Cet article se propose d’analyser la contribution de l’anthropologie politique1, sous l’influence de la pensée du marxiste italien Antonio Gramsci (1891-1937), à la question de la dialectique domination/émancipation, en faisant notamment référence aux formes que ce débat a pris dans le contexte intellectuel français2. En France, l’influence de Gramsci a été marginale dans ce champ de recherche, même à la période où, dans les années 1960 et 1970, l’anthropologie française s’était rapprochée des penseurs du marxisme. Des échos de Gramsci se trouvaient donc de manière implicite dans les débats menés au croisement du marxisme et du structuralisme, notamment autour d’une critique de la dimension supra-structurelle de l’idéologie et de l’État, comme chez Louis Althusser, ou encore Nicos Poulantzas3 ; mais cela ne s’est jamais traduit par une tentative de confrontation directe de l’anthropologie avec la pensée gramscienne, à plus forte raison à partir des années 1980 et de l’affaiblissement des références marxistes dans le débat français4. À titre comparatif, Gramsci a été plutôt la figure centrale de la refondation de l’anthropologie italienne dans l’après-guerre5 : cela s’explique certainement aussi par l’adaptation plus immédiate de sa pensée au contexte culturel italien et à son rôle hégémonique dans la construction des politiques culturelles de la gauche transalpine. Cependant, l’anthropologie italienne a fait référence à Gramsci davantage pour analyser des formes d’articulation asymétrique des cultures, que pour penser les processus de lutte et de subjectivation proprement politiques, du moins jusqu’à des tentatives plus récentes dans ce sens6. C’est plutôt dans le monde anglophone que des concepts issus de la pensée gramscienne sont entrés dans le vocabulaire et dans la boîte à outils interprétative des anthropologues politiques, faisant de Gramsci la référence théorique majeure avec Michel Foucault. Cela notamment à partir de la fin des années 1970, une époque où le débat était essentiellement marqué par le post-structuralisme. En effet, en essayant de s’émanciper des différents structuralismes, l’anthropologie politique, surtout américaine, s’est concentrée sur les formes « moléculaires » et populaires de résistance à la domination, dans la mesure où l’imagination anthropologique s’est montrée propice à penser des formes de politique non-institutionnalisées, immanentes et encastrées dans la société civile, que recherchaient la théorique critique et les mouvements sociaux.
Le glissement des structures aux résistances et à l’agency, ainsi qu’aux formes d’expression politique « par le bas », est en partie lié à la proximité de l’anthropologie politique avec les cultural, les subaltern et les postcolonial studies, et donc notamment à l’introduction, dans la réflexion anthropologique, des discussions philosophiques post-structuralistes7. Dans ce cadre, l’anthropologie politique a ainsi fait largement usage des concepts de Foucault ou Althusser, mais aussi de Pierre Bourdieu et de Gramsci. La pensée gramscienne, et notamment ses interprétations en milieu anglophone, ont joué un rôle prééminent pour l’apport heuristique des notions d’hégémonie culturelle et de subalternité. Or, outre-Atlantique, l’usage croisé, et quelque peu artificiel, de ce que l’on appelle la French Theory et des concepts gramsciens a produit des interprétations opposées et contradictoires de ces derniers8. La pensée de Gramsci, en effet, s’est vue tiraillée par les oppositions conceptuelles propres au débat post-structuraliste : certains voient dans les concepts d’hégémonie, de parti, d’intellectuel et de société politique les bases d’une pensée et d’un projet politique totalitaire ; d’autres considèrent Gramsci comme l’inspirateur d’une politique d’émancipation à partir des formes de résistance, des cultures populaires et des philosophies spontanées des subalternes dans le champ de la société civile. Et ces contrastes et contradictions entre différentes interprétations se reflètent également dans les usages que l’on fait de la pensée gramscienne à propos des mouvements sociaux et des rébellions populaires des dernières décennies9.
La philologie proprement gramscienne, dont je ne suis personnellement qu’un lecteur passif, permet à mon sens de démontrer que cette opposition des « deux Gramsci » dérive de lectures partielles de sa pensée. Mais le point important pour nous est ailleurs : ce sont ces contrastes interprétatifs qui ont affecté également les usages que l’anthropologie politique, sous l’influence du post-structuralisme, a fait à la fois de Gramsci et de certains auteurs de la French Theory, en particulier de Pierre Bourdieu. Pour cette raison, l’article qui suit vise à introduire dans la réflexion francophone en anthropologie politique une comparaison entre Gramsci et Bourdieu à partir de leurs écrits et des usages, souvent associés, qu’en a fait l’anthropologie politique internationale, surtout anglophone.
Dans le cadre des débats français autour du rapport entre domination et émancipation, la question des « deux » Gramsci de l’anthropologie politique n’est pas sans rappeler les contrastes, mis en exergue par Nordmann (2006), entre la sociologie de la domination de Bourdieu et la philosophie de l’émancipation de Jacques Rancière10. L’enjeu du débat était de comprendre le degré de stabilité de la domination, ce qui équivaut à se demander dans quelle mesure les dominés – ou les subalternes, si l’on préfère – peuvent trouver ou se construire des marges de liberté ou des voies d’émancipation, tant dans la sphère de la pratique et de l’action que dans celle de la théorie et de l’imaginaire. Notre hypothèse est que l’intrusion dans ce débat d’une anthropologie politique inspirée directement de la pensée de Gramsci peut contribuer à dépasser cette opposition entre domination et émancipation : l’enjeu gramscien n’est pas seulement de mesurer l’espace d’autonomie des sujets à l’intérieur d’un système de pouvoir, mais aussi et surtout d’envisager la transformation des formes crépusculaires d’émancipation dans un nouveau projet de société effectif.
Pour aborder ces questions, l’article s’articule en trois parties. Il examine d’abord de quelle façon Gramsci apparaît dans les différentes utilisations des concepts post-structuralistes par l’anthropologie politique et le rapprochement que l’on fait notamment entre Gramsci et Bourdieu. Cela nécessite de prendre au sérieux la question de la comparaison entre ces deux auteurs : on comparera alors Gramsci et Bourdieu autour des thèmes du rapport entre sociologie, philosophie et anthropologie ; du rôle des intellectuels et de la représentation ; de la conscience ou de la pratique politique ; et du potentiel révolutionnaire ou émancipateur des résistances des subalternes. Finalement, en tenant compte des critiques formulées par Rancière à l’encontre de Bourdieu, cet article essaie de montrer comment Gramsci peut apporter des réponses à ce type de débat.
Gramsci, l’anthropologie politique et le débat post-structuraliste
Ces dernières décennies, l’anthropologie politique a permis de capter et d’analyser les transformations des mouvements politiques, la fragmentation des sujets de l’histoire et les formes de résistance des « subalternes » à la domination capitaliste, s’exerçant désormais à l’échelle globale. Cela explique en partie pourquoi les théories critiques, post-structuralistes et post-marxistes, qui influencent aujourd’hui les mouvements sociaux et politiques radicaux trouvent souvent inspiration dans l’imagination anthropologique. Du « nomade » de Deleuze et Guattari emprunté à Clastres, à la théorisation des mouvements sociaux par l’anthropologue David Graeber, qui a inspiré et animé le mouvement Occupy Wall Street, la théorie et la pratique critiques ont trouvé dans l’anthropologie une vision pouvant amener à formuler l’idée que l’émancipation des « subalternes » passe par des formes non-institutionnalisées, immanentes et encastrées dans la « société civile » de la politique « par le bas » (Ciavolella, 2015a, 2015b). Mais dans ce contexte à la fois théorique et pratique de l’anthropologie politique, se présente la question des « deux Gramsci » : certains, comme James Scott et d’autres anthropologues anarchistes et post-anarchistes très proches des positions de Richard Day (2005), la refusent, en critiquant le concept d’hégémonie ; d’autres, considèrent Gramsci comme l’inspirateur d’une politique d’émancipation s’enracinant dans la société civile, les formes de résistance, les cultures et les philosophies spontanées des subalternes.
Pour comprendre pourquoi Gramsci fait aussi débat dans la réflexion de l’anthropologie politique, il faut revenir aux évolutions de la discipline. À partir des années 1960, l’anthropologie a subi une remise en question de ses fondements épistémologiques dès lors que les anthropologues eux-mêmes ont dénoncé sa complicité avec le colonialisme et l’impérialisme, et plus généralement la vision eurocentrique de l’anthropologie classique (Asad, 1973 ; Copans, 1975). Un texte fondateur de 1972, Reinventing Anthropology, sollicitait ainsi une anthropologie capable de s’engager aux côtés des populations victimes de la domination (advocacy anthropology), en offrant une critique des systèmes de pouvoir à partir du point de vue des sujets eux-mêmes. On a ainsi assisté au développement d’une anthropologie radicale, qui prenait le pas sur une anthropologie marxiste perçue comme trop orthodoxe, en raison de l’importance donnée à l’idée de « structure », qu’elle soit économique ou culturelle. De surcroît, l’influence du structuralisme althussérien sur l’anthropologie marxiste française, par exemple, était vue comme une preuve de l’impossibilité, pour les sujets historiques, de concevoir des espaces de liberté, partant de l’idée, exprimée à l’époque par Marc Augé, que l’idéologie dominante donne toujours la grammaire de toute pensée, y compris celle de la contradiction (Augé, 1977).
L’anthropologie est ainsi apparue comme une discipline particulièrement réceptive à la critique du marxisme orthodoxe, et propice à déplacer le regard des abstractions révolutionnaires vers les pratiques quotidiennes de résistance des sujets, en s’appuyant sur sa méthodologie ethnographique, qui permet de voir la réalité du point de vue « émic », c’est-à-dire du point de vue des sujets eux-mêmes. L’anthropologie politique était ainsi entrée complètement dans le débat post-structuraliste d’alors entre structure et agency ou résistance, et sur la place non pas du Sujet de l’histoire, mais des sujets historiques, comme en atteste la grande influence des auteurs français, notamment de Foucault et de Bourdieu. On pourrait presque dire, en paraphrasant Gramsci, que ce débat philosophique post-structuraliste est devenu le « sens commun » de ce groupe restreint d’intellectuels que sont les anthropologues politiques américains.
C’est à travers ce même débat post-structuraliste, à partir des années 1980, que l’anthropologie politique américaine est entrée en contact avec la pensée gramscienne, ou plutôt avec les interprétations qu’en ont donné des théoriciens critiques des cultural, subaltern et postcolonial studies. Ces interprétations ont fait apparaître Gramsci comme un marxiste hétérodoxe, voire un post-marxiste ante litteram. La pensée gramscienne semblerait en effet compatible avec l’anthropologie et susceptible de l’inspirer, et cela pour plusieurs raisons. Sous l’influence notamment de Stuart Hall, mais aussi de Laclau et Mouffe, et de leur concept d’articulation (Hall, 1996 ; Li, 2007, p. 22 ; Moore, 2005, p. 23), la notion de « subalterne » semble, aux yeux des anthropologues, dépasser la catégorie eurocentrique du prolétariat ouvrier, jusqu’à englober la subalternité des peuples du tiers-monde et les catégories sociales subissant une domination intersectionnelle (pauvres, paysans, femmes…), catégories auprès desquelles la majorité des anthropologues menaient leurs recherches. Mais surtout, la « valorisation du fait culturel » promue par Gramsci11 peut dans une certaine mesure rester reliée à une théorie marxiste ou radicale capable d’intégrer une dimension culturelle, présentant la culture comme un champ de forces et conflits, et l’uniformité éventuelle des pensées et des conduites – le sens commun – comme le résultat d’une lutte historique pour l’hégémonie (Wolf 1999, p. 44).
Or, comme Kate Crehan (2002) l’a souligné, c’est l’un des principaux problèmes de cette introduction de Gramsci dans l’anthropologie, surtout anglophone : elle s’est faite par interprétations interposées, notamment à travers une conception de l’hégémonie que Crehan définit comme « légère » (hegemony lite), et que plusieurs auteurs associent aux cultural studies de Raymond Williams (Kurtz, 1996). Cette lecture a relancé l’idée d’un renversement, chez un auteur pourtant marxiste comme Gramsci, du rapport entre base matérielle et supra-structure culturelle, une idée critiquée à maintes reprises par les spécialistes du penseur italien12. À cela, j’ajouterais l’absence, dans l’anthropologie anglophone, de discussions sur la question des relations entre Gramsci et l’anthropologie dans la tradition italienne et dans le débat plus large autour de l’éventuel potentiel émancipateur du folklore et de la culture populaire.
La lecture « légère » de Gramsci conduit les anthropologues à employer de façon incomplète le concept d’hégémonie, conçu uniquement dans ses aspects discursifs, idéaux et culturels, au risque de considérer les « discours » comme le seul champ du conflit politique : le pouvoir et la domination se sont vus résumés à la question de l’imposition du discours dominant, à l’œuvre d’inculcation, à la production du consentement et de l’uniformité des conduites et des pensées. Cette dimension « structuraliste » attribuée à la pensée de Gramsci est également visible dans le rapprochement et l’usage combiné que les anthropologues font de Gramsci et d’autres auteurs tels qu’Althusser13, Foucault et surtout Bourdieu. En substance, Gramsci rentre dans l’anthropologie politique en subissant un processus de « post-structuralisation », afin de répondre au questionnement sur les marges de liberté ou l’agency à l’intérieur des structures matérielles et surtout symboliques.
Si la comparaison entre Gramsci et Althusser a été largement développée, montrant l’imprécision d’une utilisation combinée de deux auteurs qui s’opposent sur le rapport entre philosophie et praxis (Thomas, 2009), je me concentrerai ici sur les usages combinés de Gramsci et Bourdieu. Les principaux anthropologues qui se sont confrontés à la pensée de Gramsci à partir des années 1980 l’ont fait en associant ses notions d’hégémonie et de sens commun à celles de modes de domination, violence symbolique, doxa et sens pratique chez Bourdieu. Sherry Ortner, une célèbre anthropologue américaine qui a travaillé sur les Sherpa du Tibet, sur la théorie féministe et sur la notion de « classe » aux États-Unis, a introduit dans l’anthropologie outre-Atlantique, avec Marshall Sahlins (1976), la « théorie de la pratique » de Pierre Bourdieu (Ortner, 1984). La référence aux concepts de pratique et d’habitus, en particulier, a permis à Ortner de développer une théorie de l’agency qui explique le rapport entre l’action du sujet et le système (p. 148). Si la notion de « pratique » permet de mesurer les marges de liberté des acteurs, l’idée de doxa est considérée par Ortner comme équivalente à celle, gramscienne, d’hégémonie pour expliquer les systèmes culturels plus vastes dans lesquels le sujet est inscrit. Hégémonie comme doxa permettraient de dépasser les limites des concepts de culture et d’idéologie. Par rapport au concept de culture, la notion d’hégémonie conserverait l’idée que les expressions culturelles et les pensées collectives doivent être entendues comme « un tout » intégré, mais à condition de ne pas le concevoir comme une culture intérieurement uniforme : l’hégémonie mettrait l’accent sur les « dénivelés de culture » (dislivelli di cultura) pour utiliser une expression d’Alberto M. Cirese (2006). Par rapport à la notion d’idéologie, celle d’hégémonie permettrait d’insister sur le partage d’un espace de référents culturels communs, plutôt que sur une pensée partielle, expression des intérêts particuliers d’un groupe. Ortner met alors en relation cette vision de l’hégémonie avec la théorie de la pratique de Bourdieu, dans la mesure où le sociologue français insistait aussi sur le partage d’une échelle de valeurs au sein de la société, conçue comme un tout, en mettant cependant en exergue la distribution inégale des capitaux, surtout symboliques, dans cette économie de la valeur sociale.
Un rapprochement similaire entre Gramsci et Bourdieu est opéré par les anthropologues sud-africains John and Jean Comaroff, un couple qui participe également, à partir de leur discipline et de leurs ethnographies sur l’Afrique du Sud, au débat plus large de la théorie critique actuelle sur les crises morales du capitalisme. Dans leur célèbre analyse du colonialisme en Afrique australe (1991), les Comaroff essayent de montrer que le régime colonial a introduit une logique de domination qui a pénétré les esprits des sujets colonisés jusqu’à en modeler les pratiques et les comportements. Ce processus est expliqué invariablement comme une hégémonie ou une doxa coloniale, avec des références croisées à Gramsci et Bourdieu (p. 125). Hégémonie et doxa coïncideraient dans l’idée que la culture dominante s’impose jusqu’à être incorporée dans les pratiques. Selon l’interprétation de ces anthropologues, l’hégémonie de Gramsci se distinguerait alors de l’idéologie par les niveaux de conscience différents qu’elles impliquent : l’idéologie constituerait un contenu culturel positivement inculqué aux esprits des sujets à des fins politiques ; l’hégémonie serait plutôt la conséquence de cette inculcation, c’est-à-dire la transformation de la pensée dominante en pratique courante, quotidienne, irréfléchie, incorporée par les sujets. Les Comaroff affirment que l’hégémonie » est faite […] de choses qui vont sans dire puisque, étant axiomatiques, elles arrivent sans dire ; des choses qui, étant partagées, ne sont pas normalement le sujet d’explication ou de discussion […] ». Or, il est évident que pour définir l’hégémonie de Gramsci les auteurs paraphrasent la définition que Bourdieu donnait de la doxa, comme cela apparaît clairement dans la phrase qui suit : « L’hégémonie est cette partie de la vision du monde dominante qui a été naturalisée et qui, s’étant dissimulée dans l’orthodoxie, n’apparaît plus du tout comme idéologie » (p. 25). En établissant des équivalences entre Gramsci et Bourdieu, ces anthropologues élaborent des cadres conceptuels qui mettent en exergue le rapport ambigu entre la pratique des sujets et leur conscience de l’action, rappelant parfois l’idée gramscienne des deux consciences potentiellement contradictoires de l’ouvrier, l’une contenue implicitement dans son action, qui l’associe à cette classe en soi appliquée à la transformation pratique de la réalité, l’autre explicite ou verbale, acquise par le passé de manière a-critique (Q. 11, p. 1385). Les Comaroff retrouvent cette idée également dans Customs in Common d’Edward P. Thompson (1991, p. 11), et l’associent souvent à la distinction que Giddens, sur la même ligne que Bourdieu, opère entre conscience pratique et conscience discursive (Giddens, 1984)14.
Les rapprochements faits entre l’hégémonie et la doxa montrent que les anthropologues américains ont utilisé la notion gramscienne comme un substitut de la notion de tradition (Kurtz, 1996, p. 123), entendue comme force externe qui s’impose aux sujets, en perdant l’idée d’un sujet historique, ou d’un bloc historique, qui produirait cette hégémonie. En même temps, ces interprétations confirment l’idée d’une lecture « légère » de la pensée gramscienne, centrée exclusivement sur les aspects supra-structurels et insistant sur la notion d’hégémonie conçue comme un état accompli et stable, mais oubliant que, pour Gramsci, il s’agit d’un processus continu faisant alterner conflits et moments d’équilibre instable.
Cette lecture de la pensée de Gramsci transparaît également chez les anthropologues qui ont voulu critiquer la notion d’hégémonie. Il s’agit souvent d’une anthropologie d’inspiration anarchiste (Scott, 1985 ; Feierman, 1990 ; Scott, 1990) s’intéressant à la notion de « résistance » – empruntée cette fois-ci à Foucault – et à d’autres formes politiques des groupes subalternes susceptibles de rendre compte des fractures dans la structure hégémonique, et insistant davantage, à la manière de Clastres, sur la critique de toute velléité hégémonique de changer la société (Ciavolella, 2013, p. 318-334). Pour James C. Scott, anthropologue anarchiste très célèbre pour ses études sur les formes de résistance et les « armes des faibles » auxquelles recourent les paysans asiatiques, Gramsci aurait développé une théorie de l’hégémonie culturelle qui présuppose un consentement total, avançant à nouveau l’idée présentée dans L’idéologie allemande, selon laquelle toute pensée est toujours au service des classes dominantes (Scott 1985, p. 336). Pour Scott, pourtant, cette hégémonie accomplie n’adviendrait jamais, puisque les subalternes seraient toujours capables de développer une conscience politique et de mettre en pratique des actions antagonistes. Cette résistance d’en bas ne devrait pourtant pas produire, comme cela était le cas dans les perspectives politiques de Gramsci, une autre hégémonie : la liberté serait toujours dans les marges, dans des espaces autres ou interstitiels du pouvoir, et jamais dans la transformation sciemment organisée et dirigée de la société. Cette infrapolitique n’aurait rien à voir d’ailleurs avec la pré-politique d’un Eric Hobsbawm (1959) qui nierait toute conscience et intentionnalité politique dans les actes « spontanés » des « rebelles primitifs ».
Il est intéressant de remarquer que pour Scott aussi, la notion d’hégémonie de Gramsci sous-tendrait l’idée que le système ne peut pas être changé par des sujets destinés au consentement et à la soumission : Scott critique ainsi l’hégémonie en déconstruisant non pas les idées philologiquement reconstituées de Gramsci, mais plutôt les théories de Bourdieu que Scott tient sur ce point pour équivalentes à celles du Sarde, en particulier l’idée que l’ordre établi tend à produire la naturalisation de sa propre volonté par l’euphémisation des rapports sociaux et des relations de pouvoir (Scott, 1990, p. 75). Encore une fois, l’anthropologue croit que l’hégémonie gramscienne, comme la doxa bourdieusienne, exclut toute possibilité « que le changement social vienne d’en bas » (p. 78). Or, comme John Gledhill l’a démontré (2006, p. 11-12), Scott n’a pas compris la nature historique, et donc instable, de l’hégémonie. Il a ainsi perdu de vue la capacité de Gramsci à offrir des éléments de compréhension des possibilités de résistance des subalternes. C’est plutôt dans ce sens, assez paradoxalement, que d’autres anthropologues ou historiens très proches des perspectives de Scott sur la résistance, comme Ranajit Guha (1999, p. 4 et ss.) ou Roger Keesing (1992, p. 225)15, ont utilisé Gramsci justement pour penser la formation de discours contre-hégémoniques et l’émergence de contestations du pouvoir au moins partiellement conscientes, en tout cas jamais complètement spontanées. Ces auteurs se basent en général sur l’interprétation que fait Gramsci du sovversismo populaire, qui passerait par « une série de négations » et par l’attitude défensive de la haine « générique » pour le puissant (Q. 3, p. 323).
Or, les anthropologues, qu’ils soient pro ou anti-Gramsci semblent, au-delà de leurs différentes interprétations, avoir manqué l’aspect fondamental de la pensée gramscienne : les subalternes ont certes une conscience politique, mais elle est encore embryonnaire. Cette conscience « crépusculaire », selon ses propres mots (p. 324), n’est pourtant pas en mesure de transformer des microformes de résistance en un projet hégémonique nouveau qui puisse accéder au pouvoir. Pourtant, ils peuvent acquérir cette conscience politique, à travers la praxis. À mon sens, Gramsci ouvre à la possibilité que les formes subalternes de résistance soient quelque chose de plus qu’une simple résistance passive : à partir du moment où elles existent, elles sont un « fait » historique, elles sont susceptibles de suggérer aux subalternes une conscience de leur rôle et de leur capacité de renverser les rapports de force. Certes, cela n’est peut-être pas suffisant pour atteindre l’émancipation : pour ce faire, il s’avère indispensable, pour les subalternes, d’élever leurs formes « moléculaires » de résistance à un autre niveau, celui de la lutte politique et culturelle consciente. C’est peut-être là que se situe la plus grande différence entre Gramsci et Bourdieu : dans la façon de concevoir les possibilités d’émancipation de subalternes ou dominés.
Gramsci et Bourdieu
Nous avons vu que Gramsci et Bourdieu sont souvent utilisés par l’anthropologie politique comme figures inspiratrices du débat post-structuraliste, d’aucuns les considérant comme les théoriciens des structures idéologiques du pouvoir (l’hégémonie et l’idéologie dominante), d’autres les rapprochant comme révélateurs des modes de résistance populaires et subalternes. Cette convergence peut sembler artificielle, mais doit être expliquée. En 2011, Michael Burawoy s’est prêté à l’exercice consistant à comparer Gramsci et Bourdieu (Burawoy, 2011). Le sociologue britannique a souligné les convergences multiples entre les deux pensées, tout en rappelant la réticence de Bourdieu à engager une vraie confrontation avec les théories de Gramsci (Bourdieu, 1987, p. 39)16. Dans ses écrits, les références à Gramsci sont rares, quoique très significatives, comme nous le verrons, et portent sur la question des intellectuels (Bourdieu, 1989, p. 109) et celle de la représentation politique et syndicale (Bourdieu, 1981, p. 5 et ss.). À cela s’ajoute la récente publication des cours de Bourdieu sur l’État, où il reproche à Gramsci de reproduire la vieille dénonciation marxiste de l’État comme appareil de répression de la société au service des classes dominantes et comme instrument des intérêts de classe (Bourdieu, 2012).
Comme nous l’avons vu, la lecture « légère » qu’ont fait de Gramsci les anthropologues politiques le rapproche effectivement de Bourdieu en ce qui concerne l’importance donnée aux aspects culturels et symboliques à propos de la question de l’hégémonie et de l’idéologie dominante. Pour Bourdieu, le « pouvoir idéologique » représente « une contribution spécifique de la violence symbolique (orthodoxie) à la violence politique (domination) » (Bourdieu, 1977, p. 406). Cette définition n’est pas sans rappeler la notion d’hégémonie entendue comme « combinaison de la force et du consensus » dans le régime parlementaire (Q. 13), avec d’ailleurs la possibilité que ce « consensus “spontané” accordé par les grandes masses de la population à la direction donnée à la vie sociale par le groupe dominant fondamental » naisse du « prestige » du groupe dominant (Q. 12, S 1, p. 1519). On retrouve également des similitudes dans la critique des conceptions du monde comme des productions arbitraires qui prétendent pourtant à l’objectivité. Même la science, pour les deux auteurs, ne peut pas offrir la « certitude de l’existence objective de la soi-disant réalité extérieure » (Q. 11, p. 1455), étant elle aussi « une conception du monde particulière, une idéologie » (p. 1456), puisque « objectif signifie toujours humainement objectif » (p. 1415). Les conceptions du monde, qui s’imposent constamment comme objectives, opèrent la naturalisation dont parle Bourdieu à propos de la doxa, jusqu’à coïncider avec ce qui est taken for granted (Bourdieu, 1972, p. 239). Or, sur ce plan, il y a pourtant quelques différences essentielles. Pour Bourdieu, la doxa est toujours le produit de l’imposition politique de l’idéologie dominante, alors que Gramsci distingue deux types de conception du monde qui sont taken for granted : le « sens commun », en effet, peut être un ensemble désarticulé et incohérent de conceptions du monde différentes, ensemble qui précède l’hégémonie culturelle créée par l’initiative politique et la prise de conscience17. En outre, pour Gramsci, l’arbitraire des idéologies n’est jamais absolu, du moins pour celles qui ne sont pas conjoncturelles, mais qui arrivent à se consolider dans la société en établissant un lien organique avec les conditions historiques qui en permettent l’existence.
En dépit de ces différences, les anthropologues politiques ont trouvé suffisant, pour rapprocher Gramsci et Bourdieu, de considérer la place qu’ils donnent aux aspects supra-structurels et leur critique commune de l’« économisme », critique reposant sur l’idée que tout ne peut pas être réduit, pour utiliser l’expression de Gramsci, à une simple « émanation organique des nécessités économiques » (Q. 13, p. 1589 et ss.). Cependant, contrairement aux ré-interprétations post-marxistes que l’on a pu faire de sa pensée, Gramsci n’a jamais renoncé à prendre en compte l’existence de groupes déterminés par les rapports de production, considérant la culture comme un domaine d’expression du conflit de classes et non comme un champ autonome. Bourdieu, au contraire, essaie de différencier la lutte de classement symbolique de la lutte de « classes sur le papier ». La critique de l’économisme de Bourdieu est en effet aussi une critique du marxisme, sans vraie distinction entre une version simpliste et mécaniciste du matérialisme et une version « intégrale ». Bourdieu insiste ainsi sur l’importance des aspects non matériels. Son concept de capital est en effet appliqué à des domaines comme ceux de la culture et de la symbolique, qui deviennent même plus déterminants que le capital économique dans la production et la reproduction des inégalités sociales18.
Pour Gramsci comme pour Bourdieu, la dimension politique de la culture ne peut être interprétée qu’en relation avec la dimension pratique. La théorie de la pratique et le concept d’habitus de Bourdieu sont des instruments d’interprétation sociologique, au sens où la pratique est analysée comme une forme d’intériorisation, mais aussi de mise en jeu des structures sociales19. Dans les deux pensées, la notion de « pratique » semble d’ailleurs prendre une place intermédiaire entre structure et action, mais aussi entre structure et suprastructure, constituant le cadre propre de l’activité humaine. L’aspect fondamental qui explique le rapprochement entre Gramsci et Bourdieu en anthropologie politique est en effet la façon d’envisager la pratique et son lien avec la question de la conscience. Les anthropologues politiques ont souvent rapproché les deux auteurs sur ces thématiques à partir du moment où toute l’anthropologie influencée par le post-structuralisme et les subaltern studies a recherché, chez les subalternes étudiés, des formes d’action et de pensée politique qui ne soient, pour utiliser des expressions gramsciennes, ni à « cent pour cent conscientes » (Q. 3, S 48, p. 329), ni totalement « spontanées » (id., p. 332). Dans cette perspective, l’idée de « sens pratique » (Bourdieu, 1980) comme savoir incorporé, mis en acte et transformé dans le jeu social semblerait converger avec l’idée gramscienne d’un savoir enraciné dans l’activité de l’ouvrier, conçu comme un intellectuel pratique, et de tout homme qui interagit avec le monde extérieur.
À partir de cette convergence dans l’identification d’un savoir pratique et d’une conscience explicite, cependant, les positions de Gramsci et Bourdieu commencent à diverger si l’on prend en considération la manière dont les deux auteurs conçoivent des possibilités de résistance ou d’émancipation pratique et/ou idéologique. Bourdieu a beaucoup insisté sur l’autonomie des deux sphères – pratique et idéologique – lorsqu’on parle de résistance. Il semble dès lors proposer deux formes de résistance à la domination. La première se manifeste dans la pratique et représente la possibilité qu’a l’acteur social de produire un effet inattendu lorsqu’il y a une incohérence entre des habitus différents mis en jeu, un contraste dans les modes de comportement et d’action incorporés, qui peut conduire à la transformation des normes sociales. Cette résistance n’a rien à voir avec la conscience et la pensée. Dans ce domaine, Bourdieu propose un autre type de résistance, ne s’exerçant pas sur le plan de la pratique, mais de la symbolique, avec l’hétérodoxie et l’œuvre de démystification de la doxa par la sociologie critique. Dans le domaine idéologique, la résistance peut émerger seulement comme hétérodoxie, comme critique intellectuelle – et exclusivement intellectuelle – de la doxa, à travers le travail de dénonciation et de démystification opéré essentiellement par la sociologie critique (Bourdieu 2001, p. 2010-211).
Bourdieu introduit ici la nécessité d’une dimension critique, similaire à « l’élaboration de la conception du monde consciente et critique » dont parle Gramsci (Q. 11, p. 1376)20. Mais pour Bourdieu, il n’y a peut-être que la sociologie, c’est-à-dire une science critique et réflexive, qui puisse produire la pensée critique nécessaire pour constituer l’hétérodoxie. Nous savons que pour Gramsci, au contraire, ce n’est pas la sociologie mais la politique qui peut proposer un projet émancipateur, car elle ne coupe pas, mais bien au contraire réaffirme le lien organique entre théorie et pratique : la conscience présente de manière implicite dans la pratique peut servir de base pour l’acquisition d’une conscience explicite, ce qui signifie d’ailleurs passer de la spontanéité de la classe en soi à la direction consciente de la classe pour soi.
Au-delà de quelques convergences, les positions de Gramsci et Bourdieu divergent dans la manière dont chacun considère le rapport entre sens pratique et conscience théorique. Bourdieu a beaucoup insisté sur l’autonomie des deux sphères. S’il y a résistance des acteurs sociaux au niveau de la pratique, cela n’a rien à voir avec la question de la prise de conscience, puisque l’homme pratique reste prisonnier de l’urgence du sens pratique. S’il y a résistance au niveau conscient, elle n’est possible qu’en tant qu’hétérodoxie et démystification de la doxa à travers la critique sociologique, et elle reste une prérogative de l’intellectuel qui se détache complètement de la pratique (Bourdieu 2001, p. 2010-211).
Pour Gramsci, la pratique de l’homme-masse annonce quelque chose de différent : elle fait de l’homme une partie du groupe avec lequel il partage une même condition, la classe en soi. C’est à partir de cette condition, déterminée par la pratique, que l’on peut imaginer une émancipation, mais cela suppose d’opérer beaucoup plus que la simple « prise de conscience de l’arbitraire » proposée par Bourdieu : la prise de « conscience politique », celle de « faire partie d’une force hégémonique déterminée » où « théorie et pratique enfin s’unifient » (Q. 11, S 12, p. 1385), en « se libér[ant] des principes imposés et non pas proposés dans l’obtention d’une conscience historique autonome » (Q. 16, p. 1875). Contrairement à ce que soutient Bourdieu, pour qui la question de la conscience est un faux problème, la « prise de conscience » ou la construction d’une nouvelle culture s’avère indispensable, à condition d’avoir des effets concrets dans la pratique, dans une réalité qui est la seule à pouvoir déterminer, dans un sens machiavélien, de la rationalité ou de l’irrationalité. Pour Gramsci, à la différence de ce que pense Bourdieu ou Giddens, il n’existe pas une opposition qualitative entre conscience pratique et conscience idéologique, mais « une différence “quantitative”, de degré » (p. 331). La conséquence la plus importante de cette manière de concevoir les différents degrés de conscience, du spontané à la direction consciente, ou de la pratique quotidienne à l’action consciente, est qu’il n’y a pas de solution de continuité entre les deux aspects. C’est ici, au-delà de tout positivisme qui voue le subalterne à l’impossibilité sociologique de sortir de sa condition, qu’intervient la politique, qui donne la possibilité de passer d’un stade à l’autre de la conscience.
Cette différence entre Gramsci et Bourdieu concernant le rapport entre pratique et conscience se manifeste encore plus clairement à propos de la question des intellectuels et, plus généralement, de la représentation des masses par tout sujet d’intermédiation, de l’intellectuel au parti ou au syndicat (Bourdieu, 1977, 1981). Pour Bourdieu, l’intellectuel est un « bourgeois » puisque libéré des nécessités immédiates qui lient plutôt le dominé à la pensée pratique. Or, si l’intellectuel se propose de « représenter » les dominés, cette représentation sera toujours fictive :
« [Ces] membres d’une fraction dominée de la classe dominante sont prédisposés à entrer dans le rôle […] d’intermédiaires entre les groupes ou les classes : députés ou délégués, qui parlent pour les autres, c’est-à-dire en leur faveur mais aussi à leur place, ils sont portés à tromper, le plus souvent de bonne foi, aussi bien ceux dont ils parlent que ceux à qui ils parlent ; quant à ceux d’entre eux qui sont issus des classes dominées, transfuges ou parvenus, ils ne peuvent parler que parce qu’ils ont abandonné la place sans parole de ceux dont ils portent la parole en se mettant à leur place en parole, et ils sont enclins à livrer, en échange de la reconnaissance (au double sens du terme), le capital d’information qu’ils ont emporté avec eux » (Bourdieu, 1972).
On retrouve ici chez Bourdieu une problématique traitée plus largement par Gayatri Spivak, dans Can the Subaltern Speak ? (2010) : l’impossibilité d’une représentation – au double sens de Vertreten et Darstellen – des masses par les intellectuels. Bourdieu a une réflexion similaire à celle de Spivak, même si elle lui est apparemment opposée : pour Bourdieu, toute prise de parole est le signe d’une distanciation de l’état de subalternité, caractérisé justement par l’absence de toute possibilité de prendre la parole ; pour Spivak, cette prise de parole est possible seulement si l’on est issu de la même classe, ce qui nie la capacité de représentants extérieurs à intervenir pour représenter les subalternes qui sont « différents » d’eux. Malgré cette différence, Bourdieu et Spivak réfléchissent tous les deux au rapport entre représentants et représentés dans les termes d’une organicité que l’on pourrait qualifier de « sociologique » : quel est le degré d’adhérence sociologique des représentants aux représentés ? Pour Bourdieu, les représentants issus des groupes dominés s’en détachent par leur acte de prise de parole ; pour Spivak, les représentants qui sont extérieurs à ces groupes en termes d’identité ne peuvent pas prendre la parole au nom des subalternes ni prétendre dépasser leur distinction.
Pour Bourdieu, s’il y a organicité des intellectuels, elle est toujours liée à leurs propres intérêts comme fraction d’une classe qu’ils se proposent de représenter, et qui est séparée de la classe dominante. Bourdieu ne voit pas forcement cela comme un inconvénient. Au contraire, il semble demander aux intellectuels d’assumer leur rôle détaché et de développer un « corporatisme » protégeant cependant des intérêts et des valeurs universels (Bourdieu, 1989). Cet universalisme, pour Bourdieu, ne peut que se différencier d’un corporatisme particulariste, représenté selon lui par l’idée d’intellectuel organique formulée par Gramsci (p. 109).
Or, dans l’article « La représentation politique » (1981), Bourdieu reconnaît explicitement à Gramsci le mérite d’avoir vu dans la représentation intellectuelle, politique et syndicale le risque de la construction d’un « écran de quiproquos » et l’autonomisation d’une « caste » intellectuelle ou politique concentrée, en tant que telle, sur la poursuite de ses propres intérêts. Cependant, Gramsci se différencie de Bourdieu sur ce point : pour lui, une philosophie de la praxis, qui aspire justement à l’union de la théorie et de la pratique, de la conscience et de l’action, peut être en mesure de reconduire le lien organique entre les intellectuels et la masse dans le processus d’élévation culturelle de cette dernière21.
Construire les possibilités d’émancipation
À mon sens, les anthropologues politiques qui ont insisté sur le rapprochement entre les théories de Gramsci et celles de Bourdieu, en soutenant qu’elles apportent une même contribution au débat post-structuraliste, ont oublié de souligner, au-delà des similitudes effectives, la différence cruciale qui existe entre leurs deux approches. Celle-ci réside dans l’opposition entre la sociologie d’une part et le triptyque philosophie-histoire-politique de l’autre, autrement dit, dans la distance qu’il y a entre une théorie sociologique de la domination et une théorie politique révolutionnaire.
Le récent livre de Charlotte Nordmann a rappelé les critiques formulées, notamment par Rancière (2002), à l’encontre de la sociologie de Bourdieu, une théorie descriptive de la domination accusée de ne laisser aucune place à des formes d’émancipation qui ne soient pas encastrées dans la pratique inconsciente des dominés ou emprisonnées par la confirmation des mêmes hiérarchies sociales sur le plan symbolique. À l’intérieur de la tradition sociologique, en des termes moins polémiques, Luc Boltanski a formulé une critique similaire pour dépasser la sociologie critique de la domination par une sociologie pragmatique de la critique (Boltanski, 2009). Certes, sur ce point, d’autres auteurs ont également mis en exergue la capacité de Bourdieu à envisager le changement social comme résultant de l’engagement politique, et la transformation historique, d’événements radicaux22. Cela explique d’ailleurs l’intérêt dont il a fait montre pour le travail de certains anthropologues travaillant sur les mobilisations politiques de groupes dominés, notamment l’étude d’Alban Bensa, ethnographe à la fois témoin et acteur engagé de l’insurrection Kanak dans les années 1980 (Bensa et Bourdieu, 1985). Il n’en reste pas moins que de sa théorisation sociologique émerge souvent l’idée que toute résistance ou contestation du pouvoir n’est perçue que comme accommodation à un cadre social et moral déterminé. L’histoire ne serait qu’une adaptation progressive de l’habitus, le changement étant introduit par son utilisation spécifique par chaque individu, ainsi que par les crises et les évolutions de la société externe. S’il y a liberté du sujet, celle-ci se limite à la simple capacité de se positionner différemment sur le plan symbolique à l’intérieur du même échiquier social. Les classes dominées se retrouvent ainsi, selon les mots de Bourdieu, « à faire de nécessité vertu » : les ouvriers commencent à aimer ce qu’ils peuvent acheter, en essayant d’imiter la consommation des classes plus aisées. Il n’y a pas de remise en question des valeurs. Les gens finiront par vouloir ce qu’il leur est possible d’obtenir et se contenteront de cela.
Sur ce point, la perspective de Gramsci est fort différente. La reconnaissance de l’existence de « l’homme-masse », du conformisme social, ne doit pas faire oublier la possibilité historique de créer une nouvelle culture et une nouvelle société par l’émancipation. On pourrait en effet retrouver une critique adressée de manière indirecte à Bourdieu par Gramsci dans celles qu’il formule à l’encontre de la sociologie d’Henri de Man, qui pensait23 que la révolution est impossible, puisque les travailleurs ne rêvent pas d’un bouleversement radical, mais d’une amélioration partielle de leur vie, qui semble possible dans le cadre social « naturalisé », perçu comme donné. De Man écrivait en effet, dans des termes similaires à ceux qu’emploie Bourdieu, que « la raison pour laquelle la bourgeoisie est aujourd’hui la classe supérieure, c’est que chacun voudrait être la bourgeoisie ».
On retrouve ainsi chez Gramsci des critiques adressées plus généralement à la sociologie et à l’anthropologie (p. 1430), marquées à son époque par un positivisme qui éliminait toute possibilité de concevoir une transformation sociale et politique systémique, active et intentionnelle. Ce type de raisonnement sociologique est pour Gramsci problématique, puisqu’il tend lui aussi à une naturalisation du cadre social que le sociologue semble pourtant imputer à l’idéologie dominante. Dans sa réflexion sur le concept de « nature » utilisé comme stratagème rhétorique pour nier l’historicité du social (p. 1878), Gramsci critique la « théorie fataliste » de ceux qui considèrent que tout est justifié par « l’environnement social » (l’ambiente sociale). Si l’individu acceptait l’idée que sa condition est le produit inévitable d’une société qui lui est extérieure, alors « le monde et l’histoire seraient toujours immobiles ». Mais l’histoire, soutenait Gramsci, « est au contraire une lutte continue d’individus et de groupes pour changer ce qui existe à un moment donné ». Certes, la reproduction sociale, qui semble inévitable dans la pensée sociologique de Bourdieu, est ici admise, puisqu’elle « explique » le comportement des individus ; mais en même temps, elle doit être dépassée par l’introduction d’une dimension politique qui rende l’émergence du sujet historique possible, à condition de ne pas concevoir la société comme quelque chose de donné et d’extérieur, mais comme un produit historique, donc modifiable : « l’action politique tend à faire sortir les multitudes de la passivité, c’est-à-dire à détruire la loi des grands nombres ; comment celle-ci peut-elle alors être retenue comme loi sociologique ? » (p. 1430, voir aussi p. 328) : « […] il faut toujours démontrer la futilité du déterminisme mécanique, qui, explicable comme philosophie naïve de la masse, et, uniquement en tant que tel, élément intrinsèque de force, devient, lorsqu’il est pris comme philosophie réfléchie et cohérente de la part des intellectuels, une source de passivité, d’autosuffisance imbécile ; et cela, sans attendre que le subalterne soit devenu dirigeant et responsable. Une partie de la masse, même subalterne, est toujours dirigeante et responsable, et la philosophie de la partie précède toujours la philosophie du tout, non seulement comme anticipation théorique, mais comme nécessité actuelle 24 ».
Nous avons donc vu que la critique adressée par Gramsci à la sociologie et son insistance sur les possibilités historiques qu’ont les subalternes de s’émanciper rejoignent sur certains points la critique formulée par Rancière à l’encontre de Bourdieu, mettant en exergue le postulat de l’égalité des sujets et donc la possibilité d’émancipation qu’a chacun, au-delà des contraintes et des limites imposées par les systèmes de domination. Il est assez paradoxal que cette prise de position en faveur des capacités d’émancipation des dominés, des subalternes ou des sans-parts ait été exprimée en anthropologie politique justement à travers une critique formulée à l’encontre de Gramsci comme idéologue de la reproduction sans fin de l’hégémonie, comme c’est le cas chez James C. Scott. C’est d’ailleurs en référence à James C. Scott, que Charlotte Nordmann a voulu abonder dans le sens des critiques que Rancière a adressées à Bourdieu (p. 127-130). Or, à vrai dire, il me semble que Gramsci occupe une position intermédiaire entre ces deux auteurs, ce qui, à mon sens, n’a pas été compris par l’anthropologie politique et explique les interprétations et les usages contrastés que l’on en a fait. Certes, comme Rancière, Gramsci critique une sociologie qui décrit la domination sans apercevoir les possibilités d’émancipation. Mais il se distingue du philosophe français en niant le postulat de l’égalité de la culture des subalternes. Pour lui, le problème est de comprendre comment élever les formes peu articulées ou embryonnaires dont relèvent le sens commun et le folklore des subalternes, senties et comprises dans une « connexion sentimentale » entre les intellectuels et les masses, à un autre niveau de conscience et donc de les orienter dans une direction politique25, éventuellement par une opération pédagogique26. Or, l’anthropologie politique s’est soit contentée de décrire les subjectivités et les cultures multiples des groupes subalternes résistant au pouvoir, soit concentrée sur la dimension idéologique de l’hégémonie et de sa reproduction. Mais elle s’est rarement occupée de comprendre comment s’opère le passage politique d’une dimension à l’autre.