Fabrique et pratique du silence dans le Cambodge Khmer Rouge (1975-1979)

  • Creating and Using Silence in Khmer Rouge Cambodia (1975-1979)
  • Crear y usar el silencio en el Camboya de los Jemeres Rojos (1975-1979)

DOI : 10.56698/silences.141

De 1975 à 1979, le Cambodge a été profondément bouleversé par une violence extrême : déportation massive de la population, travail forcé, sous nutrition, famine, le recours massif à la torture, les exécutions sommaires et les massacres de masse contribuèrent à saper les fondements de la société cambodgienne. Imposer le silence est au cœur de ce système khmer rouge. Les historiens du Cambodge ont largement étudié cette utopie génocidaire articulée sur un « faire taire » radical. Ils montrent combien ce silence relève de la politique conduite par le comité central du PCK éclairant ses fondements idéologiques et les mécanismes de censure qui ont conduit à l’abolition de toutes les instances du « dire » tandis que les purges et les exécutions quotidiennes alimentant la terreur contraignent au mutisme toute une population. Pour autant, qu’apprend-on de ce silence dans cette vue en surplomb qui le circonscrit dans sa seule dimension politique et mécanique ? Sa réalité se limite-t-elle à ce mutisme fondé sur un rapport asymétrique dominants-dominés, victimes et bourreaux ? Cet article se propose d’aborder la manière dont la population cambodgienne fait silence et exprime son silence durant ces années afin de saisir l’épaisseur de ce silence, ces pratiques du silence en utilisant et en appliquant à ce contexte historique la notion de formes de vie comme voie d’intellection. Il s’agit ici de montrer, en portant notre attention sur l’ordinaire, comment ces vies sont tissées par le silence et combien des postures de silence se construisent face à la terreur et réinventent une manière d’exister quand la vie ordinaire est compromise à chaque instant et restreint les choix possibles.

From 1975 to 1979, Cambodia was deeply shaken by extreme violence: massive deportation of the population, forced labour, undernutrition, famine, massive use of torture, summary executions and mass massacres contributed to undermine the foundations of Cambodian society. Imposing silence is at the core of the Red Khmer system. Historians working on Cambodia have extensively studied this genocidal utopia hinging on “forcing people to remain silent”. They have shown to what extent this forced silence resulted from the policy of the PCK Central Committee, which shed light on its ideological foundations as well as on the mechanisms of torture which led to the abolition of all the instances of “telling” while the purges and daily executions which fuelled terror forced the whole population to remain silent. For all that, what does this overview limiting this silence solely to its political and mechanical dimension teach us on it? Is the reality of this silence limited to this mutism due to the asymmetrical relation between the dominant ones and the dominated ones, between victims and executioners? This article aims at tackling the way the Cambodian population remained silent and expressed this silence for years to grasp the thickness of this silence, these “kinds” of silence through the use and the application to this historical context of the notion of life forms as an intellection path. By paying attention to the ordinary, we aim at showing how much these lives were forged by this silence and how many silence-related attitudes are generated by terror and how they recreate a way of existing when ordinary life is constantly endangered and limits the possible choices.

De 1975 a 1979, Camboya se vio profundamente trastornada por una violencia extrema: la deportación masiva de la población, los trabajos forzados, la desnutrición, el hambre, el uso masivo de la tortura, las ejecuciones sumarias y los asesinatos en masa contribuyeron a socavar los cimientos de la sociedad camboyana. Imponer el silencio es la esencia del sistema de los Jemeres Rojos. Los historiadores de Camboya han estudiado ampliamente esta utopía genocida basada en un “silencio” radical. Han mostrado hasta qué punto este silencio formaba parte de la política del Comité Central del PCK, esclareciendo sus fundamentos ideológicos y los mecanismos de censura que condujeron a la abolición de toda posibilidad de «hablar claro», mientras las purgas y las ejecuciones diarias que alimentaban el terror obligaban a toda una población a guardar silencio. Pero, ¿qué aprendemos sobre este silencio a partir de esta visión que lo circunscribe en su dimensión puramente política y mecánica? ¿Se limita su realidad a este silencio basado en una relación asimétrica entre dominadores y dominados, víctimas y verdugos? Este artículo examina la manera en que la población camboyana calló y expresó su silencio durante estos años, con el fin de captar la profundidad de este silencio, de estas prácticas de silencio, utilizando y aplicando a este contexto histórico la noción de formas de vida como medio de intelección. Se trata aquí de mostrar, centrándose en lo ordinario, cómo estas vidas están entretejidas por el silencio, y hasta qué punto se construyen posturas de silencio frente al terror, reinventando una forma de existir cuando la vida ordinaria se ve comprometida a cada paso y restringe las opciones disponibles.

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Non, les langues sont mortes, et creux les mots comme cosses creuses,
Qui ont abandonné leur son et mis fin à leur résonance
De syllabes étrusques,
Éloquentes.
D. H. Lawrence, « les cyprès » Croquis étrusques, 1932.

Introduction

De 1975 à 1979, le Cambodge a été profondément bouleversé par une violence extrême1. Le pays est alors saisi par une violence polymorphe qui a irrigué toutes les strates d’une société recomposée entre « peuple nouveau » et « peuple ancien »2 aboutissant à une sinistre comptabilité : 1,7 à 2 millions de personnes soit plus de 20 % de la population a disparu durant cette période. Déportation massive de la population, travail forcé, sous-nutrition, famine, recours massif à la torture, exécutions sommaires et massacres de masse, attestent de la complétude des crimes commis, contribuant à saper les fondements de la société cambodgienne de manière radicale. Imposer le silence est au cœur de ce système khmer rouge qui écrase les hommes pour « écraser la parole à sa source » selon les mots de David Le Breton qui qualifie ainsi le silence dans les régimes dictatoriaux3.

Les historiens du Cambodge ont largement renseigné cette utopie génocidaire articulée sur un faire taire radical4. Ils montrent combien il relève de la politique conduite par le comité central du PCK éclairant ses fondements idéologiques et les mécanismes de censure qui ont conduit à l’abolition de toutes les instances du « dire » : presse, radio, institutions universitaires, théâtres et cinémas tandis que les purges et des exécutions quotidiennes, suscitant une peur extrême, contraignent au mutisme toute une population. Le silence est ici l’indice d’un État qui, par la terreur, exerce un contrôle total sur une société subjuguée. Pour autant qu’apprend-on de ce silence dans cette vue en surplomb qui le circonscrit dans sa seule dimension politique et mécanique laissant, à nouveau, les gouvernés sans voix ? Sa réalité se limite-t-elle à l’auscultation des mécanismes et logiques du pouvoir qui fait du silence un mutisme fondé sur un rapport asymétrique dominants-dominés, victimes et bourreaux façonnant une vie dépouillée des formes sociales du langage ?

Alain Corbin, dans l’ouvrage : Histoire du silence, de la renaissance à nos jours, offre un autre regard, débordant sa réalité sensible pour le circonscrire comme une parole et un acte de parole tactique. L’historien aborde le silence en ces termes : « Le silence bien souvent est parole – en dehors même de son usage tactique […] mais il est parole concurrente de celle qui est proférée oralement5 ». Le silence, en effet, ne saurait se réduire à un état qui signale une parole entravée, ni se confondre avec le mutisme. Le percevoir comme la seule riposte possible à la contrainte extrême du pouvoir khmer rouge est une fausse évidence. En 2019, lors d’un échange qui s’est déroulé dans sa maison, Chuob Phun, paysan de Takorm déplacé de son village d’origine vers Koh Rohal lors de l’arrivée des khmers rouges, me donne à percevoir une autre réalité en ancrant son expérience de la mort dans un « paysage sonore6. » Son témoignage atteste une expérience inédite de l’espace et du temps :

Quand nous nous sommes enfuis il y avait beaucoup, beaucoup de morts, des morts de faim, dans les maisons, sous les maisons. Le temps s’est interrompu. Si nous n’avions pas fui nous serions morts de faim nous aussi. Il y avait des cadavres partout. Quand nous sommes partis tout était très, très calme. C’était un monde de silence7.

Dans cette perception sensible qui dessine les contours de la désolation, d’un monde immobile et figé, le silence se fait trace indiciaire de la létalité de la violence khmère rouge, symptôme de la vulnérabilité extrême du la vie au Kampuchea démocratique, signe qui dit l’évènement innommable. La puissance évocatrice des mots de Chuob Phun rend compte de la manière dont des faits s’inscrivent dans l’univers familier de son village, dans son quotidien où la mort, omniprésente, envahit le vivant, en soulignant cette « inquiétante étrangeté de l’ordinaire » qu’évoque Stanley Cavell. Pour autant ce silence, ici éprouvé au cœur de son récit ne se limite pas à cette absence de sonorité. Chuob Phun poursuit :

Nous aussi on voulait nous tuer car nous étions liés à cette famille, alors nous nous sommes enfuis. Nous avions peur, et puis nous avions faim. Nous sommes partis le matin, par la route, sans nous cacher, avec notre vélo et un petit sac. Nous sommes passés devant la maison des cadres qui nous ont demandé ce que nous faisions et nous avons répondu que nous emmenions notre enfant à l’hôpital parce qu’il était malade.

La vulnérabilité extrême de corps exposés à la faim, à l’épuisement et au meurtre explique les raisons d’une fuite qui revêt les formes d’un déplacement anodin, une manière « d’habiter le désastre silencieusement, discrètement » pour reprendre la formule si fine de Veena Das8. Le silence devient un repli tactique et contourne un état de silence façonné par les instances du pouvoir pour s’ériger en faire. Dans cette fuite silencieuse, Chuob Phun restitue son statut de sujet et d’acteur affirmant sa capacité d’agir et engage à aborder ce silence à rebours, non comme le signe d’une impuissance ou d’une capitulation, mais comme une parole en creux, où des formes d’agir, des pratiques silencieuses, définissent un nouveau langage. Dans Les recherches philosophiques, Ludwig Wittgenstein opère un basculement de perspective en appelant à revenir sur ce langage ordinaire qu’il invite à considérer dans sa naturalité et dont les mots sont le corps.

[…] il y a d’innombrables catégories d’emplois différents de ce que nous nommons « signes », « mots », « phrases ». Et cette diversité n’est rien de fixe, rien de donné une fois pour toutes. Au contraire, de nouveaux types de langage, de nouveaux « jeux de langage », pourrions-nous dire, voient le jour, tandis que d’autres vieillissent et tombent dans l’oubli [... ] l’expression « jeu de langage » doit ici faire ressortir que parler un langage fait partie d’une activité ou d’une forme de vie.

Un langage, dont il souligne qu’il est une forme de vie et dont « l’usage est le souffle9. » Comprendre ce silence, dans le sillage de la tradition wittgensteinienne, invite à le concevoir non seulement comme une blessure infligée à la parole qui atteste la vulnérabilité extrême des corps, mais comme un acte, contrechamp de la parole, qui irradie dans des gestes, des attitudes, des postures construisant une nouvelle forme de relation au monde, une nouvelle grammaire du langage, où « se représenter un langage veut dire se représenter une forme de vie10. » Le silence comme parole empêchée, muselée ne signifie pas inexpressivité et consentement, il n’exclut pas l’expression d’une voix, qui se perçoit dans la trame de l’ordinaire et que nous envisageons au sens Cavellien. Dans la réflexion qu’il conduit sur le langage ordinaire, la voix est envisagée comme une revendication de notre existence et la reconnaitre témoigne de notre capacité à compter au sein de la société par le partage d’un langage commun11.

C’est dans cette approche que nous nous proposons de saisir l’épaisseur de ce silence en utilisant la notion de formes de vie comme voie d’intellection12 et ce en portant notre attention sur le proche, le quotidien, ce « sol raboteux » de l’ordinaire13 afin de montrer comment ces vies sont tissées par le silence et combien des postures de silence se construisent face à la terreur et réinventent une manière d’exister, une voix, quand la vie ordinaire est compromise à chaque instant et restreint les choix possibles.

En premier lieu, c’est au cœur de la pratique du terrain que nous interrogerons le silence. Les terrains accomplis en 2018 et 2019 et l’expérience de l’interlocution que j’ai eu avec les survivants montrent les résonnances de ce silence et ses prolongements dans la vie contemporaine. Gestes se subsituant à la parole, anonymat revendiqué ou refus de nommer, interruption brutale de l’entretien tout autant que l’émotion vive qui suspend le dialogue témoignent des retentissements silencieux de cette expérience et de la peur pérenne du « politique ». Le gouvernement, ses institutions, ses représentants et son pouvoir d’action nourrissent une méfiance récurrente. La crainte d’exprimer publiquement une opinion sur le gouvernement à l’autoritarisme avéré est le prolongement contemporain de cette expérience passée.

Nous aborderons par ailleurs cette fabrique du silence fondée sur la terreur et la mort qui dissolvent toutes les relations sociales, en montrant combien faire silence détermine un mode singulier d’exister. S’affirment ainsi de nouvelles postures, de nouvelles manières d’habiter le monde, où faire silence se décline en nuances fines : de l’absence de parole à la dissimulation. On observe de véritables mécanismes d’ensevelissement de soi mis en œuvre pour passer inaperçu ou masquer son identité, générant de nouvelles postures, de nouveaux gestes, adoptés au quotidien. L’observation de ce « faire silence » qui s’inscrit dans le corps conduit à montrer qu’il équivaut à « faire corps ».

Pour autant les témoignages, ceux recueillis lors de deux terrains d’études effectués dans la région de Battambang, comme ceux émanant des parties civiles qui se sont exprimées durant les procès engagés auprès des CETC14, laissent percevoir également ce que Giorgio Agamben qualifie de « Comme-non15. » Il désigne ainsi le mode d’existence d’acteurs qui se trouvent dans l’impossibilité de se heurter directement au pouvoir et qui tentent de transformer leur mode d’existence sans remettre en question le statut qui leur est assigné. Cette lutte qui contourne la norme imposée par le régime se déploie silencieusement, tentant de maintenir ou de retisser les liens sociaux altérés par la politique de terreur, forme de réajustement qui signale l’ordinaire de la violence. Des procédures minuscules, invitent à souligner qu’à la fabrique du silence répond aussi la pratique d’un « silence agentif » selon les termes de Suzane Bayly dans son étude sur le silence dans le Vietnam contemporain, où il est vécu comme un acte moral, une forme d’agentivité, et non comme le signe de l’écrasement de la voix propre aux régimes oppresseurs16. Des années 1975 à 1979, la violence politique du régime khmer rouge bouleverse l’environnement familier des cambodgiens et s’immisce dans tous les recoins de la vie quotidienne. Il s’agira alors de révéler combien elle modifie les formes de la vie intime, familiale et sociale conduisant la population à adopter de nouvelles habitudes, de nouvelles routines au cœur desquelles s’inscrivent des pratiques de silence qui tentent de recomposer ces fragments épars de la vie ordinaire.

À la source du silence ; procès, témoins et récits

Les procès engagés par les CETC17 dans les dossiers 002/1 et 002/2 constituent une première base sur laquelle reposent les analyses ici présentées. L’intérêt de s’appuyer sur ce matériau judiciaire pour le Cambodge et la possibilité accordée aux Cambodgiens de se porter partie civile – de manière inédite dans le droit pénal international – entrouvrent une possibilité d’accès au retentissement plus intime de cette expérience de violence extrême ramenant le crime à sa dimension humaine. Toutefois le cadre normatif du processus judiciaire affecte la parole délivrée dans ces récits. Le temps nécessairement réduit imparti aux parties civiles, l’écriture préalable parfois des témoignages transmis qu’elles lisent lors des audiences, offrent des récits contraints ou figés, voire allusifs. Le cadre solennel du tribunal et les audiences publiques freinent l’expression de cette expérience et l’inhibe, voire parfois la censure.

Les deux terrains d’étude que j’ai accomplis en 2018 et 2019, durant les mois de juillet et août, complètent l’analyse de ces matériaux. Ils m’ont conduite dans la province de Battambang qui a accueilli durant les années 1975-1979 près de 900 000 déportés, ce qui justifie le choix de porter ma réflexion sur cette région. Sillonner la région en 2018 m’a permis de rencontrer certains d’entre eux, notamment autour de Banan et Tapon, donnant lieu à environ quarante entretiens. Toutefois, c’est sur la commune de Peam Ek qu’en 2019 je choisis d’installer mon enquête. Sur ce territoire, un quotidien partagé entre les habitants du lieu et les déportés des villes offre un terrain d’observation privilégié des rapports sociaux dans lesquels peut se lire cette topographie du silence18. La commune est demeurée pendant la guerre civile, qui oppose l’armée khmère rouge et les forces républicaines, un bastion de Lon Nol jusqu’à la chute de Phnom Penh et l’arrivée au pouvoir des khmers rouges en avril 197519. Lors de l’arrivée des soldats khmers rouges, sa fidélité au régime républicain lui vaut d’être perçue comme potentiellement ennemie. Entre 1975 et 1979, elle appartient à la région 4, district n° 43. Elle se compose de huit villages qui s’étirent dans un continuum d’habitations de part et d’autre de la rivière Daun Teav, que longe la route n° 156. Trente-huit entretiens, semi-libres et de durées variables, ont été conduits auprès de vingt-deux femmes et de seize hommes, âgés de cinquante-six à quatre-vingt-huit ans. Mes interlocuteurs ont eu le choix de mentionner leurs patronymes ou de demeurer anonymes. Les entretiens se déroulèrent dans les villages, au milieu des rizières, à la pagode comme dans l’intimité d’une maison. Leur déroulement a emprunté des voies variées, de la conversation anodine sans enregistrement devant des témoins réticents qui progressivement se livraient, à l’enregistrement complété par une prise de notes. Un interprète m’a accompagnée traduisant simultanément20. Ces récits de vie, trés denses, parfois portés par l’urgence de la transmission, dans la description qu’ils offrent de leur quotidien attestent combien le silence est une expérience partagée. Ces échanges ont été abordés tout autant comme source historique donnant des renseignements à l’échelle locale que comme matériaux ethnographiques.

Silence de terrain

Conduire une enquête sur la violence qui nous confronte à la réalité de la vulnérabilité, à la souffrance, invite à ne pas faire l’économie d’un effort de réflexivité dans la pratique délicate d’un terrain portant sur des objets sensibles. Il interroge nécessairement notre capacité à recevoir et partager la parole « de l’autre », comme à savoir écouter et entendre ce qui est transmis. Ce terrain place le silence au cœur de l’enquête. La complexité de cette étude est redoublée lorsqu’il s’agit d’interroger le silence, ses formes, ses usages et la manière dont il fut vécu, perçu dans la société cambodgienne des années 1975 à 1979, plus de quarante après les faits21. Ce silence peut être construit comme étant le cœur-même de l’enquête ethnographique entreprise dans une pratique fragile de l’interlocution.

Silence continué ?

Durant les deux terrains que j’ai effectués, mes interlocuteurs ont généreusement partagé avec moi leurs expériences dans des échanges s’étalant de quarante minutes à plus d’une heure, entretiens parfois renouvelés d’un terrain à l’autre. Chez certains de mes informateurs, des difficultés se sont manifestées quant à la tâche de revenir sur un temps auquel ils ne souhaitaient plus penser22. Lorsqu’il a pu avoir lieu, venant à bout de ces réticences, l’échange a suivi les traces des terreurs passées23. Ainsi, Ouk Soun s’est engagé en 2018 dans un vaste récit, depuis sa déportation jusqu’à son établissement dans la coopérative de Prek Chhdaor. Durant notre échange, dans le brouhaha de la route menant à Sisophon, sa main portée parfois à sa bouche, en signe de confidences chuchotées nous protégeant d’une écoute indiscrète, constitue l’empreinte gestuelle de ces temps de terreur où dire, raconter, échanger représentaient une menace. Une de mes interlocutrices semblait ressentir encore les craintes de la période : au début de notre entretien, elle souhaitait garder l’anonymat. Elle me confia une vive inquiétude devant la prise de notes sur mon carnet m’avouant que cela lui rappelait le poids de la surveillance perpétuelle des années khmères rouges. Elle hésita, se tut, répondit à demi-mot pour finalement m’accorder sa confiance…

Même si aucun de mes informateurs et informatrices n’a censuré ses propos, même si chacun d’entre eux a fait preuve de la plus grande précision dans la description de sa vie dans la coopérative, ces postures, résidus du silence imposé, témoignent d’une peur pérenne et de sa persistance dans la vie actuelle. Ainsi Nhov Yeap accepta de me parler car, me dit elle : « Je parle parce qu’aujourd’hui, cela ne me fait rien si on m’arrête à cause de la politique24. » Les terreurs passées entrent en résonnance avec ce régime aux dérives très autoritaires conduit depuis 1985 par un ancien khmer rouge qui a emprisonné les membres des partis d’opposition comme des syndicats et a interdit le principal parti d’opposition. Elles trouvent un écho dans les inquiétudes contemporaines face au maintien de la suspicion, tout comme à la présence, dans le voisinage proche, d’anciens khmers rouges. Au point que l’un de mes interprètes franco-khmer a refusé de m’accompagner sur le terrain rendant compte d’une peur persistant quarante ans après les faits.

Présent et passé semblent presque se confondre lorsque, brutalement, la conversation entamée avec Im Nil s’interrompit à l’évocation d’une ancienne chef d’unité vivant non loin de Koh Rohal qu’elle croisait encore et pour laquelle je sollicitais des précisions25. La pratique délicate du terrain, ses maladresses, ont fait sourdre ce silence, éveillant des émotions vives, des pleurs, tandis que, parfois, la crainte de faire preuve, par mes questions, d’indélicatesse envers mes interlocuteurs ne trouve pas de voies, ni de voix. Il en est ainsi lors d’entretiens conduits avec des femmes comme Nong Kung qui évoque à demi-mot « la protection » que lui a accordée un cadre khmer rouge après une dénonciation, et qui l’amène à vivre chez lui. La mention voilée d’une relation plus ou moins forcée avec ce cadre ne m’invite pas à poursuivre. La discrétion, la conscience de sa pudeur et mon refus de forcer cette effraction dans l’intime, dans un contexte où mon interprète est un homme, font obstacle à la clarification, ils génèrent et renforcent le silence créant des espaces où l’ethnologue ne peut pas pénétrer26.

Dire c’est taire

Je rencontre Im Ngau alors que je cherche à établir les coordonnées géographiques du bâtiment qui hébergeait les unités d’enfants à Prek Chhdaor. Réticent initialement, il consent à me conduire au lieu-dit, au cœur des rizières, où nous passons finalement plusieurs heures à discuter, durant lesquelles il me raconte ces années, la vie des unités d’enfants dans un récit très détaillé, précis mais décousu et dépourvu de tout affect, dans lequel le « je » est quasiment exclu. Je ne sais rien de ce qu’il a vécu durant la période ou trés peu, seul le plaisir de l’apprentissage de la riziculture de saison sèche, sa fonction de vacher à Ang Pea, sa présence lors d’une exécution l’inscrivent dans ce récit collectif. Se départissant peu à peu de sa défiance, il se propose de me conduire, la prochaine fois, à Ta Our, un site de travail qu’il connaît. Malgré la somme d’informations, la précision des descriptions, une forme de silence pèse sur son témoignage figé, comme récité. Les faits sont mentionnés, mais hors de lui, comme à côté de son expérience. C’est en répondant à une question sur sa famille qu’une émotion vive, bien que contenue, signalée par des pleurs discrets, émerge à l’évocation des années précédant l’arrivée des khmers rouges. Im Ngau évoque un père qu’il ne connait pas et la mort de sa mère, qui le rend orphelin, évoquant alors une vie passée dans les familles qui veulent bien de lui, soulignant combien la dureté des années khmères rouges est peu de chose au regard de la souffrance causée par la mort de sa mère car à ce moment-là, dit-il : « J’avais tout perdu. La souffrance éprouvée à la mort de ma mère, avant le régime, me l’a rendu moins dur. Je n’ai ressenti ni peur, ni angoisse dans cette période ; je me suis habitué ». Le récit figé qui précède faisait silence sur ce qui lui importait et qu’il portait encore, le deuil de sa mère et le sentiment d’abandon.

L’expérience de cet échange et de l’interaction initialement difficile à établir m’a donné accès à une autre interprétation de l’évènement khmer rouge dans ce déplacement de la souffrance politique à la perte maternelle. Son récit faisait office de voile qui ne permettait pas de percevoir un « je » émergeant hors entretien. Cet épisode a éveillé en moi un vague sentiment d’échec interrogeant ma pratique pour me signaler combien la question de l’écoute, de la capacité à entendre est centrale dans la pratique ethnographique. Certains de mes interlocuteurs rendent comptent de cette même expérience dans un étonnant renversement de perspectives où ils mentionnent une difficulté à se rendre audibles, exprimée par la formule : « Mes enfants, ils ne me croient pas27 », tandis qu’ils insistent dans le même temps pour signifier que tout ce qui m’a été confié est vrai, une vérité que revendiquent fréquemment les témoins intervenus dans le cadre des CETC.

Cette invitation à « faire silence » dans une forme de refus d’entendre est un engagement à restaurer un accord dans le langage, accord que rompt « l’évocation de ce passé » conflictuel – et de maintenir cet accord dans les formes que prend une vie partagée dans le présent. Il s’agit moins de comprendre ce doute dans le cadre d’un régime de véridicité que de percevoir combien ces récits recèlent des menaces encore possibles et toujours inquiétantes dans une société vulnérable. L’évocation de ces années génocidaires, la précision des récits délivrés sur les violences subies instaurent une relation à l’obscène qui peut s’entendre comme ce qui devrait demeurer hors scène tout autant, selon étymologie, qu’un fait sinistre et de mauvais augure28. Dire, raconter actualisent à nouveau une réalité qui a eu lieu et rendent compte d’une situation de vulnérabilité extrême, d’un effondrement du quotidien, qu’il s’agit d’enrayer. Pour les enfants de ces témoins, la transmission de ce passé par leurs parents suscite la crainte de vivre dans un monde qui recèle ces possibilités d’effondrement, une trahison possible de l’ordre du quotidien dont le silence préserve. On perçoit ici un écho aux analyses de Veena Das qui évoque ces paroles que l’on retient en raison de leur dimension dangereuse car le savoir qu’elles véhiculent constitue un « savoir empoisonné29 ». Une invitation au silence face à une parole reconnue comme véridique, mais aussi menaçante.

La terreur comme fabrique du silence

Le corps du silence

Des années 1975 à 1979, le parti communiste cambodgien (PCK), dirigé par Pol Pot, entend accomplir une révolution agraire fondée sur une véritable « mystique du riz30 ». Par le développement massif des surfaces cultivées et l’intensification des travaux d’irrigation, le pouvoir entend transformer le Kampuchéa démocratique, nom attribué par les khmers rouges au Cambodge, en « un paysage de rizière moderne31 ». Cette politique agraire s’accompagne d’une collectivisation absolue qui repose sur la mise en place de coopératives et demande des efforts démesurés à la population embrigadée dans des unités de travail qui doivent répondre à l’impératif des quotas : « trois tonnes de riz par hectare, trois mètres cube de terre à charrier, un hectare de terre à labourer ». Tous mes interlocuteurs se font l’écho de cette litanie des exigences du régime qui, en imposant un rythme de travail forcené sous la surveillance des gardes khmers rouges, produit un silence sous contrainte.

Ainsi, Kerouan Do, alors âgé de 11 ans, membre d’une unité mobile d’enfants, se déplace plusieurs fois par an de Tapon à Daun Teav. Il évoque cette suite ininterrompue de travaux auxquels il est assigné durant ces trois années où il vit loin de sa famille. Défricher, creuser des canaux, ériger des digues, labourer, repiquer la rizière, transporter la terre sur le site du barrage de Sala ta Horn, seul le travail ininterrompu constitue son horizon quotidien sous les ordres de Vorn, chef de la coopérative, dont il mentionne la dureté et l’intransigeance. Lorsqu’il décrit son expérience, il dit : « Tout était calme, on ne faisait que travailler, travailler. Nous n’avions pas le temps de penser, de voir, d’être attentifs parce que nous ne faisions que travailler. Les gardes également ne parlaient que de travail32 ». Dans cette description d’une vie d’adolescent tout entière consacrée aux travaux forcés, la mention du travail dans son souvenir, le temps qu’il lui consacre excluent de son quotidien toute autre forme d’expression, intellectuelle comme sensorielle. Le rythme intense des journées dans l’unité qui mobilise Kerouan Do de 5h/6h du matin à 17h pour reprendre parfois le soir jusqu’à plus de 22h, donne forme à ce silence. En débutant sa description par : « Tout était calme », il donne à percevoir un silence pesant où aucune conversation, aucun bavardage ne rompent la pesante monotonie de son quotidien. Chhim Pov est un jeune adolescent de 12 ans en 1975, intégré dans une unité mobile rattachée à la coopérative de Omuny. Il est envoyé sur plusieurs sites de travail dans toute la commune de Along Vil et au-delà. Il évoque l’interdiction de discuter et sa crainte d’être entendu par les soldats qui surveillent son unité33, tandis que Oyeur Savinem, un de ses amis, qui participe à cet échange renchérit en disant : « J’avais peur de mes chefs, et puis si on parlait on craignait d’être accusé d’être un ennemi donc, moi, je n’osais pas parler. » Le quotidien tout entier consacré au travail comme la fatigue extrême qu’il occasionne, absorbe leur temps, leur énergie, au point que nulle place n’est accordée dans son souvenir à des moments d’échanges, à l’expression de plaintes.

Duk Oun, jeune adulte intégré dans une unité de travail de quarante membres qu’il ne connait pas, exprime de manière radicale la connivence entre le silence et un temps suspendu à la perspective de la mort : « Je n’avais pas d’amis, ni de soutien, et je n’avais pas le temps de parler. Je n’avais aucun espoir, je me contentais de vivre d’un jour sur l’autre sans espérer être sauvé un jour. »34. Ce silence est façonné par un pouvoir qui épuise la force humaine : ce temps de travail démesuré dissipe la parole. Il est forgé par l’affectation dans les unités mobiles, hors de son milieu social habituel, qui rompt les liens sociaux et affectifs et exclut la parole. Le rapport à soi dénudé et l’expression de cette solitude absolue sont la matière de ce silence qui rend compte de l’effondrement d’une vie intime hors de l’espace domestique, privée du soutien familier de ses proches. La parole semble de fait dérisoire dans la perspective d’une mort proche. L’action politique forge ce silence et inaugure une temporalité autre, dans un temps de silence enduré. L’ampleur des tâches à effectuer, les déplacements incessants d’un site de travail à l’autre, loin de sa famille, sans aucune interruption ni jour de repos, les épreuves supportées sans fin, l’absence d’issue envisagée si ce n’est la mort, inscrivent mes interlocuteurs dans une temporalité singulière celle d’un présent dilaté dans un temps suspendu. Kerouan Do s’en fait l’écho lorsqu’il me dit : « Les trois années passées sous le régime de Pol Pot m’ont semblé durer plus longtemps que les 40 ans qui se sont déroulés depuis ». Peal Sophéa conclut » : « J’avais peur, mais j’acceptais tout35. »

La répétitivité des tâches, l’ampleur des efforts physiques consentis entravent toute pensée tout autant qu’elles éreintent les corps par ailleurs affamés. Lim Lina Phon, ancien chauffeur de voiture à Battambang, désormais moine à la pagode de Aek Phnom, rend compte avec une grande acuité de cette réalité du silence où l’épuisement et la faim suspendent la parole : « Quand on a très très faim, on ne parle pas, on n’a plus envie de parler. On se tait, car on n’a plus de force et la nuit on ne peut que dormir. Le village est alors très calme, très silencieux. »36 En mentionnant cette parole rare, voire inutile, Lim Lina Phon révèle cette corporéité du silence modelé par un régime qui brise les corps. Ses propos manifestent la physicalité d’un silence qui résulte de cette violence extrême, et révèle l’usage singulier d’un corps qui ne peut plus que faire silence. Les vies laborieuses, asservies et soumises à une politique alimentaire générant la famine, produisent un silence quasi organique, un silence qui émane de corps affaiblis autant que de corps morts : « Certains, quand ils transportaient le riz, tombaient brutalement ; d’autres, appuyés contre un arbre, on pensait qu’ils se reposaient, mais en fait, ils étaient morts37. » Dans le silence, les frontières entre morts et vivants deviennent floues.

Le silence qui est ici la réplique de cet état de corps silencieux, morts et vivants confondus, se conjugue ailleurs à des manières d’être et à des attitudes adoptées dans un climat de terreur nourri par une incertitude chronique.

L’effroi du silence

Pour les cambodgiens des années 1975-1979, un mot, l’Angkar38, incarne l’exercice d’un pouvoir dont on ne sait précisément qui il représente, qui il identifie, pas plus que ne sont connues les institutions et les instances qui le composent. Il personnifie une force politique que le secret caractérise, une réalité quotidienne qu’on ne peut voir, qu’on ne connait pas et qui se manifeste par une multitude d’injonctions au caractère absolu. La collectivisation qui confine au contrôle de la vie la plus intime que traduisent la séparation des familles et les mariages forcés, l’enrégimentement dans les unités de travail forcé, la politique alimentaire comme les disparitions régulières manifestent cette puissance politique qui s’insinue dans la texture de l’ordinaire attestant de cette « performativité » du silence qui génère la terreur39. En effet, refuser une union dans le cadre de ces mariages forcés comme se plaindre de la faim suscitent une sanction, génèrent une violence alimentant un climat de terreur. Yi Laisov, mariée de force, en témoigne lors de son audience devant les CETC : « C’est le matin qu’on me l’a dit. On m’a dit que je devais retourner dans mon village pour aller épouser un homme qui s’appelait Rom. Donc, j’ai dit à mon chef d’unité que je ne voulais pas me marier, mais il m’a répondu : « Fais attention ! Tu pourrais être tuée. » À la question posée par Me Pich Ang : « pourquoi aviez-vous peur ? », elle répond : « On m’a dit que, si je refusais de rentrer au village pour me marier, on tuerait ma famille au complet40. » La violence extrême dissuade de toute revendication. Ainsi Yeum York m’informe que lors des réunions du soir, les cadres demandaient aux habitants de la coopérative s’il y avait suffisamment à manger. Les habitants qui répondaient que la nourriture n’était pas suffisante étaient tués41. Une de mes interlocutrices, qui préfère garder l’anonymat, évoque le châtiment exemplaire pour vol de nourriture infligé à Sineth, battue et exposée enchainée durant plusieurs jours dans la cantine commune. Son récit permet d’approcher ce climat de terreur qui impose le silence. En outre, elle souligne : « Les gens n’osaient pas lui parler car, si l’on parlait avec elle, on risquait d’être assimilé à elle et d’être également tué42. » Sok Oun s’étonne encore d’avoir dû subir les ordres d’un jeune khmer rouge de 12 ans dont elle dit : «  Notre vie était dans les mains de cet enfant qui pouvait dire aux khmers rouges de nous tuer. Nous n’avions pas le droit de rien lui refuser43. » La peur extrême constitue le motif essentiel des récits recueillis durant les entretiens. Aucun des témoins interrogés à Battambang n’a échappé au spectacle de massacres, de châtiments publics exemplaires au coeur des villages infligés pour des vols de nourriture, d’exécutions sur leurs sites de travail, dans les rizières, d’hommes « chassés comme des lapins », « trainés dans la rizière par des chevaux ». Chacun a pu apercevoir les reliques de corps suspendus dans les prisons, tandis que les cadavres abandonnés font partie de l’environnement proche de chaque personne, dans la rizière ou sur la route y conduisant. Mr Kim Chay, ancien riziculteur d’origine krom, aujourd’hui moine à la pagode Laing ka, évoque ce quotidien de la coopérative de Kach Roteh :

Je travaillais dans la rizière de ma coopérative et j’ai vu des gens des peuples nouveaux dans les fosses, mais aussi des vietnamiens, frappés avec un bâton et jetés dans la fosse. Ils étaient alignés, frappés et jetés. Ils étaient déportés d’autres régions. Ces vietnamiens, qui venaient d’autres régions, étaient nombreux. Il y en avait beaucoup avec des enfants, des personnes âgées. Ils en ont tué, beaucoup, et à plusieurs reprises. Ils arrivaient avec des camions, ici, dans le temple, cela dépendait. Les khmers rouges disposaient d’une liste et ils les appelaient. Dans la journée, je les voyais dans la rizière, je voyais les khmers rouges les emmener. Je les entendais aussi, crier, pleurer, mais je me suis tu. Je n’ai rien osé dire. Les cadres étaient très, très méchants. Ils s’exprimaient avec brutalité, avec des gestes violents, ils menaçaient : « Je vais te tuer !» S’ils voulaient tuer quelqu’un, ils l’emmenaient quelque part pour le tuer. Il y a beaucoup de fosses dans les rizières … Ici, dans ma commune, il y a eu beaucoup de morts. C’est moins à cause de la famine qu’ils sont morts que du fait des exécutions. C’étaient des adultes, des enfants, des personnes âgées44.

La trace majeure dans ce retour sur l’expérience du régime khmer rouge est l’expression, dans ce face à face avec une violence aux accents paroxystiques, de ce silence de sidération : « …mais je me suis tu. Je n’ai rien osé dire », réponse donnée à une terreur éprouvée selon un rythme routinier, à la répétitivité frappante. Elle révèle combien le territoire du quotidien, ces rizières et villages connus, lieux de vie pour cet homme depuis une vingtaine d’années, est au cœur de la tension entre faire taire et taire, terreur et silence, mort et vie. Ces scènes de violence, vécues du lever au coucher, affichées et aux accents spectaculaires, façonnent le silence tout autant que le mode silencieux des disparitions qui alimente l’incertitude, mentionné par Soeun Yet :

Ils venaient et ils les emmenaient. Le soir, pendant que je dormais, j’entendais des soldats appeler le nom des garçons qui étaient emmenés, mais je ne sais pas où et je ne sais pas pourquoi. Ils étaient emmenés également durant la journée . … C’étaient des personnes désignées comme traitres, mais je ne sais pas pourquoi on les qualifiait de traitres… J’avais peur d’être une traitre45.

Dans cette économie du soupçon où la menace indéterminée alimente la peur, tout un monde semble se dérober. Mme Youm, rencontrée à Tapon en 2019, me confie une peur permanente, peur pérenne qu’attestent ses réticences lors de notre échange : « On n’osait rien dire, on ne discutait pas, on ne se promenait pas. On ne parlait pas car il y avait des chhlops46. » Cet exil de la parole signale cette perte d’accès à un monde désormais menaçant où la mention souvent entendue : « J’avais peur d’être une traitre, un ennemi » souligne que l’on ne parvient plus à cerner sa place dans un monde où la définition de l’ennemi est extensive et sans cesse remodelée. Un monde qu’elle ne reconnait plus et qu’elle ne comprend pas, où les repères familiers se retournent en signes inquiétants. En outre, ce leitmotiv, « Je n’osais pas demander, parler, questionner », témoigne du sentiment d’une vulnérabilité extrême dans une vie dépouillée où toute parole est inutile. Le silence, mode d’agir d’un pouvoir qui exerce une violence extrême sans rien expliquer, nourrit une « forme de vie » qui, modelée dans le silence reste, elle aussi, silencieuse. Ces « chhlops », Houng Lath en décrit l’activité :

Dans les coopératives, il y avait des espions : ils parlaient aux gens normalement, ils s’entretenaient normalement avec nous. Ils discutaient et nous demandaient si on avait été soldats de Lon Nol, mais ensuite ils (ceux qui parlaient) disparaissaient47

Dès 1975, sur la route, lors de l’évacuation des villes et à l’arrivée dans les coopératives, l’établissement des biographies, par un cadre ou un habitant désigné pour cette tâche, détermine le lieu de naissance, l’origine ethnique, la profession, le degré d’étude, la ville d’origine des populations déportées. L’ensemble des informations concernant les habitants de la coopérative est reporté sur des cahiers48. Cette procédure prend des accents de véritable traque de papiers, tandis que la présence des chhlop qui observent, surveillent et enquêtent maintient ce climat d’épiement permanent qui conduit à de véritables postures d’ensevelissement de son identité, destinées à cacher des antécédents jugés suspects : familles d’intellectuels, de fonctionnaires de l’ancien régime, de propriétaires fonciers... La recherche des « ennemis », individus sur lesquels on enquête et que l’on liste, s’accentue particulièrement à la fin de l’année 1976 et au début de 1977, période où les disparitions, ces meurtres silencieux, se multiplient et contraignent chaque personne se sentant visée à masquer ses origines, son ascendance. Ainsi, Sok Oun se débarrasse-t-elle de toutes ses photos et documents d’identité ; les enfants, fils ou filles de soldats de Lon Nol, comme Kérouan Do, qui ont intégré cette nécessité de se taire, cachent une filiation compromettante, même auprès de leurs amis, pour se protéger, dit-il, comme pour les protéger. Il décrit précisément ce rituel de dénonciations :

Tous les soirs, il y avait une réunion d’autocritique, et on se critiquait les uns les autres. On signalait des fautes : « Il a fait ceci, il a fait cela ! ». Je ne me souviens plus des critiques, mais il y en avait beaucoup. Moi, j’ai été dénoncé, parce que j’étais allé voir ma mère, c’est quelqu’un qui a dit que j’étais allé la voir. Pendant ces réunions j’avais peur d’être accusé même si je n’avais rien fait. Les personnes qui étaient dénoncées disparaissaient, car elles étaient considérées comme des ennemis49.

Ces réunions alimentent un climat d’intranquilité où la parole, menaçante, se fait assassine quand ce n’est pas le corps qui dit et trahit. C’est ce qu’évoque Sok Oun en rappelant une exécution cachée, mais qu’elle entend :

L’homme qui a été tué avait la peau claire, c’était peut-être un fonctionnaire, ou bien une personne qui ne travaillait pas assez bien. Les khmers rouges considéraient comme « citadins » ceux qui ne travaillaient pas suffisamment bien comme agriculteurs, donc ils disparaissaient. Les cadres les désignaient et puis, le soir, ils frappaient à la porte des cabanes et ceux qui logeaient là disparaissaient. Quand ils nous surveillaient, et que l’on ne repiquait pas assez bien, ils nous accusaient. Ils regardaient nos mains si elles n’étaient pas abîmées et qu’on avait la peau claire, ils accusaient ces personnes d’être des intellectuels, et ensuite ils les emmenaient. Quand ils voyaient quelqu’un moissonner de manière maladroite, ils l’emmenaient… J’avais très, très peur d’être désignée comme ennemie, peur d’être tuée ; alors, même malade, j’allais travailler50.

Le récit transmis par Sok Oun dessine une figure indifférenciée de l’ennemi fondée sur des catégories proscrites par le régime (tels citadins, fonctionnaires de l’ancien régime, intellectuels) tout autant que sur des attitudes, une apparence et des pratiques maladroites. Cette catégorie « d’ennemi » se reconfigure sans cesse durant le régime, notamment à partir de l’année 1977 où débutent les purges qui affectent les cadres comme la population des coopératives. Cette évocation suggère en creux les efforts consentis par cette femme du peuple nouveau, venue de Phnom Penh, étrangère au savoir-faire paysan, pour adopter des gestes et un savoir être la protégeant de l’ennemisation, ce qui l’amène à faire de son mieux, quel que soit son état physique, pour s’inscrire dans cette nouvelle normalité. Elle rend compte de la nécessité d’acquérir une allure qui abandonne les manières anciennes pour adopter celles qui sont attendues afin de n’être pas perçue comme une ennemie. Qu’il s’agisse de dénoncer dans la cadre de réunions ou de trahir son origine par un repiquage malhabile, une couleur de peau trop blanche, un accent krom trop prononcé, vivre ces années 1975-1979 conduit à se réfugier dans une obscurité discrète, à l’ombre de nouvelles routines, dans un silence érigé comme un rempart fragile face à l’incertitude et à une mort toujours possible. Dissimuler, mentir, masquer, taire, faire de son mieux en se contraignant : corps et vie se replient dans une forme de clandestinité adoptée au quotidien.

Ce qui ici fait figure de véritable apprentissage, définit une relation inédite au monde qui modifie la perception et aiguise les sens. Nop Horn mentionne la sensation de « sol meuble sous les pieds » dont parle son frère quand il travaille dans le champ de patates douces à Peam Ek devinant ainsi une fosse ; Yeum York déclare « Moi je ne voyais rien, mais j’entendais : "bom, bom, bom" : c’était le son des coups sur les nuques51. » Certains évoquent les traces de sang, les odeurs des reliques vestimentaires, les cris, les râles et implorations jalonnant toute une connaissance de la violence acquise sur un mode sensible. Ce repli hors de la parole renouvelle les manières de saisir et de ressentir un environnement pourtant connu en modifiant les gestes et les attitudes de corps aux aguets. On le voit, nul besoin de dire : sur le silence se greffent des sons, des perceptions fines articulées sur tout un savoir du taire.

Ce silence, s’il est celui de la sujétion, doit être perçu tout autant comme le signe d’une vulnérabilité révélée dans le langage, dont le taire exprime un nouvel usage, une autre manière d’être au monde et d’habiter un quotidien où la mort omniprésente est devenue ordinaire. Il témoigne de ce qui ne peut se dire quand est refusé le « vivre » dans sa dimension sociale et biologique. Hoeun Hoeurn, âgé d’une dizaine d’années à l’époque, évoque ce lien entre dessaisissement du langage et perte du quotidien en même temps que des autres formes habituelles de sa vie :  

On n’était pas sûr de notre futur, mais on était sûr qu’on allait mourir un jour. On ne savait pas quand, on ne savait pas quoi dire, on ne savait pas quoi faire, ni quoi penser. On était sans mots devant la situation. On pleurait beaucoup parce que l’on vivait loin de notre famille, en travaillant énormément et sans savoir quel serait notre avenir52.

Pour Hoeun Hoeurn, alors jeune adolescent, cette réalité devenue opaque, étrangère suscite une forme d’aphasie (« on était sans mots »). Comment comprendre ces propos ? Suivre Ludwig Wittgenstein nous permet d’éclairer cet aveu d’impuissance, lorsqu’il note dans les Recherches philosophiques : « […] C’est dans le langage que les hommes s’accordent. Cet accord n’est pas un consensus d’opinion mais une forme de vie53. » Mon interlocuteur ici ne rend pas compte d’un indicible ou d’une incapacité à décrire, mais d’un échec du langage et de sa validité, de la perte d’expressivité de ce dernier. Est-ce que le quotidien des mots n’a plus cours, le silence consacrant alors la rupture de cet accord, de cette entente dans le langage ? Hoeun Hoeurn fait-il expérience d’une impossible proximité du langage avec un quotidien qui s’effondre, et transmet-il le doute qui s’empare de lui dans cette situation de détresse, ou bien ce « taire » témoigne-t-il de l’incompréhension de ce qui se vit alors ? On le voit, saisir le silence dans une démarche ethnographique présente des zones d’ombres et confronte à la difficulté d’approcher la réalité de l’expérience. La mention de ce fossé entre l’expérience et le langage qui tente d’exprimer après-coup, quarante ans après, des faits vécus dans le silence54, ouvre un champ d’interprétations que nous ne nous autorisons pas à franchir dans le cas de Hoeun Hoeurn. Pour autant, le silence, fragment de l’expérience qui compose son récit, est ce reste, un reste qui est pour Richard Rechtman la trace de ce qui fut perçu et vécu. Ces résidus épars du souvenir constituent l’expérience elle-même et non : «  la décomposition de l’expérience causée par le traumatisme55 ». Le silence, de fait, éclaire une conduite qui définit une forme de vie et une nouvelle grammaire du langage sur lequel s’opère un accord concurrent aux règles imposées par le régime.

Habiter le monde silencieusement : la pratique du silence

Formes atténuées du silence

La parole, en effet, n’est pas exclue de cet horizon du silence où s’inscrit la vie des habitants qui définissent un nouvel usage du langage : une parole du quotidien qui détourne, qui esquive et maintient le silence. Nop Horn et son époux, dans un récit à deux voix, me décrivent les années passées à Daun Teav en disant : 

Ici, il n’y a que les habitants du village, puis arrivent, en 1976, des gens de Phnom Penh avec moi. Les nouveaux sont surtout allés en face, sur l’autre rive du Daun Teav à Sous Ei. À l’époque, c’est impossible de communiquer [avec eux] et on ne peut traverser [la rivière] même si c’est très proche.

Son époux, Prum Kroeurt poursuit :

Je devais faire attention car ma famille était aisée, on devait éviter de faire des erreurs. On entendait parler des « ennemis », et moi j’avais un frère qui avait le baccalauréat avec des diplômes. Je savais trés bien que les « ennemis », c’étaient les intellectuels et les gens aisés, donc on a ramassé tous les diplômes et les photos et on a tout brulé.

Nop Horn confirme :

J’avais trois frères et sœurs, tous des intellectuels, ils ont dû tout brûler aussi. Ici, l’atmosphère était très calme, on ne se disputait pas. Les moments où on se parlait, c’était durant les repas, et on ne parlait de rien, si ce n’est du travail, et jamais d’autre chose.

Toute une gamme de pratiques du silence affleurent dans cette description de la vie bouleversée à la suite des premières déportations de citadins à Peam Ek. Elles se déploient dans un territoire devenu étau où les relations sociales, dans un climat de peur et de surveillance perpétuelles, se défont. Elles passent par un silence construit sur une parole parcimonieuse, une parole anodine, distillée dans le temps quotidien des repas, dans les cabanes, le soir, quand les chhlop ne surveillent pas, ou durant le travail : « On discutait dans la rizière quand il n’y avait pas les chefs ou les surveillants, mais quand il y avait les chhlop on n’osait pas. De toute manière, j’étais trop fatigué pour me plaindre56. » David Le Breton envisage le bavardage comme « une parole sans responsabilité qui ne compromet en rien ceux qui y participent, parole sans risque, détachée de soi57. » Cependant ce qu’il envisage comme un « registre mineur de la parole » revêt une importance majeure dans ce contexte exceptionnel : le bavardage est ce signe d’une vie continuée, une vie qui se poursuit sous sa forme la plus habituelle, texture de tout monde ordinaire, passé comme contemporain. Cette pratique langagière permet de percevoir le maintien d’échanges, aussi ténus soient-ils, au cœur de ce nouveau quotidien devenu si inquiétant où la politique khmère rouge concourt à rompre tous les liens sociaux, des plus anodins aux plus intimes. La trivialité des propos échangés n’évince pas un mode d’être silencieux, mais assure une communication minimale qui restaure l’habitude du bavardage et montre que l’existence se poursuit aussi grâce à ses propos routiniers. Cette parole en pointillé, flottante, se diffuse et prend corps dans une rumeur que Veena Das, dans son analyse des situations de crise et de violence extrême, qualifie de « forme altérée de communication ». La rumeur signale aussi une forme d’incompréhension de ce contexte de violence par ceux qui en sont les témoins. Signe de l’inquiétude d’un groupe face à l’incertitude, elle indique un sentiment de vulnérabilité et la perception par la société d’un danger58. Julien Bonhomme, qui l’a étudié sur le continent africain, la perçoit également comme l’expression d’une inquiétude qui s’affirme dans un environnement urbain où les normes de la sociabilité ordinaire sont modifiées. Il montre que les interactions sociales sont perçues comme dangereuses et la rumeur « constitue un test pour les valeurs de groupe59 ». Au Cambodge, au miroir de l’angoisse extrême que nourrit un contexte où l’extraordinaire devient normal, la rumeur permet d’approcher ce monde de violence écrasé par le silence tout en évitant d’en être contaminé. Elle apparait alors comme une tentative de maintenir à distance cette violence intriquée au quotidien tout en assurant une fonction de mise en garde qui réside dans la révélation de ces disparitions et des meurtres qu’elles sous-entendent : un dévoilement qui ne peut s’afficher et emprunte la voie détournée de la rumeur. Mes interlocuteurs la mentionnent à plusieurs reprises : « Les gens le disaient ; on me l’a chuchoté ; je l’ai appris par les villageois… ». Ouch Pheurm témoigne de cette oscillation entre taire et dire, silence et dévoilement, lorsqu’elle fait le récit de son expérience dans le village de Ra :

Cette période, c’est inoubliable ! J’avais peur d’être tuée par les khmers rouges car les gens, ils en parlaient, ils disaient des choses, et je me demandais : « Quand est-ce que ce sera mon tour ? ». Les récits circulaient, mais j’ai vu des choses aussi, car on emmenait tout le temps des personnes, elles étaient attachées. Je ne sais pas pourquoi on les emmenait, et je n’ai pas osé demander. Les gens étaient emmenés le matin ou le soir, mais je n’osais pas m’approcher d’eux. Moi, j’avais toujours peur d’être tuée, et j’y pensais pendant que je travaillais60.

Ces récits anonymes, murmurés, elliptiques, accentuent le mutisme, la dissimulation ; ils maintiennent en alerte et déterminent des savoirs être. Le silence est donc une mise à distance qui s’exprime doublement : dans le retrait de la parole du questionnement non formulé (« je n’ai pas osé demander ») et dans la manière d’être en retrait de soi que recèle cette posture langagière (« je n’ai pas osé m’approcher »). Ces stratégies face à l’instabilité commune, à la menace quotidienne, sont adoptées notamment devant les cadres. Ainsi, Nong Kun, me dit à propos de Ta Tlang qui dirige la coopérative de Peam Ek :

Ta Tlang, lorsqu’il est arrivé, il a tué, sûrement. Il vient de Takorm ou de Kok Doung, je ne sais plus. Je sais seulement qu’il a tué beaucoup de personnes, et quand on apprenait que Ta Tlang venait, tout le monde se cachait. Je sais qu’il tuait parce que les gens le racontaient61.

La rumeur s’inscrit dans ce monde du chuchotement et du murmure, contourne la nécessité de se taire et accompagne une pratique du silence dont participe cet effort pour se dissimuler, se soustraire au regard qui équivaut à une lutte sourde faite de stratégies multiples de faire silence.

L’écart du silence

Chhim Pov évoque sa jeunesse dans une unité mobile, au sein de laquelle 50% de ses camarades sont morts de faim ou d’épuisement, et décrit un quotidien dans lequel les réunions nocturnes et l’enjeu de la parole ou du silence occupent une place importante : 

Des réunions, il y en avait beaucoup, c’était tous les soirs. On devait faire des critiques et on en recevait aussi beaucoup. Mais on avait aussi le droit de se taire. Il y avait des critiques sur tout. Ces critiques, c’était de la jalousie car certains ne travaillaient pas pendant deux jours parce qu’ils étaient malades, ou parce qu’on était allé se soulager plusieurs fois parce qu’on avait peur.

Face à la capacité de destruction et d’élimination du pouvoir khmer rouge, le silence s’inscrit dans un espace entre le mutisme et la parole, et ouvre une brèche dans la soumission dont témoigne cet extrait d’entretien. L’analyse de John L Austin est susceptible de l’éclairer à plusieurs titres : dans son ouvrage Quand dire, c’est faire, lorsqu’il aborde la parole comme une action, il avance la thèse que les énonciations sont performatives et considère que la parole et l’action, dans certains contextes précis, ne font qu’un62. Ainsi, si dire est l’accomplissement de l’acte de critiquer, l’usage d’un « droit de se taire » ne signifie pas que cette liberté est véritablement accordée, mais se comprend comme une possibilité dont on peut faire usage – en assumant ses conséquences – dans ce contexte de contrainte extrême. Cette pratique du silence, ce « taire » affirme une prise de décision aux accents éthiques. En effet, Chhim Pov mentionne un « droit de se taire » dont il s’empare, refusant la règle des dénonciations et se repliant dans une forme de « mutisme défensif63 ». Lang Hab fait état du silence protecteur des habitants de Peam Ek qui ne dévoilent pas sa filiation alors même que son père, ancien chef de village, a été tué du fait de cette fonction à la prison de Samraong. Elle me dit : « Avec les membres de ma famille, on essayait de se cacher, mais les gens du village nous connaissaient, ils nous appréciaient ; c’est pourquoi nous n’avons pas été dénoncés64. » On perçoit ici autre chose que le reflet d’un pouvoir qui musèle la parole : une complicité silencieuse qui en subvertit l’usage, s’articulant sur des solidarités villageoises, des pratiques partagées du faire silence.

Par ailleurs, la mention des faits dénoncés par Chhim Pov nous informe sur un agir silencieux témoignant de tactiques qui s’insinuent dans l’ordre ordinaire, comme ces pauses répétées, prétextes au repos qu’occasionne le fait de se soulager. Une lutte sourde, faites de gestes, d’actes furtifs et silencieux, prend place dans les interstices de la contrainte imposée par le pouvoir khmer rouge délimitant un véritable art de l’esquive, mentionné dans les interventions des témoins lors des audiences du procès 002/ 02. Chhum Seng évoque l’intensification du travail des équipes sur le site de Trapeang Thma quand le bruit du rythme effréné des pelles et des houes signale l’arrivée d’un cadre, Ta Val, connu pour son intransigeance et sa brutalité meurtrière, une perception qui conduit les travailleurs à intensifier leur tâche65. Sot Sophal, un enfant d’une dizaine d’années à l’époque des faits racontés, évoque les ruses multiples adoptées dans son unité pour combattre la fatigue et éviter les coups. Sans mots, des jets de cailloux discrets alertent les équipes de l’arrivée de miliciens particulièrement violents afin qu’ils donnent l’impression de s’activer, leur départ autorisant un retour à la normale66. Le vol de nourriture s’affirme dans ce nouveau quotidien et dans cette lutte silencieuse. Il donne lieu à un véritable apprentissage, raconté par Hoeurn Hoeurb, alors très jeune adolescent, qui décrit des pratiques silencieuses relevant d’un savoir-faire acquis dans la période : 

Je reviens au village juste pour manger et je mange tout ce que je trouve. Je connaissais bien mon village : cela m’aide pour venir en cachette la nuit voler des noix de coco. J’en prenais quatre ou cinq, mais c’était lourd ; je glissais, je me blessais. Au pied du tronc, le plus doucement possible, je les pelais pour boire leur jus et ensuite je les rompais, très doucement, sans faire de bruit. Ensuite j’enterrais les coques afin de ne pas laisser de traces67.

« En cachette, doucement, sans bruit », autant d’occurrences qui suggèrent cet agir subreptice, fait d’actes minuscules et de leurres subtils révélant un véritable art de faire silence qui déjoue et trompe la discipline alimentaire extrême.

J. Sémelin, qui analyse la situation des juifs dans la France des années 1940-1945, aborde ces stratégies et la « grandeur des petits gestes », interprétés comme des actes de résistance lorsqu’il mentionne la « vie comme résistance », soit une vie envisagée sous l’angle de la survie68. Les témoignages montrent toutefois que les pratiques évoquées ne peuvent être exclusivement entendues comme des faits de résistance, des formes de survie. Nous suivons en cela Richard Rechtman qui, en abordant l’ordinaire des génocidaires, tente de comprendre les crimes de masse : il ne cherche pas à les expliquer par le recours aux idéologies qui les font naitre, ou en cherchant à déceler les motivations des exécutants, mais en interrogeant empiriquement la vie ordinaire de ceux qui y participent, et le quotidien dans lequel ils s’inscrivent69. Les manières d’être et les conduites décrites dans ces témoignages sont à comprendre comme de nouvelles routines, de nouvelles habitudes. Elles définissent cet ordinaire de la vie sous les khmers rouges, une vie précaire, vulnérable, mais une vie qui se poursuit.

Ces formes de vie, toutes silencieuses qu’elles soient, ne sont pas des vies muettes. Elles configurent, par une multitude de tactiques, cette zone d’écart, zone de réappropriation de la vie dans le quotidien qu’elles définissent comme une forme de « comme non ». Giorgio Agamben qualifie ainsi une pratique qui dessine des zones où il est possible d’agir, et au sein desquelles l’acteur restaure son statut de sujet – et ce malgré le processus d’assujettissement et de destitution de sa condition humaine qui caractérise les régimes répressifs70. Ces actes en coulisses, qui se déploient dans une zone étroite de possibles, ne se limitent pas à l’opportunité de soutenir la vie à une échelle individuelle dans sa seule dimension biologique, à maintenir en vie. Ces pratiques rendent compte d’un effort constant, sorte « d’éthique de la ténacité71 » devenue désormais une manière de vivre dans un monde recomposé. Au Cambodge, sous le régime des Khmer rouges, elles s’insèrent dans cette communauté de voisinage que constitue la coopérative et redéfinissent la forme des relations sociales et familiales, ainsi que les manières de vivre, en dessinant les contours de l’ordinaire de la vie pendant le génocide.

L’ordinaire du silence

Cette forme de vie silencieuse tente de maintenir ou de restaurer le fil ténu de l’ordinaire alors même que cette société, au quotidien, fait l’épreuve du déracinement, de formes de désaffiliation et de destruction. Ainsi en est-il de ces fraternités adolescentes cachées que mentionnent Kerouan Do, Chhim Pov ou Hang Lab, solidarités qui ne se disent pas, mais qui soutiennent la trame des relations quotidiennes et un sentiment de familiarité partagée visée par la violence extrême d’un régime à la recherche des réseaux d’» ennemis ». À ce titre, un passage du très beau récit que j’ai recueilli auprès de Kan Lay, jeune adolescente de 17 ans dans une unité mobile, est éclairant :

On parlait de nos vies d’avant, mais je pleurais lorsque je pensais à mon père, et je me disais que s’il avait travaillé avec moi, il aurait été fier. J’avais peur de mourir, la séparation d’avec ma famille était très difficile. On l’évoquait entre nous et on se soutenait comme des frères et sœurs. Celui qui volait des noix de coco, les partageait, et ça c’est inoubliable. Mais on se cachait et on les finissait le plus vite possible pour qu’on ne nous les prenne pas. Parfois, des parents faisaient parvenir aux enfants de la nourriture pour la soupe, du sel. Ils la faisaient passer par ceux qu’ils connaissaient72.

Les propos de Kan Lay font émerger une tension entre une vie traversée par la peur de la mort, et les tentatives pour retrouver dans sa mémoire ce monde familier qu’elle a perdu. Ces conversations à mi-voix, ces solidarités amicales et affectueuses tissées par le don et le partage de nourriture constituent désormais son quotidien. Sa narration révèle ses efforts pour retisser des liens filiaux, à la fois les liens symboliques de familles improvisées, comme les liens réels recomposées mentalement dans la séparation. La pensée constante pour les parents que l’on évoque en secret, l’attention des parents qui déjouent la surveillance des gardes en faisant parvenir de la nourriture témoignent de la volonté affirmée de faire vivre une cellule familiale détruite par un régime qui proscrit les liens d’affection filiale. Ces gestes modestes sont autant de fragments d’attachement qui attestent d’une persistance de l’intime que l’on fait exister par des stratagèmes ingénieux, tel celui de Ouch Phoeurn qui parvient à revoir ses enfants à la fin du régime, après l’avoir « demandé discrètement », selon ses mots, au cadre, et qui leur apporte en cachette de quoi manger, nourriture cachée dans son krama porté en chapeau73.

Pour Houy Mok, le sentiment amoureux s’affirme et se revendique dans ces situations de détresse. De l’épisode de l’arrestation de son époux, enfermé, sans nourriture, dans la prison de la coopérative de Koh Rohal pendant une semaine pour avoir volé de la canne à sucre, elle raconte : « Je suis allée le voir en cachette quand les chhlop sont partis, et je lui ai apporté du riz, car il allait mourir. Je ne pensais pas à ma vie, je voulais le sauver74. » Aussi, la persévérance des enfants et des adolescents pour maintenir cet ancrage familial est en tout point exemplaire. Hé Rong, intégrée dans une unité de célibataires, me dit : 

Je revenais voir ma mère une fois par mois, de nuit, secrètement, à pied et en cachette, mais je ne le pouvais pas lorsque j’étais à Veal Trea, c’était trop loin. Je passais surtout par les rizières, je les connaissais bien, et en observant les arbres, je pouvais me repérer de nuit. Mais aujourd’hui, mes enfants, ils ne me croient pas75.

L’interdiction d’aller voir sa mère n’empêche pas Kerouan Do de la rejoindre, ce pour quoi il subira un mois de prison pour avoir transgressé l’ordre de l’Angkar, comme Hoeurn Hoeurb qui, bien que sachant pouvoir être arrêté et rééduqué, s’échappe, malgré tout la nuit, à plusieurs reprises, pour retourner le matin dans son unité mobile. Michel de Certeau dans sa réflexion sur les pratiques ordinaires de lecture, envisage ces dernières, lorsqu’elles transgressent les normes et valeurs impiséers, comme sources d’émancipation, » formes de braconnage » face à l’ordre établi, expression d’une « liberté buissonnière76 ». À travers ces manières de lire, qu’il érige en paradigme, De Certeau montre que, dans son quotidien, l’homme ordinaire, loin d’être passif, contourne un ordre contraignant qu’il s’agisse d’esquiver l’ordre d’un texte, un ordre culturel ou une règle dogmatique. Emprunter ici ce concept de braconnage, c’est restituer l’agentivité inventive de ces hommes et de ces femmes qui se déploie dans le silence. On le voit, actes et gestes d’attention, bien que dispersés, ne se réduisent pas à l’expression de la ruse, mais réactivent en sourdine les liens sociaux menacés, confirment et préservent cette cellule familiale bouleversée et niée par le régime, en déjouant la surveillance exercée sur eux et en utilisant le champ des possibilités qui restent. Ils expriment au quotidien une revendication sans bruit qui ranime ces restes de vie antérieure au régime khmer rouge, leur donnant une forme nouvelle et soulignant ainsi combien l’affection, la protection composent cette texture voire cette « tessiture du silence77 ». La pratique du silence comme l’agir silencieux se perçoivent comme une forme de réplique face au climat de terreur où se taire et ne rien dire ne sont pas le symptôme de l’inexpressivité, mais une forme d’expression, un nouveau langage employé au quotidien et qui définit une forme de vie singulière.

Conclusion

Cet article montre combien porter son attention sur les mots qui transmettent par fragments ce quotidien en l’apparence banal, sur cette matière de l’ordinaire, atteste de la dimension heuristique de la notion qui a fait émerger ces « formes de vie » : le silence. Ce dernier s’érige au sein de ce quotidien comme une expérience centrale. Les manières d’être, observées au plus près des mots qui les rappellent aujourd’hui, les gestes les plus minuscules, les modalités de l’agir sont l’ombre portée de cette fabrique du silence par le régime khmer rouge qui exile la parole et impose le mutisme. Un silence effet de la contrainte, un silence subi, silence organique des corps façonnées par un biopouvoir. Mais dans ce un projet de terreur et cette ambition de dénuder la vie de ses « formes », le silence s’érige tout autant en refus de voir ravir les formes élémentaires de la vie quotidienne, faites de relations affectives et de liens sociaux. Le silence est ici un champ de force où les manières de le faire témoignent tout autant de l’intégration des formes de la domination que d’un agir, de pratiques qui tentent moins de s’en émanciper que d’en faire usage pour maintenir un quotidien disparu. Cette « descente dans l’ordinaire » permet de cerner une multitude de manières de faire silence, et ses techniques. Dans cet usage du silence affleure un nouveau langage, une grammaire du silence qui assure dans ses formes et sa pratique une reconquête fragile de l’ordinaire. Le quotidien est au cœur de cette tension entre un silence de subjugation et un silence qui est ce reste de la « vie repliée dans les gestes du quotidien » pour reprendre Veena Das78, un reste qui n’est pas un résidu mais l’expression recouvrée, une voix fragile mais vivante.

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Notes

1 J’exprime pour la relecture de cet article mes plus vifs remerciements à Richard Rechtman dont les conseils et les suggestions m’ont guidée dans l’écriture de ce texte. Return to text

2 Deux nouvelles catégories sociales sont définies à la suite de la victoire des khmers rouges le 17 avril 1975. Le « peuple nouveau » est une expression qui désigne les citadins qui sont déportés dans les campagnes cambodgiennes et les habitants vivant sous administration républicaine. L’expression définit un « autre » à éliminer. Le » peuple ancien » sont les habitants des zones rurales contrôlées par les khmers rouges durant la guerre civile. Return to text

3 David Le Breton, Du silence, Paris, Éditions Métailié, 2015, p. 179. Return to text

4 Elizabeth Becker, Les Larmes du Cambodge, Paris, Presses de la cité, 1986 ; David Porter Chandler, Pol Pot : frère numéro un, Paris, Plon, 1993 ; Ben Kiernan, Le génocide au Cambodge, 1975-1979 : race, idéologie et pouvoir, Paris, Gallimard, 1998. Return to text

5 Alain Corbin, Histoire du silence : de la Renaissance à nos jours, Paris, Flammarion, 2018, p. 890. Return to text

6 Alain Corbin, Histoire du silence : de la Renaissance à nos jours, Paris, Flammarion, 2018 ; Raymond Murray Schafer et Sylvette Gleize, Le paysage sonore, Paris, J.-C. Lattès, 1979. Return to text

7 Témoignage recueilli par moi-même le 7 août 2019, à Takorm. Return to text

8 Veena Das, Textures of the ordinary: doing anthropology after Wittgenstein, New York, Fordham University Press, 2020, p. 15. Return to text

9 Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2014, § 23 et § 412. Return to text

10 Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2014, § 19. Return to text

11 Stanley Cavell, Sandra Laugier, Judith Balso, Les voix de la raison : Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 63 : « Mais si je veux faire entendre à l’intérieur de celui-ci [le langage] ma voix propre, il me faudra parler au nom des autres et autoriser les autres à parler en mon nom. L’alternative à parler en mon propre nom à titre représentatif (avec le consentement de quelqu’un d’autre) n’est donc pas parler en mon nom à titre privé, mais n’avoir rien à dire, être, pas même muet : sans voix ». Return to text

12 Voir à ce titre Richard Rechtman, La vie ordinaire des génocidaire, Paris, CNRS Édition, 2020, dont l’analyse témoigne de l’apport heuristique de cette notion. La forme de vie se perçoit dans l’observation du quotidien, où les pratiques, les usages, les gestes, les interactions sociales constituent les formes spécifiques de l’existence et sont les conditions de l’humanité ordinaire. Return to text

13 Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2014, § 107. Return to text

14 Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens dont les audiences se sont déroulées de 2009 à 2018. Return to text

15 Giorgio Agamben, « Une biopolitique mineure », Vacarme, 10, 1999, p. 4‑10. Return to text

16 Susan Bayly, « La voix de la propagande. Citoyenneté et silence moral dans le Vietnam socialiste d’aujourd’hui », Terrain, 72, 2019, p. 42‑67. Return to text

17 Les procès ont donné lieu à plusieurs dossiers, l’analyse reposant ici sur le dossier 002/01 et 002/02 qui jugeaient Ieng Sary, Ieng Thirith, Nuon Chea, et Khieu Samphan, derniers responsables vivants, Pol Pot étant décédé en 1998 et Ta Mok en 2006. Return to text

18 Dans cette commune en effet les nouveaux arrivants - des centaines de familles - sont logés dans les maisons des villageois qui accueillent 2 à 3 familles. Return to text

19 Le Cambodge est soumis depuis 1969 aux bombardements intensifs de l’armée américaine engagée dans la guerre du Vietnam et visant les sanctuaires vietnamiens installés sur les zones frontalières cambodgiennes. C’est dans ce contexte que Norodom Sihanouk, chef d’État du Cambodge, est renversé en octobre 1970 à la suite d’un coup d’État orchestré par Lon Nol qui instaure la République khmère. Débute alors une guerre civile qui oppose les forces gouvernementales républicaines et les forces du FUNK (Front uni national du Kampuchea) crée en 1970. Ce front d’union nationale repose sur une alliance entre Norodom Sihanouk et ses soutiens, et les khmers rouges. La guerre civile s’achève à la prise de Phnom Penh, le 17 avril 1975. Return to text

20 L’apprentissage du khmer étant en cours, sa présence est indispensable. Return to text

21 La difficulté pour les sciences sociales de cerner l’objet silence, comme les enjeux méthodologiques qu’il met au jour sur le terrain ethnographique, ont été envisagés lors du séminaire : «  Ethnographier le silence » conduit en 2020-2021à l’EHESS par Deborah Puccio-Den. La pratique de mon terrain au Cambodge se fait l’écho de ces questionnements qui ont nourri ma réflexion. Return to text

22 Témoignage recueilli par moi-même au temple de Baset, avec une moniale qui souhaite garder l’anonymat, 10 août 2018. Return to text

23 Voir à ce titre l’article de Deborah Puccio-Den, « Mafiacraft. How to do things with silence », HAU. Journal of Ethnographic Theory, 9, 3, 2019, p. 608-611, qui met en avant la dimension heuristique de la « méthode Falcone » utilisant les traces des actes mafieux comme signes et preuves de son existence, la démarche adoptée servant de piste de réflexion pour définir une approche méthodologique permettant de cerner l’objet silence comme fait social. Return to text

24 Témoignage recueilli par moi-même à Peam Ek, 3 août 2019. Return to text

25 Témoignage recueilli par moi-même à Koh Rohal, 25 juillet 2019. Return to text

26 Témoignage recueilli par moi-même à Peam Ek, 3 août 2019. Return to text

27 Témoignages recueillis par moi-même auprès de Touk Soeurn à Koh Rohal, 27 juillet 2018 ; Khem Chan Tham à Koh Rohal, 25 juillet 2019 et Hé Rong à Peam Ek, 2 août 2019. Return to text

28 Nous reprenons ici la signification que le magistrat antimafia Roberto Scarpinato a donnée au terme obscène, telle que mentionnée par Deborah Puccio-Den, « Mafiacraft. How to do things with silence », HAU. Journal of Ethnographic Theory, 9, 3, 2019, p 612. Toutefois l’étymologie latine du terme obscène, obscenus signifie également : « sinistre et de mauvais augure », selon le dictionnaire Gaffiot et le site crntl. Return to text

29 Veena Das, Stanley Cavell, Life and words : violence and the descent into the ordinary, Berkeley, California, University of California Press, 2007, p. 54. Return to text

30 Marie Alexandrine Martin, « La politique alimentaire des Khmers rouges », Études rurales, 99, 1, 1985, p. 347‑365 ; David Porter Chandler, Ben Kiernan (dir.), Revolution and its aftermath in Kampuchea : eight essays, New Haven, Yale University, 1983 ; David Porter Chandler, Pol Pot : frère numéro un, Paris, Plon, 1993 ; Randle C. De Falco, Justice and Starvation in Cambodia : The Khmer Rouge Famine, SSRN Scholarly Paper, Rochester, NY, Social Science Research Network, 2014 ; James A. Tyner, Stian Rice, « To live and let die: food, famine, and administrative violence in Democratic Kampuchea, 1975-1979 », Political geography, 52, 2016, p. 47‑56. Return to text

31 Jeunesse révolutionnaire, 6, juin 1976, CETC, E3/75, p. 7. Return to text

32 Témoignage recueilli par moi-même à Omony, 24 juillet 2018. Return to text

33 Témoignage recueilli par moi-même à Omony, 24 juillet 2018 Return to text

34 Témoignage recueilli par moi-même à Peam Ek, 2 août 2019 Return to text

35 Témoignage recueilli par moi-même à Omony, 24 juillet 2018 Return to text

36 Témoignage recueilli par moi-même à Koh Rohal, 29 juillet 2019 Return to text

37 Témoignage recueilli par moi-même avec Houng Lath à Thippadhei, 9 août 2019. Return to text

38 Le mot Angkar, qui signifie « organisation ». Return to text

39 Deborah Puccio-Den, « Mafiacraft. How to do things with silence », HAU. Journal of Ethnographic Theory, 9, 3, 2019, p. 608. Return to text

40 Journée d’audience n°315, 20 août 2015, E1/334.1. Return to text

41 Témoignage recueilli par moi-même à Peam Aek, 23 juillet 2019. Return to text

42 Témoignage recueilli par moi-même à Koh Rohal, 28 juillet 2019. Return to text

43 Témoignage recueilli par moi-même à Thma Khoul, 27 juillet 2018. Return to text

44 Témoignage recueilli par moi-même à Kampong Preang, 25 juillet 2018. Return to text

45 Témoignage recueilli par moi-même à Damram Bay, 1 août 2018. Return to text

46 Témoignage recueilli par moi-même à Tapon, 19 juillet 2019. Le terme de Chhlop désigne les personnes qui espionnent les habitants. Il s’agit le plus souvent de jeunes adolescents, enfants de cadres, jeunes paysans pauvres ou soldats khmers rouges. Return to text

47 Témoignage recueilli par moi-même à Thippadhei, 9 août 2018. Return to text

48 On retrouve la mention de ces biographies dans les articles du mensuel du PCK, Tung Pandevat, numéros de juillet 1976 et juillet 1977 notamment. CETC E3/4 ERN 00349970-00349995 ; E3/ 135 ERN 00487707 -00487747. Return to text

49 Témoignage recueilli par moi-même à Omony, 28 juillet 2018. Return to text

50 Témoignage recueilli par moi-même à Thma Khoul, 27 juillet 2018. Return to text

51 Témoignage recueilli par moi-même auprès de Nop Horn à Daun Teav, 5 et 6 août 2019 et auprès de Yeum York à Koh Rohal, 23 juillet 2019. Return to text

52 Témoignage recueilli par moi-même à Peam Ek, 5 août 2019. Return to text

53 Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2014, § 242. Return to text

54 Ces enjeux ont été abordés lors du séminaire organisé à l’EHESS par Deborah Puccio-Den « Ethnographier le silence » durant l’année 2021-2022. Return to text

55 Je réemploie ici un terme dont fait usage Richard Rechtman pour évoquer les traces de l’expérience dans les récits, entendu comme « échos de la souffrance », une métaphore qu’il emploie pour désigner ce type de fragment d’expérience dans Richard Rechtman, « From an ethnography of the everyday to writing echoes of suffering », MAT Medicine Anthropology Theory, 4, 2017, p. 139. Return to text

56 Témoignage recueilli par moi-même auprès de Lim Lina Phon à Koh Rohal, 29 juillet 2019. Return to text

57 David Le Breton, Du silence, Paris, Éditions Métailié, 2015, chapitre 1 « Silence de la conversation ». Return to text

58 Veena Das, « Specificities: Official Narratives, Rumour, and the Social Production of Hate », Social Identities, 4, 1, 1998, p. 125 ; Veena Das, Textures of the ordinary: doing anthropology after Wittgenstein, Fordham University Press, 2020, p. 49. Return to text

59 Julien Bonhomme, « Alerte aux voleurs de sexe ! Anthropologie pragmatique d’une rumeur africaine », Cahiers d’anthropologie sociale, 5, 1, 2009, p. 124. Return to text

60 Témoignage recueilli par moi-même à Ra, 17 juillet 2019. Return to text

61 Témoignage recueilli par moi-même à Peam Ek, 3 août 2019. Return to text

62 John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Éditions du Seuil, 1991, p. 41-45. Austin prend l’exemple du mariage où dire je t’épouse par l’un ou l’autre époux revient à devenir mari et femme. Return to text

63 Je remercie Deborah Puccio-Den de m’avoir suggéré cette formule ; Marianne Constable, Just silences : the limits and possibilities of modern law, Princeton, Princeton University Press, 2008. Return to text

64 Témoignage recueilli par moi-même à la pagode de Soamanaos, 1 août 2019.  Return to text

65 CETC, 2-TCW-828, 18 août 2015 E1/332.1 Return to text

66 CETC, 2-TCW-845 30 septembre 2015 E1/ 352.1 Return to text

67 Témoignage recueilli par moi-même à Daun Teav, 5 août 2019. Return to text

68 Jacques Sémelin, La survie des Juifs en France : 1940-1944, Paris, CNRS éditions, 2018. Return to text

69 Richard Rechtman, La vie ordinaire des génocidaires, Paris, CNRS éditions, 2020. Return to text

70 Giorgio Agamben, « Une biopolitique mineure », Vacarme, 10, 1999, p. 4‑10 ; Giorgio Agamben, L’usage des corps. Homo sacer IV, Paris, Éditions du Seuil, 2015, p. 287. Return to text

71 Michel de Certeau et Pierre Mayol, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990, p. 46. Return to text

72 Témoignage recueilli par moi-même à Koh Rohal, 31 juillet 2019. Return to text

73 Témoignage recueilli par moi-même à Ra, 17 juillet 2019. Return to text

74 Témoignage recueilli par moi-même à Koh Rohal, 1 août 2019. Return to text

75 Témoignage recueilli par moi-même à Peam Ek, 2 août 2019. Return to text

76 Michel de Certeau, Pierre Mayol, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990, p. 239. Return to text

77 Cette formule renvoie à Mafia-craft, concept élaboré à partir de la manufacture ou fabrique du silence mafieux : Deborah Puccio-Den, « Mafiacraft. How to do things with silence », HAU : Journal of Ethnographic Theory, 9, 3, 2019, p. 599-618. Return to text

78 Veena Das et Stanley Cavell, Life and words : violence and the descent into the ordinary, Berkeley, California, University of California Press, 2007, p. 1. Return to text

References

Electronic reference

Sarah Privat Lozé, « Fabrique et pratique du silence dans le Cambodge Khmer Rouge (1975-1979) », Silence(s) [Online], 1/2 | 2024, Online since 28 septembre 2024, connection on 16 janvier 2025. URL : https://revues.mshparisnord.fr/silences/index.php?id=141

Author

Sarah Privat Lozé

Centre des Savoirs sur le Politique – Recherches et analyses (EHESS/CNRS)