Bien qu’occupant une place d’importance au cœur des problématiques propres à l’anthropologie1 et, plus largement, au sein des études de genre, la question du travail du sexe semble ne pas avoir été couverte en son ensemble et une part des rapports existants à travers ces pratiques a été négligée par la recherche.
En parcourant les travaux des socio-anthropologues s’étant intéressés de près à ce type d’interactions sociales, on constate que la plupart d’entre eux visent à enrichir, en premier lieu, le débat intra-féministe qui oppose l’abolitionnisme – souhaitant mettre un terme à ces activités – aux « pro-sexe » – dont l’objectif est de défendre le droit à exercer des travailleuses et travailleurs du sexe. Le premier mouvement soutient que le travail du sexe découlerait d’un rapport de classe au sein duquel les hommes, ayant un accès privilégié aux ressources, assujettiraient les femmes, alors contraintes d’user de leur sexualité pour accéder aux biens de ces derniers2. Dans cette perspective, ce métier ne constituerait jamais un choix, les personnes exerçant y étant contraintes du fait de leur situation sociale. Principalement portée par le féminisme matérialiste, cette analyse de la pratique s’est étendue à travers le monde et de nombreux états, comme c’est le cas de la France, ont adopté une réglementation visant à supprimer ces activités. Le second mouvement est apparu plus tard, concomitamment à l’essor d’un féminisme queer, apportant avec lui un nouveau discours sur la profession : cette dernière, dès lors qu’elle n’est pas pratiquée sous la contrainte, devrait être pleinement considérée comme un travail permettant une certaine forme d’autonomie financière et assurant, par la même occasion, une pleine liberté du corps3. Plus à l’écoute des travailleuses et travailleurs du sexe qui ne veulent pas, pour la majorité, voir leur activité « abolie »4, ces féministes soutiennent que seule la reconnaissance et la dépénalisation de la pratique permettra une nette amélioration de leurs conditions de vie.
Ces intenses discussions ont alimenté la réflexion des spécialistes en sciences humaines et sociales, et ont participé à la création d’un nouveau champ d’étude, profondément clivant5. Cependant, et malgré l’attention particulière portée à ces interactions sociales, l’analyse demeure incomplète. En effet, les questionnements que soulèvent les métiers du sexe ont longtemps été traités sur un modèle binaire, hétérocentré et se basant sur le postulat que les acteurs et actrices sociaux impliqués sont, d’une part, une femme – la travailleuse du sexe – et, d’autre part, un homme – le client6. Ainsi, la littérature scientifique ayant fait la description du travail du sexe a eu tendance à occulter l’existence d’autres individus jouant pourtant également un rôle dans cette grande industrie : les hommes travailleurs du sexe et, de manière plus flagrante, les femmes consommatrices de services sexuels. Si, de nos jours, une documentation sur le travail du sexe masculin, même restreinte, a pu être proposée par l’anthropologie, les interactions qu’il implique ont été traitées, pour la majeure partie des cas, sous le prisme de l’homosexualité ; ne faisant qu’à de rares exceptions part de clientes.
Cette omission de la recherche, qui n’est certainement pas anodine, constitue ainsi le reflet d’une réalité sociale concrète. En effet, que ce soit dans la littérature de fiction, les arts du cinéma, les débats politiques, ou encore, dans notre langage, les représentations de femmes clientes de services sexuels restent proportionnellement moins nombreuses que celles mettant en scène la figure de « la prostituée » et celle de son client, masculin. Une part de ces interactions ainsi éclipsée, les métiers du sexe forment une sorte de toile composée de zones d’ombres et de lumières, dont les unes font exister les autres ; certaines aux yeux de tous, d’autres, dans l’obscurité. Les consommatrices de services sexuels demeurant ainsi dans l’ombre, il convient de se demander : qu’est-ce que l’occultation sociale de ces femmes dit-elle de nos normes sexuelles et de genre ? L’absence de travaux menés sur le sujet résulte-t-elle d’une difficulté de la recherche à approcher ce terrain particulier, ou bien, l’existence de ces « femmes désirantes »7 constitue-t-elle, en elle-même, une réalité indicible ?
La recherche sur laquelle s’appuie cet écrit vise ainsi à interroger la curieuse invisibilisation des clientes de services sexuels dans le cadre d’une étude appréhendant la perception sociale du travail du sexe en France et aux Pays-Bas8, et, de cette manière, étudier le cas de ces femmes qui existent mais dont on ne parle pas9. Ce travail en cours soulève de nombreuses réflexions, d’une part, théoriques, concernant le cadre juridique, politique et normatif au sein duquel s’exerce le travail du sexe et, d’autre part, empiriques, s’agissant des principes méthodologiques à appliquer sur ce type de sujet – qui comporte, comme nous le verrons, de nombreux défis heuristiques. Dans ce chantier de recherche, je tente ainsi de saisir et d’interpréter les manifestations de ce phénomène d’invisibilisation, à savoir la partie visible de l’invisible, grâce à des observations d’espaces virtuels et non-virtuels au sein desquels travailleurs et travailleuses du sexe proposent leurs prestations. Ces observations ont pu être articulées avec 19 entretiens déjà menés entre 2021 et 2024 auprès de femmes et d’hommes exerçant cette profession, pour la grande majorité en France10. Cependant, n’ayant pas pu m’entretenir avec des travailleuses du sexe proposant leurs prestations à une clientèle féminine, à ce stade de l’enquête, mon analyse se limite ici aux rapports existants entre professionnels du sexe – cisgenres – et clientes. En plus de ces rencontres officielles, d’autres entretiens ont été réalisés auprès d’organismes militants pour la santé et/ou le droit des travailleuses et travailleurs du sexe. Ces échanges ont également conduit, avec plus de difficultés encore, à de rares rencontres avec des consommatrices de services sexuels. En outre, la fréquentation de ces espaces a donné lieu à une diversité de conversations informelles avec différents acteurs et actrices de cette industrie, dont la parole a constitué la piste permettant de remonter la trace de ces femmes de l’ombre.
Ces premières années de terrain, semées d’obstacles, ont fait ressortir toute la complexité de l’étude des consommatrices de services sexuels. Le présent article a ainsi pour objectif de définir différents paramètres, à la fois théoriques et méthodologiques, qui rendent délicate la recherche autour de la question de la clientèle féminine. Il vise, ainsi, à la lumière d’une ethnographie menée sur les escort-boys et leurs clientes, à éclairer la rareté des écrits scientifiques disponibles en la matière. C’est en laissant entrevoir les rapports pouvant exister au cœur de cette part invisible des métiers du sexe que sont appréhendés les facteurs culturels qui participent à l’occultation scientifique de ces pratiques et, également, qu’est soulignée l’importance de nourrir l’anthropologie de ces thématiques.
Une première partie de ce texte reviendra donc sur le constat de la rareté des recherches menées autour de cet objet, discutant des effets de l’abolitionnisme sur nos représentations contemporaines du travail du sexe et dans les travaux en sciences sociales ; un second temps sera ensuite dédié aux difficultés méthodologiques propres à l’étude de la clientèle féminine de services sexuels, avec un retour sur l’approche empirique adoptée dans mon travail de thèse. Enfin, la troisième partie de cet écrit questionnera les problématiques de genre qui peuvent émerger de ce type d’étude, soulignant l’intérêt du sujet pour une approche plus complète des métiers du sexe.
Une absence dans la recherche qui interroge
Malgré la densité de la littérature scientifique disponible sur la question du travail du sexe, les clientes de services sexuels ne transparaissent qu’au travers d’un nombre particulièrement limité d’écrits, faisant, dans la plupart des cas, figures d’anecdotes et n’étant, à quelques exceptions près, pas traitées en tant qu’objet d’étude à part entière. Ces femmes n’existent, au sein de la science, que dans l’ombre des travaux faisant l’analyse des interactions entre travailleuses du sexe et clients, résonnant comme un écho lointain, et cela au point de mener jusqu’au doute de leur existence11.
Certaines anthropologues, comme c’est le cas de Marie-Louise Janssen et d’Alexandra Oliveira, chercheures néerlandaise et portugaise, ont bien remarqué cet étrange phénomène frappant les études de genre en sciences sociales. Ces dernières déclaraient, dans un article consacré à ce sujet : « Jusqu'à récemment, les clientes formaient un groupe de population sous-examiné et caché dans la plupart des recherches sur le travail du sexe [...]. Elles sont presque invisibles dans la littérature existante »12. L’argument récurrent visant à justifier l’absence d’études menées sur les clientes repose sur le fait que ces pratiques de femmes restent rares, voire extraordinaires, et qu’il est dès lors justifié que l’attention soit davantage portée sur les hommes qui adoptent ces comportements sexuels. Cet argumentaire avance l’idée d’une consommation féminine de services sexuels qui serait si exceptionnelle qu’elle ne nécessiterait pas, ou peu, d’approches anthropologiques, ce qui revient, en définitive, à la considérer comme inexistante. Cependant, ce raisonnement ne peut être recevable. D’une part, la simple présence des clientes sur le marché du sexe, aussi minime soit-elle, est fortement signifiante, révélatrice de rapports sociaux inexplorés, qu’il convient d’étudier13. Il a également été démontré au travers de quelques précieux travaux effectués à l’étranger que, bien que proportionnellement moins nombreuses, les femmes représentent désormais une part notable de la clientèle de services sexuels14. Ce postulat dévoile bien notre méconnaissance du sujet et, par conséquent, l’importance de mener de nouvelles recherches sur ces questions. Il apparaît ainsi que l’étude du travail du sexe ne peut se soustraire à un examen approfondi des pratiques de clientes, qui, elles aussi, sont bel et bien actrices au cœur des rapports sociaux qui découlent de ces activités. M.-L. Janssen et A. Oliveira identifient là un traitement scientifique partiel du sujet, dont l’impact n’est pas négligeable.
Ces récentes préoccupations quant au caractère hétéro- et androcentré des écrits sur la clientèle du travail du sexe, rapportées par des socio-anthropologues étrangères, n’ont eu que peu de résonance au sein de la recherche française. Cela nous amène à nous interroger sur le contexte académique au cœur duquel sont traitées les problématiques relatives à cette thématique. En effet, le cadre politique, juridique et scientifique local semble fortement influencé par la réflexion abolitionniste dont l’objectif premier, tel qu’évoqué en introduction, est la lutte contre l’exploitation sexuelle des femmes par les hommes et, ainsi, la cessation de toutes activités prostitutionnelles. Ce mouvement historique a profondément imprégné nos conceptions scientifiques de ces pratiques, représentant celles-ci comme une conséquence directe de la domination masculine et même, comme une démonstration extrême de cette oppression. De ce fait, les clientes, allant à l’encontre de ces relations de pouvoir entre hommes et femmes, sont rarement prises en compte dans l’analyse scientifique de ces interactions, menant, dès lors, à leur occultation comme sujets politiques. Ainsi, bien que les courants féministes qui ont émergé par la suite ont permis de nuancer le regard sur ces métiers, en relativisant, notamment, la nature des rapports sociaux au cœur du travail du sexe, l’histoire du traitement social et juridique de la pratique a eu un réel impact sur nos représentations contemporaines de ces interactions au sein des sciences humaines, participant à l’occultation de la figure de la cliente.
Certains travaux proposent, néanmoins, l’analyse de rapports économico-sexuels15 au cœur desquels des femmes rémunèrent les hommes avec lesquelles elles entretiennent des relations. De plus, la littérature scientifique a été alimentée de recherches ayant été réalisées autour de la notion de « tourisme sexuel féminin », mettant en scène des femmes qui, le temps de leurs vacances à l’étranger, partagent un moment intime avec de jeunes hommes locaux – moyennant quelques rétributions financières ou en nature16. Cependant, ce champ d’études, bien que proche de celui du travail du sexe, ne peut se substituer à l’étude locale de la consommation féminine de services sexuels. En effet, le tourisme sexuel est un phénomène complexe qui a été abordé de nombreuses façons, cela sans que l’on ne puisse s’accorder sur une bonne définition du sujet, les cas étant aussi divers que spécifiques. Ces interactions, dépeintes par les spécialistes de la question, renvoient à des échanges variés et culturellement situés ; aussi, saisir ces rapports sous une même qualification peut être fourvoyant17. De nombreux débats subsistent quant à la nature réelle des interactions sexuelles entre ces touristes et les hommes locaux qu’elles fréquentent sur les différents terrains. En effet, ces pratiques touristiques restent ambiguës et, bien que ces rencontres puissent mettre en jeu de forts rapports de pouvoir, il est difficile d’avancer que ces femmes, s’adonnant à une forme de sexualité touristique, puissent se livrer à une réelle « consommation » de services sexuels ; aussi, certaines de ces relations ont pu être qualifiées d’affectives, ou encore, de « romantiques »18. Ainsi, l’association du champ d’étude du tourisme sexuel et de celui du travail du sexe, tel qu’il est exercé et consommé localement en France, bien que mettant en perspective certaines notions communes, ne va pas de soi. Les femmes qui fréquentent des travailleurs du sexe « à domicile », et dont les pratiques s’inscrivent – avec plus ou moins de régularité – dans leur vie courante, font apparaître des problématiques distinctes de celles pouvant émerger d’une analyse de la sexualité de ces touristes, dont les rencontres transgressives peuvent constituer un effet de la rupture avec le quotidien occasionné par un voyage à l’étranger19. Le désir sexuel féminin, semble, dès lors, ne pouvoir être étudié que selon certaines conditions précises, offertes, entre autres, par l’expérience particulière du voyage. Ainsi, la consommation féminine – et locale – de services sexuels, dont les problématiques renvoient à une réalité cachée de la société française, et qui ne s’inscrit pas dans l’imaginaire scientifique du travail du sexe, est laissée pour compte.
L’attention portée à un groupe ou à un phénomène social tend, en effet, à amplifier, à déformer des faits et, surtout, jette l’ombre sur « ce qui n’est pas dit ». Cependant, si ce qui n’est pas dit semble, de prime abord, ne pas exister, ou alors de manière insignifiante pour la recherche en sciences sociales, c’est bien souvent tout l’inverse : la clientèle féminine de services sexuels contribue à l’existence des métiers du sexe et s’inscrit dans ces rapports. Son absence au sein de la recherche est, dès lors, révélatrice des relations de pouvoir qui structurent nos catégories sociales, car ce sont eux qui se nichent souvent sous les silences20. Bien entendu, traiter d’un sujet tel que celui-ci, fortement lié à des questions relatives à la sexualité et au désir féminin, implique certaines difficultés d’ordre méthodologique qui peuvent également expliquer la rareté des écrits scientifiques portant sur cet objet d’étude, alors que tout ce qui a trait à la sexualité et au désir masculin est mieux documenté. Par ailleurs, les chercheures M.-L. Janssen et A. Oliveira, ayant contribué à mettre en évidence cette absence, s’accordent sur le fait que l’observation de ces pratiques féminines est particulièrement délicate, soulignant la réticence des clientes à vouloir partager leur expérience21. Il convient alors de revenir sur les chemins à emprunter pour étudier ces relations discrètes, chemins qui tentent de contourner certaines impasses.
Sur la trace des clientes : difficultés de saisie de l’objet et approche méthodologique
Mener une étude sur le travail du sexe, notamment lorsqu’on ne connaît pas empiriquement ces activités, consiste, en premier lieu, à une forme d’initiation22. Il me fallait aussi, telle que le ferait une cliente, fréquenter certains espaces où peuvent être proposés des services sexuels. Mais pour cela, je devais d’abord parvenir à identifier les lieux où ces femmes vont à la rencontre de travailleurs du sexe. La pratique connaissant en France un double jugement, à la fois moral et juridique23, ces espaces de consommation sont particulièrement difficiles à circonscrire. Contrairement à certains lieux visités par les hommes consommateurs, les espaces où des services sexuels sont dispensés à une clientèle féminine ne sont pas de notoriété publique. Le recueil de données s’est ainsi révélé, dans un premier temps, plutôt complexe. Pratiquant diverses observations dans des quartiers réputés pour l’exercice de ces métiers, je ne parvenais pas à saisir d’interactions entre des femmes et des professionnels du sexe. C’est finalement en réorientant plus spécifiquement ma recherche vers l’escorting en ligne que je suis parvenue à observer la présence d’une clientèle féminine. Internet constitue l’espace de rencontre préféré des clientes, pour son caractère discret et plus sécurisé. Les lieux des rendez-vous entre escorts et clientes faisant suite à ces prises de contacts virtuelles sont localisés, d’après les participants de l’étude, chez l’escort, chez la cliente ou encore, à l’hôtel, rendant ces interactions plus discrètes. L’hôtel peut, lui aussi, favoriser une forme d’intimité : c’est un lieu anonyme, neutre mais sécurisé, composé de zones publiques – couloir, hall, accueil, restaurant – surveillées par le personnel de l’hôtel et les caméras, et de zones privées – chambres et salles de bain – à l’abri des regards. Il constitue dès lors un bon compromis pour ce type de rencontres, à bien des égards, transgressives24.
Toutes les plateformes d’escorting ne proposent pas de profils de travailleuses et travailleurs du sexe adressant leurs services à des femmes. Les sites mettent généralement en avant les annonces de travailleuses du sexe proposant leur expertise à des hommes, puis, d’autres, plus rares, de travailleurs du sexe dont les prestations sont également ouvertes aux hommes25. C’est grâce à la découverte d’un site en particulier, que j’appellerai ici « EscortingVirtuel », rassemblant un certain nombre de profils d’escort-boys26, dont une bonne partie exercent auprès de femmes, que j’ai pu lire les commentaires de clientes, explorer des catégories, mais également voir les demandes récurrentes. La fréquentation de ce site m’a permis de réaliser une estimation approximative du genre des professionnels en exercice. Ainsi, sur 11 724 profils d’escorts exerçant en France métropolitaine via cette plateforme27, 65,06 % se déclarent femmes, 29,84 % hommes et 5,09 % transgenres et/ou travestis28. Tout en restant ambigus, les escort-girls et les escort-transgenres visent en premier lieu une clientèle masculine. Du côté des escort-boys, bien qu’un certain nombre d’entre eux proposent leurs services à d’autres hommes, il semble bien que beaucoup de leurs annonces s’adressent exclusivement à des femmes29. Leur présence, assez importante, est alors indicative d’une demande féminine.
Ainsi, ce site a permis la mise en relation avec un certain nombre de professionnels proposant leur prestation à des femmes. L’objectif de ces prises de contact virtuelles était alors de mieux comprendre ces interactions spécifiques et, à terme, de parvenir rencontrer les différents acteurs de ces pratiques. Cette méthode a permis de réaliser des entretiens auprès de dix escort-boys cisgenres30 travaillant auprès d’une clientèle féminine ; aucune escort-girl n’ayant répondu à ma proposition31. Âgés de 18 à 44 ans lors de notre rencontre, ces professionnels ont une moyenne d’âge de 32 ans. Leur pratique de l’escorting diffère tant en ce qui concerne les services proposés que le temps consacré à cette activité. En effet, si le travail du sexe constitue une profession secondaire pour la majorité d’entre eux, deux des hommes de ce corpus d’entretien déclarent que l’escorting est leur activité principale et deux autres affirment y dédier une grande partie de leur temps, bien qu’ils aient d’autres sources de revenus. Si chacun d’entre eux exerçait depuis plusieurs mois au moment de notre rencontre, ces échanges ne m'ont pas permis d’évaluer avec précision la proportion de la demande, celle-ci étant tout à fait variable d’un professionnel à un autre. Gabin32, escort de 44 ans, affirme : « Soyons très honnêtes, ça reste vraiment un petit job d’appoint. On n’a pas énormément de clientèle. C’est là où c’est un peu compliqué. On ne peut pas compter sur ça. »33. Pour ce dernier, les demandes sont rares et ce travail ne peut se substituer à son activité professionnelle principale. Cependant, pour d’autres, comme Emmanuel, 18 ans, l’escorting constitue la source majeure de ses revenus.
Il y a une abondance de personnes qui me contactent, par exemple... [...] de base, on va recevoir, à peu près, un message par semaine, ou un message toutes les deux semaines. Quelque chose comme ça. Dans mon cas, je vais recevoir un message tous les deux [ou] trois jours.34
Emmanuel déclare être davantage sollicité que certains de ses collègues, succès qu’il doit, selon lui, à son âge. Ce postulat reste, toutefois, à nuancer car, bien que les entretiens menés par la suite aient révélé que les professionnels plus jeunes avaient en moyenne plus de demandes, un autre escort du corpus, âgé, tout comme Gabin, d’une quarantaine d’années, compte parmi les plus actifs de ses collègues, pouvant rendre visite à plusieurs femmes par jour. Ainsi, l'âge ne constitue pas l’unique critère de sélection des clientes. Outre le succès variable que peuvent connaître ces professionnels de par leur profil, il apparaît que la demande féminine est généralement fluctuante, un phénomène qui semble également s’accentuer selon la ville d’exercice de l’escort. Mathis, âgé d’une trentaine d'années, est spécialisé dans la pratique du BDSM (Bondage Domination Sado-Masochisme)35, et sa clientèle le contacte généralement dans ce cadre. Il affirme que la demande n’est pas toujours égale d’un mois à l’autre.
L.M. : Et alors tu dirais que c’est quoi la fréquence ? Parce que du coup il y a toute cette sélection que toi tu fais, le fait que ces personnes te contactent pour des choses spécifiques [du BDSM], mais alors, tu dirais que ça fait combien de personnes par mois à peu près ?
Mathis : On va pas parler par mois parce qu’en fait, ça dépend. C’est vraiment par périodes. C’est des périodes. Des fois t’en as… Je sais pas… dix par semaine qui t’appellent. Et des fois t’en as pas pendant deux [ou] trois mois. C’est vraiment par périodes. Et c’est vachement plus accentué ici [à Toulouse] d’ailleurs. Parce que sur Paris, ça brasse énormément de monde [...].36
Bien que la plupart de ses clientes contactent Mathis pour son expertise dans le milieu du BDSM, rendant sa clientèle plus spécifique, certaines périodes sont très intenses pour l’escort qui refuse parfois des propositions. La ville d’exercice des professionnels semble également être un facteur de variabilité de la demande, Paris accueillant également un nombre non-négligeable de clientes étrangères. Ainsi, si certains de ces travailleurs du sexe n’ont que quelques clientes régulières, d’autres reçoivent plusieurs nouvelles demandes chaque semaine ; ceci donc selon l’âge, le profil, la spécialisation et le lieu d’exercice.
Ces rencontres ont permis de dresser quelques portraits récurrents de clientes ; certains profils et motifs de consommation se dégageant du discours de ces escorts. Il ressort ainsi que les clientes de services sexuels ne s’inscrivent pas toutes dans une même catégorie d’âge, la demande venant aussi bien de femmes dans la vingtaine que dans la soixantaine. Cependant, il est possible d’établir une moyenne se situant entre 45 et 55 ans car une majorité des clientes de ces travailleurs du sexe entrent dans cette tranche d’âge. Bien que les femmes rencontrées au cours de cette étude connaissent une certaine stabilité financière, il transparaît du discours des escorts que leurs clientes ne disposent pas toutes de grandes ressources économiques, certaines ayant épargné sur une longue période pour pouvoir accéder à leurs services. Une part importante de ces femmes sont engagées dans une relation sérieuse ou sont mariées – approximativement 40 % selon l’escort le plus actif. Certaines sont divorcées ou encore ont perdu leur partenaire. Quelques-unes des clientes célibataires consultent les escorts car elles ne souhaitent précisément pas s’engager dans une relation plus conforme, n’en ayant pas le temps ou n’en ressentant pas l’envie. À travers les récits individuels des escort-boys du corpus d’entretien apparaît le profil de femmes entretenant un rapport « complexe » avec leur féminité, que cela soit lié à leur sexualité, à leur âge, à leur vie sentimentale, ou encore, au regard qu’elles portent à leur corps.
Le plus souvent, ce sont des femmes qui ont un manque de confiance en elles. Y’en a pas mal qui ont mis de côté… cette partie d’elles, en tant que femme, de leur sexualité. Qui se sont oubliées. Ou [qui se sont] oubliées dans un célibat, parfois. Et au point d’être honteuses par rapport à ça et de se fermer sexuellement. Ou aussi, dans des vies de couple où leur féminité n'a pas été valorisée, où la sexualité n'est pas la hauteur…37
Le regard psychologisant que portent les escort-boys sur les pratiques féminines d’accès aux services sexuels soulèvent de nombreuses problématiques identitaires et de genre nous interrogeant sur le vécu réel de ces femmes et leur rapport, plus ou moins assumé, à une sexualité faisant l’objet d’une transaction monétaire. Ainsi, dans le but d’en apprendre davantage sur ces activités, et avec l’objectif de parvenir à interpréter le ressenti individuel des clientes, j’ai souhaité recueillir la parole de ces dernières. Cette étape s’est révélée, dans les faits, très délicate.
Afin de parvenir à rencontrer des clientes de prestations sexuelles, j’ai entrepris de passer par un tiers – un travailleur du sexe ayant accepté de participer à cette étude – qui incarne un intermédiaire de confiance pour ces femmes, au courant de leurs pratiques et qui conserve le secret de leurs relations. Du côté des travailleurs du sexe rencontrés en entretien, la plupart ont accepté de demander à une ou à plusieurs de leurs clientes si elles consentiraient à prendre part à la recherche – cela tout en doutant fortement que leur réponse soit positive. Et, en effet, les retours des escorts demeurent, bien souvent, négatifs. Ils évoquent la forte réticence de ces femmes à parler de leur recours à l’escorting, qu’ils décrivent comme un véritable « tabou ». Le refus des clientes de participer à l’enquête, constituant une impasse, est ainsi à l’origine d’importantes difficultés méthodologiques, en même temps qu’un résultat tangible de mon enquête : une des raisons expliquant le fait que cette pratique n’existe pas ou peu socialement est le désir des femmes de la garder secrète. Cette difficulté est-elle propre à l’étude de la consommation féminine de services sexuels ? Au regard de la plus grande diversité des écrits portant sur les clients masculins, ceci dans un contexte culturel au sein duquel le fait de fréquenter des travailleurs et travailleuses du sexe est pénalisé et, globalement, mal perçu, il convient en effet d’interroger les facteurs sociaux qui rendent possible le recueil de la parole de ces consommateurs. Il apparaît que, malgré la stigmatisation que peuvent connaître ces pratiques dans leur globalité – y compris, et surtout, le fait d’exercer –, la consommation masculine de services sexuels connaît, en définitive, une relative tolérance. Ce traitement social ambivalent, oscillant entre acceptation et réprobation, a déjà pu être interrogé par la recherche. L’anthropologue Mei-Hua Chen, ayant étudié ces mêmes questions sur son terrain, à Taïwan, où la consommation de services sexuels est également mal vue, souligne que d’évoquer ces pratiques, lorsqu’on est un homme, constitue un moyen de faire valoir une sexualité active ainsi qu’une certaine appétence pour les plaisirs sexuels. Parler de sa consommation de services sexuels constitue, dès lors, une réelle démonstration de masculinité38. Les attentes relatives aux codes de genre pourraient alors jouer un rôle dans l’acceptation sociale du comportement sexuel de ces hommes consommateurs de sexe. Ainsi, j’ai pu constater sur mon propre terrain que raconter son expérience de client paraît possible en tant qu’homme, lorsque certains hommes m’ont eux-mêmes confié sans trop de mal leurs inclinaisons pour ces pratiques. La plus grande aisance des acteurs masculins à témoigner de leur consommation de services sexuels peut constituer un élément pour expliquer que le plus grand nombre d’études socio-anthropologiques aient été menées sur les clients39, en comparaison aux travaux sur les clientes40.
Tenant compte de cette analyse éclairante du rapport des clients de services sexuels taïwanais à leur pratique, mais aussi d’autres pratiques coutumières comme les « enterrements de vie de garçon », impliquant bien souvent un accès à des « prostituées » – pratique bien moins explicite et visible chez les femmes sur le point de convoler aux noces – il paraît pertinent d’explorer les paramètres culturels qui conduisent leurs homologues féminins françaises, dans leur cas, à garder le silence. Emmanuel, après avoir contacté plusieurs de ses clientes de ma part, m’annonce : « C’est tabou. Elles ne veulent pas en parler, elles ont honte. Surtout que, dans le lot, y’a des femmes qui sont mariées. Du coup c’est assez compliqué. »41. Malgré le fort investissement et la persévérance d’Emmanuel, aucune cliente ne souhaite prendre la parole au sujet de ses pratiques. Mais comment interpréter ces refus catégoriques ? Comme nous le rappelle Deborah Puccio-Den dans son ouvrage La nuit de la parole. Écouter le silence, « l’absence de parole est interprétée comme le signe d’un processus psychopathologique de fuite, de refoulement ou d'assujettissement »42. Ce refus de parler de leurs pratiques apparaît alors comme un rejet de leurs propres actes. Le témoignage d’Emmanuel soulève ainsi un point important de l’analyse, mettant en évidence l’une des difficultés méthodologiques à laquelle doivent faire face les anthropologues étudiant la figure de la cliente : la honte. C’est sur ce sujet classique de l’anthropologie du genre que se déplace l’analyse.
La notion de honte et plus particulièrement de « honte féminine », étroitement liée à celle d’« honneur masculin », est un thème classique de la discipline anthropologique. Abordée par les recherches féministes dès les écrits de Simone de Beauvoir sur l’expérience de la puberté vécue par les jeunes filles43, elle a également largement été traitée dès les premières études anthropologiques sur les cultures méditerranéennes. Honneur et honte dictent les conduites sexuelles et sociales et sont à l’origine de rapports de pouvoir clivés entre les genres44. Liée à la pudeur, la honte est le sentiment féminin par excellence dans la littérature anthropologique. Ce qui nous interroge sur la réapparition de ce sentiment dans nos sociétés contemporaines. Il ll semblerait qu’il y ait un rapport entre cette émotion, résultante d’une non-conformité à des attentes sociales et d’une culpabilisation collective, et le silence. La honte qui s’empare des femmes consommatrices de services sexuels, lorsqu’elles sont amenées à évoquer leur propre sexualité, tenue pour « transgressive », paralyse la parole, fait silence. Au-delà de la difficulté intrinsèque à toute étude portant sur la sexualité, le cas des clientes implique de prendre en compte le caractère « illégitime » de leur pratique. Fréquenter des travailleuses et travailleurs du sexe, en France, est illégal et mal perçu ; mais pour les femmes, cela implique, de surcroît, de bouleverser les normes sexuelles et de genre. En effet, lorsque j’évoquais autour de moi l’objet de ma recherche, l’idée que les femmes peuvent accéder facilement, et gracieusement, à des rapports sexuels revenait régulièrement comme argument pour justifier que la consommation féminine de services sexuels soit moins fréquente que celle des hommes. Je retrouvais également ce raisonnement dans divers espaces dédiés à l’information sur le travail du sexe. Un guide de tourisme sexuel en ligne, largement alimenté par ses usagers, indique bien qu’à Paris, les femmes qui souhaitent accéder à des services sexuels peuvent certes, consulter des escorts en ligne mais, également, aller à la rencontre de jeunes « playboys » locaux, qui seront heureux de « se mettre au lit avec des femmes touristes étrangères » ; aussi, ces dernières ne « devraient pas avoir de mal à trouver une romance à Paris45. » Ces réflexions, aussi communes soient-elles, constituent le reflet de normes hétéro-genrées bien ancrées en France : les femmes, incarnant l’objet du désir masculin et n’étant pas, de leur côté, sujets de désir, occupent un rôle passif au sein des rapports de genre, y compris lorsqu’ils sont sexuels et rétribués. Que cette répartition des rôles puisse être invalidée du fait que certaines femmes puissent payer pour accéder à des relations intimes, voila ce qui paraît contre-intuitif, voire entaché d’une certaine illégitimité. Ces conceptions culturelles de la sexualité féminine conduisent à rendre socialement moins cohérent, et donc moins acceptable, le fait que des femmes, tout comme les hommes, puissent recourir aux services de travailleurs ou de travailleuses du sexe. Prenant activement part à ces pratiques, les clientes défont la norme sociale et remettent en jeu une part de leur identité, qui correspond à leur féminité même. Elisabeth Schmitlin décrit la honte comme « un sentiment que l’on éprouve, une perception que l’on a de soi, lorsque, dans certaines situations, personnelles et sociales, on confronte sa propre image aux regards des autres. [...] La norme extérieure est intériorisée, elle devient le verdict d’une vérité de soi »46. De ces pratiques sexuelles, transgressives naît alors chez ces femmes une perception négative d’elles-mêmes, un sentiment de honte qui les conduit à taire leur recours à l’escorting.
Si la notion de honte, suggérée par Emmanuel, offre une clé de lecture pour comprendre la réticence de ses clientes à prendre part à la recherche, elle n’est pas l’unique motif de leur refus. Leur pratique soulève des problématiques aussi complexes que variées et doit être étudiée à travers une analyse plus globale de la place sociale du désir sexuel féminin. Seulement, certaines manifestations de ce désir sont encore plongées dans l’obscurité. En effet, la sexualité féminine, reste, malgré une évolution progressive des normes, associée à l’affect47, à la maternité, ainsi qu’à une certaine passivité ; cette association d’idées tend à occulter les rapports sexuels des femmes qui ne s’inscrivent pas dans ces dynamiques relationnelles. De plus, le « stigmate de la putain »48 menace de s’abattre sur toute femme qui n’adopterait pas une attitude sociale – et notamment sexuelle – conforme à son genre, conduisant certaines à passer sous silence leurs pratiques dès lors qu’elles ne sont pas conformes. En outre, la majorité des clientes des escorts interviewés ont une cinquantaine d’années et entrent, ainsi, dans une catégorie d’âge associée – du moins, en ce qui concerne les femmes – à une certaine asexualité49. Le désir de ces dernières est alors, en lui-même, nié. Enfin, il faut également considérer le fait qu’une part importante de ces femmes sont en couple et peuvent donc craindre que leurs rapports extraconjugaux ne soient découverts. Aussi, l’imaginaire social autour de la sexualité féminine croise les contingences biographiques de chacune de ces femmes contribuant à l’invisibilisation de la consommation féminine de services sexuels. Le contexte culturel et normatif offre ainsi une représentation du désir féminin en clair-obscur, où les facettes visibles sont éclairées en contraste avec les zones cachées. Les clientes dont les pratiques mettent en exergue ce désir ordinairement occulté risquent le discrédit ; en participant à la recherche, elles savent qu’elle s’exposent à une forme de condamnation sociale. Le silence qui naît de ce sentiment de honte revêt, dès lors, une forte portée politique, car c’est bien la crainte de perdre leur statut de « femme respectable » aux yeux des autres en rendant visible leur comportement sexuel, motivé par leur désir, qui les conduit à cacher leurs pratiques et transactions50.
Plus encore que la parole de ces femmes, c’est leur manière de « faire silence » sur cette part essentielle d’elles-mêmes qui devient l’objet d’une recherche anthropologique utilisant le pouvoir heuristique du silence51. Faisant ainsi face au rejet de la clientèle féminine de me rencontrer, il m’est initialement apparu que le ressenti de ces femmes était peut-être de l’ordre de l’indicible. Cependant, la persévérance des escorts participant à l'enquête, sollicitant les clientes avec lesquelles ils avaient établi des liens solides, a révélé que, bien que difficile, l’accès à la parole des clientes n’est pas impossible ; et deux d’entre elles ont finalement répondu favorablement à ma proposition.
La consommation féminine de services sexuels : une simple inversion des rapports de genre ?
Je me suis interrogée sur les raisons ayant conduit ces femmes, faisant figures d’exception parmi la multitude de refus formulés par les clientes de ces escorts, à prendre la parole. Enquêter sur la sexualité et, plus particulièrement sur des pratiques tabous et illégales, a nécessairement un impact sur le corpus d’entretiens, puisque les personnes rencontrées doivent aller à l’encontre du non-dit qui pèse sur ces activités52. Pour autant, les clientes que j’ai pu rencontrer, bien que particulièrement prudentes, ont immédiatement accepté de prendre part à l’étude, n’ont pas eu de difficultés à aborder des questions d’ordre intime et ont fait preuve d’une grande « réflexivité sexuelle »53.
Prendre la parole lorsque l’environnement culturel incite à faire le contraire peut constituer une forme de « résistance ». En partageant leur expérience, les femmes déconstruisent une représentation péjorative de la consommation de services sexuels et rejettent, ainsi, cette « honte ». Elles contredisent la norme et défendent leurs pratiques. Dominique, 55 ans, m’a annoncé qu’elle avait accepté l’entretien car cela constituait un moyen, pour elle, de voir les choses changer. Ayant reçu une éducation catholique traditionnelle, elle perçoit désormais le cadre social dans lequel elle a toujours évolué comme un obstacle à son épanouissement personnel. Bien que souhaitant dissimuler à son entourage sa consommation de services sexuels et son « libertinage », elle affirme que ces découvertes lui ont permis de dépasser les carcans dont elle se sentait prisonnière jusqu’alors. C’est pourquoi elle trouve important d’aborder ces sujets. Dans le cas de Rosita, cliente de 56 ans ayant accepté de prendre part à l’étude, l’entretien était également le moyen de comprendre son propre comportement sexuel. Son discours était ainsi plus déconstruit, opérant des retours sur des propos qu’elle avait pu tenir plus tôt dans notre conversation ; analysant elle-même son rapport au travail du sexe, qu’elle inscrit dans son récit biographique. Ayant grandi en contestation avec son cadre familial et son éducation religieuse, elle m’a confié avoir déjà beaucoup réfléchi à son rapport au corps et à la sexualité. Ainsi, bien qu’ayant accepté mon interview dans des perspectives un peu différentes, toutes deux ont affirmé leur souhait de contrer la condamnation sociale que peuvent connaître leurs comportements. Acte de parole performatif s’opposant à la « silenciation » de leurs pratiques, l’entretien ethnographique assume ainsi une valeur politique, visant à changer les rapports de genre et les rapports de pouvoir en jeu dans le silence.
Les profils de ces femmes se rejoignent en plusieurs points : toutes deux sont issues de milieux aisés, traditionnels, marqué par la religion, occupent des postes à responsabilités et gagnent un haut salaire. Leurs situations familiales divergent. La première est mariée, mère et grand-mère. Les difficultés rencontrées au sein de son mariage l’ont conduite à se diriger vers ces pratiques qu’elle ne connaissait pas jusqu’alors. La seconde est veuve, sans enfants. La perte de son mari l’a amenée à multiplier les rencontres sexuelles, effectuant ce qu’elle qualifiera plus tard de « fuite en avant ». À la suite de cette période, elle découvre l’escorting, un peu par hasard. Les raisons ayant poussé ces deux femmes à avoir recours, pour la première fois, aux services d’un escort, bien que différentes, ont une même finalité : renouer avec une image positive de leur corps, s’épanouir sexuellement et personnellement. En effet, à travers le récit de leurs parcours de vie, il ressort que toutes deux partagent le sentiment de s’être écartées de leur sexualité et, surtout, d’avoir perdu leur capacité de séduction en prenant de l’âge.
Finalement j’étais en train aussi de tester ma capacité de femme qui peut séduire ou pas. J’avais perdu toute confiance en moi quand j’ai fêté mes 50 ans et mon mari… il voulait plaisanter, mais les hommes… [imite son mari] : “Ah ! Ça y est. C’est fini, tu as 50 ans, tu peux plus séduire. Je n’ai plus à m’inquiéter !”. Des choses comme ça. Et ça m’a beaucoup vexée. Beaucoup. J’ai perdu confiance en moi, quoi !54
Les deux femmes ont découvert cette pratique sexuelle après leur cinquante ans, moment décisif qui marque un tournant identitaire pour ces dernières. L’une d’entre elles évoque, à plusieurs reprises, les difficultés auxquelles elle a pu faire face durant sa ménopause, période qui semble avoir eu un réel impact sur sa perception d’elle-même. Elle évoque la charge mentale qu’elle subit en tant que femme « mûre » et qui la conduit notamment à porter une attention particulière à son corps.
La société ne nous épargne pas, nous, les femmes. La société est très dure, et dure à tout âge, mais elle est encore plus dure à mon âge. J'ai pas le droit de vieillir, j'ai pas le droit d'être fatiguée, j'ai pas le droit de… voilà. Faut que je sois cheffe d'entreprise brillante, il faut que je sois femme, que je sois bonne mère, bonne grand-mère. Faut que je m'occupe encore de monsieur, faut… La pression elle est lourde, hein, sur nos épaules ! Et c'est pour ça qu'on va aussi de plus en plus vers l'esthétique. Moi j'ai été vers la chirurgie esthétique.55
Elles ont, au départ, toutes deux eu recours à ces pratiques sexuelles dans un rapport réflexif à leur propre sexualité et à leur corps. S’inscrivant au cœur d’un « continuum économico sexuel »56, comme détentrices des ressources, leur position est alors quelque peu paradoxale. En effet, bien qu’ayant réalisé la démarche de prendre contact avec des escorts-boys, d’avoir initié puis rétribué ces rencontres, elles se placent en objet du désir, souhaitant vérifier leur potentiel de séduction : une séduction qui reste passive, soumise au regard de l’autre, tributaire du désir masculin57 :
J’avais besoin de me remettre en selle et de savoir si je valais encore quelque chose en tant que femme. On m’avait mise un peu [de côté], sur l’aspect sexuel, sur l’aspect séduction, sur tout ça. Ce qui pour moi était quelque chose dont je souffrais. Depuis quelque temps […] [Je souhaitais] me prouver que, voilà, j’étais capable de plaire, que je pouvais encore satisfaire les besoins d’un homme, autre que mon mari. Et surtout, j’avais besoin de nouveauté quoi. De voir autre chose.58
Je sais pas, il [l’escort] avait 26 ans [...] et je lui ai dit : “mais comment je peux savoir que t’as pas pris un Viagra ?” parce que j’avais toujours cette image de moi de vieille… [...] Il a pris ma main et il l’a mise là où il faut. Et il m’a dit : “si t’as pas confiance que tu peux produire ça [une érection] … alors c’est grave”. Et ça m’a plu.59
Ainsi, dans ce cadre « transgressif » au sein duquel des femmes emploient leurs ressources pour accéder à une prestation sexuelle masculine – se construisant, dès lors, en dehors des scripts hétérosexuels de genre – la norme subsiste en toile de fond. Ce constat n’est pas sans rappeler les travaux d’Akiko Takeyama, une des rares sociologues ayant étudié les rapports entretenus entre les travailleurs du sexe et leurs clientes au Japon. Ceux-ci dévoilent comment la conception de l’homme comme sujet du désir sexuel peut-être si profondément ancrée dans l’imaginaire collectif que, même dans la position de clientes, des femmes peuvent tenter de revenir à des modèles de genre conformes afin de se sentir, comme elles le déclarent, « désirées » – un facteur qu’elles placent au cœur de l’identité féminine60. Cette étonnante persistance des scripts de genre dans le cadre au sein duquel les normes sont censées se transformer nous donne à penser le contexte culturel dans lequel se construisent ces relations et nous interroge sur la nature du désir de ces femmes, sur le fait en tout cas qu’elles ne puissent dire que le désir de l’autre.
Bien entendu ces deux entretiens ne font pas un corpus ni un échantillon statistiquement significatif. Ces prises de parole dans un monde de silences sont tellement rares qu’elles ne peuvent permettre de conclure que cette vision est partagée par la plupart des consommatrices de services sexuels. Par ailleurs, les escorts qui ont côtoyé de nombreuses clientes affirment que les profils et motivations de celles-ci sont très variés. Il n’en reste pas moins que les prises de parole de Dominique et Rosita rendent un peu plus visibles, un peu mieux connues, ces pratiques cachées de femmes, déconstruisent la honte qui peut émerger de ces pratiques sexuelles, et révèlent, en un sens, la portée politique d’une ethnographie du silence61 : à travers ces entretiens Ces femmes ont fait l’expérience de se confronter à leur sexualité, à leur ressenti, en supportant tout le poids de leurs mœurs culturelles. Elles nous offrent, ainsi, un aperçu de ce que peut être cette part cachée de la société.
Conclusion
« Non seulement le chercheur est contraint par le terrain, mais c’est bien souvent ce dernier qui “dicte sa loi” »62. Les femmes consommatrices de services sexuels, dont les représentations sociales restent très limitées et dont les témoignages sont difficiles à recueillir, constituent un véritable non-dit de la recherche. Sa réticence à s’entretenir avec des anthropologues venant renforcer son invisibilisation, la clientèle féminine de services sexuels, pour pouvoir devenir un objet d’étude, requiert l’application de méthodes particulières et l’emprunt d’outils relevant d’un champ nouveau de l’anthropologie, l’ethnographie du silence, où l’indicible et l’invisible se rejoignent63. Bien qu’elle implique une approche plus précautionneuse et sensible du terrain, ainsi qu’une attention accrue aux indices attestant de l’existence discrète de ces femmes, la compréhension de la consommation féminine de services sexuels est essentielle pour avoir un tableau d’ensemble du travail du sexe. De ces pratiques découlent une variété de relations, soumises à différents degrés d’invisibilisation. Celles-ci doivent être interprétées en clair-obscur pour saisir la diversité des rapports sociaux qu’elles font exister.
Étudier ce qui est occulté au sein d’un groupe social permet de lire les conceptions culturelles à l'œuvre dans cette silenciation. Cette dernière nous amène à nous interroger sur cette réalité qui ne peut être dite. L’absence de la figure de la cliente de services sexuels au sein de nos représentations des métiers du sexe, y compris nos représentations scientifiques, est révélatrice des dissymétries de pouvoir persistant entre les genres64, plaçant dans l’ombre le désir sexuel féminin qui ne peut être exposé que selon certaines règles sociales et modalités expressives. Il nous faudra peu à peu comprendre lesquelles. À quelles conditions peut-on en parler ? Au café entre amies, dans un journal intime, avec l’ethnologue, sous couvert de l’anonymat ? L’étude du « silence » permet d’étudier tout le spectre d’une parole empêchée mais pas impossible.