Je danse. Je ferme les yeux. J’essaye de visualiser le visage de mon partenaire, la couleur de sa peau. Je n’y parviens pas. J’ouvre les yeux. J’aperçois des corps qui bougent dans la pénombre. On les distingue à peine dans le noir de la salle. Par moments, à voir leurs mouvements ondoyants et sensuels de loin, on dirait qu’ils sont en train de faire l’amour ; mais leur attitude contredit immédiatement cette toute première impression. Les yeux fermés, les femmes suivent de tout leur corps des impulsions les faisant ressembler à des poupées inanimées entre les mains d’hommes qui les regardent à peine, le regard dans le vide, affichant une certaine forme de détachement ou d’indifférence à ce qu’elles font ou à ce qu’ils leur font faire1. Certes, portés par la musique, ces hommes et ces femmes « dansent la kizomba », mais que signifie pour eux, pour elles, danser comme s’ils faisaient l’amour ?
À y regarder de plus près, je remarque que sur la piste de danse la plupart des femmes sont « blanches » et que la plupart des hommes sont « noirs ». Interrogés sur cette scène clivée, les danseurs esquivent la question. Alors, quand l’ethnologue ne peut pas s’attendre à une explication, parce que ses interlocuteurs font silence, il ou elle écoute leur silence2, tend l’oreille au moindre mot, au moindre indice ; mesure l’espace, observe le mobilier, regarde attentivement tous les objets qui composent le paysage des acteurs, jusqu’aux vêtements qu’ils portent ; lit les phrases écrites sur les affiches, les flyers et même sur leurs T-shirt ; essaye de reconstruire après-coup les liens de sens qui ont pu structurer ce monde. En 2016, on avait appelé un festival parisien : « 50 nuances de kiz »… J’insiste : « Mais, regarde, je suis blanche, tu es noir, et la plupart des couples qui dansent sont comme nous… » « Tu es blanche, mais Dieu t’a donné un corps de noire. » J’apprends donc que nous sommes des « blanches » avec des corps de « noires », et que les « 50 nuances de kiz » sont des nuances de noir. De quoi pousser plus loin l’enquête à Paris et dans ces banlieues parisiennes où on danse la « kiz ».
Cependant, cette enquête sur la kizomba à Paris et en région parisienne ne saurait procéder par (ni s’appuyer sur) une étude quantitative ou statistique du genre, de la couleur de peau ou de l’origine des danseurs, et ce non seulement parce qu’un tel fichage est interdit par la loi française3, mais aussi parce ces catégorisations ne semblent pas pertinentes pour les acteurs. Alors même qu’il semble structurer la scène qui se déroule sur la piste de danse, le contraste genre/couleur que je perçois paraît insignifiant aux yeux des danseurs, tout comme les diversités de positionnement censées exister à l’intérieur de chaque « couleur »4. Ce travail mettra donc de côté au moins provisoirement la question de l’intersectionnalité, cette façon de regarder les faits sociaux en combinant notamment le genre, la race et les classes sociales5. Le terme « race » sera ici remplacé par celui de « couleur », non pas pour céder à un effet de censure opéré sur ce mot si controversé dans les sciences sociales6 – lui déniant ainsi son existence en tant que catégorie analytique, « produit d’un rapport de pouvoir »7 – mais au contraire pour pointer cet évitement. « En interdisant le mot, on n’affaiblit pas la chose, on la déplace »8. C’est à ce déplacement dans le registre du corps de questions restant en dessous du langage, invisibilisées en tant que telles, mais qui semblent sous-jacentes aux gestes et aux logiques de la danse kizomba, que ce travail est consacré. Ainsi la couleur, qu’elle soit noire ou blanche, sera prise en compte non pas comme une essence, mais comme une matière sociale, celle que cette danse pratiquée à Paris et en banlieue parisienne a entrepris de manipuler, silencieusement.
« Raconte pas ta vie !!! »
C’est en tant que danseuse que je suis entrée dans le monde de la « kiz » et que je l’ai fréquenté pendant plusieurs années9, sans poser d’autres questions, ni échanger d’autres mots que ceux qui sont de mise ici. L’invitation d’abord : « Tu danses ? » ou plutôt, pour les femmes : « Tu me fais danser ? » ; l’acceptation : « Oui ! », qui peut être accompagnée d’un sourire ou d’une attitude indifférente ; le refus : « Non, merci », pouvant, lui, se décliner de plusieurs façons – par une petite phrase qui laisse entendre qu’on n’a pas envie de danser « maintenant », mais qu’on sera disponible à un autre moment : « Tout à l’heure, peut-être… » ; par celle qui tourne court et ne laisse pas d’espoir, car la réponse est, en soi, un mensonge flagrant : « Non, je ne danse pas. » Mais qui invite qui ? Qui dit « oui » à qui ? Et qui dit « non » à qui ? Voilà ce qui m’a semblé structurer cette scène de bal établissant des rapports de force entre genre et couleurs à Paris et en banlieue parisienne.
Soulignons d’abord que le « oui » ou le « non », le « peut-être… » ou le « pas du tout ! » sont bien souvent dits sans qu’un seul mot ne soit prononcé, par des gestes, des regards, des effleurements, des prises ou des déprises : tout un langage corporel à apprendre pour pouvoir s’orienter dans ce monde, et y faire sa place. Ces codes, je les ai donc appris comme danseuse, mais ils m’ont aussi intéressée comme ethnologue des formes de ritualisation des relations entre les sexes dans les sociétés européennes10. La dimension « rituelle » de certaines danses du monde contemporain a déjà été relevée par les anthropologues11. Considérer la danse comme un rituel a des conséquences sur la méthodologie d’enquête et sur le regard qu’on peut porter sur ce que la performance dansée donne à voir12, lire et interpréter. La scène rituelle est toujours une scène masquée, énigmatique, où on ne comprend pas ce qui se passe vraiment, qui demande à être déchiffrée13. Pour celles et ceux qui y sont engagés, la question du sens précis de ce qu’ils sont en train de faire n’a tout simplement pas de sens ; elle est, comme le disent les deux anthropologues du rituel, Caroline Humphrey et James Laidlaw, meaningless14. Elle a aussi peu de sens que de demander aux danseurs de ce tango angolais muté en région parisienne en danse urbaine (« Urban Kiz ») pourquoi les danseuses ont plutôt la peau blanche et les danseurs plutôt la peau noire. Plutôt, parce qu’une scène rituelle n’est jamais un tableau parfait correspondant à un archétype (ce qui est le cas d’une scène folklorique), mais l’incarnation d’une image archétypale, animée par les aléas de la vie, susceptible d’incorporer une part d’imprévu, ou de jouer avec ses propres marges, qui sont poreuses. Ainsi, dans la scène de la kizomba à Paris et en banlieue parisienne, il n’y a pas que des femmes à la peau blanche qui dansent uniquement avec des hommes à la peau noire. Il y a bien sûr aussi des hommes « blancs », tout comme il y a des femmes « noires ». Mais ils sont plutôt en marge – et il nous faudra aussi comprendre ce qu’ils font à cette place.
Pour le comprendre, s’il s’agit bien d’un rite – c’est notre hypothèse – on ne pourra pas poser la question directement aux acteurs car, ainsi que l’expliquent les anthropologues ayant étudié la danse comme rituel, la « nature exacte » des actes accomplis doit leur rester « partiellement impénétrable ».15 On ne pourra pas non plus essayer de saisir les raisons précises de leur présence sur cette scène, à partir du moment où : « les conditions ordinaires de l’intentionnalité s’y estompent en faveur d’activités qui procèdent d’injonctions et qui sont supposées avoir une valeur et une efficacité intrinsèques »16. Or, une de ces injonctions porte souvent sur l’identité des acteurs rituels, identité qui doit rester cachée – d’où l’usage de masques dans certains contextes rituels. De même que, travaillant sur les rites du carnaval17, j’avais appris qu’on ne pouvait demander à un individu masqué de dévoiler son identité, ni faire tomber son masque sans que ce geste ne soit perçu comme une agression, j’ai pu ressentir, d’une « soirée » à l’autre, le caractère intrusif et gênant de toute question sur l’identité des danseurs de « kiz » – y compris lorsque ces questions étaient adressées à la danseuse que j’étais.
Dans ces salles saturées de musique, danseuses et danseurs sont comme muets. Plus encore, certains d’entre eux portent un T-shirt avec une phrase assez dissuasive pour tout ethnologue qui serait en quête d’« informateurs » : « Raconte pas ta vie !!! ».
Inutile donc d’interroger les « kizzeurs » sur ce qu’ils font quand ils ne dansent pas, sur leur origine, leur métier, leurs loisirs, leur famille, leur lieu de vie... Éclairée au jour des travaux déjà mentionnés sur la danse comme rituel contemporain, cette phrase relayée par les réseaux sociaux, où les danseurs réitèrent l’impératif qu’« On raconte pas sa vie ! » est donc à comprendre comme une prescription rituelle, condition de félicité de la performance.
Ce T-shirt porté par beaucoup de danseurs, imprimé par l’un d’entre eux et vendu lors des « soirées », est une sorte de label qui garantit la kizomba de toute interférence avec la vie et lui permet d’exister dans un espace autre. C’est cet espace que j’explorerai dans cet article, dans le prolongement d’un terrain où mes observations se sont limitées à ce mode silencieux d’interaction sociale qu’est la « kiz », sans essayer de suivre les danseurs dans leur quotidien. Le faire aurait signifié transgresser les barrières qui structurent ce monde, celles entre la danse que l’on « partage » et la vie que l’on garde pour soi. Cependant, bien que situé dans un espace autre, un rituel n’est jamais déconnecté de la vie sociale et des préoccupations des individus et des groupes qui lui donnent forme et vie. Je m’interrogerai donc aussi sur la raison spécifique à ce rituel inventé par les jeunes des banlieues parisiennes de la mise en exergue d’un couple archétypal qui ne semble pas étranger à un imaginaire postcolonial18. Mais qu’on ne s’y trompe pas : mon objet, ce ne sont pas les rapports entre genre et couleur dans les danses afro-latines pratiquées à Paris et dans sa banlieue ; c’est le silence qui est porté sur eux et la manière dont on le fait ; éventuellement, ce qu’il permet de faire19.
J’essaierai d’aborder ces questions en expérimentant les contraintes et les vertus heuristiques de l’ethnographie du silence, exposées en introduction de ce dossier. Je m’appuierai également sur les acquis méthodologiques des approches de l’art comme objet des sciences sociales. Des sociologues travaillant sur les « mondes de l’art » se sont déjà interrogés sur les avantages et inconvénients de terrains où les enquêteurs sont en même temps les acteurs d’une performance artistique20. Des pratiques comme la danse sont difficilement intelligibles sur la base de simples observations ou d’entretiens, car elles impliquent un savoir qu’il faut littéralement incorporer21 avant qu’il ne puisse être restitué par des mots. Les chercheurs ayant construit cette pratique en objet anthropologique soulignent la nécessité de faire de son propre corps un « instrument de connaissance »22. Cela est d’autant plus vrai lorsque les acteurs font silence, « renoncent aux mots »23, les retiennent volontairement. À la difficulté d’expliciter un « savoir implicite » par des questions24 s’ajoute alors le fait qu’un implicite social est difficilement exprimable, par son caractère à la fois évident et impensé. À la question « Pourquoi donc vous faites cela ? », on aurait des réponses du type : « Parce que. »
Il faut donc en passer par d’autres compétences que les compétences langagières pour participer de ce monde, l’observer et le comprendre « de l’intérieur », dans les termes non verbaux dans lesquels il s’exprime. Si l’ethnographie du silence requiert par moments une implication du chercheur sur son terrain qui passe par son corps, par ses sens et par ses émotions, par une mise en suspens de toute tentative d’interaction verbale comme instrument privilégié pour mener des enquêtes, c’est parce que des expériences comme la danse se passent de mots pour exister, qu’elles existent en dehors, au-delà ou en-deçà de la parole. « Mettre des mots » sur ce type d’expériences conduirait à les dénaturer25. L’ethnologue doit donc renoncer à poser des questions sur ce qui ne peut pas se dire, s’il ne veut pas courir le risque de détruire l’expérience qu’il souhaite décrire.
On découvre ici une seconde qualité des rituels – et donc des danses comme rituels : « Leur saillance va de pair avec une incertitude quant à la nature des expériences inédites de soi auxquelles elles donnent accès »26. Cette incertitude, sémantique, est aussi un des caractères du silence, tel qu’on peut le définir analytiquement27. Les esquives et les contournements par lesquels danseuses et danseurs commentent leurs « soirées » sur les réseaux sociaux suggèrent que ce n’est pas non plus leur affaire de savoir exactement, ni de dire précisément ce que ces hommes et ces femmes font lorsqu’ils dansent la kizomba comme s’ils faisaient l’amour. D’autres pratiques rituelles dansées dans le monde contemporain sont fondées sur le même mélange de « familiarité affichée et de mise à distance »28. Il nous semble néanmoins que resituer la kizomba dans le contexte qui l’a vue naître permettra, peut-être, de saisir aussi les possibles enjeux sociaux de ce rituel contemporain.
Au pays de la « kiz »
Le mot « kizomba » signifie « fête » en Kimbundu, une des principales langues parlées en Angola. Ce bal de couple né dans les années 1980, mêlant une danse d’esclaves angolaise – le semba – et un tango africain avec un rythme de zouk antillais mâtiné de quelques influences de kompa haïtien, s’est d'abord répandu dans les pays lusophones et au Portugal dans les années 2000, avant de se diffuser en France. Initialement adoptée à Paris comme une danse « communautaire » et « traditionnelle » dansée à l’occasion des fêtes familiales, baptêmes ou mariages angolais, la kizomba a été reprise en main, autour de 2010, par des jeunes de la banlieue parisienne, notamment de Noisy-le-Grand : « C’est là que tout a commencé », m’a dit un DJ ayant participé à cet essor. Les rapports entre l’émergence de cette danse de couple mêlant le noir et le blanc comme matières sociales, et la mémoire probablement encore vive des émeutes des banlieues parisiennes, sont à approfondir et à préciser. Mais si on prête attention à la topographie de ces deux phénomènes, on remarque que la salle sociale du « Park Futbol », complexe multisport de Noisy-le-Grand considéré comme le « berceaux de la kizomba », est à 850 mètres seulement du Gymnase de la Butte Verte, incendié volontairement la nuit entre le 5 et le 6 novembre pendant les « émeutes de 2005 ». L’association sportive Park Futbol s’est implantée dans cette commune de la Seine-Saint-Denis, l’année d’après, en 2006. Durant les années 1980, Noisy-le-Grand a connu une très forte arrivée de populations d’Afrique subsaharienne, principalement du Sénégal, du Mali et de Côte d’Ivoire, de même que de familles en provenance du Maghreb (Maroc et Algérie) et du Portugal. La ville comporte également une importante communauté antillaise, de Guadeloupe, de Martinique et d’Haïti. Toutes ces communautés sont représentées dans la danse kizomba qui y est pratiquée depuis 2010. Fallait-il inventer un espace de pacification où hommes et femmes de différentes couleurs et « nuances » puissent s’enlacer, se faire confiance, se sentir en sécurité ? Ce sentiment, inattendu, de sécurité a été en tout cas pour moi un des éléments les plus constants de mon terrain au pays de la « kiz »29.
C’est en 2014 que certains danseurs du « 93 » et d’autres banlieues stigmatisées comme « dangereuses » et empreintes d’un imaginaire d’insécurité et de violence, ont baptisé leurs variantes urbaines de la kizomba « Urban Kiz ». Aujourd’hui, cette danse s’est diffusée aux quatre coins du monde (de la Corée du Sud à la Polynésie, des États-Unis aux pays de l’Est de l’Europe) au moyen de nombreux festivals exportant ses pratiques, et ses codes.
Mais c’est toujours dans les environs de la capitale française que reviennent les danseurs. Ici ou aux abords du « périf », du côté de la porte d’Ivry, où des « soirées » se déroulent en semaine, toujours organisées par des associations de danseurs venant de la région parisienne. Je note un soir dans mon carnet de terrain (que j’ai appelé « carnet d’une danseuse ») : « Voiture cassée, je suis coincée à Paris ! » Le rapport centre/périphérie s’est inversé pour moi, et on peut se demander s’il n’en va pas de même pour d’autres danseuses. Ce serait là un bel accomplissement pour les jeunes de la banlieue parisienne !
Noisy-le-Grand, Champigny-sur-Seine, Ivry, Vitry-sur-Seine, Villeneuve Saint Georges, Bobigny, Épinay-sur-Seine, Bondy, Cergy, Évry, Les Ulis, Taverny, Herblay… voici quelques-unes des banlieues que j’ai courues pendant près de sept ans30, en gravissant les échelons de la hiérarchie des danseurs de « kiz ». Après une longue période d’apprentissage de cette danse très technique au moyen de cours et de stages avec des professeurs angolais à Paris, au bout de plusieurs années de pratique, j’ai pu accéder à la piste « mythique » du « Park Futbol » à Noisy-Le-Grand. Quelques années encore, une présélection, puis une « audition », et me voilà devenue « taxi-danseuse »31 pour l’équipe de « taxis » du « Park ». J’ai aussi été « orga » pour la même association32. C’est au cours d’un des événements coorganisés par ma team à Vitry-sur-Seine que j’ai vu apparaître l’appellation « Urban Mafia » pour désigner l’Urban Kiz, un label que j’avais déjà repéré dans quelques affiches, en noir et blanc, d’événements antérieurs.
Ce qui n’a pas manqué d’interpeller l’anthropologue de la mafia que j’étais par ailleurs. Sur quoi était ancré le rapprochement entre l’« Urban Kiz » et le mot « mafia » ? Certainement pas sur des activités illégales ou illicites, car bien au contraire, les associations promouvant cette danse s’évertuaient, et s’évertuent, à l’installer dans un cadre on ne peut plus respectueux de la loi, des règles et des normes. Était-ce alors le silence comme code partagé, ou cette volonté de « ne pas raconter sa vie » faisant écho, par certains aspects, à l’omertà, qui permettaient de rapprocher le monde de la « kiz » à l’univers de la « mafia » ?
Faire silence
Les anthropologues, on le sait, apprennent beaucoup de choses sur le terrain de leurs erreurs, de leurs maladresses, de leurs bévues. C’est à mes dépens que j’ai appris que parler de soi ou s’enquérir de la vie des autres est un comportement proscrit par les règles implicites que cette « communauté » s’est donnée. C’est ainsi que les danseurs définissent le milieu artistique et social auquel ils donnent corps, sens et vie à travers leur pratique, valorisant ainsi ce qu’il y a de « commun » dans un monde aussi marqué par des différences33. Nous verrons comment ce « commun » est fabriqué par la danse et par ses règles. Ces dernières s’explicitent lorsqu’elles sont transgressées par quelqu’un qui, venant comme moi d’un univers où la parole est valorisée, commet une faute de style selon la grammaire locale34, en posant des questions qui touchent des sujets aussi « anodins » que l’origine ou le métier des danseurs. Mais il ne s’agit pas seulement de parler du mauvais sujet au mauvais moment pointant tout ce que cette pratique s’efforce d’évacuer. User de sa parole dans cet univers est littéralement un faux pas qui qualifie immédiatement le beau parleur comme un « mauvais danseur ».
Les danseurs de « kiz » cultivent l’art de la discrétion ; ils parlent très peu d’eux, encore moins des autres. Toute rumeur est immédiatement étouffée avant même de pouvoir circuler et produire des effets qui seraient néfastes pour la « communauté ». Les confidences entre femmes sont fortement découragées, ce qui a invalidé toutes mes tentatives d’interactions verbales avec les danseuses. Les danseurs parlent entre eux, entre une danse et l’autre, mais laissent difficilement entrer une danseuse dans leur cercle de parole : seules leurs « copines » y accèdent parfois. Mais au moment crucial de la conjonction des corps, la seule parole échangée entre danseur et danseuse est bien le silence. Les anthropologues de la danse ont décrit ces « moments de grâce »35 qui peuvent survenir dans ces performances faisant communiquer des corps, utilisant leur propre corps pour accéder à ces états et comprendre à quelles conditions (matérielles, sensorielles, interactives) ils se produisent.
De mon côté, j’ai essayé de penser comment pense un individu qui « ne parle pas » ; un individu qui ne peut pas poser des questions et doit analyser les situations sociales devant ses yeux en essayant de déchiffrer les signes ; qui doit sans cesse s’exercer à interpréter un monde mouvant et changeant sous ses yeux ; qui doit établir avec les autres êtres de son propre environnement des communications non verbales ; qui doit savoir « fermer les yeux » sur certaines choses, être aux aguets pour d’autres ; qui doit savoir se taire la plupart du temps et utiliser la parole à bon escient. Ce type de rapport au langage m’avait été plusieurs fois décrit par les « repentis » de la mafia interviewés lors de mes enquêtes ethnographiques. Le vivre dans mon propre corps et cerveau était donc une entreprise des plus tentantes, prometteuse d’une connaissance de l’intérieur de ce que fait le silence comme événement cognitif36 aux relations sociales et au vécu. Mais si l’usage du silence comme forme d’action et régime de langage37 apparente les danseurs aux « hommes d’honneur », l’Urban Mafia se différencie de Cosa Nostra sur un point essentiel : sa pratique ne génère pas de la souffrance, mais au contraire, procure du plaisir. Reste à comprendre quelle qualité du silence lui permet d’être à la fois un levier de souffrance et de plaisir…
Le plaisir de la « kiz »
« La kiz, c’est le kiff ! », « Danser la kiz, c’est kiffer sa vie ! ». Oui, mais de quel « kiff » parle-t-on exactement ? Les danseurs de kizomba, et surtout les danseuses, sont dans un état de béatitude, de bonheur, voire d’extase. Des spectateurs extérieurs seraient tentés d’attribuer ces sensations au contact « sexuel » entre les corps du danseur et de la danseuse38. Or, il n’en est rien ! À la différence du zouk, le contact établi entre les corps des danseurs de kizomba est intime sans être sexualisé. Certes, cette danse de couple a été influencée par le zouk, tout comme sa musique, arrivée en Angola lors d’une tournée de Kassav’ dans les années 1980. Mais bien qu’imprégnée de la « douceur » et de la sensualité de ce genre musical, la « kiz » a su marquer sa différence par rapport à ce bal de couple caribéen qui peut effectivement être le préliminaire à l’union sexuelle de ses partenaires. Cet écart est fondateur, et lors des cours de kizomba, les professeurs insistent beaucoup sur ce point, en apprenant aux novices les techniques pour « connecter » leurs corps en évitant tout contact entre leurs parties sexuelles. C’est dans ce rouage secret, la « connexion » (« en Bluetooth »), que les danseurs situent l’essence même de cette pratique.
Ainsi, le « plaisir extrême » de la « kiz » est d’un autre ordre que celui du rapprochement sexuel. Il en est même l’envers car, lorsqu’on danse, on est plus dans le registre de la sidération que dans celui du désir39. Dans d’autres danses rituelles, l’intensité et la réussite de la performance sont menacées par la survenue d’éléments perturbateurs comme une « pulsion de séduction » ou « une attirance sexuelle »40. Les danseurs de kiz sont aux aguets de toute pulsion sexuelle qui empêcherait une performance des plus techniques, à la fois pour celle qui danse et doit se concentrer sur les impulsions à bouger qu’elle reçoit, et pour celui qui fait danser sa partenaire et doit lui transmettre les mouvements qu’elle doit effectuer par des gestes minimes des doigts ou de la pointe des doigts. Tout en mimant l’acte sexuel, le danseur et la danseuse de « kiz » sont donc « pris » dans autre chose, quelque chose qui les désingularise tant les gestes sont codés, là où le désir est, lui, toujours singularisé. Cette dépersonnalisation est aussi induite par le silence, par cet acte de renoncement à la voix, vecteur essentiel d’expression de la personne. Si le silence comme règle partagée est une forme de contention sexuelle41 et une technique de contrôle du corps42, la kizomba est un art de la retenue fondée sur une discipline des émotions et des pulsions. Ainsi, cet espace de silence qui se crée et s’établit entre le danseur et la danseuse n’est pas celui du désir, écrit par la parole, la séduction de la voix, du regard et des mots échangés. C’est l’espace à proprement parler indescriptible d’un désir sans objet, car l’autre se dérobe sans cesse. N’est-ce donc pas de cette mise entre parenthèses du langage et des contraintes qu’il pose à la définition du sujet que naît le plaisir de la kiz ?
Mais le « plaisir » n’est pas le but ultime de la » kiz ». Loin de là ! Si on regarde du côté du partage et de la distribution des rôles, on remarque que plus on monte dans l’échelle hiérarchique, plus il faut savoir faire abstraction de son propre corps et de son propre « kiff ». Au sommet de la hiérarchie, après les « taxis-danseurs », à qui on interdit de « fermer les yeux » en dansant43, les « orgas », dont tout le monde sait qu’ils sont des danseurs éprouvés, se privent volontairement de danser44 – comme s’il fallait que quelqu’un renonce au plaisir pour que d’autres puissent en prendre pleinement dans ce système des vases communicants qu’est la kizomba. Les danseurs peuvent difficilement s’abandonner parce qu’ils doivent assurer le guidage et veiller à ce que rien ne vienne perturber la danse, calibrant leurs mouvements dans l’espace pour éviter tout heurt et bousculement susceptible d’interrompre la « magie » faisant sortir la danseuse de cet état quasi-hypnotique. Pour terminer une session, le danseur tapote d’ailleurs la danseuse comme pour la réveiller.
Pour les femmes - car ce sont plutôt elles, finalement, qui « ferment les yeux » - le plaisir réside dans cette possibilité de déserter leur propre corps pour se mettre à l’écoute et à l’unisson du corps et du silence de l’autre. Comme dit le DJ Madiss (chose étonnante pour un « faiseur de sons ») : « Même dans le bruit, on garde le silence », lui qui se fait photographier l’index sur la bouche et se fait appeler « Le DJ du silence »… Dans sa célèbre expérience de laboratoire à la recherche du silence absolu, dans la salle insonorisée où il s’était fait enfermer, le musicien John Cage avait trouvé les bruits de son propre corps. Les battements du cœur, les respirations, les palpitations du danseur, la danseuse les entend parce qu’il les lui fait entendre ; mais ces sons du silence intérieur sont aussi répercutés et amplifiés par les mixages des DJ. Ce voyage à l’intérieur du corps humain est d’autant plus dépaysant, et plaisant, que ce corps est autre : il est « blanc », il est « noir ».
Le charme de la « kiz » procède non seulement du décalage entre ce qu’on fait et ce que qu’on semble faire, mais aussi de la confusion entre qui fait et qui fait faire une action. Animée par le guidage du danseur, la danseuse bouge par moments « comme un mannequin », en effectuant des mouvements robotiques en partie tirés du hip hop, autre répertoire de gestes mobilisé par les danseurs de kizomba45. Le danseur, dont le visage a la fixité d’une statue de marbre, réduit au minimum ses gestes, qui ne sont que des impulsions infimes aux mouvements de celle qui danse. La danseuse doit presque s’absenter de son corps pour qu’il puisse être manœuvré librement par celui qui la fait danser. Aucune résistance, elle doit être liquide, se limiter à réagir, mais savoir le faire au moindre geste, à la moindre suggestion. Les deux partenaires évitent de se regarder, s’esquivent, et ne se parlent que par leurs corps, corps sans âme d’où toute émotion semble bannie. Centrée sur la dextérité des mains du danseur faisant bouger le corps de la danseuse, cette danse est une manipulation dans le sens propre du terme. Plaisir de manipuler pour l’un, plaisir de se faire manipuler pour l’autre. Véritable révolution : ce sont des hommes noirs qui font danser (et marcher) des femmes blanches. Les anciens zoukeurs, devenus « kizzeurs », se rappellent encore – et c’est l’une des rares choses dont ils parlent – de leurs soirées d’antan dans des boites afro-caribéennes, passées à attendre de pouvoir danser avec une femme, eux pour qui maintenant les femmes se pressent et se bousculent, ou comme ils disent, avec un sentiment de fierté à peine dissimulé, « prennent leur ticket ». Les stratégies que les danseuses mettent en œuvre, dans leurs déplacements dans la salle, pour être à côté d’un « bon danseur » (entendez un « danseur noir »)46 au « bon moment » (à savoir, propice pour qu’il accepte l’invitation à danser), montre qu’au pays de la « kiz » la « ligne de couleur »47 n’a pas bougé d’un pouce ; c’est le rapport de force entre les deux camps et couleurs qui s’est inversé.
L’impossible rencontre
En l’espace des quelques années où j’ai pratiqué la « kiz », j’ai pu constater le peu d’appariements réels qui se sont produits au sein de cette « communauté » majoritairement composée d’individus à la fois « jeunes » et, bien souvent, célibataires. Le spectacle de ces paires qui se font et défont sur la scène mouvante de la salle de bal semble finalement à l’image du délitement du couple, thème relayé par les discussions lancées sur Facebook qui pointent l’incompatibilité entre les unions « réelles » et la kizomba comme danse façonnant des couples « virtuels ». Lorsqu’une « vraie rencontre » se produit, les danseurs concernés soit s’effacent de la scène du bal, soit y officialisent leur union par leur consécration comme « professeurs ». Les visages de ces stars sont alors éclairés au jour des lumières éclatantes projetées sur les cours de danse précédant les « soirées » ; leurs noms apparaitront désormais sur les affiches de promotion de leurs cours. Mais pour les danseurs ordinaires, la règle reste l’anonymat, l’échange des partenaires fictifs et la discrétion, voire le « secret » sur les partenaires réels.
Lors d’un précédent terrain sur les danses latino-américaines à Toulouse48, j’avais pu constater comment les images en trompe-l’œil et les imaginaires des tropiques en arrière-plan des pistes de danse étaient susceptibles de déteindre sur les scènes bien réelles de rencontre qui y étaient vécues par les salseros toulousains, façonnant des destins sous le signe d’un « métissage » idéal qui devenait une réalité pour les Françaises s’unissant avec des » Latinos ». Ce tango angolais dansé à Paris m’a plongée dans une tout autre réalité. Tout d’abord, à la différence de la salsa, la kizomba est tenue à l’écart des lieux de sociabilité habituels, ces bars, restaurants, boites de nuit ou clubs où les parisiens sortent, « font la fête » et se rencontrent. On danse la kizomba dans des locaux désaffectés de leur usage principal (halls de sport, espaces événementiels, salles de danse), ou dans des hangars loués par les associations de danseurs dans des zones industrielles désertes la nuit et réaménagés. On fabrique des espaces ad hoc pour y vivre une expérience qui a peu à voir avec la sociabilité ordinaire. Ces lieux établissent des frontières entre un extérieur où on parle, et un intérieur où on fait silence, parce que l’espace est saturé de musique, parce que les échanges verbaux, on l’a dit, sont réduits au minimum indispensable (c’est-à-dire, bien souvent, à néant) et parce qu’« on n’est pas là pour ça », parler, « raconter sa vie ».
Ici, les danseurs n’ont pas de nom. On les reconnaît à leur parfum, au toucher de leur peau, à la texture de leurs vêtements, à leurs tatouages. Même sur Facebook, réservoir de noms et de visages, ils utilisent des identités fictives, des noms d’art et des profils tronqués d’éléments de leur parcours, origine ou vie professionnelle. Mais les soirées, événements et festivals, eux, sont toujours affectés d’un nom, marque de fabrique de l’expérience que l’on va vivre lorsqu’on s’y engage. Cette pratique de nommer les « soirées » et de mettre entre parenthèses les noms des personnes – noms que les danseurs écrivent sur leurs verres en plastique abandonnés sur la table du buffet pendant la « soirée », noms qui restent dans leurs papiers d’identités déposés au vestiaire – montre déjà que ce que l’on vise, ce n’est pas tant la formation de couples de danseuses et danseurs – qui impliquerait la reconnaissance des individus dont ils se composent – mais la lente fabrication, tout au long de la « soirée », et à partir de l’imposition d’un bracelet à l’entrée, d’un corps commun49 dépersonnalisé tout au long d’une expérience corporelle partagée : la « kiz ». Ce corps est relationnel50, il structure des « familles » tout autant qu’il établit des interdits (notamment dans les teams de « taxis », où on est tous « frères » et « sœurs »). Fabriqué par la connexion, tissant, de couple en couple, la trame d’une peau qui décline « toutes les nuances du noir », il se défait au terme de chaque « soirée », lorsqu’on se déconnecte de la musique tout d’abord, puis les uns des autres. C’est quand on sort dans la rue qu’on déchire hâtivement le bracelet reçu à l’entrée, comme s’il ne fallait pas laisser de trace dans la « vraie vie » de l’expérience vécue à l’intérieur de ce monde autre. Façonné par le silence, comme Cosa Nostra (« notre chose »), ce corps nôtre laisse peu de place à l’individu et à l’expression du la singularité de l’être51.
L’exception des « taxis », qui portent leur nom imprimé sur le dos de leur T-shirt, en est une preuve a contrario. La contrepartie de leur personnification relative est un codage très strict de leur pratique : les « taxis-danseurs » ne peuvent pas danser plus de trois danses avec le même partenaire, manière de prévenir tout débordement vers autre chose que la danse. Ce même danger pointe à nouveau lorsque la musique s’arrête et la lumière revient, illuminant les visages, dévoilant les couleurs. Danseuses et danseurs se dirigent alors avec empressement vers le vestiaire pour récupérer leurs affaires personnelles, leurs papiers, leurs noms et leurs identités, ces identités qui les font littéralement fuir chacun chez soi. Dans les carnavals traditionnels, la jeune fille voilée et déguisée « comme une mariée » dont on avait prononcé le nom devait fuir la scène du bal, cette nomination correspondant à un dévoilement qui exposait sa personne à ce pour quoi elle n’était pas prête : une rencontre réelle. C’est dans ces nuits dansantes qu’une partie des hommes et des femmes de nos sociétés urbaines et métropolitaines « sortent », se croisent, se connaissent « masqués », s’unissent dans la danse et se perdent dans la vie. Ce que cette danse urbaine a de commun par rapport aux rites du carnaval précédemment étudiés, c’est la possibilité qu’elle donne aux « jeunes » – catégorie très extensive dans nos sociétés contemporaines – de se lover dans un espace créé et entretenu par le silence sur sa propre identité, mettant en scène un couple impossible52 – même si tous les appariements possibles sont expérimentés via la danse. « On n’est pas là pour ça ! », on le dit et on le répète, sans que le ça pour lequel on n’est pas là ne soit jamais défini. C’est précisément le silence porté sur ça qui permet de rester là, et d’en rester là, en deçà de l’intenable d’une conjonction entre individus qui ne s’accorderaient pas vraiment dans la vie « réelle ». De toute façon : « Ce n’est pas le but ! ».
Ainsi, les danseurs tournent court aux interprétations de la kizomba comme lieu de rencontre réelle entre femmes à la peau blanche et hommes à la peau noire. Le « noir », le « blanc » pourraient bien être une matière rituelle, la matière même du rituel, celle qui agit comme un révélateur pour son opposé. Cette intimité jamais nommée comme telle entre couleurs de peau différentes pousse au paroxysme la « rencontre de l’autre » qu’on vient chercher dans d’autres performances dansées du monde contemporain.53 On est bien ici dans l’espace du rituel, espace du comme si.
Le comme si
Que les danseuses et les danseurs soient des êtres substituables à loisir, corps disponibles pour danser ou faire danser, est une autre des fictions qui donnent à la réalité vécue de la « kiz » toute sa teneur rituelle. Certaines règles propres à ce contexte en découlent : la minimisation de tout ce qui particularise, le refus de toute forme de hiérarchisation, le rejet de tout comportement discriminatoire. Cette éthique peut s’affirmer comme telle dans les réseaux sociaux, où certaines femmes prennent la parole pour se plaindre du fait qu’on leur préfère des « blondes », d’autres prennent la défense des (rares) hommes qui invitent et à qui on refuse une danse, alors qu’il faudrait faire comme si on était toutes et tous pareils, « partager », changer de partenaire, danser avec tout le monde…
Ces règles se modulent selon les moments – en fin de « soirée », lors des dernières sessions de danse, on tolérera mieux le fait que les danseurs, ou certains d’entre eux, puissent éventuellement marquer (ou même dire) leur préférence. Ainsi, à chaque nouvelle occurrence, ces « soirées » kiz » comportant une succession de séquences fixes semblent reproduire les étapes des rites de dévoilement des sociétés traditionnelles54 : la salle est progressivement plongée dans une obscurité qui devient maximale lors de la dernière session, appelée « douceur » ; après quoi, assez brutalement, la lumière allumée par les « orgas » éclaire les visages des danseurs, la musique arrêtée par le DJ laisse émerger les voix du silence saturé des sons de la salle. C’est alors qu’on procède à la distribution des manteaux, des sacs et affaires personnelles, ce qui fait littéralement fuir les danseurs. Ces derniers s’attardent rarement à l’orée des lieux de danse, comme s’il fallait éviter de se croiser au moment où on redevient soi-même. En réalité, même avant ce moment, nous savions bien que nous étions des personnes, êtres particuliers aux désirs particuliers, mais nous faisions quand même comme si nous ne le savions pas. C’est dans ce « je sais bien mais quand même »55 que se niche le déni du fait que les identités de femmes ou d’hommes puissent, par moments au moins, prendre le pas sur celles de danseuses et des danseurs.
En réalité, soumis à la même « dynamique oscillatoire » déjà relevée par les anthropologues pour d’autres danses rituelles du monde contemporain56, nous passons notre temps à basculer subrepticement d’un état à l’autre. Comme l’explique l’anthropologue Maurice Bloch, faisant référence à des théories cognitives sur le jeu de l’enfant avec une poupée : « Il y a un certain nombre de possibilités qui incluent celle selon laquelle le joueur passe constamment d’une acceptation à un refus de considérer la poupée comme un être doué d’intentions »57. Comment scruter les intentions réelles du ou de la partenaire de danse ? Gestes mimés et avances réelles sont si proches… Fiction et réalité se touchent sous les flashes intermittents projetés dans la salle où des figures humaines apparaissent et disparaissent comme des fantômes. Les danseuses ont des allures de personnages fictionnels, poupées Barbie, sirènes, héroïnes de bandes dessinées ou de jeux vidéo – qui font aussi partie des loisirs de beaucoup de ces jeunes et très jeunes danseurs. Sous les lumières psychédéliques de la piste de danse, nous ne sommes plus ni blancs ni noirs ; nous sommes bleus, verts, rose… Entourés de fumée, nous avons la même consistance que nos rêves58, purs fantasmes que les miroirs démultiplient. Et nous sommes pourtant nous-mêmes. C’est ce qui fait précisément tout le charme du jeu, de ce « Big Game » qu’est la « kiz » : on sait que c’est un « jeu », mais on sait aussi qu’on peut « se prendre au jeu ». C’est pourquoi ce dernier est encodé par une ritualisation stricte, et encadré par des normes et des conventions : il commence et s’achève à des heures précises, suit un cérémonial, écarte les transgresseurs.
Danseuses et danseurs pratiquent l’art de la provocation avec une maîtrise extrême de la limite à ne pas dépasser pour ne pas transformer des avances feintes dans une intimité réellement vécue. Lorsque cette limite n’est pas maîtrisée, la sanction vient la restaurer par l’exclusion du « zooker » ou de la « frotteuse » du « Grand Game ». Autrement dit, nous nous provoquons réciproquement sans jamais passer à l’acte et nous nous félicitons à la fin de la « session » par un geste cérémoniel appelé le « check ». Le « check » est une vérification que la performance d’évitement est bien réussie, mais en même temps, il marque le fait d’avoir dansé avec un danseur ou une danseuse, expérience qui ne se reproduira pas dans la même soirée afin d’éviter un rapprochement excessif. Le renoncement volontaire au passage à l’acte évoqué par la danse, c’est ce qui fait de nous des danseuses et des danseurs – de la même manière que c’est l’évitement « autant que possible » du passage à l’acte de violence annoncé par l’intimidation qui fait la différence entre un criminel commun et un « homme d’honneur ». Dans un cas comme dans l’autre, différer ce qui est annoncé redouble sa puissance, et le silence vient étendre à loisir les territoires redoutables de ce qui peut se passer : un seul mot, et ce monde se révélerait être entièrement faux ou, pire encore, entièrement vrai.
La forme du silence
Interminable59, la « kiz » ressemble dans son exécution à une sorte de promenade sans fin ni but donnant à voir les incertitudes, les balancements et les errements d’une génération d’éternels célibataires, et d’éternels « jeunes » disant leur malaise à se stabiliser dans une forme donnée, si ce n’est dans cette forme mouvante et changeante que la danse permet d’incarner. Le silence a la forme de l’eau60. La métaphore aquatique est ancrée dans le vécu corporel de cette danse. Les danseuses « adorent » qu’on les fasse danser, qu’on les porte et qu’on les balance « comme un bateau en mer »61. Tout est fluide dans ce milieu, d’autant que les identités des uns et des autres ne sont pas fixées par la parole. Et comme les échanges verbaux, lorsqu’ils existent entre danseurs et danseuses, sont réduits au minimum et ne portent pas sur les identités respectives, ces derniers peuvent entretenir cet état d’indétermination si stimulant pour l’imaginaire, et s’y maintenir autant que possible.
Cette fluidité fait aussi partie de la technique de danse en elle-même. Nous dansons et nous déplaçons dans la salle comme des poissons dans l’eau, sans mots ni heurts. Lorsque la musique emplit l’espace, les mouvements qu’elle nous fait accomplir rend nos corps flexibles à loisir, « liquides ». Si nous ne savons pas définir ce qui advient entre un danseur et une danseuse dans le secret des mouvements partagés, transmis et réitérés pendant des heures62, au fil des jours, des mois et des années pour certains d’entre nous, c’est que nous sommes et tenons à rester dans cet état d’indéfinition ménagé par le silence. Si le silence est une forme indéterminée de la parole, la plasticité dont les danseuses doivent faire preuve pour s’adapter à toute suggestion de mouvement des danseurs ouvre la possibilité de laisser quelque chose de l’ordre du signifié en suspens, sans le figer par les mots. Dans ces banlieues parisiennes où la vie peut être dure, les danseurs de « kiz » ont choisi la « douceur » comme forme de vie, alternative parce que placée en dehors des contraintes que les mots font peser sur les choses.
Le goût du silence
En l’espace de quelques années, « orgas » et danseurs de « kiz » ont réussi à fabriquer de toutes pièces, dans ces banlieues affectées par la violence, des ilots de « douceur » où la paix et l’amour règnent. Le moindre heurt ou bousculade, y compris lorsqu’on danse, suscite tout un cérémonial d’excuses du côté de l’agresseur, excuses que l’agressé montre ostensiblement d’avoir acceptées en réitérant des gestes de pacification. Cette « douceur » se décline sur tous les registres. Lorsqu’on franchit le seuil donnant accès à ces espaces où les frontières du réels se perdent, on est plongé dans une ambiance paradisiaque, embaumée de parfums vanillés, fleuris, fruités, aux senteurs orientales, épicés à la cannelle, à la muscade ou au patchouli. Signes de reconnaissance, ces parfums « doux » et enivrants sont partie intégrante de « l’expérience kiz ». Aucune autre forme d’ivresse n’est autorisée, car l’alcool est proscrit, remplacé par des « softs » et des boissons à base de sirop. Lorsque j’ai organisé ces soirées, j’ai participé à la fabrication de cette « douceur » en déversant des kilos de bonbons, confiseries et autres friandises sur le comptoir. Dans d’autres buffets, j’ai vu des fontaines de chocolat côtoyer des piles de fruits fraichement coupés, toute la nuit. Cette même qualité, la « douceur » – je l’ai remarqué lorsque j’ai été « orgas » – imprègne les relations au travail, édulcorées par le silence là où la parole pourrait faire ressortir l’âpreté des dissymétries. Les « kizzeurs » évitent tout argument qui pourrait susciter de l’inimitié, de la jalousie ou de la rivalité : les femmes sont pléthore, pas la peine de se battre ! Est-ce en raison du silence porté sur tout élément potentiellement conflictuel – origines, couleurs de peau, appartenances religieuses63 – que les bagarres et les disputes n’éclatent jamais – je dis bien, jamais - dans le monde de la kiz ? Le silence est d’or, et il peut être si doux…
La kizomba est une expérience sensorielle totale qui utilise tous les supports – boissons, nourritures, peaux, tissus, sons, odeurs – pour créer un état littéralement « addictif »64. Plonger dans cet univers sucré est une expérience émotionnelle des plus agréables qui ramène à des sensations archaïques : plaisir de porter, plaisir d’être porté. La douceur de la « kiz » se situe dans le registre affectif du « câlin » : c’est précisément un « câlin débout »65. Saveur de la kiz, la « douceur » est le style de musique vers lequel toute la soirée converge, marquant son apothéose. Véritable maître de cérémonie, le DJ conduit les danseurs de session en session, à travers plusieurs variantes de kizomba : Urban Kiz, Tarraxa Urban, « tradi », semba, Ghetto Zouk, et, « le meilleur pour la fin » : « douceur ». Tout l’espace en est saturé ; elle pénètre dans les narines, les oreilles et la bouche ; elle imprègne les murs comme les noms des danseurs, ces noms d’art que l’on veut, eux aussi, sucrés – « Choco », « Cookies », « Kalinou », sans oublier l’égérie de la « kiz », « Lily La Dulce ». Mais lorsque les mots reviennent à la bouche, à la fin de la soirée, ils dévoilent l’envers du décor. La « douceur » pour les femmes, ou pour certains d’entre elles restées « faire tapisserie », a eu le gout amer de l’attente et de la déception de ne pas avoir « assez dansé ».
La dette
« Tu me dois une danse », disent les danseuses à la fin de la soirée, lorsqu’elles s’apprêtent à récupérer leurs affaires aux vestiaires, aux danseurs qui les ont négligées. Cette phrase, si anodine en l’apparence, fait apparaître un rapport de force structurant et capital. Les « soirées kizomba » sont les seules que je connaisse où on fait payer les femmes et, bien souvent, entrer les hommes gratuitement. Néanmoins, ces derniers restent toujours largement minoritaires. Il est difficile d’expliquer ce rapport numérique toujours défavorable aux danseuses, et dont elles se plaignent constamment dans les réseaux sociaux. Comme « orga », j’ai pu voir tous les efforts faits en amont des « soirées » pour équilibrer le sex ratio des « soirées kizomba » (promotions, taxi-danseurs…). En vain. Cette tendance ne semble pas s’être inversée bien que de plus en plus de femmes apprennent les techniques du guidage pour pouvoir faire danser d’autres femmes et tenter de résorber ainsi l’écart numérique entre danseuses et danseurs. Mais ce dernier se maintient, tenace.
Mary Douglas utilise la métaphore du « thermostat » comme dispositif de control (« control device »)66 pour montrer comment, dans une situation donnée, un état existant des choses est stabilisé dans une société par un mécanisme semblable à celui d’un thermostat qui allume ou éteint le chauffage pour maintenir sa température constante. On peut constater les effets de ces micro-régulations dans ce système homéostatique qu’est la kizomba. La pénurie d’hommes rend ces derniers une denrée « rare » et d’autant plus « prisée ». Or, il m’est arrivé d’observer, faisant parfois l’accueil des « soirées », que lorsque la proportion entre les deux sexes ne leur est pas largement favorable, les danseurs de « kiz » renoncent à entrer et rebroussent chemin. Le sex ratio ne bouge pas, le rapport de force est gardé. Tout une comptabilité de dettes et crédits, débiteurs et créditrices voit ainsi le jour dans ce monde de la nuit.
Je ne m’attarderai pas ici sur cette économie de la danse qui fait que les danseuses cumulent des créances vis-à-vis des danseurs refusant leurs demandes de les faire danser, si ce n’est pour dire que les « dettes » qu’ils contractent les enrichissent au lieu de les appauvrir, en augmentant leur « valeur » proportionnellement au désir (de danser) qu’ils ont suscité auprès d’elles67. Ces dettes qui créent des liens, en amorçant des échanges, transactions et tractations qui se prolongent dans le temps, relancées d’une soirée à l’autre, déterminent le « prix » respectifs des danseuses et des danseurs. Ces derniers ne cèdent pas à toutes les demandes qu’ils reçoivent, attachés à montrer que leurs corps ne sont « pas toujours disponibles ! ». Cette indisponibilité dite publiquement ne serait-elle pas une manière de déjouer les rouages de l’esclavage68 ? Ce passé est-il toujours présent dans cette danse de couple descendant d’une danse d’esclaves angolaise (le semba) ?69 Loïc Wacquant a décrit le club de boxe d’un quartier du Ghetto noir de Chicago comme un espace où les jeunes hommes peuvent cumuler gloire, prestige et « honneur » 70. Ici, c’est entre les deux sexes que la partie se joue.
Je ne m’attarderai pas non plus sur cette loi implacable du marché qui fait que la danseuse acquiert sa réputation – capital cumulé au fil des « soirées » – en plusieurs mois ou années, mais peut la perdre en une seule nuit si les « non » s’enchaînent. La pénurie de danseurs fait que ce sont les danseuses qui se soumettent, bon gré mal gré, à l’attente d’un danseur disponible, à la corvée de la « demande », à la déconvenue d’un non toujours possible. Ces femmes massées contre le mur aux festivals et « grosses soirées » du week-end, qui, quand l’écart numérique est trop grand pour tenter sa chance, attendent qu’un danseur ne vienne les choisir pour les « faire danser », se plaignent le lendemain sur les réseaux sociaux de la « frustration » ressentie, de l’« humiliation » vécue lorsqu’un danseur les a dévisagées de la tête aux pieds avant de (ne pas) les choisir. Ces sentiments ont une histoire coloniale et post-coloniale71, histoire qui semble se répéter sur les pistes de la danse kizomba, à rôles inversés.
Minoritaire, mais toujours présent, « l’homme blanc » est resté dans l’angle mort de cette pratique. Et si ce spectacle lui était finalement destiné ? L’accès aux « soirées » kizomba est régulé par une procédure qui, tout autant pour son caractère indérogeable que pour les effets produits, encadre le rituel et en fait partie. Aussitôt payée l’entrée72, les danseurs confient aux « orgas » leurs manteaux, portefeuilles et papiers, se dépouillant ainsi de tous leurs biens et marqueurs identitaires pour accéder à un monde où seul le corps et l’aptitude à « bien danser » comptent, font la différence et permettent à la distinction d’opérer. Délaissés par les femmes qui leur préfèrent – elles le disent et le montrent bien – les danseurs « noirs »73, décontenancés par celles qui refusent leurs invitations, empêchés de leur offrir un verre ou commander une bouteille de champagne – gestes de rapprochement qu’ils peuvent accomplir dans les boites de nuit ou clubs de danse habituels – la plupart d’entre eux finissent par se décourager et quitter la scène de la « kiz ». Ce jeu, « the Game », ne leur donne pas le beau rôle, si ce n’est, pour certains d’entre eux, comme partenaires privilégiés des femmes noires, minoritaires elles aussi, mais pas absentes. Ainsi, la kizomba permet de redéployer un certain nombre d’interrogations qu’anthropologues et sociologues ont pu se poser dans leurs études sur le bal comme « marché des biens symboliques » dans les sociétés dites traditionnelles74, études renouvelées par une attention accrue aux rapports raciaux et coloniaux qui s’y jouent depuis bien longtemps75. Ce rite contemporain brassant des populations de différentes origines peut-il nous dire quelque chose des renégociations des statuts et des « valeurs » attachées à la « couleur » à Paris et en banlieue parisienne ?
Si on admet l’hypothèse que l’« Urban kiz » est un rituel dansé du monde contemporain, la conséquence en est la prise en compte des caractères distinctifs de cette forme sociale, et notamment la mise en suspens des intentionnalités des acteurs au profit de la définition d’un cadre. Comme dans d’autres rituels, ce cadre est un « donner à voir »76. Ainsi, nous analyserons ici seulement ce que la kizomba comme rituel donne à voir, sans sonder les intentions des acteurs, insondables de toute façon et qui constituent difficilement la matière des sciences sociales. En l’espèce, nous n’analyserons pas l’émergence de sentiments historicisés comme l’humiliation ou au contraire la fierté comme le produit de l’intentionnalité des uns ou des autres. Si certaines femmes ou certains hommes les éprouvent – comme ils le disent – c’est un effet de leur positionnement dans un dispositif qui stipule la parité – hommes/femmes, blancs/noirs – mais n’arrive pas à garantir des appariements selon les règles stipulées, parce que ces derniers sont aussi en prise avec les désirs des uns et des autres77. Ces désirs semblent avoir changé de sens par rapport à la scène coloniale, dominée par l’homme blanc. La kizomba est la scène du désir des femmes blanches pour les « danseurs noirs » : elles les convoitent, les attendent, se démènent pour un « oui », essuient leurs « non » d’un soir pour revenir à la charge la soirée d’après. Dans une scène rituelle, les participants, acteurs et spectateurs à la fois, jouent aussi un rôle de « témoin »78. On peut alors se demander si « l’homme blanc » n’est pas aussi appelé à témoin de cette scène glorieuse pour les danseurs « noirs », mais qui porte silencieusement en elle la mémoire d’un passé douloureux. Un goût sucré de revanche.
Franz Fanon, figure majeure de l’anticolonialisme, s’est interrogé sur la persistance subreptice de rapports coloniaux dans son désir pour la femme européenne à la peau blanche79. De manière plus radicale, Roger Bastide situe le conflit entre « deux races qui se prennent à la gorge » là où on l’attendrait le moins, au moment de la cour qui précède celui où deux corps de couleur différente fusionnent dans l’acte de « faire l’amour ». Il nous incite alors à « replacer la sexualité dans son contexte social total - et par contexte social total nous ne signifions pas simplement la situation présente mais aussi l’héritage du passé, de ce passé plus ou moins distant qui a façonné le présent, car les êtres humains qui se joignent dans l’acte sexuel ne sont pas seulement des corps, mais des personnes dans une société, chacun d’eux doté de ce que Halbwachs appelait une mémoire collective80. » Ne doit-on pas appliquer cette même consigne à l’interprétation de cette scène où des femmes « blanches » et des hommes « noirs » dansent comme s’ils faisaient l’amour ?
Le silence, un pas de côté
C’est en partie à une reprise du programme lancé par l’anthropologue des Apache il y a plus d’un demi-siècle que cette ethnographie de la danse et du silence a été vouée. Keith Basso a posé l’hypothèse stimulante que le silence est un marqueur d’instabilité des statuts sociaux, comptant les interactions cérémonielles entre jeunes filles et jeunes gens lors de la cour (« courting ») au nombre de ces situations où les Apache retiennent leurs mots81. Dans la kizomba, c’est cet espace d’intimité entre les sexes créé par la danse et ses interactions qui est tenu à l’abri des mots, intimité des corps d’autant plus difficile à nommer que l’homme et la femme en question sont de couleurs différentes. Si le racisme peut être défini comme un « phénomène de pouvoir relationnel et asymétrique »82, c’est en jouant sur l’asymétrie de genre83 que les danseurs de « kiz » semblent rétablir une symétrie entre hommes de couleurs différentes, amorçant ainsi un processus de déracialisation. Les échanges et transactions instaurés par la « kiz » viennent troubler une relation qui serait tenue pour fixe entre « valeurs » et « couleurs », dominants et dominés. En évitant de prononcer des mots, les danseurs de kiz ont-ils inventé un dispositif rituel qui prend à contrepied le pouvoir instituant du rite84 pour déjouer la malédiction du noir, celle que son « ontologie » ne puisse être « dite » que par les mots des Blancs ?85 C’est par ce déplacement, ou pas de côté, que les jeunes des banlieues parisiennes, « groupes muets »86, à défaut d’être captés et traduits dans la langue des autres, en ne racontant pas leur vie mais en la dansant, parviennent à occuper la place la plus convoitée : celle du désir. Mais c’est au prix d’une maîtrise parfaite de leurs propres pulsions. Cette maîtrise de soi est peut-être le résultat le plus tangible de cette « transformation intérieure » que le rite produit87. Acquis sur la piste de danse par le contrôle de leur corps et de leur langue, ce savoir sur soi, fondement de l’« honneur » des danseurs, est une ressource qu’ils pourront mobiliser sur le grand échiquier de la vie.
Dans la mafia, l’honneur des hommes repose non seulement sur leur capacité à se taire, mais aussi sur le contrôle qu’ils peuvent exercer sur les femmes, partie annexée de leur « domaine »88 ; bien plus subtilement, c’est par le désir qu’ils suscitent en elles que les danseurs d’Urban Mafia prennent possession des danseuses, façonnant leurs corps au grès des mouvements réitérés de cette danse afro-antillaise jusqu’à en faire des « corps de noire ». On comprend maintenant que les « 50 nuances de kiz » sont autant de nuances de noir, déclinant les formes multiples et silencieuses de possession qu’ont les désirs sur les corps.