Introduction
Officiellement lancée en 2007 sous la présidence de Felipe Calderón (2006-2012), la « guerre de la drogue » a déclenché une crise d’insécurité généralisée au Mexique, caractérisée par une augmentation des violences criminelles et des violations des droits humains. L’État de Guerrero, dans le sud du pays, fait partie des régions les plus touchées par cette crise. En effet, la violence qui a marqué toute son histoire s’est exacerbée dans le scénario de guerre des années 2000. Le taux régional d’homicides est passé d’une moyenne de 20 pour 100 000 habitants, au cours de la première moitié de la décennie, à près de 60 en 2009, et de 80 pour 100 000 en 2012 (Berber, 2017b), quadruplant ainsi en quelques années. L’impact des homicides est tel que, pour cette seule raison, on calcule que les habitants du Guerrero ont perdu, en moyenne, plus d’un an d’espérance de vie entre 2003 et 2013 (ONC, 2015). En 2012, l’État de Guerrero et sa principale ville, Acapulco, avaient le taux combiné d’homicides et d’enlèvements le plus élevé du Mexique.
Le problème ne concerne pas seulement Acapulco, il est propre à toute la région. Ainsi, dans cette augmentation moyenne du taux d’homicide, la municipalité d’Ayutla de los Libres – où s’est déroulé mon travail de terrain – occupe une position exceptionnelle. Bien qu’elle corresponde à une tendance historique, la violence qui caractérise la municipalité s’aggrave à partir de 2008, avec un pic record l’année suivante, au cours de laquelle 89 homicides ont été enregistrés, soit un taux de 153 pour 100 000 habitants (Berber, 2017b)1. De 2009 à 2012, Ayutla fait partie des cent municipalités les plus violentes du Mexique, avec un total de 248 meurtres et une proportion d’un homicide pour mille habitants sur l’ensemble de cette période (Resa Nestares, 2013).
L’aggravation de la violence dans cette municipalité est le produit d’une criminalité dont j’expliquerai l’essor. En effet, entre 2007 et 2008, un groupe criminel commence à opérer à Ayutla. C’est lui qui est principalement responsable de la forte augmentation du taux d’homicides à partir de ces années, et du niveau de violence en général. Je m’intéresserai à la formation de ce groupe dans le but de retracer – à grands traits – l’histoire locale et contemporaine de la criminalité, et de contribuer ainsi, au-delà de la singularité du cas évoqué (Burawoy, 1998), à l’étude de l’évolution de la violence dans le Mexique du xxie siècle.
Je prendrai comme unité d’analyse l’histoire politique de la municipalité d’Ayutla de los Libres de 2008 à 2013. Les résultats que je présenterai découlent d’un travail de terrain ethnographique – conjugué à un travail social – qui a été réalisé dans plusieurs municipalités du Guerrero, entre 2012 et 2018, alors que j’occupais un poste de professeur à l’Université des Peuples du Sud (UNISUR). Ils ont donc comme sources principales la pratique fréquente de l’observation participante, les rencontres et les activités diverses que j’ai menées dans ce cadre, tout au long de ces années, ainsi que les entretiens que j’ai pu avoir avec de multiples interlocuteurs, habitants de ladite municipalité pour la plupart, qui ont alimenté les notes consignées dans un journal de terrain. À Ayutla en particulier, ce travail s’est déroulé en deux temps : entre 2012 et 2013, en tant que professeur local, et entre 2017 et 2018, durant la réalisation d’un film sur les élections municipales de cette période2.
Pour compléter le travail de terrain, j’ai aussi eu recours à des sources secondaires, notamment ce qui est paru dans la presse locale sur la municipalité et pendant la période en question, ainsi que des ouvrages et travaux scientifiques. En ce sens, il convient de préciser que cet article fait partie d’un projet de recherche plus large sur la genèse des groupes civils d’autodéfense qui ont vu le jour à Ayutla début 2013, mais aussi dans d’autres municipalités de la région de la Costa Chica (Gaussens, 2020). En définitive, les résultats que je présente s’appuient aussi sur ceux d’une autre enquête de terrain, menée parallèlement dans la même municipalité par Miguel Ángel Berber (2017a, 2017b).
Ainsi, cet article aborde successivement cinq grands points : la mythologie qui structure le discours dominant sur le phénomène criminel au Mexique, le besoin concomitant de travaux de recherche ethnographiques permettant une analyse démystifiée, la présentation du cas d’étude, suivie de l’analyse de la réalité locale de la délinquance et, enfin, de l’organisation du crime à l’échelle municipale.
La mythologie du « narco »
Dans un article publié récemment (Gaussens, 2021a), j’ai expliqué pourquoi, au Mexique, parler de violence criminelle nous confronte au problème du discours dominant qui entoure le phénomène de la délinquance depuis la « guerre de la drogue », et qui est fondé sur une représentation officielle assimilant les groupes criminels à des mafias, dont les intérêts tendent à rendre l’État « captif » (State capture). Cette vision est particulièrement présente dans le cas du Guerrero, à cause de l’image de cet État qui s’est historiquement construite : celle d’une terre de trafiquants, région de « narcos » dont la violence aurait pour principale origine la drogue3. Ainsi, la légende d’un « Guerrero bronco » (Bartra, 1996), dangereux, tempétueux et belliqueux, a été convertie en mythe du « narco », le modèle mafieux remplaçant « l’ancienne image des trafiquants de drogue, plus ou moins folklorique, tantôt fermiers, tantôt caciques, tantôt bandits populaires » (Escalante, 2012, p. 104).
Cette situation n’est pas fortuite, c’est le produit d’un traitement médiatique et d’une production culturelle qui ont grandement contribué à construire cette vision. Au Mexique, le phénomène du « narco » est présenté comme une boîte de Pandore, dont l’ouverture engendrerait chaos et désolation. Néanmoins, comme le signale Oswaldo Zavala (2019, p. 24), « si nous pouvions vaincre la peur et affronter ce que nous appelons “narco” en ouvrant enfin la boîte, nous n’y trouverions pas un violent trafiquant, mais la langue officielle qui l’a inventé : nous entendrions des mots sans objet, aussi fragiles et malléables que le sable ». En ce sens, le traitement médiatique de ces dernières années est constitutif du mythe du « narco ». Il a contribué à construire un archétype du mal à travers la figure du narcotrafiquant (Guez, 2019), comme l’avait déjà expliqué le sociologue Luis Astorga (1995) dans un ouvrage pionnier : La mythologie du « narcotrafiquant » au Mexique4.
Il faut donc éviter absolument de reprendre à son compte, sans examen, le discours dominant, et s’efforcer, au contraire, de le désacraliser, afin d’annihiler le pouvoir performatif du « narco ». La production de connaissances scientifiques sur ce sujet est dès lors confrontée au défi de rompre avec les certitudes premières, les évidences intrinsèques au label du « narco », dans la mesure où la distance critique que pose l’entreprise de démystification a non seulement toutes les apparences contre elle, mais peut apparaître comme désenchantée, voire cynique. En ce sens, mon analyse ne prétend, en aucun cas, nier la réalité de la criminalité au Mexique, mais questionner la vision dominante qui prétend l’expliquer5. Le crime n’y est pas un problème imaginaire, loin de là, cependant il y a une dimension imaginaire du crime organisé que l’on ne peut ignorer.
S’il est nécessaire d’abandonner le discours dominant en la matière, comment expliquer la criminalité, bien réelle ? Dans les sciences sociales, il existe traditionnellement trois grandes approches pour traiter la question de l’organisation du crime (Paoli, 2013), mettant chacune l’accent sur une dimension particulière de l’objet étudié, et que l’on peut résumer de la manière suivante : la première, l’approche institutionnelle, s’intéresse à l’organisation interne des groupes criminels ; la seconde, économique, étudie les processus productifs et les relations commerciales sur les marchés de biens et de services illégaux ; la troisième, anthropologique, analyse les relations de pouvoir qui structurent l’activité criminelle, comprise comme une forme de domination dans le cadre d’un système politique plus large, qui transcende l’illicite et le relie aux domaines de la légalité. C’est dans cette dernière perspective que s’inscrit mon travail, en lien avec la sociologie criminelle.
Cette approche anthropologique propose une lecture critique de la grille d’analyse qui présente le phénomène du « narco » – en l’assimilant au modèle mafieux – sur la base d’une opposition fondamentale, justifiant une lutte inévitable, entre l’État et les groupes criminels (Flores Pérez, 2009). Selon ce schéma, l’action mafieuse du crime organisé représenterait une menace à combattre, pour éviter que l’État n’en devienne captif. De cette façon, la représentation du « narco » se base sur le postulat d’un pouvoir extérieur, caché et corrompu, qui minerait l’État, conduisant à oublier qu’« à l’intérieur de certaines institutions, en particulier celles destinées à la coercition6, est organisé sans “contamination externe” le bon fonctionnement de ce qui est combattu » (Astorga, 1995, p. 10). Les sophismes qui entretiennent la mythologie du « narco » remplissent une fonction de dépolitisation, dans le sens où ils « produisent un vide politique qui empêche de critiquer la responsabilité historique de l’État par rapport au trafic de drogue » (Zavala, 2019, p. 64).
Il est donc essentiel d’inclure l’administration publique dans l’étude de la criminalité, dans une perspective qui nous permette de comprendre le système complexe de relations qui unissent les institutions de l’État et les groupes du crime organisé. En effet, la pérennité des activités criminelles sur les marchés illégaux requiert un minimum de protection politique. L’existence même du crime organisé suppose la corruption des autorités publiques (Buscaglia et Van Dijk, 2003). Il ne s’agit pas seulement des activités de criminels professionnels, qui ont fait des marchés illégaux leur lieu d’exercice, mais aussi du rôle de certains fonctionnaires corrompus, qui coopèrent avec eux en les protégeant. C’est ce que le politologue américain Roy Godson (2017) a théorisé comme le « lien politico-criminel » (political-criminal nexus), qui fait du crime organisé un corollaire obligé de la corruption étatique.
Au Mexique, cet état de fait a donné lieu, en termes historiques, à la formation d’un champ de la criminalité dans lequel se perpétuent des réseaux clientélistes de coopération entre criminels et fonctionnaires. C’est ce qu’ont démontré de nombreux travaux de recherche, comme ceux d’Escalante (2012), Gledhill (2017), Pansters (2018) ou Flores Pérez (2018), pour ne citer que les plus récents. C’est ce que j’essaierai de montrer également à une échelle locale, à travers l’étude du cas d’une municipalité. Cet article s’inscrit donc dans la lignée de ces travaux, mais il se distingue d’eux par la méthode employée, l’ethnographie, dont l’application au champ criminel est aussi fertile que difficile, comme nous le verrons par la suite.
Le terrain criminel
Le lien politico-criminel se noue dans des espaces sociaux « minés », selon l’expression du sociologue colombien César Rodríguez Garavito (2012, p. 14), c’est-à-dire, dans des espaces où « prévalent des formes de sociabilité violentes et méfiantes, où tout faux pas peut être fatal ». En termes méthodologiques, il n’est donc pas question d’enquêter dans le but de briser le sceau du secret et de clarifier les liens précis qui unissent criminels et fonctionnaires, ce qui exposerait les chercheurs à de graves dangers (de nombreux journalistes ont été tués au Mexique pour avoir mené des enquêtes de ce genre). Il s’agit plutôt d’expliquer, à partir de données empiriques, les processus sociaux qui sous-tendent les relations contradictoires que les institutions de l’État et les groupes criminels entretiennent au niveau local.
En étudiant le phénomène criminel à une échelle micro, l’enquête ethnographique révèle une réalité inaccessible aux approches macro, et peut ainsi compléter ou questionner les analyses statistiques. Elle permet d’appréhender le problème criminel dans un espace délimité, où l’observation empirique est possible, ce qui est essentiel si, comme l’affirme Fernando Escalante (2011), « la crise de l’ordre local est le facteur décisif pour expliquer le niveau de violence atteint dans le pays ». C’est en ce sens que l’étude d’un cas comme celui d’Ayutla peut apporter des éléments décisifs pour comprendre comment fonctionne concrètement la criminalité, quels sont les effets de la mythologie du « narco » et quelles formes y revêt le lien politico-criminel. Comme le résume Maya Collombon (2018), « en montrant, de façon ethnographique, les réalités et les paradoxes du terrain, le chercheur contrarie la plupart des représentations dominantes. »
Au Mexique, le potentiel de la méthode ethnographique contraste cependant avec le nombre insuffisant des recherches scientifiques qui l’appliquent. Certes, il existe des exceptions notables, comme les travaux de Natalia Mendoza (2008) sur l’État de Sonora, ceux de Salvador Maldonado (2010) dans le Michoacán ou, plus récemment, ceux d’Adèle Blazquez (2018) dans le Sinaloa, mais ils sont trop rares. Cela s’explique facilement, par les multiples difficultés méthodologiques, les dilemmes moraux et les contraintes pratiques7 que pose l’enquête de terrain lorsqu’elle porte sur des espaces violents et illégaux.
Quand il porte sur le crime, le travail de terrain n’est pas une mission impossible, mais il n’en reste pas moins une tâche compliquée. Les ethnographes et leurs informateurs s’exposent à des risques évidents – que peu sont prêts à courir –, liés à la violence des activités criminelles, ainsi qu’à leur possible répression. Dans mon cas, si ces risques ont été bien réels durant les premiers mois de ma présence à Ayutla, ils ont ensuite été levés par le soulèvement armé de groupes d’autodéfense, survenu en janvier 2013 (Gaussens, 2020), dont l’action a permis la désarticulation du groupe criminel qu’il était désormais possible d’étudier a posteriori.
Ethnographier le crime soulève également des questions d’ordre éthique (Worley, Worley et Wood, 2016), politique (Castro Neira, 2019) et, en général, comporte de nombreux défis relatifs à l’accès aux informateurs, à la relation avec les criminels, à l’observation de pratiques violentes, à la participation à des activités illégales, à la divulgation d’informations et, en particulier, de données sensibles, ainsi qu’à la position de l’ethnographe8 et à sa réflexivité (Collombon, 2018). L’enquête de terrain doit aussi faire face aux dérives théoriques qui lui sont inhérentes, lesquelles oscillent entre deux écueils : celui de la folklorisation et celui de l’individualisation, qui conduisent toutes deux à dépolitiser le crime, en réduisant la délinquance à une somme de problèmes personnels inscrite dans un contexte singulier.
Si des controverses peuvent naître de son application au champ criminel – comme dans le cas emblématique d’Alice Goffman (Zussman, 2016) –, l’enquête ethnographique n’en représente pas moins une méthode féconde pour l’étude de la criminalité, grâce à un double avantage. Tout d’abord, elle contraste nécessairement avec les approches quantitatives dominantes, liées à la criminologie. Ensuite, elle permet de donner une vision des faits plus nuancée, où le monde social se complexifie et où l’opposition manichéenne entre bons et méchants perd de son sens.
Néanmoins, comme nous en avertissent Huhn, Oettler et Peetz (2006, p. 18-19), « une perspective que les études micro négligent habituellement est la dimension discursive du problème. D’une manière générale, les réponses obtenues aux entretiens ou aux questionnaires adressés à la population locale sont présentées comme les manifestations d’une réalité objective […], qui contribuent ainsi à générer un discours sur le crime marqué par la dramatisation. » Une première étape de l’enquête consiste donc en une analyse du discours permettant non seulement de prendre ses distances avec les catégories autochtones que l’observation enregistre, mais aussi de comprendre comment leur dimension symbolique a contribué à la construction d’une réalité favorable à l’émergence d’une criminalité à l’échelle locale – comme a pu le faire Sabine Guez (2019) en étudiant la catégorie de narcotrafiquant.
Dans le cas des habitants d’Ayutla, comme le reconnaît également Berber (2017a, p. 148-149), « les termes adoptés proviennent principalement de la rhétorique officielle, et non des stéréotypes ou des significations culturelles qui se sont développés au sein de la municipalité. […] Les éléments de la rhétorique officielle donnent un sens, localement, à ces nouvelles expressions. » Ces dernières témoignent d’une criminalité qui a cessé d’être perçue selon les schémas traditionnels9, pour être désormais comprise à partir d’un discours dominant, d’origine officielle et médiatique. Les habitants s’approprient et réinterprètent ce discours, afin de créer un vocabulaire qui puisse donner un sens à l’irrationnalité apparente de la violence criminelle dont ils sont victimes.
Par exemple, c’est ce que trahit l’usage d’un nouveau terme, qui est devenu central durant mon travail de terrain : celui de « maña », mot-valise formé à partir de « mafia » et « manie » (manía), qui fait référence à une délinquance dont les actions relèveraient de mauvaises manies, celles de « filous » (mañosos), également appelés, de façon plus manichéenne, « méchants » (malos). Ainsi, le principal effet de réel que présente l’appropriation de la mythologie du « narco » par les agents locaux consiste en la construction symbolique d’un ennemi, qui s’incarne dans le groupe criminel. Les individus qui le composent sont stigmatisés, désignés comme coupables de la violence et, par conséquent, indignes d’appartenir à la communauté locale. Ils sont donc renvoyés à une origine étrangère10, accusés de servir des intérêts lointains – c’est Acapulco qui est évoqué dans le cas d’Ayutla.
En effet, la formation d’un groupe criminel à l’échelle municipale, ainsi que la signification qu’on lui prête, sont indissociables du cadre de la politique nationale et des effets qu’a la « guerre de la drogue » au niveau régional. De fait, cette formation a bénéficié d’éléments conjoncturels, résultant de l’augmentation générale de la criminalité au cours de cette période, qui a particulièrement affecté le port d’Acapulco, auquel la ville d’Ayutla est reliée par la route. Cette conjoncture a renforcé à son tour les activités illégales préexistantes dans la municipalité. Dans un cercle vicieux, les dynamiques micro et macro se sont alimentées, soutenant conjointement l’organisation locale du crime.
Ayutla de los Libres
À ce stade, il est nécessaire d’introduire quelques éléments de contexte pour décrire très brièvement la municipalité en question. Des quinze communes qui composent la région de la Costa Chica, dans l’État de Guerrero, Ayutla est la plus peuplée (c’est la neuvième de l’État), avec un total de près de 70 000 habitants en 2015, répartis entre la ville éponyme – qui concentre un quart de la population municipale – et une centaine de villages, de moins de 1 000 habitants pour la plupart. Sa démographie se caractérise par son dynamisme, sa jeunesse et sa grande diversité ethnique. En effet, plus de la moitié de la population d’Ayutla se reconnaît comme indigène, les peuples mixtèque (na savi) et tlapanèque (me’phaa) vivant dans les nombreux villages de la partie montagneuse de la municipalité, isolés par le relief et reliés entre eux par des chemins.
Comme le reste de la région, Ayutla est une municipalité éminemment rurale et agricole. En 2014, 70 % de sa population relevait du secteur primaire, dont les principaux produits sont cycliques, la principale culture étant celle du maïs (INEGI, 2015). Cependant, l’économie paysanne de la région est en crise depuis de nombreuses années, ce qui conduit à l’appauvrissement des villages. Ainsi, la richesse des ressources naturelles de la municipalité contraste avec un niveau de pauvreté très élevé, puisqu’elle concernait 88 % de la population en 2014 (SEDESOL, 2014). En 2010 – durant la période étudiée –, 25 % de la population adulte était analphabète et 40 % n’avait pas achevé l’école primaire, tandis que 32 % des enfants étaient déscolarisés (CONEVAL, 2010). En général, les niveaux des principaux indicateurs de pauvreté sont systématiquement supérieurs aux moyennes nationale et régionale, illustrant la gravité de la situation économique.
Cette pauvreté est également liée à l’isolement historique de la municipalité, du fait de sa position géographique, entre la côte et la montagne. Les différences liées à la géographie physique sont renforcées par d’autres, d’ordre culturel, ethnique et linguistique, qui opposent une côte afro et métisse à une montagne indigène. Cette dernière est la plus touchée par la pauvreté. En somme, la structure de la société paysanne d’Ayutla se caractérise par un état général de pauvreté, qui est accentué par un ensemble d’antagonismes entre des villages paysans, pauvres et indigènes, d’une part, et la ville principale, d’autre part, chef-lieu où se trouvent la mairie et les principaux services (hôpital, université, marché municipal, succursales bancaires, stations-service, transports, etc.), qui concentre – symbole de modernité – les pouvoirs combinés de l’État et de l’argent. C’est dans le centre de la ville que vivent les familles métisses de la classe dominante locale, petite bourgeoisie commerçante qui, historiquement, contrôle la politique municipale.
La réalité locale de la criminalité
La distance qui sépare le mythe du « narco » de la réalité se traduit, dans le cas d’Ayutla, aussi exemplaire que symptomatique, par la confusion régnant au sujet de l’affiliation supposée du groupe criminel qui y a opéré entre 2008 et 2012 à une organisation plus grande. Tant dans la presse régionale que parmi les habitants eux-mêmes, les spéculations ont été nombreuses. Les criminels ont notamment été présentés comme une cellule du cartel des « Rouges » (Los Rojos), ou comme des « chauves » (pelones) du grand Cartel de Sinaloa, ou comme une fraction de « La Balayeuse » (La Barredora), division régionale du cartel rival des Beltrán Leyva, ou encore comme un groupe indépendant des grandes organisations. Par la suite, toutes ces affiliations se sont révélées fantaisistes, venant s’ajouter à « la liste innombrable de groupes, réels et inventés, qui ont proliféré, se sont développés via les réseaux sociaux et autres médias, et ont contribué à l’illusion » (Astorga, 2015, p. 219).
Dans la municipalité d’Ayutla, cette confusion a été activement alimentée par les criminels eux-mêmes, qui ont modifié leur façon de se présenter au gré des circonstances, profitant ainsi du trouble qui régnait. C’est ce que révèle, par exemple, le témoignage recueilli auprès d’un enquêté :
« N’importe qui pouvait dire qu’il appartenait à tel groupe ou tel autre. Même si ce n’était pas vrai, ça marchait. Les gens avaient peur de toi après, parce qu’ils pensaient que tu agissais avec l’appui de ce groupe. À tel point qu’ici, tu ne pouvais plus parler face à face, il fallait le faire tête baissée. Le doute était partout, plus personne ne savait à qui il avait affaire. »
Au-delà de l’incertitude persistant au sujet des connections extérieures du groupe criminel, il est certain que la grande majorité des jeunes qui le composaient était originaire de la municipalité et venait de certains villages et des quartiers périphériques de la ville. Très loin du « cartel », c’est un groupe relativement restreint11 de jeunes hommes qui ont commencé à opérer collectivement dans la ville d’Ayutla, en 2008, certains possédant une expérience migratoire, avec un bagage culturel venu d’ailleurs, d’autres ayant déjà intégré la petite délinquance, du fait de la consommation de drogues. La plupart d’entre eux se connaissaient ou avaient des liens, parce qu’ils étaient nés dans le même quartier, avaient en commun certains membres de leurs familles ou s’étaient assis sur les bancs de la même école.
Aux éléments conjoncturels qui ont contribué à la formation de ce groupe criminel, se sont ajoutés d’autres facteurs, d’ordre matériel, liés à une ruralité en profonde transformation. Le premier d’entre eux est un processus d’urbanisation accéléré et chaotique, dont l’anomie croissante a représenté un terrain fertile pour l’expansion – simultanée à celle des quartiers – des activités illégales. Le second résulte d’une démographie particulièrement dynamique, dont le taux de croissance élevé a entraîné une surreprésentation des jeunes au sein de la municipalité. Le troisième facteur, qui est un effet de la pauvreté, consiste en une forte émigration vers les grandes villes de la région, du pays ou des États-Unis. À leur retour, les migrants apportent avec eux des codes culturels nouveaux, appris là-bas, où ils ont souvent connu la précarité et l’illégalité pour survivre12. Comme le résume Berber (2017b, p. 277), « le faible développement économique de la municipalité a limité les possibilités d’emploi d’une population jeune en pleine croissance, qui, de plus, avait été socialisée dans un milieu urbain et non plus rural, comme celui d’antan. Dans cet environnement, l’une des options d’emploi les plus fréquentes a été celle du transport. »
Ce dernier point pourrait paraître anecdotique, mais ne l’est pas. En effet, dans les années 2000, la multiplication des compagnies et des routes de taxis collectifs, notamment à partir de la ville d’Ayutla, répond en partie à cette demande d’emplois, qui s’ajoute aux besoins en matière de transport d’un secteur commercial dont l’importance économique grandit du fait de la crise agricole13. Les liens de la municipalité avec l’extérieur s’en trouvent renforcés, notamment avec Acapulco, où plusieurs compagnies de taxis d’Ayutla ont installé leur siège. Dans ce port qui connaît de graves problèmes d’insécurité depuis 2006, celles-ci commencent à être victimes d’extorsion de la part des groupes criminels qui y sont présents. Au départ étrangère à la municipalité, la logique criminelle finit par arriver à Ayutla par les routes de taxis. Elle touche en premier lieu la ville d’Ayutla, d’où partent ces dernières, puis s’étend aux localités voisines par où elles passent.
En plus d’avoir en leur sein plusieurs membres du groupe criminel, les compagnies de taxis deviennent – de gré ou de force – un outil idéal pour l’accomplissement de délits, en lien avec toutes sortes de trafics, de la contrebande de marchandises à la distribution de drogues, en passant par les extorsions, les enlèvements et les homicides. Ce n’est donc pas un hasard si la consolidation de ce groupe coïncide, dans l’histoire politique de la municipalité, avec l’arrivée à la mairie d’un des dirigeants des taxis locaux, élu pour la période allant de 2009 à 2012. Ainsi, aux éléments conjoncturels et aux facteurs structurels, sont finalement venues s’ajouter les circonstances locales. Ces dernières, bien qu’elles soient spécifiques à la municipalité, n’en sont pas moins représentatives du lien qui unit, dans cette région, le secteur du transport, les activités illégales et les intérêts du pouvoir en place.
C’est cet ensemble de facteurs qui explique la formation, dans les années 2007-2008, d’un groupe criminel à Ayutla, servant initialement de fournisseur de sécurité privée. Les jeunes délinquants apprennent en effet les ficelles du métier en offrant leurs services à quelques familles de la classe dominante locale, notamment à certains grands commerçants, transporteurs et éleveurs, qui, soucieux de l’intégrité de leurs biens, finissent par se tourner vers eux pour protéger du vol leurs magasins, leurs camions et leurs troupeaux. Comme l’indique Salvador Maldonado (2010, p. 340) au sujet du crime organisé, « l’une des exigences à l’origine de son émergence […] est la nécessité de protéger et de surveiller les propriétés, surtout si ces biens et ces terres sont exposés au pillage, aux actes de banditisme et, en général, aux menaces et aux outrages. » Tel est le cas du monde rural dans l’État de Guerrero, où le vol et le meurtre ont de tout temps coexisté avec les corps de défense et les gardes armées.
Le crime organisé depuis la mairie
Il est clair, désormais, que la formation d’un groupe criminel est indissociable de la politique locale et, en particulier, du mode d’exercice traditionnel du pouvoir dans le sud du Mexique : le caciquisme (Knight, Pansters, 2005). Loin d’avoir disparu, celui-ci s’est perpétué, parvenant à s’adapter aux transformations survenues au tournant du siècle. Comme l’ont montré les travaux de Gutiérrez Ávila (2001) et Rodríguez Wallenius (2005) pour la région de la Costa Chica, les caciques continuent d’y gouverner. « Peut-être n’ont-ils plus l’autorité sociale ni la puissance économique dont ils jouissaient par le passé, mais ils contrôlent toujours le pouvoir politique. Comme au xixe siècle […], les municipalités côtières sont le fief exclusif des patrons locaux » (Bartra, 1996, p. 138). Le gouvernement municipal est ainsi resté l’instrument par excellence de leur pouvoir, la mairie en occupant le centre, tant physique que symbolique. Le conseil municipal représente toujours le bastion à partir duquel les caciques locaux peuvent se lancer à la conquête du système politique.
Dans ce « Sud profond » qu’Armando Bartra (2000) décrit mieux que quiconque, si l’histoire de l’exercice du pouvoir politique se caractérise par sa violence, ce n’est pas parce que l’État est absent ou qu’il a « échoué » (failed State), mais parce que sa présence est peu formalisée. Autrement dit, les relations politiques ne sont pas régies par les normes impersonnelles d’un ordre juridique formel, mais obéissent à la domination traditionnelle des caciques, « hommes forts » (big men) qui personnalisent le pouvoir de façon souvent arbitraire et violente. Ainsi, « dans un milieu encore présidé par les “patrons locaux”, le pouvoir économique a des noms et des prénoms, des visages et des manies ; il ne s’exprime pas à travers un marché “libre” et anonyme, mais dans de vastes réseaux personnalisés de clientèles » (Bartra, 2000, p. 16).
La violence des relations sociales est donc éminemment politique, car inséparable de la façon dont les caciques utilisent la force pour assurer leur domination. Dans le Guerrero en particulier, le crime est la continuation de la politique par d’autres moyens. Ce qui le rend possible réside dans « la consolidation de l’intermédiation politique, générée par la représentation personnelle de l’État et l’adaptation du droit et de la justice à la volonté des hommes forts » (Maldonado, 2010, p. 342). En effet, c’est dans cette zone grise (Auyero, 2007), où les limites officielles se dissolvent et les frontières normatives s’effacent, que se développent toutes sortes de pratiques illégales.
C’est ainsi que l’émergence d’un groupe de jeunes criminels à Ayutla, sous la protection de certains agents dominants, illustre la manière dont peut se concrétiser, au niveau local, le lien politico-criminel énoncé sur un plan théorique. En ce sens, la mairie n’est pas au service du crime organisé : c’est l’inverse. Ce ne sont pas les groupes criminels qui contrôlent le gouvernement municipal, mais ce dernier qui les dirige. S’il y a effectivement une délinquance organisée, l’organisation du crime n’est pas endogène. Elle n’exprime pas la capacité d’autogestion des criminels – plus que relative, en raison de la précarité de leurs activités (Paoli, 2013) –, mais un principe d’autorité apparemment extérieur, dont le caractère officiel permet au crime d’opérer sous sa protection. En réalité, par le biais du gouvernement municipal qu’ils contrôlent, ce sont les caciques qui ont recours à des groupes armés pour exercer leur pouvoir. Jadis mercenaires et hors-la-loi, aujourd’hui gardes du corps et « narcos », les hommes en armes n’ont pas fini d’accompagner le patron des lieux. Organisée de la sorte, la criminalité dissimule une politique de terreur dont la violence cherche à préserver un ordre social profondément injuste.
Dans le cas d’Ayutla, la collusion du gouvernement municipal et du crime organisé est centrale. Avec l’arrivée en 2009 du nouveau maire, leader syndical de plusieurs compagnies de taxi, le groupe criminel, qui avait jusqu’à présent vécu assez modestement de la vente de ses services de protection, voit ses prérogatives élargies et reconnues. Il rejoint de facto la structure du gouvernement local pour y assurer la sécurité personnelle du nouveau maire, aux côtés de la police municipale (qui compte environ 80 agents à cette époque), et finit par supplanter cette dernière, qui se met à son service, sous l’égide du maire.
De nombreux témoignages en attestent. L’un d’entre eux, déposé auprès de la Commission nationale des droits de l’homme (CNDH), révèle que les criminels ont fait irruption chez une victime, pour enlever sa femme et son fils, et qu’« au moment des faits, trois patrouilles de la police municipale avaient fermé les rues voisines du domicile » (CNDH, 2013, p. 32). Un autre témoignage, recueilli lors de mon travail de terrain, relate ceci :
« Lorsque les délinquants commençaient à boire à un endroit de la ville, la police municipale fermait la rue, en plaçant une patrouille de part et d’autre. […] À l’époque, le maire était protégé par ces mêmes personnes. Quand il se rendait à une activité publique, il emmenait la police avec lui, mais ces personnes l’accompagnaient aussi, vêtues en civil. Tous étaient armés. »
Pour financer ses opérations, le groupe criminel a de plus en plus souvent recours à l’extorsion. Si cette dernière n’apparaît pas avec lui, il parvient à contourner ceux qui la commettaient traditionnellement au niveau de la municipalité – certains fonctionnaires des institutions locales (régisseurs municipaux, agents ministériels et policiers judiciaires) – pour s’occuper directement de la collecte des fonds, en tant que nouvel intermédiaire, ou pour mettre en œuvre de nouveaux rackets, qui viennent s’ajouter aux prélèvements déjà existants. Du fait de cette logique criminelle, le caractère prédateur de l’intermédiation est aggravé par des mécanismes d’extorsion qui s’étendent à des secteurs de la population jusqu’ici épargnés, tels que les petits producteurs, artisans et commerçants, ainsi que les paysans et les familles indigènes.
Par exemple, un autre témoin « a déclaré qu’on lui avait extorqué des montants allant de 200 à 500 pesos par mois, comme rançon exigée contre le droit de travailler. […] Il n’a pas porté plainte devant le ministère public, parce qu’il savait que les agents étaient de connivence avec les délinquants. Dans le même sens, une autre victime a rapporté qu’on lui avait extorqué 1 000 pesos tous les ans en décembre […], contre l’autorisation de travailler comme taxi, somme qu’elle remettait au patron du site » (CNDH, 2013, p. 38).
Il est important de souligner qu’à Ayutla, bien qu’on cultive le pavot, les revenus du groupe criminel ne reposent pas sur la drogue – son trafic étant marginal – mais sur l’extorsion et, de manière générale, sur le commerce de la violence. Loin de l’image mythique des narcotrafiquants, les criminels locaux sont en réalité de petits entrepreneurs de la violence. Comme l’explique Berber (2017b, p. 282), « les meurtres de ce groupe criminel [ne sont] pas liés au trafic de drogue, mais aux conflits locaux. Les intermédiaires utilis[ent] la force passive (sous forme de menaces) ou active (telle que le meurtre ou l’enlèvement) pour résoudre les différends. » Considérés sous cet angle, en tant qu’« intermédiaires violents » – selon l’expression de Berber –, les criminels ont recours à la force comme instrument de travail pour répondre aux intérêts de l’une des parties en conflit.
Une fois cet usage de la violence généralisé, le groupe criminel finit par déposséder les autorités judiciaires de leurs fonctions. Après avoir relégué la police municipale à la protection du maire, ainsi que les régies à la collecte des impôts locaux, il en vient à remplacer également le bureau du ministère public – et les quelques policiers judiciaires qui y sont rattachés – dans le règlement des litiges et l’application des sanctions, notamment en matière économique, concernant les dettes et les propriétés. C’est ce qu’’indique un témoignage :
« Beaucoup de gens ne se dirigeaient plus vers les autorités pour régler leurs problèmes, mais allaient voir le chef des délinquants. Les démarches administratives sont longues, les fonctionnaires te demandent toujours de l’argent en échange et ne te garantissent rien en retour, alors que le “patron”, lui, il envoyait ses jeunes traiter avec la personne qui avait été dénoncée et les choses se réglaient vite, même si c’était très souvent en faveur de la partie accusatrice. »
Si les habitants ne s’adressent plus aux fonctionnaires mais aux criminels pour tenter de résoudre leurs conflits, ce n’est qu’en raison de la rapidité d’action des seconds – comparée à la lenteur et à l’inefficacité des premiers –, c’est-à-dire parce qu’ils sont capables de régler les différends de manière définitive, quoique souvent violente et en faveur d’une seule des parties. Bien que très élevés, les coûts des transactions avec les criminels sont perçus par la population comme inférieurs à ceux de l’action publique, tout du moins au début. En outre, il s’est avéré qu’à l’instar des policiers municipaux, les fonctionnaires du bureau local du ministère public en sont rapidement venus à collaborer – de manière plus ou moins forcée – avec le groupe criminel, aggravant ainsi l’injustice subie par les victimes.
C’est ce que révèlent d’autres témoignages recueillis par la CNDH, lesquels renvoient sans cesse au lien politico-criminel. Pour ne citer qu’un seul exemple, une victime « a rapporté des faits au ministère public, mais, en quittant ses locaux […] elle a reçu un appel téléphonique d’un délinquant qui l’a menacée pour avoir porté plainte et a exigé qu’elle l’attende à son domicile. […] Le délinquant est entré chez elle et a demandé ironiquement si elle l’avait dénoncé ; il tenait en main une copie de la plainte déposée le jour même auprès du ministère public, après quoi il a sorti un briquet et a brûlé le document devant le plaignant » (CNDH, 2013, p. 33).
Dans ce contexte de totale impunité et de corruption généralisée, la violence ne fait qu’empirer dans la municipalité d’Ayutla entre 2008 et 2012. L’offre de sécurité privée assurée par un groupe de jeunes désœuvrés, récupérée par les intérêts du pouvoir local, a revêtu des dimensions monstrueuses. Une structure criminelle a été organisée depuis la mairie, rendant compte directement au maire et à son clan. Le pouvoir des criminels a bénéficié de cette protection pour étendre son emprise, fondée sur une prédation croissante passant par une collecte d’impôts (re)devenue extorsion, une sécurité qui a dégénéré en violence et une jurisprudence qui s’est transformée en moyen de vengeance.
Du fait de l’action criminelle, les conflits qui ponctuaient la vie communautaire ont fini dans le sang. La peur, la paralysie et la paranoïa se sont emparées des habitants. L’augmentation critique de la violence – illustrée par le taux d’homicide record de 2009 – s’explique aussi par l’inexpérience des criminels eux-mêmes. Ces jeunes ont en effet tiré profit des mythes associés au « narco » en se faisant passer pour ce qu’ils n’étaient pas. Afin d’entretenir cette illusion, ils ont dû recourir à une violence extrême. Pour se convaincre eux-mêmes de leur pouvoir et en persuader autrui, ils ont commis de trop nombreuses exactions, dignes des pires mafias.
Conclusion
Bien que le cycle de violence apparemment sans fin qui caractérise les sociétés locales soit alimenté par plusieurs facteurs, dans le sud du Mexique, il importe de ne pas dépolitiser cette violence, que ce soit en faisant valoir l’excuse de la pauvreté ou de la culture, comme auparavant, ou en invoquant le phénomène criminel, le « narco », comme aujourd’hui. En effet, les formes actuelles du crime organisé s’inscrivent dans une histoire plus profonde de la violence, en dehors de laquelle elles ne peuvent être comprises. Au-delà de la mythologie du « narco », l’application de la méthode ethnographique à l’étude du crime révèle une réalité locale en pleine transformation, du fait d’un principe étatique en crise (Flores Pérez, 2009), des luttes de pouvoir à l’œuvre, tout ceci en lien avec la mutation criminelle de l’intermédiation politique et de la représentation officielle à l’échelle municipale.
De ce point de vue, la montée en puissance de la logique criminelle ne peut que répondre à la construction d’un nouvel ordre social, contrôlé par un régime politique dont le pouvoir s’exerce de plus en plus par le biais de l’action criminelle. De même, il est probable que l’élément clé de cette mutation se trouve dans les municipalités, unités de base de cet État mexicain en crise. S’y est effectivement perpétuée une manière de gouverner, le caciquisme (Gaussens, 2021b), qui est à la fois primitive et liée au fonctionnement de la nouvelle gouvernance criminelle. C’est pour cette raison, et non par hasard, que le Guerrero représente l’un des scénarios les plus représentatifs de la crise étatique. Le massacre d’Ayotzinapa, en 2014, est là pour le rappeler.
Cette crise serait donc, en réalité, celle d’une « grande transformation » – pour reprendre l’expression de Karl Polanyi – au cours de laquelle le champ du pouvoir se reconfigure, et dont la montée contemporaine du crime n’est qu’une des facettes, parmi les plus visibles. Cependant, la façon dont cette reconfiguration se matérialise fait qu’elle n’est pas pleinement identifiable. S’inscrivant dans une transition sociétale, elle doit être replacée dans une perspective historique pour être appréhendée. Les résultats préliminaires de plusieurs travaux de recherche sur la « guerre de la drogue » mexicaine vont dans ce sens, invitant à regarder au-delà de cette dernière (Pansters, Smith et Watt, 2018; Atuesta et Madrazo, 2018).
Derrière cette façade, « d’autres choses se passent, qu’on ne distingue pas clairement, qu’on ne comprend pas bien. [...] Ce qui n’est pas encore tout à fait né, et qu’on ne sait pas nommer, se manifeste en partie dans la lutte contre le crime organisé. Autant dans le fantôme que dans les méthodes d’exorcisme » (Escalante, 2012, p. 241). De son côté, Luis Astorga (2016, p. 206) affirme qu’au cours des dernières décennies, « au Mexique, les fortes secousses de l’ancienne structure du pouvoir et ses transformations ont exposé au grand jour certains des mécanismes d’intermédiation et de contrôle […] comme si le revêtement de la structure s’effritait ». Comme si, au tournant du siècle, les intempéries du virage néolibéral avaient fini par emporter le vernis de légitimité dont l’ancien régime postrévolutionnaire avait recouvert l’État, révélant aujourd’hui les crimes qui fondent son pouvoir.