. Puis, avec le renouvellement du personnel politique qui marque le début de la IIIe République (Phélippeau, 2002), cette tension induit chez les députés la tentation d’administrer un maximum d’affaires parisiennes depuis leur circonscription, qui est à l’origine de la crainte symétrique des autorités que les élus désertent le palais Bourbon.
La stabilité de cette tension dans le temps long doit être soulignée, même si elle s’exprime différemment à la fin du xixe siècle, où le faible nombre de semaines de sessions parlementaires compense l’inconfort et la durée du voyage vers Paris (Guiral et Thuillier, 1980), et à la fin du xxe, où les travaux parlementaires peuvent ne jamais s’interrompre puisque le TGV et l’avion permettent à la plupart des députés de faire des allers-retours hebdomadaires (Costa et Kerrouche, 2007, p. 99 sqq.). Ceci fait que les infrastructures de communication qui se déploient progressivement à l’échelle nationale éveillent rapidement le même intérêt chez les tenants des deux camps. Chaque innovation dans ce domaine devient prétexte à tenter de résoudre cette tension entre eux, que ce soient les députés qui essaient de limiter leurs voyages vers Paris ou les autorités de l’Assemblée qui s’efforcent d’imposer toujours le palais Bourbon comme centre unique et incontournable de la vie parlementaire (Chibois, 2019b).
Dans ce bras de fer permanent, on ne cesse de recourir aux technologies électriques, électroniques et numériques. L’usage du téléphone, dont le développement est étroitement lié à la structuration du parlementarisme sous la IIIe République, doit être mentionné, car il en est certainement le premier exemple (Chibois, 2017). L’installation du premier système de vote automatisé dans l’hémicycle, en 1959, occupe aussi dans cette histoire une place particulière, car les autorités de l’Assemblée ont espéré qu’il permettrait d’interdire définitivement le « vote groupé ». Cette pratique controversée consistait pour un député à déléguer son pouvoir décisionnel à son groupe politique pour une durée indéterminée. Les élus y avaient fréquemment recours lorsqu’ils souhaitaient se détourner, ponctuellement ou durablement, des affaires parisiennes (Chibois, 2019a, p. 260 sqq.). À l’origine, l’automatisation du vote s’inscrivait donc dans une stratégie visant à imposer aux députés d’être présents au palais Bourbon. Aujourd’hui dans sa version informatisée, elle constitue pour eux une condition indispensable du développement du travail à distance. Il est ainsi remarquable que le fonctionnement de la « machine de vote » demeure au fond identique, quand l’une des ses fonctions essentielles s’est radicalement renversée.
5. Rupture dans la culture de l’institution
Ces considérations historiques permettent de comprendre les raisons pour lesquelles le pouvoir parlementaire a pu se sentir ébranlé au printemps 2020, face au confinement généralisé de la population française. De ce point de vue, la paralysie de l’institution à ce moment n’avait pas seulement des motifs juridiques (interdiction des déplacements entre régions et obligation du travail à distance) et politiques (soutien inconditionnel de la majorité à l’action gouvernementale en temps de crise). Elle tenait aussi de la mise en cause d’un certain nombre de prérequis matériels et symboliques sur lesquels l’institution que l’on connaît aujourd’hui a été édifiée. Une mise en cause à laquelle d’ailleurs les autorités de l’institution ont paradoxalement contribué à leur niveau.
Qu’observe-t-on en effet au printemps 2020 ? L’état de sidération face à l’épidémie et l’exigence d’agir vite font qu’il apparaît à la fois plus simple, plus efficace et plus logique d’imposer aux députés de rester en circonscription, en accord et en harmonie avec l’option du confinement général retenue par le pouvoir exécutif. Craignant le pire pour les députés et le personnel de l’Assemblée, les autorités considèrent que la présence des parlementaires au Palais est indéfendable, et se retrouvent dans la position de protéger l’institution « contre ses propres membres » (Lemaire, 2020). Une situation inédite en résulte : le pouvoir politique doit affronter un péril d’envergure nationale sans qu’il soit possible d’appeler à la mobilisation et au rassemblement des représentants de la souveraineté de la nation. Au moment de la prise de conscience de cette réalité, lorsque des voix s’élèvent parmi les députés pour protester, la crise nationale devient aussi une crise institutionnelle.
Décrire par quel engrenage la crise survient ne permet cependant pas de comprendre ce qui le met en action. Comment expliquer que les autorités de l’institution prennent à ce moment une décision allant contre leurs intérêts ? Il faut d’abord reconnaître que l’évènement, sans précédent, ne laisse pas d’autre choix que de naviguer à vue, sans idée nette ni des moyens de se prémunir du risque, ni de la portée des décisions prises. Rappelons notamment qu’en mars 2020, si la dangerosité potentielle de l’épidémie est établie, l’efficacité des gestes barrières fait longtemps l’objet de déclarations contradictoires de la part des autorités sanitaires. Du reste, comme on l’a dit plus haut, la réaction élaborée en mars est globalement consensuelle, les députés ne réalisent que tardivement à quel point la tournure des événements tend à leur lier les mains. Cependant, la facilité avec laquelle l’institution entérine l’impossibilité d’accueillir les députés, qui actent leur incapacité à se rassembler, reste déconcertante. Elle suggère que l’effet de surprise n’explique pas tout et qu’il faut peut-être tenir compte aussi d’une rupture dans la culture institutionnelle.
L’examen des conclusions du groupe de réflexion sur les Travaux parlementaires en période de crise conforte cette dernière hypothèse. On observe que, dans sa volonté de réparer les dommages et de les prévenir, le président Ferrand campe sur sa position initiale, invitant ses collègues à réfléchir à la possibilité de participer au travail législatif depuis leurs circonscriptions, donc d’instaurer des procédures pour faire fonctionner l’Assemblée à distance :
« L’idée n’est pas de réfléchir à la mutation complète de nos règles de fonctionnement en temps normal […], même si vos travaux pourront naturellement alimenter certaines évolutions de nos méthodes habituelles de travail. J’ai conscience que nous ne reviendrons pas sur des acquis comme l’utilisation fréquente des visioconférences ou le recours accru au télétravail. […] Certes, des modalités héritées de l’histoire et toujours en vigueur existent pour tenir séance en cas de circonstances exceptionnelles […]. Mais ces modalités d’exception, qui requièrent la présence physique des parlementaires, ne sont guère opérationnelles en période de pandémie […]23. »
6. Faire assemblée depuis les circonscriptions ?
Pour la première fois, au moins depuis le début de la IIIe République, la présidence de l’Assemblée laisse entendre de manière explicite qu’une moindre présence des députés au palais Bourbon est souhaitable, voire inéluctable. On voit poindre dans ces mots une doctrine nouvelle au sujet de la relation du parlementarisme français à la présence des députés en séance : le « corps virtuel » pourrait favorablement remplacer le « corps physique ». Dans cette conception, le travail effectué en circonscription et celui mené à Paris gagneraient à être rééquilibrés afin que l’exercice du mandat parlementaire soit plus décentralisé qu’il ne l’a été jusqu’ici.
Ces mots du président Ferrand ne sont en effet pas anodins. Ils répondent à un malaise général, qui émerge au début de la XVe législature, dont la presse se fait l’écho et dont le questeur Florian Bachelier se veut un temps l’interprète, lorsqu’il annonce son projet de « réorganiser la maison » pour rendre aux députés plus de « souplesse de fonctionnement »24. Le renouvellement massif de l’Assemblée qui suit les élections législatives de 2017 voit en effet l’élection de nombreux députés sans expérience politique (Durovic, 2019), qui découvrent de manière brutale les conditions de travail difficiles des représentants de la nation. Plusieurs d’entre eux dénoncent alors le manque de moyens permettant de faire face aux obligations de leur fonction, notamment une rémunération globalement inadaptée à l’effort fourni25, et une charge de travail intenable26. En réaction, certains annoncent même leur choix d’endosser leur mandat d’une manière « moins passionnée » que leurs prédécesseurs, refusant pour leur part de « sacrifier leur vie de famille » et professionnelle27.
Les participants du groupe de travail ne s’y trompent pas. Ils se réjouissent de cette opportunité offerte par le président Ferrand d’améliorer leurs conditions de travail. Pour eux, c’est en effet le « bon moment pour envisager des modes de fonctionnement différents, [dans la mesure où] personne ne comprendrait que l’on continue à se déplacer en aussi grand nombre alors que beaucoup de réunions peuvent se tenir à distance28 ». Les outils de travail à distance, arguent-ils, sont idéaux pour s’« adapter, notamment en commission, à l’évolution totalement imprévisible de l’ordre du jour ». Le cas des « parlementaires éloignés de Paris » et tout particulièrement « les collègues ultramarins ou de Corse », qui sont « pénalisés » par leur éloignement, est plusieurs fois évoqué comme la meilleure preuve de l’aberration des usages actuels, hérités de temps anciens. Et, tout en s’accordant sur le fait que, depuis mars 2020, « les interventions à distance sont difficiles et limitent l’interaction », qu’elles empêchent donc « de donner [aux] débats une dimension plus humaine », nul ne semble douter des nouvelles possibilités offertes par « la téléprésence ». Il est vrai que les positions des participants gagnent peu à peu en nuance à mesure qu’avancent les travaux du groupe, qui soulignent tous que « les nouveaux outils ne [devaient] pas encourager à s’affranchir de la présence au Parlement ». L’objectif consistant à substituer autant que possible la « présence virtuelle » à la « présence physique » n’est cependant jamais remis en question29.
Ainsi, il faut noter que, dans l’esprit des membres du groupe de travail et à l’inverse des intentions affichées, l’instauration des délibérations et du vote à distance est allée bien au-delà de la seule réponse à la pandémie. Les discussions ont été portées par une espérance globalement partagée de voir advenir une nouvelle manière de « faire assemblée » à moyen terme. Les débats en séance publique du 1er mars 2021, au cours desquels le projet de réforme du règlement de l’Assemblée a été formellement voté, en témoignent explicitement. L’amendement n° 5, portant sur la généralisation immédiate des procédures de vote à distance aux députés ultra-marins, a été par exemple qualifié par le rapporteur de « bonne idée, à travailler, mais sûrement pas à valider aujourd’hui, puisque la proposition de résolution est limitée aux cas de crise30 ».
La doctrine qui est en germe ici mérite d’être considérée, car elle émane d’un collectif transpartisan et intergénérationnel de députés, et non pas d’un seul groupe parlementaire, aussi majoritaire soit-il. Pour éclairer cette rupture dans les usages séculaires du « faire assemblée », il faut prendre en compte un défaut de transmission de la culture institutionnelle, résultant de l’arrivée récente d’un personnel politique novice, encore accru par la fin du cumul des mandats pour les parlementaires à partir de la XVe législature, toujours en cours (Qazbir, 2015). Cette réforme a en effet marqué un tournant puisqu’elle a permis, en 2017, l’élection de députés extérieurs au monde politique, qui n’avaient pas été façonnés par le parcours de sélection accompli tout au long d’une carrière d’élu, et n’étaient donc guère conformes au profil habituel des primo-députés (Boelaert et al., 2018, p. 794 sqq.).
De ce point de vue, l’opposition entre cette nouvelle génération d’élus et leurs prédécesseurs pourrait simplement se situer sur le plan des aspirations personnelles. La présence d’un grand nombre d’entre eux à l’Assemblée résulte en effet de motivations radicalement différentes de celles de leurs aînés. Aussi le combat des députés des dernières décennies, qui n’entendaient pas jouer un rôle secondaire dans la conduite des affaires de l’État, afin d’asseoir le pouvoir législatif contre l’hégémonie du pouvoir exécutif, pourrait-il ne plus être le leur. Ils pourraient préférer prendre acte du déséquilibre intrinsèque à la séparation des pouvoirs de la Ve République et s’investir dans leur fonction de manière plus mesurée.
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Finalement, la demande grandissante chez les députés de généraliser l’usage des outils de travail à distance ne répond pas seulement à une défaillance constatée, mais aussi à l’aspiration collective d’incarner davantage le pouvoir législatif en circonscription. Cette remise en question de la place du corps dans l’activité de représentation politique peut alors être reliée à une dynamique plus large de revendication de l’ancrage local de la souveraineté des peuples, et donc de l’action politique. Elle s’inscrit ainsi dans le contexte d’une montée en puissance dans le monde des mouvements sociaux tirant leur force politique de rassemblements massifs et persistants de corps dans l’espace public (Butler, 2016). De ce point de vue, le « Serment du Jeu de Paume » organisé à Paris le 13 décembre 2018 par des porte-parole du mouvement des gilets jaunes, où a été « rejou[é] le geste permettant au peuple de se sacrer lui-même sans rien attendre de ses représentants élus » (Wahnich, 2020) a porté des convictions proches de celles du groupe de travail réuni par le président Ferrand. Représentants et représentés paraissent en effet s’accorder sur le fait qu’aujourd’hui en France, la légitimé politique devrait se conquérir ou se reconquérir sur le terrain.
S’il n’est pas possible de savoir, à ce jour, quel sera l’avenir de cette doctrine émergente concernant le « faire assemblée », il semble toutefois improbable de voir le sujet si vite enterré. Les multiples échéances électorales des prochains mois seront sur ce plan dignes d’intérêt : elles pourraient en effet renouveler encore l’héritage culturel et les aspirations des élus en matière de pratiques politiques.