Toute l’histoire de l’obsession raciale, propre à l’Occident, relève d’une volonté d’organiser le corps social en assignant les personnes à des catégories distinctives, aux fins de séparation ou de domination. Ces catégories sont forgées à partir de caractéristiques censées être naturelles : au premier chef l’apparence physique, et, au-delà de ce critère phénotypique, une hérédité, seule à même de rendre compte de la transmission de cette apparence dans une lignée. Est-il possible de s’évader d’une telle assignation ? Dans les cas où l’apparence physique est perçue comme une évidence (couleur de la peau, traits du visage…), il semble bien difficile de lui échapper… Mais, pour ceux où l’apparence n'est pas au rendez-vous, la stratégie pour nombre de sujets a pu être celle de l’évitement et de la dissimulation, où le silence est associé au secret, comme cela a toujours été le cas face au danger et au risque d’être découvert : « la dialectique du silence et de la parole, du nommé et de l'innommé́, du soupçon et de l'accusation imprègne, en des lieux et temps sociaux définis, la situation, la conduite et le destin social de l'individu en le confrontant aux pouvoir-dire et aux devoir-taire (…). Silence et parole ne sont jamais neutres (…) Parler, c'est toujours s'exposer1 ». Il sera donc ici question, en matière de « races » et en des contextes où toute parole peut entraîner des conséquences dévastatrices, de silence dans une logique personnelle de sauvegarde. Deux exemples historiques sont examinés, celui des marranes poursuivis par l’Inquisition, de l’Europe au Nouveau Monde, et celui du franchissement de la ligne de couleur dans les sociétés esclavagistes et post esclavagistes (Antilles et États Unis). Il s’agit là de fiction, dans la mesure où est postulée l’existence réelle d’entités humaines naturelles, hiérarchisées, déjà là avant toute interaction historique, fixes et immuables, fiction qui siège dans les représentations populaires et anciennement savantes de la variabilité humaine, et qui peut s’exprimer dans des pratiques. Mais, à partir d’une autre signification de la race, qui renvoie au système de classement lui-même, à une idée propre à être analysée sans que soit entérinée la réalité des catégories alléguées, est évoqué un autre registre de silence, celui, contemporain, de la « silenciation », articulée à un projet politique reposant sur une volonté collective d’indistinction raciale.
Du racisme anti-juif à l’antisémitisme
Pour comprendre le choix du silence face aux stigmatisations et oppressions liées à la race, il faut remonter loin dans le temps, dans l’Espagne de la fin du Moyen Age, à un moment où la catégorisation raciale sort des limbes… Les statuts de limpieza de sangre, alors établis, traquant les conversos qui continuaient à faire l’objet de soupçons malgré́ le baptême, peuvent être en effet considérés comme un processus matriciel de racialisation, qui inaugure la pensée raciale en impliquant une représentation de la personne comme aboutissement d’une lignée2, selon une obsession généalogique qui lie ensemble orthodoxie religieuse et pureté́ de lignage : il faut apporter la preuve qu’il n’y a pas de « gale ou teigne d’hérésie dans l’ascendance »3. Pour cela sont mobilisés des termes très concrets empruntés au répertoire du corps et de la maladie, avec un recours systématique à la rhétorique du sang. Et c’est justement l’invisibilité même de la distinction qui est au centre de la hantise raciale, s’attachant justement à la volonté de révéler (par le privilège accordé à l’ascendance sur l’apparence) des distinctions que l’œil n’identifie plus, de suppléer à un effacement de la différence, « de produire de l’altérité là où elle cesse d’être évidente4 », à partir de l’idée selon laquelle « la chaîne séminale ne peut être effacée5 ». Toute une corrélation du visible et de l’invisible peut en fait être profilée6, qui implique, du côté́ du segment racial dominant ou excluant, une quête attentive, par le recours à la généalogie, de toute trace dissimulée7. Ce patrimoine héréditaire transmis à l’intérieur d’une lignée, avec l’éventualité d’un sang infecté qui est transféré de génération en génération8 et la conviction qu’il existe des « tares » qui collent (pegar) à une lignée et la souillent9, même s’il est devenu invisible, est considéré comme étant toujours là : il s’agit de le révéler.
L’obligation des conversions, à partir de la prise de Grenade par les rois catholiques, a concerné à la fois musulmans et juifs. Si les anciens musulmans, dénommés morisques, choisirent souvent, face à l’oppression dont ils étaient l’objet, la résistance à l’assimilation catholique et même la révolte ouverte (révolte des Alpujarras en 1568) jusqu’à leur expulsion en 1609, les anciens juifs, dénommés marranes, continuèrent à pratiquer leur culte en secret, adoptant donc la stratégie du silence et de la dissimulation sur leur origine et sur les rituels privés qu’ils arrivaient à maintenir... C’est essentiellement en leur direction, du fait des soupçons dont ils étaient l’objet, que furent édictés les statuts de limpieza de sangre, et que se déchaînèrent les pratiques inquisitoriales.
Beaucoup choisirent la fuite. D’abord vers le Portugal, où la conversion des juifs s’était opérée sur une base collective, et non personnelle comme en Espagne, ce qui explique la perpétuation discrète de pratiques juives et la cristallisation d’un crypto-judaïsme spécifique10. Cette fuite des nouveaux-chrétiens, reconnus pour la plupart comme d’origine portugaise, se prolongea vers le Nouveau Monde, où ils continuèrent d’être poursuivis. Leur identité était, au premier chef, assignée, du fait de la haine religieuse qui pouvait se porter contre eux, sur la base d’un soupçon permanent. Mais elle avait aussi une base positive de fidélité aux ancêtres : si elle n’était pas fondée sur une observance stricte de tous les rites, elle entretenait la perpétuation d’une mémoire, sous le commandement biblique du Zakhor (souviens toi !), portant la conscience d’une histoire collective et d’une communauté de destin, ce que Nathan Wachtel dénomme la « foi du souvenir » …
On se situe là dans une dimension religieuse, mais aussi raciale, du fait de l’identification généalogique qui cernait les Juifs et les acculait au silence. On saisit la terrible menace qui s’abattait sur eux lorsque celui-ci était rompu, laissant la place aux cris de douleur lors des séances de torture menées par l’Inquisition. Nathan Wachtel évoque avec émotion les attentes interminables en prison, pendant les allers-retours des documents incriminants entre la péninsule ibérique et les colonies américaines, qui pouvaient prendre des années ; les dizaines de pages qu’il a dû consulter dans les archives, consignant les aveux de prisonniers soumis à la torture, leurs plaintes, gémissements et supplications... Il relate le cas de Francisco Maldonado de Silva, l’un des plus fameux martyrs de l’histoire des judaïsants du Nouveau Monde, arrêté après dénonciation en 1627 et mort sur le bûcher lors de l’autodafé de 1639, à Lima, en proclamant sa fidélité à sa foi secrète du for intérieur. On dispose de la description de ce supplice par Fernando de Montesinos :
Et, chose admirable, à la fin des causes concernant les condamnés au bûcher, se leva un vent si violent que, selon les plus anciens habitants de la ville, on n’en avait pas connu d’aussi fort depuis de nombreuses années. Il rompit avec grande violence la toile qui, de son ombre, abritait l’estrade, du côté et à l’endroit même où se trouvait le condamné. Et celui-ci, regardant le ciel, dit : Ainsi en a disposé le Dieu d’Israël pour me voir du ciel face à face11.
Il est possible d’opérer un rapprochement de ces persécutions avec l’Allemagne du XXe siècle du fait du caractère transmissible, quasi biologique, du rejet. La judéophobie, métamorphosée en antisémitisme au XIXe siècle, lorsque les juifs ont été considérés comme une race, a impliqué, au cours de siècles de stigmatisation, sinon une stratégie de la dissimulation, du moins de la discrétion. Cette posture a particulièrement été celle des juifs sécularisés en Europe occidentale, qui avaient abandonné pratiques religieuses et marqueurs culturels, jusqu’à ce qu’ils soient rattrapés par l’antisémitisme, souvent à partir de leurs patronymes. Ce racisme anti-juifs, postulant l’existence d’une race singulière à partir d’un paradigme généalogique, a culminé avec le nazisme, qui a notamment réactivé le port d’une marque d’infamie (anciennement, en Occident, la rouelle) avec l’imposition de l’étoile jaune, destinée à suppléer l’absence de distinction qu’aurait dû fournir l’apparence physique (nonobstant les caricatures de l’époque portant sur un phénotype présumé). Et devant le danger de la déportation et de l’extermination, la seule stratégie de sauvegarde fut, la plupart du temps, le silence, et le secret…
Le racisme colonial/coloriste : franchir la ligne de couleur
Le silence peut également être évoqué dans le cas du racisme colonial. D’abord pour les liens qu’il entretient avec l’institution servile, qui a privé de mémoire les esclaves et leurs descendants, du fait de la rareté des sources écrites concernant les victimes de la traite et de l’esclavage : insuffisance des sources qui conduisit l’historien Hubert Gerbeau à intituler son premier livre : Les esclaves noirs. Pour une histoire du silence12. Et l’anthropologue haïtien Michel-Rolph Trouillot, sur la place de la révolution haïtienne dans la mémoire collective de l’Occident, à donner pour titre principal à un de ses ouvrages : Silencing the Past13. Ensuite du fait des liens entre l’esclavage colonial et le développement du préjugé de couleur.
Du côté des Antilles
C’est le marqueur de l’apparence physique qui, dans le racisme coloriste, sert d’abord le processus distinctif : nous sommes là au niveau de la perception visuelle. L’apparence des individus se déchiffre à travers des indices sensibles14: couleur de la peau, qui joue le rôle d’un point fixe dans l’ensemble des indices déchiffrés, mais aussi forme du nez, des lèvres, texture des cheveux... La couleur de la peau, et les traits qui lui sont associés, ont été considérés, dans le cadre de ce racisme colonial, comme l’empreinte corporelle d’une origine servile15… Les données issues de la perception sont par-là reliées à une interprétation de l’apparence en termes de filiation et d’ascendance, selon une trace héréditaire transmise de génération en génération, générant une obsession généalogique analogue à celle entourant la judéophobie.
Mais cette hantise n’a pas empêché les nombreuses unions fécondes entre les différents segments raciaux, surtout entre hommes « blancs » et femmes « noires », ce qui a produit une importante population intermédiaire d’individus métissés. Au fil des générations et de la sédimentation du métissage, la trace visible a pu se dérober, en raison de l’imprécision de l’apparence – qui ne fournit que des indices – voire se révéler trompeuse, du fait des hasards de la loterie génétique et de la disparition possible des caractères discriminants. D’où l’apparition de sujets qui, malgré une ascendance en partie servile, pouvaient revêtir une apparence si claire qu’ils pouvaient passer pour « blancs ». La situation coloniale a donc été marquée par une angoisse du mélange face au risque de dilution des couleurs primitives et d’effacement de la trace, se traduisant par un contrôle généalogique tenace : dans toutes les sociétés esclavagistes, puis post-esclavagistes, une barrière étanche, surveillée avec constance, devait ramener tout individu portant en lui la couleur noire de l’esclavage à l’autre couleur fondamentale pour la raison qu’il en était en partie issu16. Ainsi fonctionna la ligne de couleur dans l’ancienne Saint-Domingue décrite par l’observateur scrupuleux de la colonie que fut Moreau de Saint-Méry17. L’asymptote vers le blanc rendait possible le « passage de la ligne » pour certaines aventures individuelles ou familiales, mais cela impliquait le reniement de certains pans de l’ascendance : « comment ne pas jouer sur l’apparence, comment ne pas compter sur l’oubli pour s’insinuer dans la classe supérieure ?18 ». Pour ceux qui pouvaient passer pour blancs, il fallait donc garder le silence pour cacher une origine, fût-elle infime, les rattachant au secteur servile. Parfois, dans une atmosphère qui s’est envenimée au cours de la deuxième moitié́ du XVIIIe siècle, il fallut s’efforcer de faire la preuve de la pureté́ de son extraction, exempte d’une éventuelle trace colorée. La pièce essentielle des procès en diffamation intentés par ceux qu’Yann Debbasch dénomme justement les « suspects », que la rumeur, ou des esprits jaloux, accusaient d’ascendance mêlée, et qui étaient obligés de se défendre19, était l’arbre généalogique, ce « prisme magique par le secours duquel ils (les colons) s’assureront des couleurs mères et primitives20 ». Diffamez, il en restera toujours quelque chose : « Malheur à qui est obligé de se faire déclarer blanc, la tache imprimée par l’opinion lui reste après l’arrêt même21 ». La société́ des blancs restait en dernier ressort la véritable régulatrice de part et d’autre de la ligne de démarcation raciale22.
Face à une telle surveillance, le secret devait être bien gardé, et le silence était de mise. D’autant que la société blanche restait attentive à toute trace éventuelle et se targuait d’une compétence en la matière : un « créole prétendra toujours lire l’origine sur des traits qui ne tromperaient, à l’en croire, que le nouveau venu d’Europe [...]. Il en est ainsi des familles que seule la tradition désigne, chez qui l’on guette les résurgences de traits négroïdes (sic) ». Ces apparitions « indiscrètes » de la caractéristique africaine ont lieu de temps en temps et « sont toujours remarquées23 ». Dans certaines sociétés esclavagistes, puis post-esclavagistes, cette compétence « créole » pour débusquer la trace pouvait aller jusqu’à scruter les indices corporels les plus ténus, comme l’odeur supposée, ou la lunule des ongles. Ce à quoi fait allusion, encore au milieu du XXe siècle, Frantz Fanon, qui avait épousé́ une Européenne : « si l’on flaire mes enfants, si l’on examine la lunule de leurs ongles, c’est tout simplement parce que la société́ n’aura pas changé24... ».
Ce contrôle généalogique a de fait persisté jusqu’à nos jours dans les segments blancs dominants des sociétés antillaises, notamment chez les békés de la Martinique. La domination sans partage exercée par le groupe blanc, dit « béké », descendant des premiers colons et resté maître de la terre requérait une stricte séparation entre ce groupe et les autres segments sociaux – c’est la logique de la ligne de couleur – qui ne pouvait être assurée que par une stricte surveillance des alliances au sein desquelles était assurée la procréation légitime servant à sa propre reproduction. Les blancs originaires s’y sont donc enfermés dans une stricte endogamie, admettant difficilement l’éventualité de mariages interraciaux, grâce à une protection permanente de la sexualité́ des femmes, auxquelles est revenu, dans le cadre de leurs enfantements légitimes, le soin d’assurer la reproduction du groupe identique à lui-même, réputé « pur » de tout mélange (les hommes ne se privant pas d’alimenter par leurs unions illégitimes le mouvement général de métissage), tout individu suspecté d’ascendance mêlée ou tout déviant à la règle d’alliance en étant exclu25. Pour faire face à la menace de découverte d’une ascendance mêlée, le secret (de la part des acteurs concernés), appuyé sur le silence, s’est généralement imposé.
Du côté du racisme américain : le « passing »
On trouve une configuration raciale de même type dans la société américaine, depuis la période esclavagiste jusqu’à nos jours. L’angoisse devant la dilution de la trace y est historiquement attestée : la colour bar, analogue à la ligne de couleur de l’ancienne Saint- Domingue, y est demeurée une réalité. S’y est développée une conception selon laquelle une « goutte de sang » suffit pour tacher un lignage, opinion qui s’est répandue dans une bonne part de l’univers colonial, mais qui trouve son expression la plus accomplie dans la règle de descendance américaine connue sous le nom de one drop rule26. Une règle d’hypo-descendance s’est imposée, instrument généalogique permettant d’attribuer une identité raciale non ambiguë à chaque individu, ce qui a permis d’installer une grande clarté distinctive entre « blancs » et « noirs ». L’hypo-descendance ignore en effet le métissage, c’est la pratique du « tout ou rien » en matière raciale. Selon cette règle de descendance, il suffit d’une goutte de sang noir pour être catalogué comme noir, ce qui assigne aux individus une catégorie raciale et une seule, sur la base de celle de leurs parents. Dans le cadre de cette représentation arbitraire (alors même qu’elle est pensée naturelle) et parfaitement dissymétrique, l’une des catégories est amenée à englober tous les mélanges éventuels, avec le développement d’un large continuum phénotypique, du noir à la pâleur la plus extrême27, alors que l’autre est supposée maintenue dans sa pureté. C’est là la traduction maximaliste d’une conception du « métabolisme » racial réduisant l’identité́ « blanche » à un objet d’altération infiniment vulnérable et l’ascendance « noire » à un agent de corruption parfaitement efficace, comme si l’ancêtre noir postulé était doté́ d’une telle puissance qu’il serait capable, fût-il le seul représentant de sa couleur dans l’ancestralité d’un individu, de souiller toute une lignée28.
Mais, du fait même de cette règle généalogique arbitraire, des individus très clairs, voire franchement « blancs », ont continué à être catalogués comme « noirs ». D’où la tentation, pour les sujets concernés, dénommés jusqu’aux années 1960 les « white negroes », de passer de l’autre côté de la ligne, ce qui est désigné dans la culture américaine par le terme de passing... Mobilité raciale favorisée par l’extension géographique du pays (rendant difficile un strict contrôle généalogique et l’identification raciale sur une base locale), ainsi que par les mutations sociales et économiques de la deuxième moitié́ du XIXe siècle : industrialisation, développement des moyens de transport, migrations internes (des Noirs du Sud vers le Nord) ou externes (flots d’immigrants européens), ce qui a favorisé l’expansion des grandes villes du Nord-Est et un plus haut degré́ d’anonymat, autant d’éléments propices aux « doubles vies » et à toutes les dissimulations raciales29… Il suffisait, pour passer la ligne, d’une nouvelle adresse, d’un changement de nom, le défi le plus complexe résidant dans la nécessité de ne surtout pas laisser d’indices derrière soi, afin d’installer une chape de silence sur la mémoire collective. La forme d’une lèvre, la texture des cheveux, un bronzage persistant, tout indice pouvait faire naître la suspicion : gare à ceux qui tentaient de se faire passer pour ce qu’ils n’étaient pas et en tiraient indûment les bénéfices ! L’obsession de la traque des « faux Blancs » pèse sur le passing.
La documentation historique sur un phénomène social caché, qui ne laisse quasiment pas de traces, est problématique. Comment les individus concernés pouvaient-ils franchir la frontière raciale, glisser d’une catégorie à une autre ? La réponse implique un minimum d’imagination historique. On dispose de quelques cas d’école, grâce au travail minutieux de recoupement fourni par quelques historiens. Prenons le cas de William Ellis, documenté dans le travail de Karl Jakoby30. Né esclave en 1864 au Texas près de la frontière mexicaine, un an avant l’abolition, il put profiter sous l’ère de la Reconstruction d’une certaine scolarisation, puis se lancer dans le secteur de l’import-export entre les États-Unis et le Mexique, jusqu’à devenir un businessman prospère. Afin d’accomplir cette mobilité sociale, il apprit à dissimuler ses origines et à se présenter sous une nouvelle identité́, celle de l’homme d’affaires mexicain Guillermo Eliseo (traduction de son nom en espagnol). La singularité de son passing fut de se faire passer pour mexicain, en jouant donc sur une double frontière, raciale et internationale. Ce n’est qu’après son décès à Mexico en 1923 que la presse africaine-américaine révéla publiquement son passing. On peut imaginer le silence auquel il fut contraint durant toute sa vie, notamment lorsqu’il revenait par le train aux États-Unis, arborant un nouveau rôle social, qui exigeait, comme le remarque Benoît Trépied, « des compétences d’acteur et une bonne dose d’audace, de confiance en soi et de goût du risque ». Lequel poursuit, au-delà de ce cas individuel : « (C’était là) un prix extrêmement élevé́ que les passeurs devaient payer silencieusement : la peur constante d’être démasqué́ par une parole spontanée, un geste involontaire ou la rencontre fortuite d’une connaissance, le contrôle de soi et la vigilance de tous les instants, l’insertion dans un entre-soi blanc raciste et l’acceptation du mépris anti-noir » et, dans le cas du passing permanent, « la coupure souvent irrémédiable avec un “passé noir” – familial, amical, résidentiel, communautaire – qui avait imprimé sa marque dans l’habitus du passeur31 ».
Le passing permettait également de surmonter l’interdiction des mariages interraciaux dans de nombreux états du Sud. Pour le « passeur » noir, épouser un partenaire blanc était synonyme d’ascension sociale. L’historienne Martha Sandweiss présente toutefois un cas de passing inversé, où un blanc se fait passer pour noir32. Clarence King, membre de la haute société blanche, géologue et explorateur33, sans doute attiré par les marges urbaines et raciales, entama une liaison avec Ada Copeland, ancienne esclave noire, se présentant à celle-ci comme un white negro du nom de James Todd. Mais, plutôt que d’en faire sa maîtresse, il l’épousa, tout en continuant à garder le silence sur son véritable nom et ses origines raciales. « Enfermé dans le mensonge de son passing initial », il mena ainsi une « double vie en partageant son temps entre l’entourage blanc de King et le foyer noir de Todd (…) King ne révéla son vrai nom à son épouse que dans sa dernière lettre envoyée depuis son lit de mort en Arizona en 190134 ». Il s’agit là, du fait du caractère descendant de ce passing, censé ne procurer aucune gratification sociale, d’une aventure individuelle exceptionnelle. On ne peut cependant s’empêcher de la rapprocher de l’» affaire Rachel Dolezal », qui a défrayé la chronique aux États-Unis en 2015, replaçant la problématique du passing au cœur du débat public. L’intéressée, qui s’est revendiquée « noire », est en fait « blanche », aux dires mêmes de sa famille, ce qui a provoqué un scandale public, en un temps où le contexte idéologique en matière raciale, chargé désormais d’une « fierté noire » revendiquée, a fondamentalement changé. R. Dolezal ne souscrit pas en effet aux critères d’appartenance du groupe « noir » qui se fondent sur une base phénotypique et généalogique (ce qui nourrit à son encontre le sentiment d’une tromperie « biologique ») - même si ces critères peuvent aussi être interprétés en termes mémoriels : une appartenance ne peut être revendiquée que si elle souscrit au partage d’une communauté de destin (en l’occurrence l’ancestralité servile), préalable à toute reconnaissance par le groupe concerné. Rachel Dolezal incarne de manière spectaculaire les différentes perceptions culturelles de la race : celle des gènes, du sang, et celle de la mémoire, ouvrant le débat sur l’aspiration individuelle à une autre appartenance, sur le sentiment d'appartenir à une communauté qu’on a choisie et, inversement, le rejet par cette même communauté lorsque l’imposture a été révélée35. Elle « ravive tous les questionnements liés à la race aux Etats-Unis, à sa « visibilité » : l'hérédité, l'identification et la discrimination36 » autour de la one-drop rule – adoptée aujourd’hui par le segment racial anciennement infériorisé.
Mais la notion même de passing ne relève-t-elle pas d’un point de vue essentialiste, contribuant à réifier les catégories raciales ? L’historien Paul Spickard propose de parler plutôt de « shape shifting37 » (changement de forme) et de « plasticité raciale » : « si la race est effectivement une construction sociale, alors on peut envisager qu’un individu en change au cours de sa vie, sans pour autant considérer qu’il joue au Blanc en surface tout en restant Noir en son for intérieur ». Mais, comme poursuit Benoît Trépied, il faut prêter attention « aux multiples logiques de catégorisation à l’œuvre (entre) ce qui relève d’une part des processus sociaux extérieurs d’identification et d’autre part des logiques d’appartenance subjectives. L’enjeu, dans tous les cas, consiste à évaluer jusqu’à quel point l’identification extérieure pèse sur la perception de soi, et quelles sont les marges de manœuvre identificatoires dont dispose concrètement un individu en déplacement racial38 ».
La panique provoquée par la découverte de cette « noirceur invisible39 » constitue un thème éminemment romanesque. Aussi est-il possible de se servir des matériaux ainsi disponibles, la littérature offrant une ouverture sur « les ressorts intimes et sensibles » du fonctionnement d’une société, selon une expression de C. Lévi-Strauss40, que « l’auteur de récits ou l’inventeur de fictions a la possibilité de pénétrer et de triturer de l’intérieur (…) en se livrant à une sorte de dilatation des rapports sociaux ou interpersonnels qui permet d’effectuer une variation imaginaire de ceux-ci, faisant apparaître un ordre caché, des matrices d’idées41 », offrant donc le « moyen de créer des visions fortes et violentes de la vie humaine42 ». Les passing novels se développent au sein de la communauté afro-américaine dans l'entre-deux-guerres, au moment de la Harlem Renaissance. Passing, paru en 1929, en est un des plus brillants exemples43. Son auteure, Nella Larsen, elle-même métisse (née d’un père africain-américain et d’une mère danoise), était trop foncée pour « passer », mais elle évoque avec une particulière acuité le cheminement intérieur d’une « passeuse » autour des destins croisés de deux amies métisses, l’une s’identifiant comme blanche, l’autre comme noire (Irene, qui continue à vivre à Harlem). Clare, la plus claire, est mariée à un riche homme blanc, qui finit par comprendre sa véritable identité, d’autant qu’elle est irrésistiblement attirée par Harlem, déchirée par sa volonté de passer pour blanche tout en conservant son héritage culturel noir : au cours d’une fête, face à son mari furieux, elle bascule par la fenêtre ouverte et meurt sur le coup. Le roman a été magistralement porté à l’écran par Rebecca Hall, sous le même titre (2021). On peut citer également An Imitation of Life, de Fannie Hurst44 (1933), livre dont le succès fut tel qu’il donna lieu à deux films : le premier, dirigé par John M. Stahl en 1934 ; le second, réalisé́ par Douglas Sirk en 1959 (titre français : Mirage de la vie). L’intérêt des passing novels est de « renvoyer la race non pas à une définition, mais aux racistes qui font la race. Avec une ironie jubilatoire : dans Passing, Claire, l'héroïne, a épousé un Blanc abominablement raciste qui ne sait pas que sa femme est noire… Le lecteur jouit de le voir pris à son propre piège (…) Ces drames finissent inévitablement mal : l'imposture est découverte, les héros chutent socialement ou se suicident. Il y est évidemment question de trahison - de sa famille, de sa communauté - et de honte »45. On peut également citer, dans le domaine français, le célèbre roman de Vernon Sullivan (alias Boris Vian), J’irai cracher sur vos tombes, paru en 1946.
Signalons plus récemment, le grand roman de Philip Roth46, The Human Stain, dont le héros est un professeur renvoyé de l'université car il a qualifié deux « Noirs » absents à son cours de « spooks » - qui signifie « spectres » ou zombis, mais qui est aussi une insulte raciste. Ce personnage prend bien soin de brouiller les cartes en se faisant passer pour juif, alors qu’il est, selon la one drop rule, « noir » : toute l’intrigue est construite dans le but que le passing qui a structuré sa vie ne soit révélé qu’à la fin du roman, lors de son enterrement. Roth explore donc l'ambiguïté de manière très différente, mettant en scène un double passing, fondé sur un double silence, mais le héros, étrangement, dans une dispute avec un de ses amis, laisse échapper un trait lexical caractéristique du parler africain américain pour désigner les blancs, en le traitant de Blanche Neige, ce qui peut éveiller l’attention d’un lecteur averti47. On voit là le lien du silence entourant le passing avec le mensonge dans l’imaginaire racial, comme en témoigne le titre du film tiré du roman : La couleur du mensonge. Le passing n’a d’ailleurs pas bonne presse chez les militants noirs : ils ont tendance à le considérer comme une défection, voire une trahison.
Mentionnons enfin le roman de Brit Bennett, L’autre moitié de soi, paru en 2020, qui relate l’histoire de deux jumelles, les sœurs Vignes, si claires qu’elles peuvent passer pour « blanches », la clarté de leur épiderme n’ayant pas empêché leur père d’être victime d’un lynchage perpétré par des hommes blancs48… La possibilité de « passer » est d’abord évoquée sur le mode du « on dit » : « Warren Fontenot avait voyagé en train dans la section blanche. Interrogé par un contrôleur suspicieux, il avait pu lui répondre en suffisamment bon français pour le convaincre qu’il était un Européen à la peau bistre (pour réussir, il fallait que l’imposture demeure insoupçonnable »49). Dans la suite du roman, alors que sa sœur Désirée a une fille à la carnation très foncée, issue d’une union avec un homme « noir », Stella Vignes « passe ». Cela commence un peu par hasard, sans qu’il y ait de projet de vie. Répondant à une offre d’emploi, elle passe sous silence sa « race » : « elle ne portait pas de déguisement, n’avait pas modifié son nom. À son entrée dans l’immeuble elle était noire et à sa sortie elle était blanche. C’était leur regard qui l’avait transformée50 ». Mais, toute sa vie (une vie placée sous le signe du « mensonge »), elle vit dans la hantise d’être découverte. Ainsi, dans sa visite d’un musée en Louisiane, et après y être entrée sans problème (« il suffisait d’oser » ...), au moment où « elle avait remarqué un gardien, un Noir, qui l’observait dans un coin. Il lui avait adressé un clin d’œil. Horrifiée, elle était passée devant lui à toute allure, tête baissée (…) On reconnaît toujours les siens, disait sa mère51 ». Pour son mari blanc, « son passé était une tragédie qui avait emporté tous les siens. Elle préférait qu’il la voie ainsi : une page vierge. Elle avait tiré le rideau sur son passé et elle ne pouvait plus regarder derrière. Qui sait ce qui pourrait s’échapper, si elle l’entrouvrait ?52 ». Et elle ne peut même pas confier son secret à sa fille : « Le problème, c’est qu’il n’y avait pas une seule vérité. Elle avait passé sa vie divisée entre deux femmes : toutes les deux réelles, toutes les deux mensongères53 ».
« Silencier » la race ? Du côté des antiracismes
Au fil du XXe siècle s’est diffusée l’idée que le meilleur moyen de mettre fin au racisme était de ne pas prendre en compte la distinction raciale, à la fois dans les interactions sociales et les politiques publiques : la passer donc sous silence, être aveugle aux couleurs (posture qui a été nommée dans la société américaine, si obsédée par la différence raciale : colour blindness). Cette idée s’est particulièrement développée après-guerre, en réaction contre les horreurs raciales du nazisme, mais aussi en contrariété avec le différentialisme racial tel qu’il était encore pratiqué officiellement, même à cette époque, à travers la ségrégation américaine et l’apartheid sud-africain. Elle s’inscrit donc dans la postérité d’un universalisme dont on peut faire remonter la généalogie occidentale à l’idée d’humanité universelle, telle qu’elle a pu éclore au temps de l’humanisme, puis des Lumières (notamment chez Diderot ou Condorcet). Un antiracisme qui met en avant ce qui est le corollaire de l’idée d’humanité, l’autonomie de l’individu face aux groupes d’appartenance qui pourraient leur être imposés, et souhaite donc par-là l’abolition de toute référence à la race, refusant les assignations qu’elle induit et les enfermements communautaires qu’elle génère54. Le souci de se débarrasser du fardeau de la race, seul chemin conçu comme menant vers une égalité réelle (d’où les réserves face à tout comptage ethnique dans les statistiques publiques, qui risquerait de cristalliser des catégories raciales), a inspiré en France des associations comme SOS racisme, le MRAP, la LICRA. Ajoutons que cet antiracisme a accueilli, dans les années 1970 et 1980, la « bonne nouvelle » que constituait l’abolition de la race dans le champ biologique, prônée par un grand nombre de généticiens, qui a donné lieu à la popularisation de l’expression : « les races n’existent pas ». Cette proposition semblait le meilleur argument pour combattre rationnellement le racisme, qui semblait condamné dans ses fondements mêmes. On sait maintenant que cet espoir reposait largement sur une illusion, et que vouloir fonder l’antiracisme sur un argument biologique correspondait à un raisonnement fallacieux : si effectivement la réalité des races en tant qu’entités discrètes n’a pas de fondement, la variabilité biologique humaine ne peut être évacuée aussi lestement, et comment d’autre part fonder l’antiracisme si les données scientifiques étaient amenées à évoluer ? Ce silence collectif sur la race, inspiré par les « valeurs républicaines », est congruent avec l’histoire du droit français depuis un siècle, jusqu’à la volonté récente de supprimer le terme même dans les textes règlementaires et législatifs, y compris la Constitution55.
Ces injonctions au silence expliquent les réticences, dans le débat public, mais aussi dans les relations sociales, de recourir à un lexique racial pour désigner les individus. Solène Brun, dans une enquête qu’elle a menée sur les enfants de couples « mixtes », ou sur les enfants adoptés d’origine étrangère, pointe le problème qu’elle a rencontré dans sa recherche pour « nommer la race », celui de sa « dicibilité » :
Lorsque l’on tente d’évoquer les questions raciales en France, « les mots se dérobent56 » : la recherche est prise dans un double embarras, à la fois éthique et pratique, la difficile dicibilité de son objet – réputé́ éthiquement condamnable – compliquant inévitablement sa saisie par les sciences sociales. Comme l’ont montré́ de nombreux travaux, l’idéologie colour blind en France est non seulement dominante mais institutionnalisée, la « cécité aux couleurs » (correspondant au) paradigme épistémologique qui repose sur l’indifférence aux différences raciales (impliquant) le refus même de nommer les groupes racialisés (…) (Dans un) contexte où les catégories racialisées ne sont pas institutionnalisées ni stabilisées (comme elles peuvent l’être dans d’autres pays), leur maniement demeure fortement désapprouvé́ dans différentes sphères de la vie sociale (y compris parmi les chercheurs en sciences sociales) (…) Le discours sur la race a pour particularité́ d’être un discours souvent caché, mal assumé et donc déguisé́, en particulier en France où le fait même de nommer les groupes racialisés peut susciter des réticences et le déploiement de circonvolutions pour désigner les personnes non blanches (…) La dénégation de la race procède d’une « respectabilité́ antiraciste », selon laquelle ne pas voir la race est associé au fait de ne pas être raciste57.
Il existe toutefois un autre antiracisme, qui s’inscrit dans une volonté de combattre le racisme à partir de sa propre identité raciale, irréductible, envisagée comme une essence. En 1967, le pathétique dialogue entre un écrivain noir, James Baldwin, soucieux d’authenticité, et une anthropologue blanche, Margaret Mead, désireuse de préserver le fondement universaliste du combat antiraciste grâce à l’oubli de la race (« absolutely ignore race »), publié en français en 1972 sous le titre Le Racisme en question, préfacé par Roger Bastide, révéla le fossé entre les deux antiracismes58. Du côté de Margaret Mead, le refus de la transmission d’une culpabilité transgénérationnelle issue de ses ancêtres, de « s’enfermer dans le carcan de l’Histoire, dont on ne peut plus sortir pour agir librement », et, reprenant une formule de K. Marx, de se faire le « prisonnier perpétuel des Morts ». Pour James Baldwin, la nécessité de récupérer le passé et l’importance de participer à l’Histoire d’une collectivité : « on n’existe que dans la mesure où on se crée une lignée propre ».
Le combat contre le racisme s’est donc inscrit dans deux lignes idéologiques, opposées dans leurs principes, puisque l’une met l’accent sur la nécessité de mener la lutte sans tenir compte des appartenances des sujets, par nécessité morale (universalisme), l’autre sur l’affirmation de groupes dans leur singularité (différentialisme)59. On voit apparaître cette dernière posture aux États Unis au début du XXe siècle, avec des figures comme celle de W.E. Dubois, et également dans les colonies françaises, avec le mouvement de la négritude. Ce qui frappe est la récupération des catégories forgées par les anciens oppresseurs à son propre compte, dans un retour de service libérateur. Il se trouve en effet que le dispositif distinctif sur lequel repose tout racisme s’est révélé tout aussi fort du côté des anciens dominés que du côté des anciens dominants de l’antique ordre racial. Ainsi, dans les jeux identitaires du XXe siècle, l’ancien stigmate a été revendiqué comme signe d’appartenance, permettant de se définir en tant que groupe contre un système d’oppression, à partir d’une expérience partagée de souffrances et de luttes. On peut dès lors faire le constat de l’appropriation de l’ancien catalogage racial par les sujets qui le subissent, d’une « définition de soi en tant que noir », qui fait l’objet d’un « travail constant de mise à jour60 » à travers l’expérience psychique intime propre au sujet qui réagit face à l’impact de la racisation qui a affecté anciennement sa condition61. C’est par le mécanisme bien connu de retournement du stigmate que les descendants des victimes du système ont pu se définir, arborant désormais la couleur de leurs ancêtres opprimés comme instrument de revendication et arme politique. Le socle catégorisant sur lequel l’ancien préjugé reposait est donc demeuré en place, renvoyant désormais, non plus à l’ancienne assignation, mais à un contenu de conscience. La race est donc désormais proclamée, et les appellations raciales refont leur apparition dans les discours courants.
Cet antiracisme qui s’appuie sur la notion de race s’est particulièrement développé aux États-Unis, où la race est toujours demeurée une pièce centrale dans l’évaluation des individus et des lignées. Alors que la non prise en compte des couleurs - longtemps le mot d’ordre proclamé par les libéraux antiracistes qui, animés par une idéologie universaliste et par l’espérance d’une société « post-raciale », revendiquaient, à l’instar de Margaret Mead, d’être « aveugles aux couleurs » - cette colour blindness, est aujourd’hui taxée de racisme déguisé. Car elle fait de la racialisation, qui imprègne de part en part le corps social, un » secret public », les catégorisations racialisantes qui informent les rapports sociaux étant passées sous silence : par cette occultation on faciliterait la « démultiplication des discours racialisants62 ». Est ainsi retournée une formulation qui renvoie désormais à l’aveuglement face aux inégalités liées à la race : la mise en évidence des discriminations peut en effet, dans ces conditions, se heurter à un « mur du silence63 ». Pour Reni Eddo Lodge, en Grande-Bretagne, auteure d’un essai intitulé « pourquoi je ne parle plus de race avec les blancs », « la colour blindness se contente d'affirmer que le fait de discriminer certaines personnes en raison de leur couleur de peau c'est mal, en oubliant totalement que dans ce type d'échanges s'exerce un pouvoir structurel. Reposant sur une analyse immature, cette définition du racisme sert souvent à faire taire les personnes de couleur qui tentent d'exprimer ce qu’elles subissent64 ». Pour certains, la colour blindness est étroitement liée à la préservation de la position dominante de la « blanchité » – qui se protège par le silence65 –, le propre des populations « blanches » étant précisément de refuser d’être désignées racialement. Selon certaines analyses, le silence sur la race, tout comme le fait d’apprendre à relativiser, voire à nier les différences raciales, font partie intégrante du processus de socialisation et d’apprentissage d’un certain ordre racial66. Mais on peut aussi remarquer, en sens inverse, que l’apprentissage de la race fait partie du mode d’enculturation dominant dans une société comme celle des États-Unis, ce qui fait dire à Thomas Chatterton Williams, dont le père est « noir », selon le mode américain de catégorisation raciale, et la mère est « blanche », qu’il a pu « désapprendre », à son arrivée en France, l’idée de race67…
Cet antiracisme différentialiste a aujourd’hui le vent en poupe, même en France, et entend bien dénoncer le silence entourant la race que veut préserver l’antiracisme universaliste, les militants les plus durs de cet antiracisme ayant tendance à réduire au silence les autres antiracistes, notamment par une volonté de censure à l’égard de performances ou de spectacles, jugés « racistes » malgré leurs intentions antiracistes68…. On assiste ainsi à l’usage croissant d’identifications raciales, convertissant les corps « racisés » en ressource politique. De là un « bruit » racial qui s’accentue, avec le recours à de nouveaux concepts comme celui de blanchité, qui reprend la notion de whiteness de l’école de pensée américaine des white studies. Mais recourir à un terme racial pour englober les individus dans un privilège contribue à racialiser le débat et à les assigner à des catégories que l’on pérennise (alors que l’on pourrait chercher précisément à les faire disparaître…), même si le « blanc » dans le cadre de ce catalogage n’est que la résultante d’un rapport social (à savoir la position majoritaire, c’est-à-dire la position dominante dans le rapport social de race) et ne relève pas d’une catégorisation biologique… Ce catalogage, et la parole raciale qu’il contribue à libérer, tend à réactiver - quelque précaution rhétorique que l’on prenne lorsque l’argument de la « construction sociale » est allégué - une naturalisation de la différence, selon laquelle les fondements de l’altérité ne sont pas seulement sociaux, mais résident également dans une certaine représentation de la nature : ce qui est effectivement le cas lorsqu’un individu est versé dans un groupe ou assigné dans un statut en raison d’une apparence physique non modifiable, stigmate hérité des ascendants et vécu comme obligatoirement transmissible aux descendants, ce qui transforme une contingence biologique en fixité sociale. « L’utilisation des catégories même que l’on cherche à dénaturaliser (…) fait toujours courir le risque de les renforcer. En considérant en outre la dimension performative du langage, il faut considérer que nommer, catégoriser, c’est racialiser, c’est-à- dire déjà̀ faire la race69 ». N’y a-t-il pas alors le risque, dans ce recours renouvelé au lexique racial, de ne pas prendre en compte ce retour obligé du biologique dans toute expression langagière de la race, engageant, à travers ce pouvoir performatif de la parole, le destin de la génération présente et des générations à venir ? C’est dire que, le silence étant rompu, le piège racial se refermerait alors, jusqu’à la fin des temps.