Les dispositifs cliniques mis au point par la modernité font du silence un instrument majeur. Il y eut tout d’abord le silence de la clinique « positive » dont Foucault, dans Naissance de la clinique, date l’apparition des débuts de l’anatomo-pathologie. Désormais, écrit-il, « le regard (médical) s’accomplira dans sa vérité propre et aura accès à la vérité des choses, s’il se pose en silence sur elles ; si tout se tait autour de ce qu’il voit. 1 » C’est le silence d’une observation capable de percer à jour la simple représentation. Il y a également le silence de Freud à l’écoute de ses patient-e-s « hystériques ». Ce silence de l’écoute, produit par une attention parfaitement égale et équanime au discours des patients, vise à ce que, comme Freud l’écrit, elles ou ils en viennent au mot. Il y a aussi le silence de la rencontre valorisé par la psychiatrie existentielle d’un Ludwig Binswanger. Il tend à laisser se déployer l’arrière-plan sensible, émotionnel de la relation du ou de la patiente à l’environnement, l’espace-temps affectif de son inscription première dans ce monde, ce que Jean Oury appellera plus tard « son paysage »2.
Il y a un autre silence encore, celui qu’impose la clinique des enfants qui n’ont pas accès à la langue. Enfants dits « autistes », terme que je reprendrai ici, même si sa signification s’est peu à peu distendue jusqu’à désigner un « spectre » plutôt qu’une entité clairement définie3. Pour ces enfants, l’adresse, qu’elle relève du registre de la parole, du regard ou du toucher, est violence. Le changement également est menace, et leur besoin d’immuable impérieux. Le jeu, modalité par excellence, dit-on, de l’existence enfantine, leur est inconnu. Tel est le cas de ces « autistes infantiles précoces » auprès desquels Fernand Deligny a expérimenté durant trente années une clinique différente : une clinique fondée sur ce qui manque à ceux qui tentent de les aider à sortir de leur isolement. Et non, comme le veut le discours médical, sur ce que ces enfants « auraient » ou « n’auraient pas ». C’est ainsi qu’en 1967, il part dans les Cévennes, sur les pas d’un enfant autiste, Janmari, avec le projet de faire le contraire, dira-t-il, de ce qu’avait tenté Jean Itard avec l’enfant sauvage. « Nous sommes partis, écrit-il, à la recherche de ce qui pouvait nous manquer pour que ce « nous-là » à leurs yeux soit inexistant, pas tout-à-fait »4.
À ceux qui l’accompagnent dans les Cévennes à partir de 1967, et qui ne sont ni des éducateurs ni des thérapeutes, mais de jeunes gens en déshérence, sans formation particulière, passionnés par ses expériences éducatives antérieures, et désireux d’échapper à l’usine, Deligny pose la question. Qu’est-ce qui de leur présence de sujets parlants fait obstacle à cette proximité avec les enfants mutiques ? Qu’est-ce qui, inversement, de la présence et de la proximité ne peut s’actualiser que hors la langue ? Et qu’en est-il de ce « hors langue » ?
Pour décrire ce mode de relation qui ne passerait pas par la langue, Deligny parle d’une communication « en » dont le medium serait le réel, et qu’il distingue de la communication « par », celle qui structure les communautés que forment les sujets parlants. Il désigne ainsi une communication dont l’axe serait non pas l’échange de signes entre un émetteur et un récepteur, mais la relation de proximité créée par la pratique d’un même milieu. Cette forme de communication met en jeu un lien qu’il dit « d’espèce » par opposition au lien social. Au prix de quel savoir retrouvé les « parlêtres »5 que sont les sujets humains peuvent-ils accéder à cette communication « en » et non « par » ? À ce lien « d’espèce » ? Tel est l’enjeu de la clinique expérimentée par Deligny. Elle ne renvoie ni à l’anatomo-pathologie, ni à la psychanalyse, ni à la psychiatrie phénoménologique, mais à une anthropologie du corps et du geste dont il est, après Marcel Mauss ou André Leroi-Gourhan, une figure majeure6.
Avant ces grandes figures de l’ethnologie française, la clinique de Deligny est redevable aux travaux de Henri Wallon, qui fut le mentor de ses premières initiatives pédagogiques en tant qu’instituteur spécialisé à l’époque du front populaire puis lorsqu’il devint éducateur spécialisé à l’Institut médico-pédagogique d’Armentières sous l’Occupation. C’est à la filmologie de Wallon que Deligny doit vraisemblablement l’intuition de faire de la caméra la colonne vertébrale de son réseau d’aide à l’enfance La Grande Cordée : un outil propre à « refaire un milieu » aux enfants « irrécupérables » qui lui furent confiés par l’administration sanitaire et sociale. Suivant la piste de cette inspiration wallonienne qui fait du milieu psychomoteur un des opérateurs clés des expériences de Deligny, j’ai, dans mes précédents travaux, qualifié sa clinique de « clinique du milieu », articulée par un tropisme à la fois anti-déterministe et anti-psychologique. Là où cependant la psychologie de l’enfance de Wallon et de ses successeurs (de François Tosquelles à Bernard Golse en passant par André Bullinger) demeure dans l’horizon de la représentation et de la relation d’objet, quitte à l’ouvrir sur des perspectives audacieuses comme cette notion d’» image inconsciente du corps » en partie reprise par Françoise Dolto, Deligny va bien au-delà. Chez lui et depuis le début, l’observation des enfants est soutenue par une abstention radicale : ne rien « en » dire, voire ne rien « en » penser, de « ces enfants, là », la virgule soulignant la césure qui maintient l’écart entre l’adulte parlant et l’infans. L’acte fondateur de sa clinique consiste d’abord à suspendre toute représentation du sujet, de ses intentions, de ses (in)capacités. De là procède la radicalisation que j’opère dans les lignes qui suivent. Elle consiste à élargir la notion de « clinique du milieu » vers ce que j’appelle ici « clinique du silence ». Je cherche ainsi à rendre compte de l’ouverture des pratiques que Deligny développe sur un « hors-champ » d’où émerge un autre visage du lien social et une nouvelle idée du silence, du silence comme opération, dont les lignes qui suivent tentent de décrire quelques aspects, tant historiques que phénoménologiques et pratiques.
Quelles sont les pratiques développées par Deligny et son réseau7 pour « faire silence », autrement dit pour produire les conditions d’une autre articulation du lien que la langue ? Quelles expérimentations ont permis que des enfants mutiques, déclarés incurables par la pédopsychiatrie, sortent de leur isolement sans pour autant être rééduqués, dressés à parler ? En quoi ces pratiques peuvent-elles être pensées comme des techniques du corps et/ou des arts de la mémoire ? Comment font-elles naître d’autres mouvements, d’autres gestes, voire d’autres corporéités et, à travers ces mouvements, ces gestes et ces corporéités activent d’autres modalités du lien ? Telles seront les questions que je voudrais soulever de nouveau8 pour laisser appréhender quelles conditions historiques, quel travail sur la langue, quelle approche de l’image et de sa relation à la trace ont permis à Deligny et à ses compagnons du réseau de « faire » silence. De produire les conditions d’une vie humaine qui ne soit pas médiatisée par la langue.
Par silence, j’entends non pas ce qui se lève dès lors que nous ne faisons plus usage de la langue, non un simple donné qu’il serait possible de susciter en s’abstenant de parler, mais un matériau produit par certaines modalités d’activité. Comment en effet les parlêtres que nous sommes, parlêtres voués au sens et au signe, pourraient-ils choisir de ne pas parler plutôt que de parler ? Faire silence n’est pas simplement un choix. C’est une action pensée, construite, visant à éluder, à esquiver, à suspendre ce qui ne s’élude, ne s’esquive et ne se suspend jamais naturellement chez les sujets humains, à savoir le langage parlé. Faire silence autrement dit, en l’occurrence dans le champ clinique, requiert des techniques, des moyens, voire des outils spécifiques qu’il s’agira ici de décrire.
Le silence est un artefact. Ce point en appelle un autre qui mérite d’être posé avant d’en venir aux outils de cette clinique du silence : l’historicité du silence produit. Car s’il peut devenir neutre, et au prix de quelle ascèse, le silence n’est pas neutre en soi. C’est la plupart du temps une arme, perçue comme telle. Le silence qu’il s’agit de « faire » dans la clinique s’inscrit dans une expérience préalable, individuelle et collective du silence, qu’il s’agisse de celle du clinicien et/ou du patient. Le silence « fait » répond à un silence subi et imposé dont la consistance historique, singulière, est déterminante. Le silence produit qu’est le silence de la clinique de Deligny n’est pas produit en soi, pour être produit. Il est produit en réponse à certains régimes de discours, impliquant eux-mêmes certains régimes de silence. Et c’est ici un point de rencontre avec le silence observé la plupart du temps par le/la psychanalyste à la demande du/de la patiente : il répond au colmatage de cette demande par des discours qui en y répondant la font taire. Faire silence suppose d’entendre le silence fait sur le désir, la singularité, ou plus crucialement sur l’existence en tant qu’elle ne rentre pas dans la grille des catégories admises. Silence la plupart du temps infligé par le déni et incorporé au discours individuel ou social.
Nous nous trouvons donc face à une pluralité de silences. Outre la clinique du silence mise en œuvre par le réseau Deligny, dont nous verrons qu’elle engage la question des pratiques du silence de différentes façons, il y a le mutisme de ces « enfants, là », comme l’écrit Deligny soulignant par la virgule l’abîme qui sépare les sujets parlant, habilités à faire partie de la société de ceux qui, parce qu’ils ne parlent pas, en sont de facto exclus, mais également les silences de l’histoire, celle notamment de la pédopsychiatrie et de l’éducation spécialisée française avant et après-guerre. Autant de silences donc dont il s’agit ici d’esquisser les entrelacs.
De l’histoire à la politique : du silence infligé au silence revendiqué
La condition pour aborder ce dont était fait le silence de la clinique du réseau Deligny est de désessentialiser le silence, d’en percevoir la consistance historique, d’entendre à notre tour ce qui, pour Deligny comme pour quelques autres, a rendu le silence de ces enfants particulièrement audible, lorsqu’en 1947, à la demande de Henri Wallon, il crée la Grande Cordée, ce réseau d’entraide à des enfants dits « irrécupérables », ou qu’en 1967 il décide de partir dans les Cévennes sur les pas de Janmari9, pour contraire, cette fois, le silence collectif, longtemps entretenu par l’administration sanitaire notamment, sur l’affamement concerté de milliers de malades mentaux par le régime de Vichy. Pour Deligny comme pour Bruno Bettelheim qui, dès la fin de la guerre, se consacre à la clinique des enfants autistes10, le silence de ces enfants résonne du silence de celles et ceux sur lesquels les sociétés européennes ont fait silence. Au-delà du malheur individuel, il incarne des apories civilisationnelles qui concernent toutes et tous11.
Reportons-nous quelques années auparavant lorsqu’en 1945, Deligny prend la direction d’une de ces institutions créées par le régime de Vichy au titre de la Sauvegarde de l’Enfance en danger : le Centre d’Observation et de Triage de Lille (COT)12. Avant d’obtenir cette responsabilité, il a été durant trois ans éducateur spécialisé à l’IMP dépendant de l’HP d’Armentières. C’est là qu’il a vécu ce qui demeure encore aujourd’hui un refoulé majeur de l’histoire de la seconde guerre mondiale en France : les mesures administratives qui entraînèrent la mort par affamement de 45 000 à 70 000 malades dans les Hôpitaux Psychiatriques français entre 1942 et 194513.
Cette hécatombe ne fit à l’époque et dans les années qui suivirent quasiment aucun bruit, sinon que pour quelques-uns elle fit entendre autrement le discours psychiatrique14. L’événement ébranla même à tel point ce discours qu’un petit nombre de psychiatres mais également d’éducateurs spécialisés comme Deligny firent sécession. Résistants pour la plupart, ils tentèrent de briser le silence que la psychiatrie avait contribué à jeter sur la condition des « fous » et le statut de la folie dans les sociétés occidentales modernes. Ce faisant, ils inventèrent une autre psychiatrie, une autre pédagogie, une autre idée du soin psychique. Une psychiatrie qui allait prendre acte de ce suicide de la civilisation15.
Indépendamment de ces réactions restées marginales, le silence de la science médicale, prolongé par l’acquiescement ou le déni de la population face à l’extermination douce des fous dans les Hôpitaux Psychiatriques, demeure même après la chute de Vichy. Il est là. Massif. Lorsqu’en 1945, Deligny reçoit les enfants et adolescents qui, pour la plupart abandonnés et errants sur les routes de France, arrivent à la COT pour être observés et triés, enfants décrétés pervers constitutionnels, arriérés, débiles, coupables, inéducables, et regroupés depuis peu sous le terme d’» inadaptés »16, ces catégories qui resteront longtemps en usage dans le corps médical et médico-social ne sont audibles que comme catégories qui ne les excluent pas moins que ne l’ont été les fous morts de faim, des catégories qui les passent sous silence. Lorsque, 20 ans plus tard, Deligny accueille dans les Cévennes des enfants mutiques, autistes ou psychotiques, le silence sur « l’extermination douce des fous » est toujours total. Et le discours de la psychiatrie est resté le même : purement médical et désubjectivant. Pour l’enfant autiste pronostiqué « incurable », comme le fut Janmari, il n’est d’autre perspective que l’isolement et l’enfermement à vie. Autrement dit : la condamnation à mort (psychique). L’enfant parlé par le discours psychiatrique est d’ores et déjà comme le dit Deligny « noyé », « noyé dans le symbolique ».
Le silence de l’histoire résonne dans le mutisme des enfants. Au point que c’est après-guerre seulement, avec les travaux de Bruno Bettelheim sur l’autisme à partir de son expérience concentrationnaire, que la clinique de l’autisme infantile se développe. Si l’expérience conduite par Deligny appartient à cette histoire, elle y appartient d’une autre façon encore. En elle résonne en effet un autre silence, non moins historique, celui-ci, mais également politique. Un silence qui est l’inverse de la silenciation, qui répond à cette silenciation. De ce silence, Robert Antelme a fait la définition même de l’humain. Dans le récit qu’il fit de sa déportation, il note ainsi :
L’autre jour, je surveillais de loin le coffre d’épluchures qui est à côté de la cantine SS. J’allais m’y risquer quand j’ai aperçu un homme en veste noire qui rôdait près de la baraque. Je le distinguais mal. Peut-être était-ce un civil, peut-être un de ces détenus polonais qui ne sont pas en zébré. J’ai fini par repérer dans le dos de la veste une croix au minium. Alors j’y suis allé. On ne peut rien attendre d’un homme en veste qui ne porte pas la tache rouge. Ou bien il faut qu’il se déclare17.
Dans le nouveau monde apparu avec les camps de la mort, celui qui veut être reconnu comme un homme, sujet socialement qualifié, doté de droits et de devoirs, s’il ne veut pas être abattu comme un chien, ne peut compter sur la reconnaissance implicite de ses congénères. Et cela, même s’il porte les insignes de la civilisation que sont les vêtements, Il doit parler et parler veut d’abord dire : « Je suis un homme ! Ne me traitez pas comme un chien. » À défaut de pouvoir parler, s’il se tait, il doit porter la marque de son appartenance à telle ou telle catégorie du troupeau humain. À côté de l’homme habilité à parler, le sujet parlant, le sujet social, ce monde des camps fait naître une nouvelle catégorie : l’humain qui en silence porte la griffe de l’espèce. Qu’à défaut de pouvoir se déclarer « tel », l’humain18 doive désormais être repéré à la marque qu’il porte ou non sur le corps, insigne nazi, brassard du kapo ou croix de minium du déporté, ouvre aujourd’hui d’étonnantes perspectives, aussi bien sur les pratiques de dénomination par acronyme qui dominent la bio-politique contemporaine que sur la nécessité que peuvent éprouver de plus en plus d’individus de porter à même leur corps les marques visibles de leurs vêtements, voire de se faire graver à même la peau celles des expériences qui les ont marqués.
Confronté à cette condition faite à l’humain de porter sur lui comme l’animal de troupeau la marque de son propriétaire, le choix d’Antelme fut d’en soutenir toutes les implications : assumer cette condition de l’animal asservi et la faire sienne au point que « manger des épluchures », cette nécessité qui dans les camps est ressentie comme ultime déshonneur, devient pour lui une manière de décence, une assomption de l’humain dans l’homme. Antelme trace ainsi la frontière de ce temps – le nôtre ? – où la suprématie symbolique de l’espèce incarnée par la parole doit s’abaisser à la bouche, au ventre, au déchet pour espérer survivre à l’humiliation infligée à l’homme civilisé. Il met ainsi à nu une autre relation au silence, une relation terrible et primordiale née de l’expérience que la modernité devrait à ses yeux reconquérir pour avoir accès à ce qui reste de l’homme : l’humain. À la condition d’espèce dans l’homme, ressource pour lui ultime de son humanité. À la différence de Bettelheim et des cliniciens de l’enfance qui se multiplient dans l’après-guerre, Deligny fera sienne lui aussi l’expérience d’un silence de l’espèce en l’homme, du silence en l’humain de ce qui doit pouvoir ne pas se déclarer, ne pas se dire « humain ».
Pour conclure sur ce point : la clinique que le réseau Deligny inaugure est explicitement traversée par un certain nombre d’expériences historiques qui, depuis la première guerre mondiale, ont transformé la manière dont pour les occidentaux le silence fait expérience. Le silence sur le fond duquel le mutisme des enfants autistes devient perceptible après la seconde guerre mondiale n’est pas le silence abstrait, propédeutique, des cliniques modernes, celle de Bichat, de Freud ou de Binswanger. Il y a en lui le silence de cette génération revenue des tranchées muette et privée de la faculté de raconter des histoires dont parle l’essai de Walter Benjamin sur Le narrateur ; et, vingt-cinq ans plus tard, le silence des « musulmans »19, celui des fous, le silence de « bêtes » qu’Antelme décrit au sortir de son expérience des camps nazis.
Écrire ou la fabrique du silence
Comme, chez Antelme, la revendication de manger des épluchures, le silence qui articule la clinique de Deligny est une réponse à la remise en cause du contrat social entre sujets libres et égaux qui avait défini, idéalement du moins, la modernité politique. Ce silence enregistre l’effraction causée au lien social et le trauma qu’il fit dans l’usage de la langue : trauma, autrement dit trou et non-sens. A contrario, il respire également de l’ouverture que cette blessure créa pour l’amorce d’autres pratiques de la langue dans la littérature d’après-guerre. Comme les expérimentations littéraires, poétiques qui, de dada au surréalisme, puis de Blanchot à Tel Quel en passant par le Nouveau Roman et Beckett, la clinique de Deligny repose sur la conscience que le demi-siècle qui vient de s’écouler a fait quelque chose à la langue, et donc au silence. Pour être en mesure de vivre proche du silence de ces enfants « noyés » par une pratique déterminée, historique, du discours, il faut soi-même établir les bases d’une autre pratique de cette langue, il faut un « établi » au sens artisanal du terme, un établi qu’il construit durant les trente années où il réside dans les Cévennes : en écrivant. Écrire donc pour faire silence. Tel est le premier outil.
Faire silence pour le parlêtre, ce n’est pas se taire. C’est user autrement de la parole. En user de telle sorte que le silence puisse s’y faire entendre, que, par sa force énonciative, le dire puisse se fermer au dit, décliner l’interprétation, faire taire le désir de sens, et se présenter avec l’évidence d’une quasi-chose. Cette chose peut alors tendue à l’autre parlêtre suivant la logique du don-contre-don qui circule entre les un-e-s et les autres. Et cela, indépendamment de la logique du sens.
Au dire ne peut répondre alors que le silence qui l’avère sans en tirer de conclusions. Deligny invente un verbe pour désigner cette pratique nouvelle de la parole, vériter : « Vériter, c’est dire, et pas du tout la vérité, c’est dire et voilà tout... Mais il faut dire, ne serait-ce que pour ne pas admettre la vérité de ce qui se dit »20. Et notamment pas « la vérité de ce qui se dit » à propos de ces enfants, là. Plus qu’il ne le définit, Deligny illustre ce qu’il entend par « vériter » en légendant quelques-uns des épisodes les plus marquants de l’aventure du réseau.
Lors des premiers jours qui peuvent se dire à l’origine de ce qui s’est tramé, j’avais Janmari, autiste à côté de moi, à table, tout proche, à ma portée. Il s’agissait de manger et donc - au moins pour ce qui nous concerne de se nourrir. Il était à genoux sur sa chaise. La nourriture mise dans son assiette était palpée, flairée, jetée de moment en moment, de repas en repas, de jour en jour, à gestes vifs, décidés, péremptoires. Nous étions cinq autour de lui.
De cet événement, j’en ai bien souvent vérité ; à dire quoi ? Rien d’autre que ce que je viens d’écrire. Ceci dit, qui avait lieu en 1967, je le racontais en 1975. D’où l’évidence que, puisque Janmari était toujours là, vif et preste, manger était advenu. Cet événement était entré dans la légende, la nôtre. Ce récit ne veut rien dire ?
Il arrive qu’il tombe bien si j’en juge par le bruit qu’il fait en tombant ; il ne s’éparpille pas dans le contexte ; il ne se dissout pas non plus. A part ce récit-là, il y en a d’autres, qui s’égrènent éventuellement. Ils n’ont pas pris plus de sens qu’ils n’en avaient lors du premier dire. Ils sont vériter21.
Vériter cependant n’est pas donné. Pour vériter, il faut façonner un outil, se faire une langue. Deligny n’a de cesse de rappeler que sa « tentative » comme son « réseau » et les expérimentations cliniques qui en découlent reposent en dernière instance sur son projet inaugural d’« écrire ». Ou plus exactement d’« écrire à l’infinitif », infinitif qui signifie l’exclusion de ces deux points structuraux de la parole que sont le sujet et l’objet, l’expression de soi, et l’objectivation de l’autre. Comment apprendre à parler sans « se dire », sans s’impliquer dans sa parole sur l’enfant ? Comment apprendre à parler sans « en » parler de cet « enfant, là », et faire comme s’il était possible de se l’approprier par le discours ? Comment pratiquer l’écriture comme catharsis du discours ? L’écriture est pour Deligny la propédeutique à l’expérience clinique, à son inscription et à sa transmission. De nombreuses publications en témoignent dès l’après-guerre. Après-guerre déjà où ses écrits deviennent la bible des éducateurs. Après son départ dans les Cévennes, surtout, lorsqu’il s’installe avec Janmari dans sa maison de Graniers, au centre du territoire formé par les différentes aires de séjour où les membres du réseau vivent près des enfants autistes. L’écriture devient alors sa contribution majeure à la vie du réseau.
Pour décrire cette activité, Deligny se compare alors à ces chefs Urubu décrits par Pierre Clastres22 qui, à l’écart de tous, « radotent » sans but et sans auditoire. À la différence du père de la horde primitive fantasmé par Freud, le chef Urubu a certes plusieurs femmes mais celles-ci n’intéressent personne ; il ne possède rien en propre et il est tenu de donner tout ce qu’il possède pour satisfaire aux besoins des membres de la tribu ; et s’il est par définition, comme tout chef, celui qui parle, cette parole est marquée du signe de l’impuissance. Personne ne s’y intéresse. Il parle seul, à l’écart de tous, auteur d’une parole qui ne s’adresse à personne en particulier, que personne n’écoute et qu’il tient semble-t-il pour lui-même : « Il ne demande rien et n’interroge personne d’autre, il ne demande ni ne commande. Il parle et voilà tout ; langage de poète, dit Pierre Clastres, mots durs que personne d’autre ne prononce »23. De même, durant presque trente ans, Deligny écrit chaque jour seul, à l’écart du réseau, des milliers de pages qui ne sont lues par personne, même si la volonté opiniâtre de quelques proches24 est parvenue à en extraire et à composer la matière d’un certain nombre de recueils intitulés de son nom et qui sont aujourd’hui le legs de la « tentative ». « Il écrit et voilà tout », pourrait-on dire de lui, en écho à ce qu’il dit du chef Urubu. Écrivant, il façonne ces « mots durs » que ses textes « égrènent » : néologismes, comme « vériter », « liberter », taciter », « communer », mots repère, comme « le coutumier », « l’orné », « présences proches »… Mais également récits fondateurs, contes et légendes de la « tentative » ; langue locale dont l’idiosyncrasie permet de se passer de doctrine, et partant d’explications quant à ces enfants, à ce dont ils souffrent, à ce qu’ils ont, ou pas. Écrire, façonner ces mots durs, comme on taille la pierre, pour la débiter en cailloux, et pour qu’à l’occasion ils puissent bien tomber, et résonner sans pour autant expliquer, pour qu’ils puissent « vériter », « dire et voilà tout », c’est donner aux membres du réseau les outils pour un autre usage de la parole25, l’usage d’une langue qui se passe de commentaire, une langue purifiée de la fausse évidence selon laquelle pour aider ces enfants, là, il faudrait les comprendre et pour cela les faire parler.
Écrire à l’infinitif, vériter, donc pour lever cette hypothèque que la communication fait peser sur la parole. L’écriture et le vériter qui en découlent établissent un « parler » qui assure un lieu commun aux membres du réseau, une « micro-idéologie », comme Deligny le dit lui-même, qui permet le détachement quant à ce qu’on, les autres, en disent, qui surtout permet de nommer ce qui a lieu sans avoir besoin de certitude, de savoir ce qu’on dit. Les mots « durs » dont parle Deligny nomment, certes, mais ce nom, loin de passer dans la langue commune, se borne à épingler, sans les classer, un phénomène observé, une coïncidence, un fait inédit, et cela ponctuellement, de manière à ce que le nom n’opère pas comme réponse à l’inconnu mais qu’il vienne juste en pointer l’émergence, et sur la base de cet indice ouvre sur l’indicible qui enveloppe l’expérience de ces enfants. L’écriture de Deligny fait ainsi lever un silence salubre sur les attendus de l’expérience pour en aiguiser la dimension expérimentale. Au-delà de ce silence « technique », propre à la recherche, cette écriture qui égrène le dire, le désenchaîne du dit, ouvre un vide qui en accueillant la non-parole de ces enfants sert de cadre à ce qui, venant d’eux, ne « nous » parle pas – » nous » désignant la communauté des parlêtres. Cette pratique faite de nominations énigmatiques et pourtant précises, comme autant de signaux qui désignent sans qualifier, sans signifier plus qu’un strict référent, permet aux membres du réseau de parler l’expérience sans pour autant prétendre la comprendre, et savoir ce qu’ils disent. Les mots « durs » « tacitent » pour reprendre un verbe inventé par Deligny. Ils permettent à la parole de taire positivement ce qu’elle ne saurait dire suivant le précepte de Wittgenstein : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut se taire »26. Ils permettent ainsi de ne pas céder à l’illusion de « comprendre alors qu’il faudrait respecter l’écart, et donc étranger »27.
Si elle est étayée par une position politique autant qu’historique quant au silence qu’il s’agit de respecter, la clinique de Deligny ne repose pas, comme on l’a parfois cru, sur une règle de silence ni sur une morale du silence. La bande sonore des films tournés sous son inspiration, Le moindre geste, Ce gamin, là ou Projet N, l’indique assez. Les compagnons du réseau ne parlent pas aux enfants auprès desquels ils vivent, certes, mais le territoire qu’ils construisent n’en est pas moins – et peut-être même d’autant plus – un territoire puissamment sonore, traversé à la fois par les bruits de la civilisation, ceux de la nature et de la vie animale, les cris et les modulations des enfants mutiques, et par les sons qu’en fonction des activités, les jeunes adultes produisent pour ponctuer, rythmer le quotidien à l’aide de différents appareils de percussion, instruments de musique, objets de la vie quotidienne, ou battements de mains. De son côté, Deligny n’a cessé sa vie durant de s’adresser aux parents qui rendent visite à leurs enfants, ainsi qu’aux observateurs nombreux de sa tentative, alliés ou adversaires : psychiatres, psychologues, analystes, philosophes, éducateurs qui viennent lui rendre visite dans la foulée de la pensée libertaire de l’après-soixante-huit. À côté de la langue locale, le vériter, il ne se dérobe pas aux sollicitations, qu’elles viennent du monde de l’art, de la scène intellectuelle, des journalistes.
L’ascèse imposée par l’écriture de Deligny – » écrire à l’infinitif » – le type de parole qu’elle engendre, – « vériter » –, assoit la clinique sur une double abstention. Ne pas s’adresser à l’enfant et ne pas en parler, de cet enfant, comme si nous avions à faire à une personne dotée d’une identité « comme » nous. Autrement dit : ne pas dénier que cet enfant habite un autre espace-temps que l’espace-temps social, qu’en ce sens il ne « nous » voit pas. Non pas qu’il ne puisse nous percevoir, individuellement, mais le lien entre les individus, ce commun créé par le lien de parole, par la langue, et qui fonde nos comportements, en revanche lui échappe. Il ne le sent pas. Et en ce sens, il ne « nous » sent pas. Il n’éprouve pas, si émus, ou attentifs que « nous puissions être », comme le dit Deligny, le lien créé entre les sujets parlants par la reconnaissance d’une condition commune. De même, car la proposition s’inverse, « nous », sujets parlants, nous ne le percevons pas davantage. Nous ne percevons pas de quoi est fait le lien qu’il tisse avec son environnement par ses déplacements, ses mouvements, ses gestes, par les tracés dont il « orne » l’espace-temps de manière à chaque fois singulière, radicalement propre à chacun de ces enfants, là.
Le silence de l’agir
L’ascèse de parole observée par Deligny et ses compagnons ne cherche pas à compenser ce manque d’empathie. Au contraire, elle creuse l’écart, la distance dans laquelle il devient possible d’« étranger » l’infans qu’est l’enfant autiste, de prendre en considération l’altérité qui est le corollaire de son mutisme, et d’envisager sérieusement ceci que, contrairement aux apparences, celles et ceux qui cherchent à les aider ne les voient pas plus qu’eux-mêmes ne sont visibles aux yeux des enfants. Entre eux et nous, en effet, le miroir de la représentation est brisé. Pas de langue commune, pas d’imaginaire commun. Pas d’évidences sensibles si ce n’est la manifestation chez eux d’une souffrance parfois extrême qui les pousse à l’autodestruction. Mais parfois aussi d’une jouissance évidente qui les enferme dans la stéréotypie. En dehors de ces extrêmes, et à défaut de pouvoir comprendre ce qu’ils éprouvent, comment connaître ce que les enfants perçoivent ? Comment analyser les perceptions qui animent leurs agissements ? Et plus fondamentalement encore, comment accueillir leur silence ? Car le silence d’enfants muets, exclus de l’assujettissement à la langue qui est la condition commune des sujets parlants, n’a rien à voir avec le silence de ces sujets parlants. C’est d’un autre silence qu’il s’agit, un silence qui ne présuppose pas la parole qui « nous » constitue, nous sujets parlants. Indépendamment de la question des causes de l’autisme, que Deligny élude (sans l’ignorer) parce que la réparation de ces enfants n’est pas son objet, ce silence est une condition, et non un effet produit comme peut l’être le silence des compagnons de Deligny. C’est pour ces enfants une condition de vie. C’est, indépendamment de ses implications sociales, et de la douleur qui en résulte pour eux et pour leurs proches, un mode d’articulation du milieu que, comme tout vivant, ils ont construit pour vivre. Comment donc accueillir ce silence qui n’est ni pathologique, ni normal, mais la manifestation d’une forme de vie ? Comment même l’entendre ? Au-delà de la clinique de l’autisme, nous sommes là au cœur de la question clinique elle-même, laquelle implique l’accueil de la singularité absolue de chacun. À ceci près que cet accueil est, concernant les sujets parlants, médiatisé par la société, la civilisation, ou la culture, là où dans le cas des enfants autistes, cette médiation est pour nous introuvable, sauf par accident, lorsque le milieu créé par la vie en présence proche permet que nos chemins, les leurs et les nôtres, se croisent. Il s’agit donc d’entendre ce dont les sujets parlants ne savent rien. Ce dont plutôt ils croient ne rien connaître. De l’entendre, ou plutôt de le voir car ce silence, comme Deligny et ses compagnons le découvriront au fil de leurs enregistrements, s’expose en images.
Alors qu’ils sont confrontés à l’altérité radicale de ces enfants humains immunisés contre ce qui ferait d’eux des sujets, le pari de Deligny et de ses compagnons sera de devenir perméables à cet autre silence en le mettant en relation avec les agissements des enfants, en l’inscrivant dans le régime général de leurs actions. Car, comme les enregistrements de la vie sur le territoire des Cévennes le montrent, ces enfants agissent, ils ne cessent même d’agir, voire d’agir techniquement, à l’aide d’outils, même si ces agissements ne nous semblent pris dans aucune intention finalisée. Ils agissent, sans pour autant faire quelque chose, ils ne produisent rien, si ce n’est par hasard ou parce qu’ils sont impliqués dans des cycles d’activités conduits par les adultes (laver la vaisselle, fabriquer le pain, couper du bois, partir en pique-nique…). Deligny invente pour dire ces agissements un « mot dur » : l’« agir », forme nominale de l’infinitif homonyme, qui dit ce que ces activités ont d’intransitif, sans objet ni sujet. Ces agirs ont lieu en effet très loin de ce qu’on pourrait nommer la civilisation : ils sont exempts de toute volonté de faire en fonction de critères d’utilité, d’efficacité, voire de beauté donnés. Ils exposent une chorégraphie de gestes indéchiffrables, mais orientés manifestement par quelques repères. Parfois même ils coïncident avec les gestes de tel ou tel autre habitant du territoire. Tout insensés qu’ils paraissent, ils n’en ont pas moins lieu : là. Et ce « là » leur donne sens à nos yeux. La question alors devient : et si ces enfants ne parlaient pas, de la même manière qu’ils ne font pas ceci ou cela ? Autrement dit : et si leur silence faisait partie de leurs « agirs » ? Et si, en faisant l’impasse sur la communication par signes, ce silence les portait à d’autres interactions avec l’environnement que celles qui déterminent la quasi-totalité de nos actions de sujets parlants : l’action sur le monde, les autres, nous-mêmes dans le but de transformer notre condition ? Et si, bien qu’ils ne semblent pas avoir de buts reconnaissables, ces enfants ne cessaient, au fil de leurs évolutions sur le territoire, de chercher un chemin jusqu’à leur environnement, un lien à cet environnement et donc à « nous », sujets parlants, un lien que « nous » ignorons et ce faisant menaçons, voire détruisons ?
Accueillir leur silence c’est donc bien davantage que simplement en tenir compte, ne pas chercher à le parler, ni à le faire parler, voire le respecter. C’est considérer ce silence comme une des modalités de ces agirs, de ces tentatives que les enfants font pour sortir de leur isolement, et échapper à la stéréotypie qui les immobilise dans l’espace, voire à l’immobilité qui les pétrifie, adossés à un mur, accrochés à un poteau. Une fois en effet que l’enfant autiste quitte la paroi qui lui sert d’enveloppe, de contenant protecteur, une fois lancé dans le circuit des agirs, qu’observe-t-on ? Que sa vie s’exprime en mouvements, en déplacements dans l’espace. Certes, la plupart de ces gestes obéissent au régime de la vie coutumière du réseau, des activités prescrites par le quotidien, et la survie du groupe. Mais d’autres, inédits, impromptus, imprévisibles révèlent qu’il y a bien « là » perception singulière de quelque chose que les sujets parlants ne perçoivent pas, qu’ils ne se représentent pas, et qui peut-être n’est pas de l’ordre du représentable. Un percept auquel par conséquent ces enfants non parlants ont accès par un autre chemin que la grille notionnelle qui ancre les perceptions des sujets parlants dans le champ de la représentation. Dans la philosophie occidentale moderne, le chemin de l’action à la perception a été longtemps réduit au mécanisme de la prise de conscience et à la connaissance via la théorie classique de la figure chez Descartes ou la théorie du schématisme kantien. La métaphysique moderne du sujet connaissant a ainsi pris le risque de forclore ce qui est le soubassement de la connaissance : le geste qui porte à la connaissance, l’articulation psychomotrice entre l’acte et la pensée. Avant la perception, en effet, il est nécessaire qu’au plan du sensorium, l’accueil actif de la sensation engage le corps dans le monde, que la connexion ait lieu entre l’individu et son environnement, que le tact, cette première modalité de la connaissance, conduise au mouvement. L’articulation entre la dimension haptique du tact et la dimension phorique de la posture28 est la condition pour que le corps vivant ait accès au monde en y ouvrant un espace orienté où il puisse prendre position.
À dire vrai, cette philosophie occidentale qui s’est construite sur la question du sujet de la connaissance a pour une grande part forclos cette dimension exploratrice qui fait du geste une modalité fondamentale de la connaissance via l’orientation de l’attention. Ce lien par lequel le geste donne forme à l’espace perçu, habité, par ce corps vivant, est aussi puissant que les noms qui chez les sujets parlants circonscrivent et identifient le monde perçu. Toute la question est alors de se donner les moyens d’observer l’espace défini par les « agirs » de ces enfants. Des agirs qui ne font rien d’objectivable29, si ce n’est par hasard, mais qui par leur agilité, leur précision, leur rythme, témoignent de cette autre communication existant entre eux et l’environnement. Accueillir leur silence revient ainsi à accueillir cette communication silencieuse qui passe ailleurs que par la langue et qu’il convient donc de décrire par d’autres moyens. C’est pourquoi, au-delà du travail de pointage opéré par la nomination via les mots durs, le réseau se livre à un travail d’enregistrement quasi permanent des agirs des enfants, en tournant des images, ou en traçant des cartes. Ils parviennent ainsi à repérer l’espace invisible que les enfants partagent et la manière dont certains de leurs comportements de sujets parlants y prennent place. Au silence propédeutique ouvert par la pratique infinitive de l’écriture pratiquée par Deligny répond alors un autre silence : le silence que produit, à leur insu, chez les membres du réseau, ce travail d’enregistrement. Ce travail, les pratiques singulières qu’il engage, sont conçues et orchestrées par Deligny qui y investit son génie de bricoleur sans y prendre part personnellement. Déléguant cette tâche aux jeunes adultes qui l’accompagnent, il ne cessera à partir des années 70 de chercher à nommer ces pratiques et ce que la déconstruction des pratiques usuelles de représentation visuelle peut produire de désubjectivation, et donc de silence, chez ceux qui s’y impliquent.
Le silence des traces
C’est d’un autre silence dont il s’agit désormais. Après les silences de l’histoire, le silence permis par l’écriture de Deligny, et la relation silencieuse des enfants au monde, il y a cette marge également silencieuse produite chez les permanents du réseau par des pratiques d’enregistrement qui sont la base continue de leur travail auprès des enfants. D’un côté, le « camérer », mot dur que Deligny façonne pour distinguer cette pratique de la caméra de la pratique cinématographique, celle qui vise à produire des films. De l’autre, l’activité cartographique, qui consiste à tracer à la main et de mémoire les déplacements et les gestes des enfants sur des fonds de cartes représentant telle ou telle portion du territoire des Cévennes30. Durant trente années, des images sont tournées, des cartes sont tracées, de manière quasi permanente, autrement dit « coutumière ». Non par des professionnels, des techniciens, mais par ceux qui vivent là, permanents ou proches de la « tentative ». Tourner des images, tracer des cartes font partie des gestes quotidiens31.
Ces pratiques structurent la vie du réseau. Elles ancrent la tentative « là » : « là » où les adultes sont proches des enfants, même s’ils ne le savent pas. Pourtant, en ce « là » où ces adultes ne voient rien de leurs propres yeux, ce « là » impossible à imaginer, la pratique des images et des cartes pose l’hypothèse d’un cadre, et que dans ce cadre il y a quelque chose à voir. Images et cartes incarnent le terrain à explorer. Elles y transportent ceux qui, permanents de la tentative, vivent de manière non moins permanente l’écart structurel entre eux-mêmes, adultes parlants, et les enfants autistes. Découvrant aux yeux de ceux-là qui les tournent ou qui les tracent la matérialité énigmatique de la vie des enfants, ces pratiques leur permettent de vivre proches des enfants sans pour autant indexer leur action sur la représentation de ce qui motiverait ces enfants ou de ce qui les guérirait. L’écart entre enfants non parlants et adultes parlants y demeure manifeste. Mais désormais, cet écart peut être expérimenté sans être ni intériorisé, ni subjectivé. Images et cartes s’en chargent. Comment ? Je l’indiquerai ici brièvement.
Deligny a mis au point entre 1967 et le début des années 80 une pratique double dont les éléments – images tournées et cartes tracées – s’engrènent suivant une logique de déchiffrement. Cette double pratique, il la conçoit, il ne la met pas en œuvre, trop soucieux qu’il est de ne pas y projeter sa « patte », au risque de faire modèle pour ceux qui l’assument, les permanents de la tentative. Deligny ne tourne pas d’images, il ne réalise pas les films. Il ne trace pas de cartes. Il met en place des manières de faire des images ou de tracer des cartes à propos desquelles on aurait peine à parler de méthodologies, tant le hasard y est de la partie. La première de ces pratiques consiste à produire des images pour voir ce qu’un sujet parlant ne voit pas à l’œil nu, parce que son œil n’est jamais « nu », que cet œil est toujours dressé au désir de reconnaître ce qu’il saisit, au projet de lui trouver des ressemblances, à l’intention d’inscrire sa vision au régime de la représentation. Autant que sa pensée, sa vision est appareillée par la langue. Pour tromper cette intention, Deligny choisit, pour filmer la vie auprès des enfants, des non professionnels, incapables de prévoir avec certitude le résultat de ce qu’ils font et pour qui, de ce fait, l’outil-caméra est moins un instrument qu’une prothèse d’œil ou de main. Cette prothèse gauchit leurs gestes, leurs déplacements dans l’espace. Elle introduit dans ces gestes, ces déplacements, une maladresse qui recrée la relation d’inconnu, seule apte à saisir le réel au-delà de la réalité reconnaissable. Le réel « qui crève les yeux », comme on dit. Ces images de réel, qu’aucun imaginaire ne peut imaginer, nous les trouvons aujourd’hui incrustées dans les images montées par d’autres que Deligny en vue des films comme Le moindre geste, ou Ce gamin, là. Elles mettent sous les yeux des adultes des phénomènes aussi étonnants qu’un enfant allongé sur une pierre et absorbé des heures par les reflets de la lumière dans l’eau de la rivière sans que l’on puisse savoir ni ce que cet enfant y trouve, ni ce qu’il en est de la présence dont sa transe immobile est comme la célébration.
Regardées très régulièrement ces images ouvrent sur l’inconnu de ce « là » où il arrive que parfois les trajectoires des enfants croisent celles des adultes. Elles servent de prolégomènes à une seconde pratique. Celle-là consiste pour les jeunes adultes qui vivent quotidiennement en charge de quelques enfants sur les « aires de séjour » qui ponctuent le territoire32 à tracer de mémoire, une fois la journée finie, les itinéraires, les gestes de tel enfant, parfois mêmes les rencontres entre les enfants au cours des activités qui rythment le quotidien. Chaque « cartographe » fait son propre fond de carte en fonction de l’aire qu’il a dressée, et de ses préférences esthétiques, et soir après soir dans certains cas, de manière plus espacée dans d’autres cas, il ou elle se livre à cette activité de se souvenir, crayon à la main – comme on le voit dans Ce gamin, là – de ce qui s’inscrit en lui, corporellement, jour après jour, de la vie auprès des enfants. Issues de cette mémoire physique qui conjugue la main et l’œil, ces « cartes » sont toutes différentes, en fonction de celui ou celle qui l’a réalisée mais également en fonction de ce qui a orienté son attention sans que parfois il s’en soit aperçu au temps t.
Les cartes de Deligny constituent ainsi un cas particulier de ce que nous appellerions aujourd’hui « cartographie sensible » : une cartographie dont les coordonnées relèvent non de l’objectivité reconnue de tel ou tel territoire existant, mais de l’expérience sensible de ce qui a fait ou fait territoire en fonction des traces qui s’en sont inscrites dans le corps et dans la mémoire de chacun. Ces cartes tracées parfois sur de très longues durées sont souvent exécutées sur des calques qui, placés ensuite en regard les uns des autres sur le même fond, permettent de constater l’évolution du comportement de tel ou tel enfant. Elles témoignent ainsi de la manière dont ses trajectoires viennent peu à peu croiser celles des adultes en l’inscrivant ainsi dans le registre du lien. Elles révèlent ainsi un lien qui n’est pas tissé de mots mais de silences.
De ces pratiques d’enregistrement, je n’analyserai ici que la manière dont ils libèrent chez les sujets parlants que sont les membres du réseau une qualité de silence qui, pour les enfants, fait présence et proximité33. Qu’il s’agisse du tournage des images ou du tracer des cartes, le principe est à chaque fois le même : il s’agit de désarticuler chez l’opérateur le geste et la parole, ce qui associe une technique acquise – tourner des images, cartographier –, autrement dit un corps dressé pour produire des cartes et tourner des images, et la représentation de ce qu’il s’agirait de produire, monstration et description à la fois. Il s’agit donc de perturber l’action de « donner à voir » en assignant aux techniques reçues d’autres fonctions que celles qui visent à montrer ou/et à décrire. Ne disposant pas de techniques acquises, ou de manière purement amateure, n’ayant aucune idée de ce qu’il y aurait à voir et à montrer, celles et ceux qui tournent et qui tracent produisent effectivement, comme on le voit aux films et aux cartes produits sur le territoire, des images ou des cartes qui ouvrent des points de vue « incroyables » sur les agirs des enfants. Images aussi dépaysantes que le sont les agissements des enfants et cartes dont les repères échappent aux adultes qui les ont faites. Les unes et les autres découvrent pourtant des points de rencontre entre les enfants et les adultes, des points de passage donc entre « eux » et « nous », foyers d’un territoire qui évolue de carte en carte. Pour opérer cette déconnexion du geste dressé pour produire et de la parole qui nomme l’objet à produire, Deligny imagine d’inscrire autrement l’activité dans le corps dressé, le corps-instrument dont Marcel Mauss parle dans son essai Les Techniques du corps, le corps dont les sociétés humaines dotent les individus par l’éducation. Il propose à ce corps-instrument un autre usage de l’outil de manière à le faire fonctionner autrement qu’en suivant ses habitudes, et de sorte que ce corps confronté à de nouvelles sensations habite autrement le monde, y ouvre d’autres espaces et y prenne autrement position. Un autre usage c’est-à-dire une autre idée. Débaptisant l’usage de la caméra de la pratique du cinéma, Deligny conçoit le « camérer » (et non le filmer) comme une pratique qui vise à faire de la caméra une prothèse de l’œil. Déconnectant l’activité cartographique de la vue d’avion, il la réinscrit dans le corps du cartographe d’occasion en la transformant en pratique de la mémoire.
Je ne reviens pas sur ces pratiques que j’ai décrites et analysées ailleurs. Ce qui m’intéresse ici est de noter qu’en décrochant l’acte de l’idée du résultat à produire, le faire de la chose à faire, Deligny coupe l’acte de l’intention. Qu’il s’agisse du filmer ou du cartographier, il en est d’eux comme de l’écrire à l’infinitif. Ils réinventent le geste de faire des images ou des cartes par un usage de l’outil découplé de sa finalité représentative, ou de l’intention de montrer ce qui a lieu, ce que l’on voit, qu’il s’agisse des manières des enfants ou du territoire de l’expérience. Dans le cas des images tournées et des cartes, Deligny et ses compagnons font de cet outil – caméra ou crayon – le contraire d’un instrument mis au service d’une intention laquelle est nécessairement articulée par la langue. L’outil devient la prothèse d’un corps animé par une attention sans objet, attention à la fois vide et intense à ce qui a lieu, au sens strict, à ce qui, coupé de toute interprétation, advient. Un corps qui, à l’aveugle, se met au service de ces outils, caméra ou crayon, pour laisser émerger sous forme d’images ou de traits un monde inconnu dont les seuls repères sensibles sont liés soit au rythme des déplacements simultanés des adultes et des enfants sur le territoire, soit au hasard des coïncidences qui tissent ensemble la vie de ces humains, les uns parlants, les autres non. Désamorçant le moteur représentatif qui conduit l’activité humaine, les techniques d’écriture filmique et graphique mises au point par Deligny et ses compagnons mettent en jeu un autre corps, d’autres mouvements que ne le font les pratiques usuelles du cinéma et de la cartographie. Elles articulent ce corps autrement que par la volonté de représenter ce qui a lieu, ce que l’on voit, ce que l’on sait. Loin de la langue.
Deligny propose à ceux qui travaillent avec lui d’expérimenter un décrochage du geste et de la parole supposée motiver ce geste et donc possiblement le nommer ; ou du moins le rendre nommable. Que montrent ces images ? Ces cartes ? Personne ne le sait… et de cette inconnue, naît le silence qui accompagne comme une ombre les permanents du réseau. Par ces pratiques d’enregistrement déroutées de leur finalité reçue, ils ont en effet réouvert en eux l’écart entre le faire et l’agir, entre le « faire pour » et « l’agir là », ils sont devenus sans le savoir les agents d’un mutisme dont ils ne savent rien. Ils « tacitent ». Ces pratiques d’enregistrement libèrent ainsi les jeunes gens d’« eux-mêmes », de ce même que soi que la société et la civilisation leur commandent d’« être » et d’exprimer. Elles altèrent profondément leur présence de sorte qu’ils ou elles deviennent capables d’offrir aux enfants une qualité très spéciale de proximité que Deligny compare à une ombre : « l’ombre de ces personne-en-personne, l’ombre quasiment imperceptible, ce petit truc décalé par rapport avec (sic) la personne qui est aux prises avec le monde comme il est, avec ce qu’il faut faire pour… ». Une ombre comme, dit-il encore, une « petite marge d’a-personnalité, d’a-personne qui est prête qui est proposée à ces enfants, là »34. Cette ombre qu’ils portent sans le savoir à proprement parler, sans se le dire, est silence. Les pratiques d’enregistrement mises au point par Deligny depuis la Grande Cordée et pensées par lui au fur et à mesure que sa « tentative » se développe, creusent ainsi chez celles et ceux qui les mettent en œuvre une absence à soi, une ombre à l’abri de laquelle les enfants peuvent se protéger des effets aveuglants des discours tenus sur eux. Puissamment incarné, tangible, ce silence les transforme en « présences proches » des enfants. Il ouvre en elles/eux un écart, l’écart entre le soi et le même, l’écart de la division subjective diraient les psychanalystes, celui qui les fait « sujets » à la langue.
Ce n’est pourtant pas en ce sens – psychanalytique – que je souhaite ici entendre cet écart, mais bien plutôt, suivant la voie ouverte par Deligny, comme l’écart entre les sujets parlants qu’ils sont et cet humain d’espèce dont les enfants autistes rappellent par leurs gestes, leurs trajectoires, leurs agirs et leur silence, la présence fossile en chacun de nous. Non pas que ces enfants témoignent de la persistance de cette humanité d’espèce elle-même, tel un mythique homme de Cromagnon dont ils assureraient la permanence parmi les hommes civilisés. Ce dont leur présence au monde témoigne selon Deligny, qui s’accorde ici avec les vues de Leroi-Gourhan, c’est de la persistance inscrite dans nos gestes, si élaborés puissent-ils être, de la relation de l’homme historique, l’homme armé de prothèses (re)productives et mémorielles avec le corps de l’homo sapiens, ce corps qui malgré les progrès techniques et technologique demeure le berceau de nos actions si loin que ces actions nous transportent par rapport à l’univers des premiers sapiens. Devenir proches de ces enfants, leur offrir une présence qui ne les « noierait pas sous le symbolique », c’est parvenir à laisser transpirer hors de soi quelque chose de ce corps fossile en « nous », inconnu de « nous », « nous » sujets parlants, et qui pourtant continue d’articuler en nous le geste et la parole35.