Le silence, à Santa Marta,
N’est pas creux :
C’est un plein
Bien humain.1
Au cours de mes travaux sur la violence et le déplacement forcé en Colombie, menés dans les années 2000 et 20102, j’ai souvent été interpellée par la « potentialité pleine » que présentait le silence dans mes enquêtes : il était difficile d’aborder dans la localité du quotidien – public comme privé – la question du déplacement des populations villageoises par des groupements armés (paramilitaires et guérilla) et, plus encore, celle des violences et exactions commises par ces derniers. Néanmoins, au fil des ans et des événements liés au contexte paramilitaire complexe, leur mise sous silence, et les tonalités spécifiques que celle-ci revêtait, se révéla dans certaines situations interstitielles inopinées. Dans ces moments captés en suspens, hors des lieux de la sociabilité ordinaire, s’énonçait alors une pluralité d’expériences vécues à travers différentes temporalités.
Réinterroger cette modalité du silence contribue à une réflexion sur les outillages et appareillages qu’il sous-tend3 en identifiant deux de ses rôles largement inséparables : d’une part, celui de reproducteur d’un ordre de violence matériel et symbolique, inscrit dans les corps ; de l’autre, celui de révélateur d’un mode d’action et d’un certain « art de taire, faire et dire » dans un contexte politique où dire sans retenue peut coûter la vie, et où l’on ne sait jamais à qui l’on a à faire. Or, le silence est aussi l’œuvre de temporalités qui parfois peuvent s’entrechoquer et qui, ce faisant, rouvrent un espace de parole sur ce qui était demeuré tu jusqu’alors. Cette double dynamique se donnera ici à voir et à entendre à partir de matériaux ethnographiques recueillis et co-construits principalement dans et autour de la ville côtière de Santa Marta. Capitale du département du Magdalena, dans le nord-ouest de la Caraïbe colombienne, la ville est plus connue des citoyens colombiens comme un lieu à la fois historique et patrimonial4, et de villégiature annuelle. La réalité du déplacement dont elle est le point de destination, lié aux violences perpétrées par des groupes armés (ici, majoritairement paramilitaires), est beaucoup moins présente dans le traitement médiatique et dans les imaginaires afférents à cet ensemble balnéaire5. Et pourtant, elle n’en est pas moins attestée.
Déplacement forcé en Colombie et technologies de la terreur
Le phénomène du « déplacement forcé » (desplazamiento) apparaît en Colombie dès la fin des années 1940 durant la période de La Violencia6. Dans les années 1980, il connaît une amplification massive, suite à la généralisation de la confrontation armée entre groupements paramilitaires et guérilla, des effets du narco-trafic et de la déstabilisation sociale liée au déploiement d’un modèle de développement agricole ultra-capitaliste7. Aujourd’hui, en dépit d’accords de paix réalisés sous la férule de l’ancien président Juan Manuel Santos, l’affrontement entre groupes paramilitaires rivaux d’une part, et entre paramilitaires et guérilleros de l’autre perdure et demeure l’une des causes principales de la migration forcée. Soulignons que le conflit armé a engendré d’importants déplacements tant dans l’intérieur du pays que sur le littoral8. Ainsi, en 2007, sur la côte nord-ouest de la Colombie, Santa Marta était considérée comme la quatrième plus grande ville du pays à accueillir des personnes déplacées9. Quelques années plus tard, un résident sur cinq y vivait en situation de déplacement10. La ville a également été identifiée comme un haut-lieu des activités paramilitaires au long de ces dernières décennies, du fait d’un réseau d’alliances avec les « grandes familles » de propriétaires terriens locaux et l’agriculture intensive de la palma africana dans la région11. De plus, de nouvelles alliances criminelles semblent avoir émergé émergeraient jusqu’à aujourd’hui pour occuper les espaces laissés momentanément vacants par les processus de désarmement12.
Les forces paramilitaires de la « seconde génération », telles les AUC (« Autodefensas Unidas de Colombia » ou Autodéfenses Unies de Colombie) font suite à l’émergence de groupes armés d’extrême droite dans les années 1980 en réaction aux mouvements de guerrillas. L’une de leurs caractéristiques majeures est d’avoir consolidé leur règne sur certains territoires (Magdalena Medio, Urabá, Córdoba) par la mise en œuvre de véritables technologies de la terreur13. Ce sont ces mêmes technologies qu’ils tentèrent de déployer à l’échelle nationale afin de consolider un ordre social et économique fondé sur un système d’épouvantement généralisé. Ils parvinrent à le mettre notoirement en œuvre dans la région Caraïbe, au nord-ouest du pays, perpétrant nombre de massacres collectifs dans les zones rurales, dont les quelques survivants conteraient l’horreur macabre. Le « conflit colombien » s’était converti en une « guerre de massacres » dont l’effroi résultant opérerait comme l’arme la plus efficace pour asseoir une domination radicale parmi la population paysanne (campesina). Paradoxalement, la nature de ces récits à mi-voix renforça le dispositif d’une mise sous silence généralisée à la fois de ces mêmes communautés paysannes et dans les villes.
Si l’utilisation de la terreur en Colombie a transformé l’expérience des imaginaires de l’espace géographique, pour les populations touchées comme pour les plus chanceuses qui vivent en marge du conflit14, il faut ajouter qu’elle a aussi longtemps muselé toute discussion en public, tout en circulant jusque dans les plis de l’intime. Il s’agit là d’une terreur ravivée où les ramifications historiques des massacres et la réitération de « pratiques atroces » plongent leurs racines jusque dans les guerres civiles du XIXe siècle et dans la période qui lui fait suite, dite de « La Violence »15.
Une précision s’impose. Dans un souci éthique d’éviter l’écueil d’une « pornographie de la violence », telle que la nomma jadis Val Daniel dans son « anthropographie de la violence » au Sri Lanka16, je n’entrerai pas dans le détail des exactions commises par les groupements armés. Mon propos n’est en effet pas de narrer ni d’analyser les équarrissages humains à la tronçonneuse ou les viols et autres pratiques de cette barbarie systématisée. Je renvoie pour cela au livre édifiant, traduit en français, de Maria Victoria Uribe sur les technologies de la terreur mobilisées en Colombie pendant plus d’un demi-siècle17. Comme le souligne l’historienne colombienne, aucune tentative de mise en signification de la violence politique qui s’exprime à travers la destruction et la transformation des corps « ne nous permettra d’échapper à son impact terrifiant et dévastateur »18. Car la terreur travaille celles et ceux qui la subissent dans leur chair, tout comme celles et ceux qui tentent d’en rendre compte et d’en faire sens. Il reste que, dans les massacres qui ont cours à la fin du XXe siècle et qui se poursuivent encore aujourd’hui malgré un supposé désarmement des forces paramilitaires dès 2006, « la nouvelle mise en scène de mutilations et de coupes qui altèrent profondément la morphologie du corps humain n’est autre chose qu’une action mimétique qui ramène sur les traces d’histoires enterrées et d’antagonismes jamais résolus »19. Cette technologie de la terreur n’en est rendue que plus redoutable encore.
Silence et espaces liminaires
Dans le dispositif qui accompagne cette technologie, le silence se condense parfois jusqu’à imploser et faire surgir la parole, comme par inadvertance, dans un entre-deux : sur le seuil, dans l’embrasure d’une porte, au sortir d’une maison. Surgissement lorsque l’on a tout dit, que l’on a parlé de tout et de rien, surtout de rien, une manière d’occulter l’essentiel. L’indicible. Les mots, dans l’espace public comme dans celui de la maison, de l’intime, ont rempli ce silence au point de le masquer. Des mots pour dire le quotidien, le familier, le banal, l’éducation des enfants, le système scolaire dans les différents departamentos du pays, les retards accumulés dans les zones de paupérisation. Rarement, les mots de « guérilla », moins encore de « paramilitaire », ne sont prononcés à voix haute en cette première décennie du XXIe siècle. Ils sont de ceux qu’on relègue hors de son périmètre quotidien, pour mieux en circonvenir toute l’horreur dans un silence conjuratoire. C’est là l’efficace du dispositif du « silencement » : la peur et la terreur – savamment et sciemment semées par le bras clandestin et illégal de l’armée et de l’État – qu’inspire l’expérience de leur confrontation sont si incrustées dans les corps et les chairs (y compris de celles et ceux qui ne l’ont pas vécue directement), de manière réelle ou fantasmée, que ces mots sont maintenus sous une chape de silence.
Ils ne seront jamais dits, par exemple, durant les trois heures que dureront la rencontre avec Zuana, une jeune institutrice en poste à la périphérie de la petite ville de Facatativa, chef-lieu du Departamento du Cundinamarca, près de la capitale colombienne20. Dans son école primaire, où nous sommes allés la rencontrer en ce mois de juin 2007 avec León, de la Facultad Pedagógica de Bogota, elle a bien parlé des enfants arrivés en urgence en provenance d’autres régions. Elle a évoqué leurs familles, réduites à des conditions de précarité et de dénuement absolus, et de grande détresse psychologique. Dans cet espace scolaire, public, ouvert à tous les échos, lieu de médiation par excellence entre la société dans son ensemble et la famille, elle a concentré toute son attention discursive sur les difficultés de concentration et les retards scolaires de ces jeunes élèves au vécu douloureux. Nous faisions alors connaissance. Zuana et León étaient amis de longue date, ils avaient étudié à la Pedagógica ensemble. L’heure du déjeuner était arrivée, Zuana nous entraîna vers la supérette pour y faire provision de bouteilles de Coca-Cola « taille familiale ». Puis nous sommes montés dans sa voiture pour rouler vers sa rôtisserie préférée. C’était là qu’on pouvait acheter les meilleurs poulets rôtis de la ville, énonça-t-elle tout en clignant les yeux d’un sourire gourmand et complice. Une fois chez elle, confortablement installés à la table de la salle à manger de sa petite maison au sol carrelé, nous avons échangé plus avant. Loin des bruits de la ville, dans cette périphérie tranquille, nous avons pris le temps d’évoquer la situation pédagogique à travers tout le pays (c’était là mon point d’entrée), et de parler de choses et d’autres. Au terme de deux heures, l’estomac plein et l’esprit repu, León et moi nous sommes levés pour prendre congé de notre hôtesse, avec la promesse de se revoir bientôt.
Nous quittâmes la chaleur accueillante de la salle à manger. Dehors, la fraîcheur de la fin d’après-midi nous rappela à la saison. De ce côté de l’hémisphère, dans la zone andine, le climat au mois de juin ressemblait à celui d’un hiver doux en pays tempéré. Zuana, sur le pas de la porte, comme mue par une soudaine inspiration, s’engagea avec nous sur le petit sentier qui menait à la route de campagne où nous attendait un taxi commandé auparavant. Dans les dernières dizaines de mètres qui nous séparaient du véhicule, elle ralentit soudain son pas. Elle commença de s’ouvrir à moi de l’horreur et de l’épouvante qu’avaient vécues les personnes déplacées arrivées dans la petite ville. Parents et enfants en faisaient des cauchemars la nuit. Zuana raconta les scènes de massacre des proches gravées à jamais dans les mémoires. Elle décrivit les enfants qui expliquaient de manière graphique, presque factuelle et détachée, le sectionnement des membres dans leurs commentaires sur les dessins qu’ils avaient réalisés dans l’espace de la salle de classe – devenu l’unique refuge et rempart contre la prégnance quotidienne, dans le corps familial, de la mémoire incarnée de l’indicible. Entre deux respirations, presque sans s’arrêter, d’une voix basse et intense, elle énuméra les risques encourus par les familles déplacées à témoigner à voix haute, y compris dans l’après-coup de cette violence. Elle termina aussi soudainement qu’elle avait commencé. Sans nous en rendre compte, nos corps s’étaient mis au diapason de cette parole qui se libérait, ralentissant notre marche comme dans un effet cinématographique, jusqu’à parvenir au bord du chemin public. Zuana s’était arrêtée. Elle reprit son souffle, se redressa en se secouant, comme si elle changeait de réalité. Je me redressai aussi. Tandis que je restai un peu « sonnée » par ce moment de partage inattendu, Zuana nous fit ses adieux en retrouvant sa voix sociale d’institutrice à l’aplomb enjoué. L’espace qui s’était brièvement entr’ouvert s’était à présent refermé jusqu’au plus profond du secret. Dans le moment du franchissement de ce seuil liminaire, spatialisé entre le lieu clos et intime de la maison et celui, ouvert, de la voie publique, le silence avait pu brièvement se rompre et émerger rétrospectivement dans toute l’épaisseur de l’horreur qu’il recouvrait.
S’il peut sembler y avoir là un paradoxe, en ce que le silence laisse finalement place à l’advenue de la parole, celui-ci n’est qu’apparent. En effet, cette prise de parole n’est pas la preuve indubitable d’une forme de « résistance » – qu’il conviendrait par ailleurs de définir au moins dans une double-perspective d’agentivité et d’intentionnalité – à la silenciation. Plutôt, la prise de parole est à envisager comme une potentialité inhérente aux technologies de silenciation décrites ici et réalisée par le travail des temporalités à l’œuvre dans ces processus. Celles-ci peuvent parfois se déplacer jusque dans l’après-coup de la violence, bien des années plus tard, à la faveur d’une réactivation actualisée par de nouveaux événements. Dans ce déplacement temporel, peut alors s’opérer une refocalisation sur le présent.
Silence et temporalités déplacées
Le fait que le silence n’émerge parfois dans toute son épaisseur que rétrospectivement appelle développement. Cela n’est pas une prérogative des situations impliquant des personnes participant à l’enquête ethnographique en milieu institutionnel (scolaire par exemple, comme dans le cas de Zuana). Cela concerne aussi celles qui ont elles-mêmes eu à faire dans leur chair l’expérience de la violence et de sa mise sous silence. Celui-ci s’observe alors dans les contractions des corps dont les voix se sont longtemps tues, précisément au moment où le repli sur soi, la peur au ventre se diront, là encore, dans l’après-coup. Mais ce premier déplacement temporel ne fait pas advenir une prise de parole tournée vers les événements originels. Au contraire, celle-ci se recentre sur le présent, laissant entrevoir leurs conséquences dans le quotidien de la survie.
C’était en octobre 2009. J’étais de retour à Santa Marta depuis quelques semaines à peine. Rapidement, j’avais réintégré l’environnement multisites sur lequel je travaillais depuis plus de deux années dans cette ville de la côte caraïbe, au nord-ouest du pays. Du centre historique jusqu’aux barrios extérieurs constitués d’abris de fortune et d’invasiones - ces parcelles de terrain en friche officiellement propriété communale -, je visitais les familles enregistrées dans le programme gouvernemental de Familias en acción. Elles s’y étaient installées après avoir été jetées sur les routes de l’exode rural au gré des vagues de violence paramilitaire sévissant alors dans la région. Par une ironie de l’histoire, c’était cette même violence qui régissait certains organes de la ville chargées d’aider et accueillir les personnes déplacées venues chercher refuge dans la ville côtière. Raison pour laquelle la Croix Rouge avait estimé qu’à peine la moitié d’entre elles venaient se faire enregistrer dans les officines chargées de les recevoir, par peur de représailles21. Cette violence et la peur sourde qu’elle engendrait ou réactivait, se répercutait également parmi lesdits « plus chanceux », les citadins qui n’y avaient pas été directement confrontés. Au reste, dès le début, des amis de longue date à Bogota s’étaient alarmés en apprenant mon intention de travailler avec des personnes déplacées. Ils craignaient pour ma sécurité personnelle : d’une part, face à l’infiltration – notoire à cette époque – des instances publiques de la côte caraïbe par les groupements armés ; de l’autre, considérant « l’imprévisibilité » des comportements des desplazados à mon égard, selon un trope alors assez répandu et que j’ai explicité ailleurs22.
Une année s’était écoulée entre ma dernière mission de terrain de six mois et mon retour en Colombie. Les enfants des familles que j’avais régulièrement visitées dans les quartiers de fortune avaient grandi. Les parents s’étaient parfois tassés sous le poids des soucis quotidiens tandis que l’administration ne faisait que différer ses promesses officielles d’assistance, souvent formulées dans le jargon d’une courtoisie fleurie pour mieux reléguer au plus loin l’action effective dont la responsabilité lui incombait pourtant23. Dans ce contexte, diverses factions paramilitaires qui avaient autrefois gouverné certains quartiers de la ville et ses abords, faisaient leur ré-apparition à l’entour. L’une d’entre elles avait élu son QG à une dizaine de kilomètres à l’est, dans la bourgade de Bonda. Cette information circulait dans le tissu collectif de la ville, à la fois par recoupement de faits divers journalistiques et par le système local de bouche à oreille. Mais ce qui retint mon attention à l’époque fut le processus de surgissement d’une parole que ce retour paraissait activer chez mes interlocutrices et interlocuteurs. Y compris parmi les personnes déplacées qui, si elles n’avaient rien oublié et continuaient à vivre dans l’épaisseur de leurs corps violentés et leurs psychés meurtries, y avaient refermé ce « dit » au plus profond d’elles-mêmes, une fois passée l’épreuve de « tout dire » présidant à l’enregistrement de leur statut de « déplacée »24.
Certes, tout ethnographe sait l’importance du « retour sur le terrain » et des étapes que marque chacun d’eux dans l’établissement d’une relation de confiance avec les participants à sa recherche. Cette relation de confiance est cruciale dans la possibilité qu’elle offre d’un espace de parole partagé. Cependant, il y a plus. Ce que cette période recela de particulier, c’est l’impression générale d’un discours inaudible, insonore, qui, à la manière des affects tels que théorisés par Teresa Brennan25, se propageait à présent à travers les différents espaces de la ville, entre individus et environnements, la pression sociale agissant à l’intersection du social et du matériel pour réunir la matière des corps et des lieux et réactiver les mémoires et/ou la faculté de dire26. Durant cette période en particulier, et jamais plus par la suite au cours de mes autres séjours, advint régulièrement une prise de parole unique, souvent au moment de l’entre-deux, comme celui décrit avec Zuana, une fois l’entretien clos ou la visite terminée, le carnet de notes (plus rarement dans ce contexte, le magnétophone) rangé. C’est dans ce mouvement de franchissement de seuil qu’Imelda m’ouvrit l’espace de son regard intérieur. Le mouvement de déplacement physique et spatial qu’avait opéré l’exode rural résultant de la violence armée, même s’il était l’élément déclencheur de ce qu’il y avait à dire, opérait à présent un nouveau déplacement, du passé vers l’actualité du quotidien.
C’était une fin de matinée. L’air était déjà chaud, chargé de la moiteur marine. Ma visite à Imelda dans ses deux pièces de fortune, situées dans un quartier de la zone portuaire, s’achevait. Ce jour-là, elle était restée assez silencieuse, comme absente. Le calme habituel de la jeune femme trentenaire s’était accompagné tantôt de regards les yeux dans le vague tandis que les mots restaient en suspens à la commissure de ses lèvres, tantôt de cillements rapides, assortis d’un changement de posture un peu soudain, comme si elle se ressaisissait. J’avais confusément senti que quelque chose se passait. Je n’osais pourtant pas insister. Consciente des risques de trauma qui auraient pu avoir lieu par nos échanges, je m’étais depuis le début de mes enquêtes abstenue de poser aucune question quant aux circonstances précises de la violence qui avait présidé au déplacement de mes interlocutrices et interlocuteurs. Le soleil était descendu, braquant ses feux dans le petit patio jusque-là demeuré dans l’ombre. Cet espace, à présent chauffé par une humidité étouffante, séparait les deux pièces qu’Imelda occupait avec sa famille (son mari et leurs deux enfants) de la chambre louée à un couple arrivé à leur suite de la Zona Bananera trois ans plus tôt. Nous étions encore assises, déplaçant légèrement nos chaises à mesure que le soleil envahissait le petit carré de béton. Je sentais la sueur commencer à couler dans mon dos, sous ma chemise. Le front d’Imelda n’était pas en reste. Quelques gouttelettes y perlaient avec insistance, qu’elle essuya d’un revers de la main avant de murmurer, d’une voix à peine audible : « Ils sont de retour, à ce qu’on m’a dit » (Regresaron, me dijeron). Elle frissonna discrètement. Tout à coup, elle paraissait encore plus menue. « Oui ? », dis-je lentement. « Qui ça ? ».
Un temps. Puis, pour toute réponse, la jeune femme fit un signe de tête latéral, la bouche tordue en une mimique de celles souvent utilisées sur la côte caraïbe pour désigner quelqu’un situé à proximité. Il n’y avait personne d’autre que nous. J’attendis encore, l’encourageant à poursuivre, à mon tour, par un mouvement silencieux de mes yeux et ma bouche, une sorte de sourire interrogateur : « Eux » (Ellos). Je n’insistai pas. Une infime perception m’habitait néanmoins, que quelque chose était sur le point de se déposer ; peut-être dans un geste, un son, une parole, je l’ignorais à cet instant. J’attendis encore. Imelda changea de posture, fit mine de se lever de sa chaise en plastique, et se rassit en se recroquevillant légèrement. Puis elle parut se dégager d’un obstacle et se mit à parler, en regardant à côté de moi, vers le sol : « Nous, on dort tous ensemble. Le petit, il fait des cauchemars la nuit. Moi, ajouta-t-elle après une courte pause, j’ai peur. Son père, lui, il pleure. La petite, elle se réveille en criant. » C’était la première fois qu’Imelda faisait référence, bien qu’indirectement, aux événements qui les avaient précipités sur le chemin de l’exode, elle et sa famille : « Alors, on dort ensemble, tous collés (pegados) les uns aux autres. Et on ferme tout à clé. » Elle se leva lentement et se dirigea d’une démarche un peu raide vers la minuscule pièce aux rares ouvertures. Elle ouvrit la porte pour m’en montrer l’intérieur. L’élément principal y était un assemblage tête bêche composé d’un grand lit en bois de facture grossière et d’un petit lit de métal. J’imaginai Imelda et les siens toutes portes fermées à double tour, avec un unique ventilateur pour brasser l’air suffocant de chaque nuit. Puis elle referma la porte. Son corps et sa posture paraissaient plus détendues.
Dans ce cas comme dans la plupart de ceux rencontrés parmi les personnes déplacées, la rupture du silence se traduisait à la fois par des gestes et des mots, orientés non pas vers le passé et une narration des événements qui y avaient eu cours, mais vers leur conséquence présente dans une survie au quotidien – une survie non seulement économique, mais aussi psychique, affective et émotionnelle. En ce sens, les temporalités à l’œuvre dans la silenciation, par exemple, des événements du passé, et la prise de parole, étaient elles-mêmes translatées et recomposées au profit du récit à propos du présent. Elles suivaient en cela le déplacement des corps et des affects dans l’expérience du déplacement forcé. Ces translation et refocalisation sur le présent apparaissent être une spécificité liée à l’expérience directe du déplacement forcé et aux effets de terreur qui en accompagnent la violence. Car si l’élément déclencheur activant cette prise de parole était le retour de groupements paramilitaires dans la zone de Santa Marta, nous verrons que, notamment chez les personnes qui n’ont pas elles-mêmes vécu le déplacement forcé, ce même élément déclencheur peut engendrer d’autres types de rapports temporels à ces dynamiques de silence, et au surgissement de la parole qui les accompagnent parfois. Les nouveaux événements viennent alors faire s’entrechoquer les mémoires des événements de violence et de terreur passés.
Silences et temporalités entrechoquées
Au cours de mes précédentes enquêtes, j’avais aussi développé des relations amicales avec mes voisins de quartier sur un périmètre couvrant plusieurs blocs. La petite maison que je colouais alors au centre-ville était ouverte à toutes les visites. Chacun.e y passait à l’improviste, juste pour saluer ou prendre un café, seul.e ou à plusieurs, parfois jusque tard dans la soirée. Jamais, jusque-là, les conversations n’avaient porté sur les exactions paramilitaires et le déplacement, sujets que j’avais moi-même soigneusement évités, me conformant en cela aux admonestations de mes amis bogotanos. En conséquence, mes « relations » samarias savaient, au plus, que j’étais anthropologue et que je menais une étude sur « l’histoire sociale et économique de Santa Marta ».
Or, petit à petit, à la faveur de la ré-apparition de groupuscules armés aux abords de la ville, les langues commencèrent de se délier aussi chez les résidents samarios de longue date, y compris au centro. Sans aucune invitation de ma part, dans ces rencontres familières et quasi quotidiennes, les témoignages se mirent à affleurer progressivement. C’était comme si le processus de prise de parole mis en branle par le retour des paramilitaires, déjà audible dans les propos d’Imelda et de ses compagnons d’infortune, advenait de manière plus sonore encore, activé par la remémoration d’événements antérieurs. Certains d’entre eux dataient de plus d’une dizaine d’années. Ainsi, Jesus et sa compagne, Yusmidia, qui œuvraient à leur entreprise de réparation électronique dans le petit local voisin qu’ils transformaient en habitation privée la nuit venue, me confièrent-ils au gré de leurs visites, en plusieurs épisodes et à deux voix parfois séparées, parfois en duo, le récit de l’époque où des envoyés paramilitaires entreprirent de réguler les petits commerces du centre, appliquant la fameuse vacuna (littéralement le « vaccin »), dont le paiement régulier en monnaie sonnante et trébuchante garantissait aux commerçants la « protection » contre toute attaque envers leur personne ou leur négoce. Depuis lors, assuraient Jesus et Yusmidia, les paramilitaires tenaient les commerces de Santa Marta en coupe réglée.
D’ailleurs, il suffisait pour s’en rendre compte d’être attentive aux va-et-vient fréquents d’hommes allant à moto, demeurant souvent casqués, qui s’arrêtaient depuis leur monture face à la porte d’un commerce. La personne en charge du négoce en sortait alors rapidement et, promptement, glissait dans la main du motard un paquet de billets discrètement plié. Le tout ne prenait que quelques secondes, en plein jour, à la vue de toutes et tous. Un touriste ou un badaud de passage ne le remarquait pas ou ne s’en étonnait pas, tant l’interaction paraissait normale, intégrée à la routine quotidienne. Quant aux autres, par un brouillage des pratiques locales, ils et elles pouvaient supposer qu’il s’agissait là du remboursement d’un emprunt contracté chez des prêteurs professionnels, dont les taux vertigineux ne permettaient souvent que le paiement de l’intérêt à la petite semaine. Dans les deux cas, l’action vue depuis la rue rentrait dans un schème d’interprétation du sens commun, celui, en l’occurrence, de la survie tant bien que mal dans cette région de la Caraïbe colombienne.
Ce caractère normalisé, voire anodin, fait également partie des technologies de la terreur mises en place par les paramilitaires. Il y a là un continuum entre ces technologies silencieuses en milieu urbain et celles de brouillage verbal utilisées dans les campagnes. Les témoignages de survivants ruraux abondent, où les mots d’apparence innocente échangés avec les groupes armés marquent le prélude à une mise à mort sans pitié27. Ce brouillage des signes langagiers caractérise ce que Mike Taussig dénomme les « cultures de la terreur », dans sa réflexion à propos des pratiques de torture documentées par Roger Casement en 1910 au sujet de la mise en esclavage des « indigènes » dans l’industrie du caoutchouc au Putumayo (région sud du pays).
Ce qui distingue les cultures de la terreur, c’est que le problème épistémologique, ontologique et autrement purement philosophique de la réalité et de l’illusion, de la certitude et du doute, devient infiniment plus qu’un « simple » problème philosophique. Cela devient un outil de domination très puissant et un moyen principal de pratique politique28.
Dans ce « problème », la parole en apparence banale cache et suggère à la fois la potentialité de violence, justement parce qu’elle est imprévisible. La terreur, en d’autres termes, est entretenue par un dispositif où même les mots, voire le ton calme ou doux sur lequel ils sont prononcés, démentent la barbarie qu’ils n’annoncent même pas systématiquement, mais dont le souvenir horrifique qui s’est transmis parmi les populations fait encore plus terriblement résonner la potentialité. Ce dispositif de suggestion de la barbarie, entraperçue, fantasmée, imaginée ou vécue, est le nœud gordien de cette technologie de la terreur. Son efficace est particulièrement perceptible rétrospectivement dans le surgissement des mémoires incarnées. Celles-ci portent néanmoins en elles un potentiel de libération par le langage gestuel tant que verbal, comme dans le récit qui suit.
La seule personne à qui j’avais fini par me confier davantage quant à la nature de mes recherches, au terme de longs mois d’observation silencieuse, était celle qui allait devenir ma grande amie, Amparo. Son long passé de sympathisante gauchiste avait opéré pour moi comme une sorte de garantie de sécurité. Or, en apprenant mon sujet d’intérêt, Amparo, elle aussi, s’était alarmée. Plus encore, lorsque je lui avais confié que j’accompagnais de temps à autre les familles dans leurs diverses démarches institutionnelles, jusques et y compris juridiques29. Je devais me faire le plus discrète possible, me rappelait-elle régulièrement. Déjà, me rendre chez les familles ne manquait pas d’attirer l’attention dans ces voisinages peu sûrs et le monde interlope qui y frayait une fois la nuit tombée. Sans compter la manière dont les relais d’informateurs opérant pour le compte de diverses factions armées infiltraient tant les personnels administratifs que les communautés déplacées. Jusque-là, Amparo n’avait que rarement évoqué le paramilitarisme en relation directe avec sa propre expérience ou celle de personnes connues d’elle. Ce n’est qu’à la faveur de ce retour des paramilitaires dans la ville qu’elle aussi commença de se remémorer. Toujours en me chapitrant sur la nécessité à faire preuve de grande prudence dans mes enquêtes, elle entreprit, par petites touches, de me narrer les rencontres effrayantes que les uns ou les autres de ses amis avaient eues avec l’un de leurs sbires. Or, un soir, sa narration bascula. Elle laissa enfin remonter à la surface un souvenir d’effroi qui la concernait personnellement. Elle m’avait invitée à dormir chez elle, occasion privilégiée d’une longue soirée à discuter de choses et d’autres dans la dilatation du temps nocturne.
Amparo avait, dans sa jeunesse, eu des liens ténus avec le mouvement guerrillero. Si elle-même ne l’avait suivi que de loin, elle avait noué force amitiés avec d’autres personnes, plus engagées. C’était vers la fin des années 1990, au moment où naissaient les AUC (Autodefensas Unidas de Colombia), le principal groupe paramilitaire en Colombie, unifiant des groupes préexistants sous la houlette de l’armée, de propriétaires terriens et de cartels de drogue. Des escouades à moto se déplaçaient alors dans la ville, rendant visite à des personnes identifiées comme gauchistes et/ou proches du mouvement guérilla (comme dans toute pratique autoritaire, le système de fichage mis en place par ces groupements était d’une efficacité remarquable). Certaines des personnes ainsi visitées avaient ensuite « disparu ». Or, à la fin de l’année 2009, date de mon retour sur le terrain, ces pratiques recommencèrent. Amparo connaissait quelques personnes concernées. J’avais moi-même eu vent d’autres cas, au centre-ville, près du port. Ce soir-là était pourtant la première fois que nous en parlions aussi clairement. D’un coup, alors que, sous l’effet de la chaleur et du vinito que nous sirotions tranquillement, nous glissions dans une torpeur bienfaisante, Amparo se dressa sur son séant. Ses yeux brillaient d’une lueur intense, son corps se mit à trembler, ses gestes se firent désordonnés comme à son habitude lorsqu’elle était en proie à une grande émotion, sa voix devint rauque, un peu essoufflée. Elle se mit à raconter ce qui, de prime abord, là encore, paraissait tout-à-fait anodin. On vient de le signaler : c’est, précisément, ce caractère a priori anodin, dans le contexte ambiant de violence, qui provoquait une terreur redoublée.
Un soir, une moto s’était arrêtée devant la grille de la maison où elle vivait avec son grand-père. Deux hommes vêtus de blousons de cuir avaient penché la tête, relevant à peine la visière de leur casque. Amparo, assise sur le seuil de la maison dans une mecedora, se balançait tranquillement, goûtant la relative (c’est-à-dire quelques degrés de moins que dans la journée) fraîcheur nocturne. Selon la coutume de ventilation samaria, elle avait laissé la porte de la maison ouverte tout en fermant à double tour la grille, ainsi que les grilles du jardin donnant sur la rue. Son grand-père âgé était déjà couché. Dans la mémoire d’Amparo, il pouvait être 21 heures – l’heure, en tout cas, à laquelle ce souvenir émergea, plus d’une décennie après. Somme toute, il se passa peu de choses. Les deux hommes parurent vérifier une information entre eux et, sans descendre ni même couper le moteur, l’un d’eux siffla dans sa direction. Dix ans plus tard, Amparo se remémorait s’être sentie tout à coup paralysée par la peur. Elle raconta qu’elle avait senti ses entrailles se mouvoir violemment. Elle avait tourné la tête vers eux. L’échange fut bref. Et suffisant : « Hé, c’est bien ici que vit la famille Gómez ? ». Elle avait senti son sang se glacer et ses jambes ramollir, parvenant à peine à articuler d’une voix faible : « Oui… oui, c’est ici ». Nul besoin de plus. Le message était passé. Amparo l’avait compris. Elle était fichée, et sa famille aussi. Elle devrait donc se faire oublier, et ses relations avec. Amparo clôtura son récit d’une déclaration véhémente, la voix encore rauque et le timbre incertain : « Les paracos [abbréviation péjorative désignant les paramilitaires], j’en ai la terreur » (A los paracos, yo les tengo terror).
Phénoménologie du silence et technologies de la terreur, de la transmission à la libération
En écho à l’extrait poétique placé en exergue, le silence comme fait sonore porte en son cœur une épaisseur que tout membre d’un groupe social, de par l’enchevêtrement historique, politique, culturel et familial dans lequel elle/il se trouve pris.e au moment où les projecteurs de l’enquête se braquent sur son existence, est à même de ressentir phénoménologiquement. Prendre la mesure de cette épaisseur sensible et de son ressenti permet d’éclairer l’efficace des technologies de la terreur et de la violence. Dans un mouvement qui peut sembler de prime abord paradoxal, ceci permet aussi de détecter la potentialité de libération qui lui est inhérente, notamment par le mouvement des corps.
Déjà, à la fin des années 1980, Paul Connerton avait montré comment les pratiques corporelles se transmettent dans les traditions et en tant que telles30. Les images et les connaissances mémorisées du passé, soutenait-il, sont transmises et entretenues au moyen de performances rituelles, et la mémoire performative est corporelle. Cet aspect essentiel, corporel et incarné, de la mémoire sociale, m’a particulièrement intéressée eu égard aux récits que je recueillis cette année-là. Outre leur contenu, était remarquable la manière dont ils étaient « délivrés ». Utiliser à dessein cet anglicisme permet d’indexer le caractère performatif de ces récits. Cette performance activait la mise en route d’un processus de « délivrance » de la mémoire et des expériences vécues dans la chair. Jusqu’alors restées tues tacitement et collectivement, celles-ci pouvaient enfin se révéler et se dire, dans l’après-coup et la ré-ouverture des événements traumatiques de la violence paramilitaire. Comme si la muselière qui emprisonnait jusque-là une mémoire mutique dans les corps, par ce même mouvement des corps frissonnant dans l’acte de parole et le processus de se souvenir (l’anglais re-membering est ici fort approprié), donnaient ce faisant chair à leur délivrance.
En somme, les technologies de terreur et de mise sous silence éprouvées dans les corps traversent tant les personnes ayant fait l’expérience directe de la violence armée et du déplacement rural, que celles, plus indemnes, installées depuis longtemps dans les villes. Dans les deux cas, la notion de silence renvoie à un dispositif actif qui n’implique ni vide, ni absence. Car si l’absence sonore est, « à première écoute », un instantané du silence, elle n’épuise aucunement la complexité des processus que le dispositif de silenciation met en jeu. Ainsi, une ethnographie qui s’attarde dans les seuils liminaires des espaces d’interaction sociale et place son attention dans ces entre-deux, ces déplacements et ces entrechocs, qu’ils soient spatiaux ou temporels, est plus à même d’en écouter les différentes textures, épaisseurs et « tessitures », et d’en saisir le potentiel d’activation, voire de libération, de la parole. Celle-ci peut certes demeurer assujettie au silence, en particulier dans le cas de situations travaillées par des technologies de terreur liées aux contextes d’une violence à la fois ciblée, arbitraire et imprévisible comme l’est celle des groupes armés, notamment paramilitaires, en Colombie. Cependant, de manière cruciale, les nouveaux événements qui adviennent et font écho à ceux survenus précédemment, en déclenchant un ressouvenir (« remembrance »), laissent percevoir comme un « retour du refoulé » dont ils peuvent reconfigurer le volume et la tonalité et ainsi, le cas échéant, lui conférer une plus grande audibilité dans l’espace public. De manière plus cruciale encore, pour les personnes déplacées comme pour celles qui n’ont pas fait l’expérience du déplacement directement dans leurs chair, corps et psyché, la libération – aussi infime soit-elle – d’une parole advenue librement, hors de toute injonction à taire ou à dire31, se situe sur un continuum paradigmatique et représente un potentiel précieux d’agentivité et de guérison collective.
Épilogue – Retour sur la notion de « dispositif de silenciation »
Il n’y a pas ici, à ma connaissance, d’injonction explicite à taire, à ne pas dire les horreurs que l’on a pu vivre avant le déplacement. En ce sens, on ne peut parler d’une mise sous silence au sens des dispositifs de silenciation documentés dans d’autres situations, où existe une intention avérée de « mettre au silence ». Bien au contraire, les technologies de terreur misent également sur la circulation à mi-voix de récits de survivants terrorisés. De ce fait, l’usage de la notion de « dispositif de silenciation » dans les cas présentés dans cet article peut prêter à confusion. Peut-être serait-il plus juste de dire ici qu’il s’agit de technologies avant tout de terreur, qui produisent des effets de silence contradictoires, aussi bien dans leur maintien que dans leur rupture à la faveur d’événements récents. C’est un peu comme si, à la manière des dispositifs de micro-pouvoir foucaldiens, diverses modalités du silence traversaient le corps social dans son ensemble, dans des temporalités aux effets parfois non contrôlés, avec des conséquences inattendues. En définitive, l’efficace de ces technologies de la terreur inclut la circulation elle-même de la disruption du silence.