Il est des moments dans une vie, une génération ou l’histoire d’une civilisation, où l’on a besoin de mots différents pour décrire le monde en mutation, et où les anciens termes ont besoin de nouvelles significations.
La traduction de mots et de mondes : non seulement d’une langue vers une autre, mais aussi d’un monde ancien qui se meurt vers un nouveau monde en devenir. C’est ainsi que Gramsci a défini à merveille ce qu’étaient une « traduction » et une « crise ». Et cela semble décrire parfaitement nos mondes contemporains : la nécessité de traverser ce passage intermédiaire et de se diriger vers un nouvel horizon, d’aller au-delà de la crise économique, au-delà des institutions représentatives traditionnelles et de la gouvernementalité globale actuelle, au-delà de l’effondrement écologique, et certainement au-delà de la pandémie de Covid-19 qui – comme d’autres crises sanitaires ayant touché (différemment) des régions plus ou moins « chanceuses » – œuvre comme un détecteur de symptômes : elle révèle et approfondit toutes les autres crises, mais n’explique pas toujours leurs racines et leurs causes. À cet endroit précis résident peut-être les objectifs des sciences humaines et sociales, y compris des recherches débattant avec les sciences « naturelles », la littérature et les arts : offrir une pensée « radicale », dans son sens étymologique, c’est-à-dire qui permette de retourner à la racine des causes ; et offrir des inspirations, ainsi que des outils pratiques, pour imaginer et construire cet « au-delà ». Mais comment cela est-il possible si les sciences humaines et sociales sont elles-mêmes considérées comme étant en crise ?
Telle est aussi, plus modestement, la situation de l’anthropologie politique. Les deux mots qui la constituent – « anthropologie » et « politique » – renvoient à des réalités que nous devons de toute urgence reconsidérer : la place de l’humain dans le monde et sa relation à tout le vivant ; la politique comme moyen de construire ce monde commun et de négocier collectivement cette relation, par le consensus ou le dissensus. Lorsque des personnes s’engagent dans quelque projet relatif à l’anthropologie politique (chercheur.e.s, journalistes, mais surtout étudiant.e.s et nouveaux adeptes), elles la considèrent comme un outil extraordinaire pour saisir et interpréter, d’un point de vue situé ou théorique, les différentes crises emboîtées que nous traversons. Pourtant, dans le même temps, nous avons de plus en plus de mal à admettre l’idée d’une anthropologie politique formant une branche disciplinaire distincte, avec toutes les conséquences qu’entraîne une telle conception : une connaissance spécialisée et étroite, à l’opposé d’une approche plus large de la condition humaine et de ses possibilités ; une connaissance dont les racines sont européo-centrées, depuis longtemps dominée par des anthropologues occidentaux et masculins, etc. Nous avons le sentiment d’être depuis longtemps déjà dans l’ère du « post » (postcolonial – ou décolonial – par exemple), et que notre discipline l’est davantage encore quand on pense à certaines traditions anthropologiques non occidentales. Pourtant, l’usage même du préfixe « post » confesse notre difficulté persistante à formuler de nouveaux paradigmes et de nouvelles pensées qui permettent de dépasser l’« ancien monde » et de faire un saut vers le nouveau. Nous avons encore besoin de trouver, d’élaborer et de développer de nouvelles significations pour notre travail au-delà de ses limites, barrières et frontières, qu’elles soient nationales, culturelles, ethniques, linguistiques, sociales, raciales, « naturelles », ou autres, avec tout ce que cela implique sur le plan méthodologique et épistémologique.
C’est pourquoi nous avons souhaité, pour commencer, demander simplement « qu’entendez-vous par anthropologie politique ? » à certain.e.s des chercheur.e.s et intellectuel.le.s les plus influent.e.s dans ce domaine : Veena Das, John Gledhill, Margaret Jolly et Silvia Posocco. Nous avons pris le risque de leur poser des questions à première vue élémentaires, et même de les provoquer un peu en tenant naïvement pour acquis que ce que l’on appelle « anthropologie politique » existe réellement. Il et elles ont tous réagi en refusant l’idée qu’une tribu d’expert.e.s appartenant à une branche disciplinaire du xxe siècle puisse demeurer inchangée, ou même avoir un sens aujourd’hui ; et ce n’était que le point de départ de réponses incroyablement riches, pleines d’intuitions émergeant de l’anthropologie politique et allant au-delà de celle-ci, la définissant à la fois comme expérience individuelle et comme bagage commun (et global) pour l’avenir. Nous avons été frappé.e.s par le fait que, malgré les différences de trajectoires personnelles ou de contextes théoriques et culturels, les quatre anthropologues interrogé.e.s aient tant de convictions communes sur « l’anthropologie politique » : la nécessité de décloisonner définitivement les disciplines, en développant un concept de politique qui aille bien au-delà de toute idée européo-centrée, philosophique ou juridique, d’institution ou d’autorité ; la nécessité d’intégrer absolument tous les tournants critiques des dernières décennies, et même de revenir aux textes et aux concepts fondateurs de la discipline pour les discuter sérieusement ; la nécessité de contourner les frontières entre les « aires culturelles » classiques tout en privilégiant une perspective ancrée, située et inductive de la pensée anthropologique ; celle, enfin, de penser « la science » comme inévitablement incarnée dans la trajectoire personnelle de l’anthropologue et dans les contextes sociaux, culturels et politiques des personnes rencontrées sur le terrain, de relier inextricablement la connaissance à l’expérience de l’altérité et à un engagement existentiel dans le monde (militant, intellectuel, artistique, émotionnel, etc.) qui est, en définitive, une manière politique de faire de l’anthropologie.
L’anthropologue indienne Veena Das (Johns Hopkins University) ouvre cette série de quatre entretiens par une mise en garde contre les écueils menaçant la production d’un savoir qui évacue les questions politiques (et coloniales) contemporaines. Elle s’étonne de la résurgence, notamment dans les études économiques et sécuritaires, de la division canonique entre sociétés sans État (ou segmentaires) et sociétés dont l’autorité est centralisée, qui ne tient pas compte des nombreuses critiques adressées à ceux que l’on a longtemps considérés comme les « pères fondateurs » de l’anthropologie politique. Veena Das met en évidence l’utilisation problématique de ces vieilles catégories à travers une étude de cas spécifique, qu’elle réfute en montrant les conséquences épistémologiques et politiques majeures de telles interprétations : pour expliquer les conflits contemporains en Afrique, ces analyses soutiennent en effet que les groupes ethniques reposent sur une parenté plus forte, et que les sociétés fondées sur une structure lignagère segmentaire seraient plus sujettes aux conflits que celles qui en sont dépourvues, évacuant totalement le rôle de l’État (colonial) dans ces violences. Ainsi, Das nous invite à la fois à porter un regard critique salutaire sur les fondements de la discipline et à « descendre dans l’ordinaire » afin de préférer l’observation empirique à l’utilisation d’hypothèses erronées.
John Gledhill (University of Manchester) est sans doute l’une des figures les plus marquantes de l’anthropologie politique, tant en raison de ses recherches ethnographiques sur les différentes formes de résistance et les mouvements sociaux en Amérique latine (notamment au Brésil et au Mexique), que de sa contribution à une théorie critique du politique dans un monde globalisé. Professeur émérite à l’Université de Manchester, l’un des centres qui ont vu naître et se développer l’anthropologie politique, il a joué un rôle considérable dans le renouvellement de la discipline et la réflexion critique sur sa trajectoire et ses évolutions, notamment en faisant paraître certains des ouvrages les plus importants pour les étudiants comme pour les chercheurs. Sa contribution à ce dossier retrace les transformations de l’anthropologie politique au cours des dernières décennies à travers son itinéraire personnel, en mettant en évidence les nouvelles orientations qui permettent de dépasser les héritages coloniaux et d’intégrer des perspectives critiques et un engagement intellectuel auprès des mouvements sociaux.
Figure de proue du monde universitaire australien et spécialiste mondialement reconnue de l’Océanie, Margaret Jolly (Australian National University) a vu, au cours d’un demi-siècle de carrière, sa discipline évoluer d’un simple intérêt pour l’« anthropologie des femmes » vers un champ intellectuel où les études de genre et les approches postcoloniales ont remodelé la signification même de l’« anthropologie politique », voire de l’anthropologie dans son ensemble. Une évolution que Margaret Jolly a fait plus qu’accompagner, à la fois par ses écrits et par son investissement pédagogique à la Research School of Pacific Studies puis au Gender Institute qu’elle a longtemps dirigé à Canberra. Son témoignage, mêlant éclairages historiques et anecdotes personnelles, apparaît comme un voyage à travers le monde contemporain, celui d’une femme qui a toujours été une chercheuse et une citoyenne engagée dans les combats de son temps.
Silvia Posocco (Birkbeck, University of London) appartient déjà à cette génération d’anthropologues pour qui la critique des biais et des centrismes est intégrée de longue date. Son expérience de chercheuse sur des terrains particulièrement éprouvants et/ou engageants lui permet d’envisager un retour sans concession sur les fondements mêmes de ce que signifie faire de l’anthropologie politique politisée et de la politique de l’anthropologie. Celle-ci est certainement une aventure collective plutôt que personnelle. Ainsi, Posocco nous livre un compte rendu fascinant des collaborations intellectuelles et humaines qui ont façonné sa riche production anthropologique, sur des thèmes en apparence aussi divers que la violence politique, le génocide, le travail reproductif et la parenté queer, le racisme bio- et nécro-politique et la décolonisation des sexualités, mais qui ont tous en commun son attention pour les « passions contre-, trans- et dés-identificatoires du travail de recherche défiant le terrain ».
À en juger par les réponses de nos invité.e.s, nous pourrions soutenir que, si notre interrogation centrale – « qu’entendez-vous par anthropologie politique ? » – était naïve, faire preuve de naïveté est parfois louable. Afin de permettre au lecteur d’apprécier le débat que nous voulions susciter, nous transcrivons ci-dessous l’ensemble des questions que nous leur avons posées. Néanmoins, nous avons laissé aux quatre contributeur.e.s une grande marge de manœuvre dans la construction de leurs réflexions, et il et elles ont pris (et revendiqué) encore plus de liberté. Nous leur sommes immensément reconnaissant.e.s de cette « indiscipline ».
I. Définition
Qu’est-ce que l’anthropologie politique pour vous ? Comment comprenez-vous à la fois l’anthropologie et la (ou le) politique : qu’est-ce que la (ou le) politique et que signifie l’anthropologie pour vous ?
II. Héritages
Vos recherches en anthropologie politique se rattachent-elles volontairement, ou au contraire, rompent-elles avec une ou plusieurs traditions disciplinaires (en tant que lieux d’enseignement, de travail et de réalisation du travail de terrain) ?
III. Contextes et terrains
Comment le contexte spécifique (politique et disciplinaire) de votre travail de terrain façonne-t-il votre propre approche de l’anthropologie politique que vous menez ?
IV. Rôle
Quel est, selon vous, le rôle de l’anthropologue politique tant dans le débat public qu’intellectuel ?
Quelles sont les « sollicitations du présent » (régimes autoritaires, répressions, révoltes ou révolutions, émeutes, mobilisations sociales et protestations, etc.) qui rendent l’anthropologie politique importante pour nos sociétés contemporaines ? Comment le présent affecte-t-il ou perturbe-t-il la recherche, les méthodologies, les engagements, les interprétations et les théories ?
Comment vous positionnez-vous par rapport à l’engagement et aux transformations politiques ? Trouvez-vous nécessaire ou inévitable un dialogue avec les mouvements sociaux ? Si oui, pourquoi et dans quel but ?