Introduction
Les anthropologues sociaux qui travaillent à l’intelligibilité des contextes façonnés par la violence extrême, se trouvent le plus souvent confrontés à une double difficulté1. Ils travaillent en effet auprès des victimes ou de leurs descendants à collecter et analyser les fragiles empreintes laissées par des mondes partiellement ou totalement anéantis afin d’éclairer les processus d’anéantissement et les mécanismes de résilience qu’ils suscitent, cependant que les traces des crimes commis par les bourreaux continuent de faire l’objet d’effacements intentionnels de diverses natures, qu’il s’agisse d’ultimes destructions de preuves matérielles ou de la production de discours négationnistes. En effet, l’arrêt des violences physiques et des massacres ne coïncide que rarement avec la fin des processus de destruction. Et les criminels jouissent souvent de contextes d’impunité qui leur permettent d’effacer leurs traces ou de poursuivre leur malfaisance autrement.
Les anthropologues sociaux se retrouvent donc à vouloir documenter et comprendre la destruction alors qu’elle se poursuit sous des formes plus insidieuses, et doivent composer avec des traces déjà manquantes ou en train d’être effacées tout en essayant de rendre intelligibles ces effacements et ce qu’ils génèrent. La tâche n’est pas aisée. Confrontés à différentes formes d’effacement et de silencing, tout autant qu’à l’ampleur du désastre, les anthropologues sociaux ne demeurent pourtant pas sans outils théoriques, ni sans ressources.
Ainsi en travaillant sur la façon dont se façonnent et se transmettent les expériences de la destruction, puis les souvenirs de mondes disparus, les universitaires qui ont exploré les questions mémorielles ont contribué à éclairer la manière dont se construisent le rapport au passé et la résilience des sociétés concernées par l’épreuve de la violence extrême. Ils ont ainsi permis de forger puis de critiquer des notions telles que « mémoire collective » et « cadres sociaux de la mémoire »2 mais aussi « denial »3, « trauma »4, « proto-mémoire », « métamémoire » et « oubli »5 ou encore « post-mémoire »6. Ces notions sont désormais essentielles à l’intelligibilité des effets sociaux des violences de masse.
Les anthropologues qui se sont, quant à eux, intéressés à l’expérience collective de la violence en tant que telle, ont permis de documenter et d’éclairer d’autres types de processus sociaux que ceux du rapport au passé7. Ces processus relèvent par exemple des modalités de la destruction, de la conjuration ou de l’accommodement avec la guerre, ou encore des mécanismes de sortie de la violence. Ces universitaires ont à leur tour permis de forger ou de questionner d’autres notions telles que « culture of terror »8, « structural violence »9, « social suffering »10 ou « invisible genocide »11, toutes également utiles à l’intelligibilité des contextes de violences de masse.
A distance des recherches menées sur la violence, Carlo Ginzburg a pour sa part mis en lumière, au sein du très beau texte intitulé « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice » ce « paradigme indiciaire »12 qui constitue depuis plus d’un siècle l’ossature épistémologique de la démarche inductive et des approches qualitatives en sciences humaines et sociales. Et nous voudrions présenter ici la façon dont cette démarche indiciaire attentive aux signes cachés, aux traces manquantes et aux pistes dissimulés, permet de mettre en lumière et de mieux comprendre les mécanismes de déni dans les contextes post-violence de masse.
Il est intéressant de souligner que c’est en analysant le travail des historiens de l’art dans leur quête de l’œuvre authentique et notamment leurs recherches menées sur les faussaires, que Ginzburg a forgé ses analyses. La production de la vérité ou de l’authenticité et – en miroir – l’identification du mensonge, de la fausseté ou de la contrefaçon, se sont donc trouvées d’emblée placées au cœur de la démarche indiciaire. Ces deux objectifs de production de la vérité et d’identification de la fausseté amènent désormais les anthropologues à repérer attentivement les signes, même lorsqu’ils sont travestis, à lire les traces, même si elles sont masquées, et à suivre les pistes de la production du savoir, même si elles sont ténues. Toutes choses fort utiles lorsque l’on travaille sur les crimes de masse.
Ainsi, dans sa quête d’indices, l’anthropologie sociale se distingue des autres approches disciplinaires en ce qu’elle amène l’anthropologue à produire lui-même ses sources lors d’une enquête menée sur le terrain à partir de l’observation directe de ce qui se passe, et de l’écoute de ce qui se dit. Au-delà des discours convenus et des postures de parade, les anthropologues sont particulièrement attentifs aux discordances, aux dissonances cognitives, à tout ce qui détonne ou ce qui « sonne faux », autant d’indices de tensions existant entre différents espaces de production de vérité, tout particulièrement dans les contextes marqués par les violences extrêmes. En effet, ces contextes ne sont pas que de simples moments de tensions ou de crises sociétales : ils correspondent à l’aboutissement de processus mortifères complexes et se traduisent par l’assassinat de milliers, voire de millions de personnes. La destruction à grande échelle est donc au cœur de ces processus. Or, les anthropologues sociaux en sont progressivement venus à assumer un rôle fondamental, aux côtés des historiens et des politistes (political scientists), dans l’intelligibilité de ces mécanismes de destruction et des silences qui leurs sont associés. Les travaux d’Alex Hinton, Luc de Heusch, Sarah Wagner, Paco Ferrandiz ou Victoria Sanford sont ainsi désormais incontournables pour comprendre les crimes commis au Cambodge, au Rwanda, en Bosnie, en Espagne ou au Guatemala par exemple, comme les processus de type génocidaires dans leur ensemble.
Or, les anthropologues sociaux n’investiguent pas seuls le vaste domaine des génocides et des crimes de masse. Dans ce champ, le déploiement de l’anthropologie s’est en effet effectué en liaison étroite avec d’autres approches disciplinaires, telles que la linguistique, la psychologie, l’archéologie ou l’anthropologie médico-légale. En plus des outils théoriques et méthodologiques propres à leur discipline, les anthropologues sociaux ont pu aussi prendre appui sur des recherche menées par d’autres sciences, qui leur ont donné accès à des données supplémentaires et apporté un regard différent sur les situations ou les pratiques qu’ils cherchaient à comprendre. Les sciences du langage, celles de la psyché ou de l’image, permettent en effet de déchiffrer plus de signes, cependant que les sciences médico-légales (forensic archaeology and anthropology) permettent de lire d’autres traces, et que les sciences historiques rendent pleinement intelligibles les pistes proprement diachroniques. Prenant notamment appui sur les apports et les expériences acquises dans le cadre du programme de recherche pluridisciplinaire Corpses of mass violence and genocide13 et du programme pluriannuel Las Politicas de la Memoria14, nous souhaiterions montrer ici à quel point ces collaborations interdisciplinaires ont façonné le travail des anthropologues en les amenant à intégrer à leurs recherches des approches qui n’étaient pas initialement les leurs, et à quel point ces collaborations ont été déterminantes pour la compréhension des sociétés marquées par les violences de masse.
Déchiffrer les signes
L’une des premières tâches de l’anthropologue lorsqu’il arrive sur son terrain, est la collecte des récits permettant de reconstituer les représentations, les mondes moraux, ou les systèmes de valeurs qui offrent un cadre explicatif – le plus souvent de type normatif – aux actions ordinaires comme aux actions extraordinaires. Le travail de l’anthropologue relève à cet égard d’une collecte et d’un déchiffrement des signes, stricto sensu. Au sein des sociétés marquées par l’expérience de la violence extrême, la collecte de récits biographiques et le déchiffrement de leur part respective de vérité (ce qui est considéré par le locuteur comme devant être tenu pour vrai) peuvent se révéler d’autant plus ardus que les objectifs du travail de collecte peuvent être multiples, et ces récits participer à la manifestation d’une vérité scientifique mais aussi judiciaire, notamment dans les contextes de justice transitionnelle. Le déchiffrement de ces premiers signes revêt donc des enjeux essentiels. Or dans les contextes de violence ou de sortie de violence, les obstacles sont nombreux : d’une part les mots manquent aux victimes et d’autre part la parole du bourreau a durablement perverti le langage. Ce sont ces premiers obstacles que l’anthropologue va devoir surmonter.
Décrypter la langue de bois
Les contextes de violences de masse et plus particulièrement les processus génocidaires se singularisent en effet par la production, par les bourreaux, de discours hégémoniques (que ceux-ci relèvent de propagande ou de hate speech) qui envahissent et dominent les espaces discursifs alors même qu’ils reposent souvent sur une perversion du sens premier des mots. Les lexiques spécifiques à ces discours, tout autant que leurs ressorts rhétoriques, nécessitent d’être déconstruits avec attention pour rendre pleinement intelligible les mécanismes de perpétration de la violence.
Avant d’être en mesure de saisir la part de vérité des récits collectés, l’anthropologue doit ainsi décrypter la « langue de bois » en vigueur et comprendre les ressorts de son efficacité. Marqué par des euphémismes qui permettent de ne pas dire de façon explicite, des synonymes qui dissimulent, des métaphores qui masquent, des procédures métonymiques dont les liens logiques sont pervertis, le discours hégémonique des bourreaux manifeste en effet dans chaque contexte une grande richesse terminologique. Dans l’étude qu’elle a menée sur le “lexique de la terreur » utilisé en Argentine par la junte militaire au pouvoir entre 1976 et 1983, Marguerite Feitlowitz analyse par exemple le travail de perversion du sens intentionnellement réalisé par les militaires sur le langage15. Elle questionne la longue et troublante postérité de ces encoded discourses qui altèrent pour toujours la signification des mots et perturbent durablement la fonction référentielle du langage. Ainsi, l’anodin et technique verbe « transférer », utilisé par les militaires argentins pour désigner la mise à mort des opposants politiques à l’issue d’une période de détention clandestine et de torture, peut difficilement être désormais employé dans le contexte post-dictatorial sans une explicitation du sens qui lui est conféré par le locuteur. Feitlowitz souligne à ce sujet la nécessité de procéder à un travail linguistique comparable à celui de la traduction d’un dialecte, lorsqu’il s’agit d’analyser le discours des bourreaux et ses usages.
Ailleurs, au Rwanda, dans le contexte de la perpétration fulgurante du génocide, entre le 7 avril et la mi-juillet 1994, le discours de haine contre les Tutsis propagé par les médias pro-gouvernementaux reposait de la même façon sur une perversion de lexiques ordinaires : « le travail »16 signifiait l’entreprise de mise à mort des Tutsi et les instruments utilisés pour ce « travail », c’est-à-dire les machettes, n’étaient jamais désignées autrement que comme des « outils ». La mobilisation de média fondés sur la performance orale, et plus particulièrement la Radio-Télévision Libre des Mille Collines, a ici aussi rendu possible une production discursive du génocide à travers la mise en œuvre de l’effet performatif – et dans ce cas, délétère – du langage dont l’anthropologue états-unien Darryl Li a révélé, il y a plus d’une quinzaine d’années déjà, toute la potentialité et l’efficience17.
Nous savons en effet depuis l’avènement du tournant performatif en anthropologie (Gonquergood, 1989) que les façons de dire correspondent à des façons de faire, et que les discours publics font exister et donnent corps à des relations de pouvoir. Ces rapports de pouvoir prennent appui sur des rapports de domination qui, dans bien des cas, et notamment celui des crimes de masse, peuvent s’avérer mortifères. Les façons de mentir ou de pervertir le langage révèlent donc aussi des façons de détruire. Le travail linguistique rend ensuite possible une analyse des « imaginaires de la haine », telle que celle entamée par Sidi N’Diaye pour la Pologne de l’Holocauste et le Rwanda du génocide commis contre les Tutsi18, et participe dès lors à la production d’une intelligibilité des mécanismes de destruction et des processus de négation des crimes accomplis. Le travail des linguistes et des anthropologues sociaux qui collectent et étudient les discours des survivants participe ainsi conjointement à la déconstruction de la langue de bois, au repérage des champs sémantiques haineux, et au décorticage des logiques narratives délétères, permettant de mettre en évidence ce que les mots dissimulent.
Défaire les silences
Cependant, les contextes de violence extrême ne sont pas seulement marqués par les hate speeches, ils se singularisent aussi par le silence des protagonistes, et celui des victimes. Plusieurs éléments expliquent le relatif silence des survivants qui sont autant liés à des facteurs psychologiques ou sociologiques (honte et peur ressenties par le locuteur, incrédulité ou sidération des interlocuteurs, place des victimes dans le paysage social et politique post-violence), qu’à des aspects proprement linguistiques, tant il est vrai que la nature et l’ampleur des violences subies représentent une expérience pour laquelle il n’existe souvent pas de lexique descriptif approprié dans les langues vernaculaires concernées.
Le travail de l’anthropologue qui vise, dans la description qu’il souhaite offrir du fonctionnement d’une société, à retracer les différentes trajectoires biographiques, à restituer l’assemblage parfois très complexe des relations de filiation, d’alliance ou de voisinage et les façons dont la société a été désarticulée ou réarticulée par la violence extrême, bute alors sur le gouffre de la souffrance inexprimée des victimes autant que sur le mutisme des bourreaux.
Pour palier ou dépasser ces silences, les anthropologues bénéficient alors de l’apport notable des sciences de la psychè dont les experts ont accompagné nombre de victimes dans le cadre d’une prise en charge thérapeutique. Les psychiatres et les psychanalystes ayant travaillé avec les survivants de l’Holocauste19, du génocide des Arméniens20, ou plus récemment des meurtres de masse commis au Cambodge21, et leurs descendants, montrent en effet que les processus de résilience peuvent tout à fait trouver leur ressort dans une narration polyphonique où les manques des uns sont compensés par bribes de récit ou la production artistique des autres. La pratique thérapeutique offre, de cette façon, un espace alternatif à une narration biographique impossible ; elle permet par exemple la manifestation des fantômes et rend intelligibles les silences des trajectoires individuelles. Et elle contribue, de facto, à faire se rencontrer un travail personnel de mémoire et une historicisation plus globale des destinées individuelles, en permettant de dépasser les effets délétères et durables des crimes de masse, perceptibles sur plusieurs générations22. L’apport des sciences de la psyché à une analyse proprement anthropologique des logiques et des pratiques négationnistes, et de leurs effets à court et à long terme, doit à cet égard être souligné avec une insistance particulière.
Pour ce qui concerne la collecte de la parole intime des bourreaux, le travail reste très largement à faire, mais il est éthiquement et méthodologiquement très complexe à mener. Les perpetrator studies n’en sont qu’à leurs débuts23. Les « confessions » et les témoignages autobiographiques spontanément rédigés par les criminels restent rares en comparaison du grand nombre d’individus impliqués dans la perpétration des violences24. Le fait de filmer ou de tendre un microphone à un assassin comme ont su le faire le journaliste Horacio Verbitzky pour la guerre sale en Argentine25, ou les réalisateurs Claude Lanzmann pour l’Holocauste (Shoah, 1985), Rithy Panh pour le génocide commis au Cambodge (Duch, le maître des forges de l’enfer, 2011) ou Joshua Oppenheimer pour les crimes contre l’humanité commis en Indonésie (The Act of Killing, 2012) relève à plus d’un égard d’un tour de force qui n’est pas aisément duplicable, ni transposable à tous les contextes, même lorsque les criminels bénéficient de la protection que leur offrent des lois d’amnistie. Ces œuvres amènent en retour les anthropologues à réfléchir aux conditions de possibilité de collecte de la parole du bourreau, et aux questions éthiques que cette collecte soulève telles que le moment opportun où cette collecte peut être réalisée sans risquer de venir légitimer les crimes commis.
Car aussi paradoxal que cela puisse paraître, les contextes d’impunité s’accompagnent rarement de pratiques de publicisation des crimes par leurs auteurs. Les crimes de masse sont au contraire fréquemment accompagnés par une durable omerta (à l’instar du mutisme collectif qui entoure les crimes de la Mafia en Calabre ou en Sicile où elle œuvre en toute impunité) et de solides « pactes du silence » comme ceux qui prévalent encore en Espagne ou en Argentine plusieurs décennies après la perpétration des crimes. Or ces pactes du silence affectent directement les processus de documentation des violences passées. Ils représentent aussi un défi méthodologique particulièrement ardu pour l’anthropologie qui fait reposer la production de la connaissance sur la collecte de la parole des acteurs sociaux, comme l’ont montré les recherches menées sur la mafia par Bernardino Palumbo26 ou Deborah Puccio-Den27.
A certains égards, il serait peut-être possible de formuler l’hypothèse d’un lien de mutuelle interdépendance entre le mutisme des bourreaux d’une part et la qualité de l’impunité qui leur est accordée d’autre part, dont les ressorts et les effets resteraient à documenter. Le politiste chypriote Iosif Kovras évoque à ce sujet un « hegemonic silence »28 dont l’une des conséquences est de piéger les victimes dans un silence imposé d’en haut par les bourreaux, qui vient redoubler les effets déstructurants de la langue de bois, et qui prive par ailleurs l’anthropologue de sa matière première.
Si l’accès au discours verbal demeure à ce point problématique – entre les mots manquant des uns, et les mensonges des autres –, l’étude d’autres formes de narration représente alors dans certains cas une voie alternative pour la compréhension des processus de production de la violence extrême. Les anthropologues sociaux se tournent ainsi, quand ils en ont la possibilité, vers les images disponibles (photographies, films ou dessins) pour documenter le passé et le présent des sociétés qu’ils étudient.
Lire les images
L’acmé de la violence (c’est-à-dire le moment où les victimes sont mises à mort) est pourtant rarement documentée par l’image. Bien plus, l’annihilation des hommes s’est accompagnée dans bien des cas par la disparition organisée des documents qui leurs étaient associés. Le déficit d’images de la destruction redouble à cet égard souvent une destruction intentionnelle des images du monde d’avant engagée par les perpetrators. Les survivants, les descendants des victimes, tout autant que les anthropologues qui cherchent à comprendre la façon dont les traces subsistantes restent intelligibles, en sont donc réduits à ne disposer le plus souvent que de fragments documentaires. Pourtant, les visual studies ont montré qu’un travail mené sur le document iconographique, aussi fragmenté ou fragmentaire que soit ce dernier, permettait véritablement de contribuer à l’intelligibilité des mondes disparus et à celle des processus de destructions.
Il en va ainsi de la recherche entamée en 2003 par l’historien Georges Didi-Huberman sur le cas de l’Holocauste, à partir de l’analyse des 4 photographies que les membres du Sonderkommando d'Auschwitz-Birkenau avaient réussi à effectuer clandestinement et sauvegarder29. Ces images sont parmi les très rares qui documentent le génocide en train de se produire, et offrent de fait des informations précieuses ; mais elles questionnent aussi notre capacité à les lire, et elles ont donc orienté l’historien vers une réflexion sur la puissance des mécanismes d’oblitération30. Dans le prolongement de ce travail et de celui que l’écrivain et professeur de littérature états-unienne Marianne Hirsch a mené sur les photographies documentant l’Holocauste31, les visual studies ont ainsi largement interrogé les mécanismes de voilement et dévoilement de nos cultures visuelles contemporaines vis-à-vis de l’extermination des juifs d’Europe, et questionné notre capacité à regarder ce que l’on voit sans comprendre32. Leur apport au travail mené par les anthropologues sociaux sur l’invisibilisation et la mise au jour des traces de violence est, à ce titre, essentiel.
Pour sa part, l’historien Jean-Louis Margolin a souligné et analysé les raisons de la pauvreté de l’iconographie relative aux meurtres de masse commis au Cambodge par les Khmers rouges entre 1975 et 197933. Le documentariste Rithy Panh s’est emparé de ce déficit d’images pour composer son documantaire L’Image manquante (2013), en choisissant de mélanger des films ou des photographies d’archives avec des séquences d’animation mettant en scène des figurines de pâte à modeler. Cet artifice, destiné à compenser selon l’expression même du réalisateur des « mots difficiles à trouver »34, a été mobilisé par le documentariste dans l’objectif de restituer sa propre expérience de témoin et de survivant du génocide dans une production qui n’a pas été conçue comme une œuvre de fiction. Ce faisant ce travail sur l’image manquante offre aux anthropologues sociaux tels que Caroline Bennett, Alex Hinton ou Anne Guillou qui étudient l’empreinte mémorielle du génocide commis au Cambodge, un matériau d’une grande richesse qui vient en partie pallier le défaut d’autres types de documents.
Rares ou absentes, et compensées par d’autre moyens graphiques ou encore par le recours à la création artistique35, les images des crimes en train d’être commis offrent donc aux anthropologues des sources précieuses pour comprendre l’expérience sociale de la destruction. Chaque image disponible se révèle en effet être une « trace de trace » selon les mots du photographe et historien de la photographie, Paul Lowe36. Dans le travail qu’il a consacré aux clichés, qui ne portent pas tant sur les victimes ou sur la violence en acte que sur les objets qui leur sont reliés, Lowe montre toute la portée euristique d’une focale placée sur la culture matérielle. Dans la mesure où elle permet de rendre compte de la matérialité de la destruction, et non plus seulement de la dimension psychologique, symbolique ou linguistique des processus génocidaires, l’image photographique participe à cet égard au changement impulsé dans la recherche par l’avènement du Forensic Turn. Le photographe et théoricien de l’image, Franck Möller, a montré que l’image était progressivement devenue un outil essentiel pour la manifestation de la vérité judiciaire, et un levier précieux pour le travail de collecte de la mémoire des témoins engagé par les anthropologues37. Les théoriciens de l’image, tout autant que les spécialistes de la psyché et du langage, offrent ainsi à l’anthropologue engagé sur le terrain des voies nouvelles pour la production d’une intelligibilité des traces manquantes.
Interroger les traces matérielles de la destruction
Depuis le début des années 2000, le regard posé sur les violences de masse a été rattrapé par l’intérêt renouvelé des sciences sociales pour la culture matérielle38. Pour les anthropologues sociaux comme pour les autres chercheurs impliqués dans la production d’une intelligibilité des violences extrêmes, le passage progressif d’une « ère du témoin »39 à une ère de la preuve s’est effectué dans un contexte général d’intense judiciarisation des crimes de masse contemporains à la faveur de la mise en place de tribunaux ou de mécanismes de justice transitionnelle. (Cambodge, Rwanda, République Démocratique du Congo, ex-Yougoslavie, Guatemala, Argentine). Les nombreux procès engagés par les Tribunaux Pénaux Internationaux, la Cour Pénale Internationale, les cours interaméricaine et européenne des droits de l’homme, et des cours spéciales, ont ainsi été marqués par le rôle progressivement acquis par les expertises médico-légales dans la manifestation de la vérité, et la multiplication d’exhumations de masse. Ce Forensic turn qui se traduit par le recours désormais quasi systématique (en contexte judiciaire comme en contexte de justice transitionnelle) à l’exhumation des victimes ou à des expertises médico-légales en cas de violation massive des droits de l’homme40, a considérablement impacté les recherches de ceux qui étudient les violences extrêmes. Les anthropologues sont désormais nombreux à appuyer leurs études non plus seulement sur l’analyse de récits biographiques, mais aussi sur l’analyse des traces matérielles de la destruction mises au jour par les experts. Les recherches que les anthropologues sociaux entreprennent dorénavant sur une large variété de terrains contemporains ou plus anciens, en Europe (tels que Layla Renshaw en Espagne ou Admir Jugo en Bosnie41), en Amérique Latine (tels que que Valérie Robin-Azevedo ou Isaias Rojas-Perez au Pérou42) ou en Afrique (telle que Shari Eppel au Zimbabwe43, notamment), s’accompagnent d’un questionnement théorique et méthodologique renouvelé sur le travail de l’anthropologue face à ce que l’analyse-médico-légale peut révéler, mais aussi réitérer du processus de destruction. Les enquêtes menées sur les traces matérielles de la violence extrême, et plus particulièrement sur le problème des traces manquantes, bénéficient là-encore de l’apport de plusieurs champs disciplinaires.
Seuils de détectabilité
Une première contribution notable au travail des anthropologues sociaux réside dans les recherches conduites depuis une quinzaine d’années par les scientifiques qui oeuvrent à la restitution de l’impact spatial de la destruction. Dans le prolongement des travaux pionniers des fondateurs de la géographie de la violence44, se sont en effet déployées des études questionnant l’inscription spatiale de la violence extrême et les traces topographiques ou architecturales laissées par les camps de détention et d’extermination, ou les opérations massives de destruction45.
En effet, la violence extrême altère de façon durable les paysages, même si les formes de cette altération sont parfois subtiles à repérer. Il en va ainsi du recours à la construction de « villages stratégiques » qui associe le déplacement forcé de populations à des processus accélérés d’urbanisation. Ces projets gouvernementaux, qui ont été mis en œuvre depuis les années 1950 au sein de différents pays d’Amérique Latine, d’Afrique ou d’Asie et qui s’abritent derrière des politiques de développement, ont pour objectif stratégique d’exercer un contrôle sur des populations indigènes perçues comme fournissant un soutien à des mouvements insurrectionnels. À ce titre, l’implantation de ces villages s’accompagne aussi de violations massives des droits de l’homme. De récentes études ont ainsi montré que leur construction visait à contrôler, voire disloquer des groupes sociaux entiers en empêchant la perpétuation des éléments constitutifs de leur identité culturelle, tels que leurs activités économiques ou l’organisation de leurs espaces privés ou publics46.
Dans le prolongement de cet intérêt pour l’espace, un large collectif international de géographes, de topographes et d’architectes, mais aussi d’artistes et de spécialistes des technologies de l'information et de la communication, rassemblé derrière l’architecte israélien Eyal Weizman, a par ailleurs initié, depuis une petite dizaine d’années, un champ de recherche singulier47 : la Forensic architecture. Ce collectif utilise des techniques et des technologies proprement architecturales (calculs de volumes et de masses, évaluations de la résistance des matériaux, lectures des plans de masse restitués par l’imagerie satellitaire) pour enquêter sur les cas de violence d'État et de violations massives des droits de l'homme. Il travaille ainsi directement sur les modalités et les effets sociaux de la destruction matérielle en questionnant tout particulièrement les seuils de sa détectabilité. Les traces apparentes de la destruction ne sont en effet pas toujours immédiatement intelligibles, et souvent peu (ou mal) interrogées.
Les recherches initiées par ce collectif offrent ainsi une lecture descriptive et analytique des effets spatiaux de processus d’extermination par ailleurs documentés par le récit souvent fragmentaire de témoins et de survivants. De tels travaux permettent aux anthropologues sociaux d’enrichir alors leur compréhension des modalités ou de la chronologie de la destruction, en prenant la mesure du déploiement spatial des politiques de nettoyages ethniques qui s’accompagnent souvent de bombardements, d’incendies ou de pollutions intentionnelles perpétrés à grande échelle (et l’on songe par exemple à l’utilisation massive du Napalm lors de la guerre du Vietnam).
Ces travaux n’ont pas qu’une portée euristique, ils ont aussi une portée judiciaire. La mise en relation d’incidents disparates et la restitution de leur déploiement territorial global offre en effet des arguments de poids dans la documentation des crimes perpétrés. Les recherches conduites dans la ligne initiée par le groupe Forensic Architecture rendent en effet possible un changement d’échelle, et un véritable saut qualitatif de la documentation d’un événement (qui pourrait relever du fait divers), vers l’analyse d’un processus relevant d’une politique intentionnelle de destruction et permettent à ce titre de documenter le caractère systématique de la destruction. Ces recherches offrent par ailleurs le précieux intérêt d’inscrire le récit des survivants dans un contexte plus large, et de situer leur propos géographiquement et historiquement.
Il en va ainsi par exemple du cas emblématique du génocide des population Ixil au Guatemala perpétré à bas bruit de 1978 à 1983, qui a fait l’objet d’une étude rendue publique en 201448. Cette étude montre un « avant » et un « après » la destruction, au moyen de relevés qui restituent une topographie de la violence : au double sens de géolocalisation de l’effacement, et de déploiement territorial de la destruction. Cette étude s’accompagne d’une rigoureuse documentation photographique des ruines : les décombres attestent là de l’ampleur et du caractère systématique d’un anéantissement qui est aussi documenté par le récit des survivants. Le travail des anthropologues sociaux qui se sont par la suite intéressés à ces terrains a directement intégré l’apport de ces recherches, telle l’étude réalisée par Carlota McAllister sur la façon dont la mise en évidence de traces anciennes et dissimulées affecte les représentations collectives des communautés indigènes locales et leur rapport à la mort49. Dans ce cas précis, le travail conjoint des anthropologues sociaux et des forensic architects a ainsi contribué à une avancée de la connaissance (à travers une meilleure compréhension de la nature même du conflit armé guatémaltèque à partir de la reconnaissance de son caractère génocidaire), mais il a aussi été utilisé comme une documentation probante dans le procès initié contre l’ancien dictateur, Efraín Ríos Montt.
Traces enfouies, les archives du sol
Dans leur quête des traces de la violence extrême, les anthropologues sociaux ne bénéficient pas que de l’apport de ceux qui lisent les marques apparentes laissées par la destruction sur le paysage. Ils bénéficient aussi de l’apport de ceux qui travaillent à la mise au jour (au sens premier du terme) des traces enfouies, c’est à dire des archéologues. En effet, les archives des génocides ne sont pas seulement constituées de documents et de papiers, elles sont aussi constituées par les archives du sol faites de biens mobiliers ou immobiliers, intacts ou partiellement détruits, enterrés par les bombardements ou les effets du temps par exemple, mais aussi de corps enfouis par les criminels ou les survivants sur lesquels nous reviendrons plus loin. En déterrant ces autres archives, les archéologues permettent de documenter au premier chef la culture matérielle des victimes (vêtements, pièces d’identité, bijoux ou objets personnels), mais aussi celle des bourreaux et du crime (armes, munitions, outils, bouteilles d’alcool).
Le sous-champ de l’archéologie du contemporain qui s’attachait déjà à la violence et qui accordait par exemple son intérêt aux champs de bataille ou aux sites de détention50 a ainsi récemment connu un déploiement progressif du domaine spécialisé de la forensic archaeology51. Celui-ci s’est traduit d’une part par un changement d’objet, et d’autre part par un changement d’intention. En effet les archéologues en sont venus à travailler non plus seulement sur les théâtres de guerres mais aussi sur les crimes de masse et les violations actuelles des droits de l’homme, dans le but de les documenter et de mieux les comprendre, mais aussi de fournir des éléments tangibles aux procédures judiciaires engagées52. Leur maitrise technique du déterrement et leur capacité à sortir de terre des objets représentant des ultimes traces matérielles des crimes commis a permis aux archéologues de participer à la consolidation du régime probatoire de leur discipline. Ce retour des objets compense en effet en partie le point aveugle de la perpétration, marqué par l’absence des victimes et le silence des bourreaux. Il offre ce faisant une précieuse documentation qui permet à l’anthropologie d’entrer directement en dialogue avec l’archéologie pour mieux interroger les mécanismes d’effacement tout autant que les régimes de preuve à l’œuvre dans la lecture de ces traces du passé. Les recherches menées par exemple par Paola Filippucci sur les traces de la première guerre mondiale en France53 ou celle de Zoé Crossland sur l’Argentine, ou encore celles du Bone collective54 au sein de l’université d’Edimbourg, questionnent ainsi directement le caractère perturbateur (disturbance) des restes humains et leur capacité à agir sur les vivants une fois ramenés à la surface.
Dans le cas singulier de l’Holocauste, la nature probante des charniers et des corps retrouvés par les troupes alliées lors de la libération des camps de concentration fut immédiatement reconnue en tant que telle55. Pour autant le traitement contemporain de ces mêmes sites par les archéologues soulève des questions éthiques et méthodologiques extrêmement complexes56. L’approche archéo-historique a donné lieu à quelques études au sein de plusieurs camps57 mais, dans leur immense majorité, les sites où les dépouilles des victimes du génocide ont été inhumées sont laissés intacts. L’archéologie de l’Holocauste58 présente la particularité de se développer principalement à partir du recours à des méthodes non invasives, et se focalise sur la restitution du déploiement spatial et chronologique des sites de détention et d’extermination. Ce faisant, les archéologues collectent à la surface même du sol un nombre important d’artefacts qui offrent ensuite aux anthropologues sociaux ou aux historiens une documentation d’un intérêt inestimable au regard de la radicalité et de l’efficacité des processus de destruction mis en œuvre par les nazis. Dans son travail sur les traces matérielles de l’Holocaustes, l’anthropologue sociale Zuzanna Dziuban59 éclaire ainsi par exemple la vie sociale et la biographie des objets retrouvés et questionne ce qui peut survivre à la violence.
Les archéologues œuvrent à la mise au jour des traces lorsqu’elles ont été dissimulées. En tant que science de la stratigraphie, l’archéologie permet d’identifier les altérations successives du sous-sol, et donc de documenter les interventions successives destinées par exemple à camoufler ou à détruire des traces plus anciennes. Les archéologues participent à recomposer les scenarii, les modalités et la chronologie du déploiement des violences dans le temps. Le champ de la forensic archaeology assume désormais pleinement son potentiel probant, et non plus seulement euristique, en offrant à ce titre une expertise précieuse à la manifestation de la vérité judiciaire. La collaboration entre ces archéologues et les anthropologues sociaux devient déterminante pour l’intelligibilité de contextes anciens comme ceux de l’Holocauste ou des violences de masse commises en Amérique Latine dans la seconde moitié du XXe siècle.
Ainsi, dans le cas du garage Olimpo à Buenos Aires par exemple, et plus généralement dans le cas des centres clandestins de détention de la junte militaire argentine, le travail des archéologues a révélé une reconfiguration volontaire des espaces par les criminels avec une destruction de certains murs, l’érection de nouvelles parois, le déplacement de certaines issues et le coulage d’une nouvelle chappe de béton pour masquer l’altération du sol60. Cette entreprise de mise au jour des traces et de « récupération de la mémoire », selon les termes même d’un important projet mis en œuvre en Argentine pour tenter de compenser la disparition des victimes et l’effacement intentionnel des traces des crimes61, associe la contribution des archéologues à celle des anthropologues sociaux qui ont collecté le récit des témoins et des rares survivants. Ensemble, ils participent à rassembler et assembler des fragments de passé, à les faire revenir du néant et à nourrir les recherches d’anthropologues tels que Pamela Colombo par exemple, travaillant sur la spatialité de la violence62.
Il en est allé de même pour la (re)connaissance de « l’opération carotte » (Operación Zanahoria) qui fut déployée entre 1983 et 1985 par les militaires du régime dictatorial uruguayen pour effacer les traces des exécutions extra-judiciaires. La réalité de cette opération, dont l’existence a longtemps été niée par les militaires et ceux qui les soutenaient, a fait l’objet d’une démonstration rigoureuse de la part des archéologues63. Ceux-ci ont ainsi pu documenter les interventions successives effectuées sur le sous-sol afin de récupérer les dépouilles des victimes qui y avaient été clandestinement enfouies. A ce titre, ce méticuleux travail de mise en évidence de traces secondaires (en ce qu’elles sont des traces de l’effacement d’autres traces) procède d’une véritable science de la disparition selon l’archéologue espagnol Alfredo Gonzalez-Ruibal64.
Ce travail laborieux visant à reconstituer ce qui a été détruit et qui n’est plus perceptible qu’en creux, véritable « methodology negative » au sens où l’entend Yael Navaro65, représente une contribution essentielle à la connaissance de la violence extrême. Il offre en effet une confirmation tangible aux récits des survivants et des descendants de victimes, tels qu’ils sont collectés par les anthropologues sociaux. Il confère à ce titre une matérialité à leur souvenir, et conforte aussi la véracité de ces derniers tout autant qu’il oblige l’anthropologue à s’interroger, comme le fait Valentina Napolitano, sur son propre rapport aux traces manquantes66.
Cicatrices, tatouages et fractures : les traces somatiques
Dans leur quête d’une intelligibilité des violences extrêmes, les anthropologues sociaux bénéficient enfin d’un ultime et essentiel apport : celui des sciences médico-légales. Car les archéologues – dont nous venons de voir le rôle primordial – ne sortent pas de terre que des artéfacts ; ils en extraient aussi les dépouilles ou les restes squelettisés des victimes, qui font ensuite l’objet d’expertises visant à restituer leur identité et les modalités de leur décès. Les médecins légistes (qui expertisent les dépouilles) et les anthropologues médico-légaux (qui expertisent les restes osseux) sont les seuls à être en mesure de lire et restituer les traces présentes sur le corps des victimes. Que ces dernières soient décédées ou toujours en vie (il en va ainsi par exemple des expertises menées par les médecins légistes sur les victimes de torture), leur corps représente en effet une archive unique qui conserve les traces physiques de la violence en acte (privations, coups, sévices) que ces experts savent lire et décrypter.
Le rôle des anthropologues médico-légaux et des médecins légistes, et leur apport aux sciences sociales, est alors triple. En premier lieu, ils permettent d’établir l’identité administrative des personnes décédées. À ce titre, ils participent à la reconstruction des sociétés qui ont été mises à mal par la disparition (au sens littéral et non métaphorique du terme) de certains de leurs membres ; ils ré-établissent ainsi un lien essentiel entre les vivants et les morts en transformant des « disparus » en « morts », et rendent possible le retour de ces derniers en société. Ce retour tangible des morts marque une étape essentielle de leur vie sociale, et permet la recomposition du corps social dans son ensemble à partir de la performation des rituels funéraires67. Cette dimension du travail de l’expertise médico-légale a nourri de ce fait (tout particulièrement depuis l’utilisation intensive des tests ADN) un questionnement chez les anthropologues sociaux sur le rôle déterminant des sciences forensiques dans les processus de résilience des sociétés marquées par la violence extrême68.
En second lieu, les anthropologues médico-légaux et les médecins légistes sont aussi en mesure de restituer le destin individuel des victimes par la connaissance fine de leur état sanitaire ante et peri-mortem. Les experts savent ainsi documenter et analyser les violences subies, et le plus souvent identifier la cause du décès. C’est le cas par exemple des vols de la mort effectués par les militaires argentins pour se débarrasser en haute mer de la dépouille des opposants politiques. Ce sont en effet les médecins légistes uruguayens qui eurent à expertiser de mystérieux cadavres échoués sur les côtes de l’Uruguay qui les premiers documentèrent les sévices que les victimes avaient subis et qualifièrent l’origine criminelle des décès69. Leur savoir conserve à cet égard une valeur probatoire qui les amène à contribuer à la manifestation de la vérité dans le cadre de différents dispositifs judiciaires70.
Mais les anthropologues médico-légaux et les médecins légistes, et c’est là que se situe leur troisième apport à la connaissance des violences de masse, permettent aussi de restituer le modus operandi des criminels, et par conséquent le destin non plus seulement individuel, mais bien collectif des victimes ; ce destin est tout particulièrement marqué par la façon dont leurs dépouilles ont été traitées après leur mort71. La lecture de l’archive biologique que représente le squelette contribue à rendre intelligible certains aspects des processus de destruction qui ne sont documentés ni par l’archive-papier ni par le témoignage. Il en va par exemple ainsi de l’apport décisif des sciences médico-légales à la compréhension du recours aux fosses secondaires et tertiaires en Bosnie, dont les anthropologues sociaux tels que Sarah Wagner, Admir Jugo ou Sari Wastell ont ensuite pu mesurer les effets72. Les sciences forensiques ont à cet égard permis d’accroitre la connaissance disponible sur les violences de masse, mais elles ont aussi permis de nourrir une interrogation croissante des anthropologues sociaux sur les enjeux spécifiques qui entourent la gouvernance des corps morts, et plus généralement les questions de nécro-politique. Au point que ces dernières représentent désormais un domaine en plein déploiement que les recherches d’anthropologues tels que Paco Ferrandiz ou Tony Robben ont participé à consolider73.
La contribution des anthropologues médico-légaux et des médecins légistes n’est toutefois pas que technique, et leurs études ne représentent pas que des sources complémentaires pour les chercheurs en sciences sociales. Les recherches menées par les experts médicaux-légaux contribuent en effet également à nourrir un questionnement sur les enjeux proprement humanitaires de l’expertise forensique74. Les experts médicaux-légaux et les anthropologues sociaux partagent ainsi le fait d’être présents sur le terrain auprès des victimes. Cette singularité se traduit aussi par la distance à (et le regard porté sur) leurs objets de recherche, à la fois tout proches et mis à distance par l’analyse. Le développement progressif de ces dialogues interdisciplinaires entre les sciences sociales et les sciences médico-légales a sans conteste contribué à l’émergence d’un champ d’études portant spécifiquement sur les cadavres et les restes humains considérés comme des faits sociaux, comme l’illustrent par exemples les articles publiés par la revue Human Remains and Violence depuis sa création en 201575.
Conclusion
Finalement, ce sont toutes ces dynamiques interdisciplinaires instaurées entre l’anthropologie sociale et la linguistique, la psychologie, les sciences de l’image, l’archéologie et les sciences médico-légales qui permettent aux anthropologues sociaux de suivre leurs propres pistes, au sens où l’entendait Ginzburg, ces pistes complexes qui sont – soulignons-le avec insistance – toujours marquées par leur dimension diachronique. Car dans ce délicat travail de mise au jour des traces éparses de mondes détruits et de leurs différents échos, les anthropologues révèlent aussi ce qui se répète, se rejoue ou s’affirme comme une revanche sur le passé, ce qui les amène à cet égard à entrer en dialogue de façon nécessaire avec les travaux des historiens.
De nombreux terrains révèlent en effet à quel point le présent peut représenter une caisse de résonnance du passé : des violences de nature similaires étant perpétrées à distance dans le temps selon des modes opératoires identiques, aux mêmes endroits, sur des communautés semblables ou durablement liées par un voisinage de haine. Le travail de l’historien Max Bergholz permet par exemple de comprendre dans quelle mesure les logiques d’occultation des violences intercommunautaires, mises en place en Yougoslavie après la seconde guerre mondiale et restées impunies, ont pu contribuer à la réplication de violences semblables, dans leurs modalités comme dans les populations visées, lors de la guerre de Bosnie des années 199076. Son travail offre un miroir sidérant aux recherches menées au même endroit près d’un demi-siècle plus tard par Sarah Wagner77 ou Admir Jugo notamment78. Le travail des historiens permet aux anthropologues d’accorder une attention informée aux mécanismes de redites autant qu’aux effets de globalisation ou de diffusion de pratiques et de logiques d’extermination à travers l’espace et le temps, et à l’importance des processus d’occultation ou de déni qui rendent possible leur perpétuation. Dans leur quête d’intelligibilité des violences extrêmes, les anthropologues doivent à cet égard toujours rester attentifs à ce qui s’hérite et se transmet dans les silences ou les marges de leur propre travail.
Alors, par quoi commencer ? Où porter son regard ? La variété et le nombre de situations où l’expression de la violence extrême entre en rivalité avec son déni représente en effet un champ de recherche littéralement vertigineux. Du plus extensif au plus circonscrit, du plus lointain au plus proche, du plus ancien au plus récent (ou à celui qui s’approche à bas bruit et n’est pas encore advenu), les cas d’étude sont potentiellement illimités. Leur choix nous semble pourtant moins important que la question essentielle qui peut leur être posée. Ici deux voies nous paraissent pouvoir s’imposer.
La première voie est liée à une interrogation sur les liens qui unissent des formes de violence à des formes de silence. De fait, nous ne savons pas encore si, et dans quelle mesure, les modalités de la perpétration s’articulent à des modalités spécifiques de production du silence et du déni. Ici le travail de documentation et d’analyse des « matrices de violence » ne peut ignorer le fait que leur mise en œuvre se traduise autant par des pratiques de destruction que par des pratiques de silenciation. Lorsqu’il s’agit d’annihiler la différence79, il s’agit aussi et toujours de faire taire, et se faisant de taire également ce qui est fait. Pour autant les liens potentiels entre façons d’annihiler et façons de taire (et la nature de ces liens), nous sont encore peu intelligibles. L’un des objectifs essentiels d’une anthropologie de la destruction pourrait alors résider dans l’explicitation de ces liens, et dans une analyse critique des enjeux de pouvoir qui les sous-tendent.
La seconde voie d’interrogation qui nous parait devoir s’imposer concerne les mécanismes de perpétuation des silences, et le rôle ambigu que joue le travail universitaire, à la fois pourvoyeur de lumière et d’ombre. La question de savoir dans quelle mesure les modalités d’une interrogation scientifique de la destruction (depuis l’enquête et la collecte des données, jusqu’à la production du récit sous ses diverses formes) contribuent à la reproduction de silences imposés par les perpétrateurs, ou à la production d’autres silences, reste tout entière à résoudre. Les différents projets négationnistes nés au sein du monde universitaire, ou ayant bénéficié de sa caution, doivent nous alerter sur le fait qu’aucun discours quelle que soit sa nature (savant, profane, scientifique, artistique…) n’est à l’abri d’une compromission avec les mécanismes de production et de perpétuation de la violence. Le travail qui reste à accomplir est donc immense, mais notre responsabilité à l’égard de la lucidité et de l’intégrité de ce travail reste fondamentale.