C’est dans le lieu de l’émerveillement que Dieu se révèle à ceux qui L’aiment : Il les émerveille par sa beauté et par l’admiration Il réduit au silence leurs mouvements à la vue de ses mystères. Et comme ce lieu des visions merveilleuses est celui de la stupeur, il est aussi entouré d’une clôture de silence1.
Ces mots d’un ermite nestorien du VIIIe siècle éclairent un lieu commun de la culture chrétienne : Dieu est trop grand, trop puissant, trop parfait pour susciter autre chose que la stupéfaction, voire l’effarement. Dieu est lui-même inaudible, indicible, inaccessible, et sa gloire est tellement éclatante qu’elle oblige ses créatures à détourner les yeux et à garder un silence tremblant. Quand Dieu parle, sa création écoute en silence et obéit. Dès les premiers siècles, cette équation a été traduite en mots, en gestes et en rituels par l’Église pour que les fidèles puissent louer leur Dieu de la façon appropriée. Au fil des Ve-VIIe s. la spiritualité byzantine pense de plus en plus la « Divine Liturgie » (la messe) comme une image, un écho tangible des réalités célestes, et en même temps le pouvoir impérial aspire à être l’Empire de Dieu, donné par Dieu et construit à l’image des Cieux. À partir des VIIIe-IXe siècles, ce double processus est achevé et tout le rituel impérial a été repensé, hiératisé, sacralisé en adoptant systématiquement tout ce qui caractérise la royauté divine : le but recherché étant qu’une imitation parfaite peut remettre en résonnance le Ciel et la Terre qui ont été séparés par la Faute originelle. Ce jeu de miroir fait que les apparitions impériales deviennent des « théophanies », et que devant l’empereur s’imposent aussi silence, stupeur et émerveillement. Cette imitation méticuleuse est verrouillée par l’étiquette aulique appelée taxis2, qui impose à la cour une façon d’être millimétrée qui conditionne les corps, gestes, sensations et émotions, afin de produire des performances de l’extra-ordinaire, d’une autorité divine3.
Dans cette société4, le pouvoir est sacré car donné par Dieu à un empereur, son lieutenant terrestre, pour protéger les Byzantins et tous les chrétiens5. Le sang, la force, l’éducation, rien ne peut donner automatiquement le trône : seule compte l’élection divine matérialisée par la réussite politique et par l’acclamation unanime de la population. L’empereur reste un homme mais devient une sorte de clerc laïc, investi d’une autorité d’origine divine. Ses prétentions sont universelles, les Byzantins se targuant d’être les seuls à pouvoir se dire Romains : cultivés, puissants et supérieurs dans tous les domaines6. Jusqu’aux Croisades, l’Empire est assurément la super-puissance chrétienne. On vient de très loin pour voir Constantinople, la « Nouvelle Rome », pour baiser les reliques de la Passion qui y sont conservées et pour apercevoir la grandeur impériale. L’autorité se donne à voir, entendre et ressentir dans des cérémonies grandioses, interminables, ultra-codifiées et contrôlées, où gestes, sons, lumières et odeurs construisent l’expérience corporelle d’une supériorité totale. Le paysage sonore qui y retentit combine des textures variées (silences, voix, instruments) pour dramatiser, instiller des symboliques et construire un espace acoustique immersif7. Cette orchestration auditive vise à faire entendre la gloire inaudible qui caractérise Dieu et son lieutenant.
L’historien qui voudrait « écouter » ces performances passées doit récolter des témoignages et comprendre le sens donné aux gestes rituels. Les performances et les expériences du politique aux VIIIe-XIIIe siècles sont éclairées par des documents variés et complémentaires. Le plus important est le Livre de Cérémonies, vaste compilation de rituels auliques établie entre 945 et 949/950 par l’empereur lettré Constantin VII (913-959). Cette source incontournable laisse entrevoir le rituel tel qu’il est pensé et pratiqué aux IXe-XIIe siècles, même si l’empereur réactive aussi des gestes périmés remontant à l’Antiquité tardive. Cependant, en dépit de sa richesse cette source ne suffit pas pour reconstituer une performance corporelle complète, comme pourrait le faire un témoignage oculaire. Il faut chercher le corps vécu dans les chroniques et les récits de voyages. Les chroniqueurs byzantins écrivent la Grande histoire : ils la mettent en récit plus pour juger les règnes que pour consigner tous les faits et gestes. Les performances auliques leur semblant trop connues pour être racontées, ils ne les décrivent que lorsque leur déroulé est perturbé par un évènement imprévu ou incongru. À l’inverse, les récits de voyages sont directement tirés de l’expérience, mais le voyageur met en récit ses souvenirs en les sélectionnant pour un public précis et en suivant le filtre de sa propre culture. De fait, l’historien du rituel ne peut espérer restituer pleinement la performance. Néanmoins, il peut changer de point d’observation pour se focaliser sur les dynamiques du dit de la performance. En changeant ainsi d’échelle et de sens d’analyse, il lui est possible de redonner un peu de corps à ces prescriptions sonores.
Cette réorientation est particulièrement utile pour l’étude du paysage sonore ancien, par définition insaisissable et impossible à observer et à entendre directement. Dans le cas de Byzance, plusieurs études ont reconnu l’existence d’un silence impérial8 et d’une sonorisation aulique9, mais il reste à aborder ces performances acoustiques d’une façon plus holistique. Les voix – audibles, silencieuses ou silenciées – sont intimement liées, et les silences sont bien plus qu’une respiration auditive dans ces rituels. Il est vrai que le silence peut être difficile à décrire, comme s’il se vivait plus qu’il ne se disait. D’ailleurs les auteurs anciens ne cherchent pas vraiment à l’évoquer10 et la littérature byzantine le situe principalement dans le domaine monastique. Pourtant, le silence est partout, puisqu’il est nécessaire pour définir chaque son. Et justement, il existe au palais un officier rituel appelé silentiaire, dont une des fonctions est d’imposer le silence à chaque cérémonie. De fait, ce monde aulique en apparence si tonitruant semble traversé, et même structuré par quantité de silences. Dans une organisation aussi millimétrée que peut l’être la cour byzantine, s’il y a silence rituel, c’est qu’il revêt une fonction précise et irremplaçable. Pour saisir ces performances et ces expériences d’autorité, il faut donc aussi interroger les formes et fonctions du silence aulique.
On s’intéressera d’abord à la voix de l’empereur, toujours muette dans ces rituels, puis à la norme de silence imposée à la cour. On pourra alors écouter la silenciation vocalisée imposée à la voix populaire.
La voix silencieuse de l’empereur
À partir du IXe siècle, l’empereur paraît comme une icône vivante, immobile et silencieuse. Ce régime sonore unique l’identifie comme lieutenant de Dieu sur terre et installe une distance avec le reste du monde. Son silence sert la mise en scène rituelle pour dire et faire ressentir une autorité indicible et sidérante.
Une voix unique
Seul parmi des milliers à rester silencieux11, l’empereur s’affirme comme un être à part. Son mutisme met l’accent sur sa fonction et fait disparaître, le temps des cérémonies, l’homme qui la revêt. De cette façon, on ne voit plus que l’être pourvu d’une mission sacrée, devenu le reflet terrestre de la puissance céleste pour guider la communauté des chrétiens. Dieu étant inaudible, il a semblé impensable d’attribuer une sonorité audible à son représentant terrestre : lui aussi doit rester silencieux et laisser seulement entendre sa gloire et sa puissance. Dans le Livre des cérémonies, le silence de l’empereur transparaît en négatif, car le rite ne prévoit pour lui aucune vocalisation, et les chroniqueurs comme les poètes n’en disent pas vraiment plus. Le silence n’est pourtant pas totalement absent dans la littérature byzantine et les hagiographes exaltent notamment le silence absolu des ascètes pour démontrer leur force morale et leur sainteté. Mais ce silence-ci constitue un acte volontaire, pratiqué pour purifier la chair. À l’inverse, le silence de l’empereur est « endossé » pour le faire apparaître vraiment comme le lieutenant de Dieu : il sonne comme un attribut de sa fonction. Comme ce régime sonore ne dit rien du caractère ou de la moralité de l’individu-empereur, il n’est pas lieu de l’évoquer dans la littérature officielle. En plus, sa pratique obligatoire restreint les expériences de la voix impériale aux seuls moments intimes ou aux sessions de travail. De fait, les échos littéraires du silence et de la voix de l’empereur restent assez rares12. Au final, la silenciation ponctuelle imposée par le rite dépasse le cadre de la performance et silencie presque complètement l’empereur.
Ce silence rituel est confirmé par les témoignages des étrangers admis en audience qui en parlent car il les surprend et les impressionne. Ainsi le grand voyageur géographe al-Tabari (Xe siècle)13 transmet le témoignage de Nasr ibn al-Azhar, envoyé en 860 devant Michel III (842-867) par le calife abbasside al-Mutawakkil (847-861)14. Durant les quatre mois qu’il a passés à Constantinople, l’ambassadeur n’a jamais entendu la voix de l’empereur et n’a pu échanger qu’avec son oncle, le césar Bardas, qui gouverne dans les faits l’Empire. Conformément au rituel, durant ses apparitions publiques pensées comme des théophanies, l’empereur siège et se montre, mais participe uniquement par de légers signes de tête. Lorsque vient le moment d’entériner l’accord conclu par un serment mutuel, Bardas prête serment pour Michel III, présent mais toujours silencieux. Déstabilisé, Nasr ose demander directement à l’empereur si ce serment prononcé par un autre engage bien sa personne : Michel III confirme, mais seulement par un léger signe de tête. L’étonnement des ambassadeurs abbassides est d’autant plus significatif qu’ils ont l’habitude d’une certaine théâtralisation du pouvoir, pratiquée aussi par le calife15, mais ce silence leur semble inédit et perturbant. Il apparaît aussi comme un régime sonore absolu, que rien ni personne ne peut entraver, pas même le serment (pourtant essentiel dans les cultures médiévales). Rapidement, ce silence impérial est assez connu en l’Islam et on en trouve des échos dans le Livre des pays, composé par Ibn al-Faqih al-Hamadani vers 903. Il raconte comment Umāra ben Hamza, envoyé par le calife al-Mansur, progresse vers le trône, voit l’empereur, mais ne peut entendre que la voix de l’interprète posté devant le trône16. Contrairement à al-Tabari, al-Faqih construit son œuvre en compilant toutes les connaissances géographiques arabes collectées au fil des années. Par conséquent, son texte, et l’abrégé qui en a été tiré en 1022, éclairent la façon dont l’Islam voit le reste du monde ; et son image « typique » de Byzance est l’audience dans la Magnaure, marquée par le mutisme de l’empereur.
Les Latins sont quant à eux habitués à une relation plus directe avec le pouvoir et à une autorité plus « humaine »17, où la parole joue un rôle essentiel : ils sont donc encore plus perturbés par cette absence vocale, comme l’atteste Liutprand de Crémone. Cet évêque de Pavie compose dès 958 une histoire de son temps, l’Antapodosis, où il évoque tout ce qui lui semble important et remarquable. Il y compte l’Empire byzantin et se sert de ses souvenirs pour en brosser un portrait dithyrambique. Son texte, très diffusé à partir de 962, a contribué à la création d’un certain imaginaire grandiose de l’Empire qui reste, à cette époque, la super-puissance chrétienne et le modèle à suivre pour l’Occident. À l’été 949, Liutprand a été envoyé par le marquis d’Ivrée, Bérenger II, pour nouer une alliance matrimoniale mineure. La mission a été un succès, le séjour un émerveillement. Liutprand se complaît à raconter « de quelle manière inouïe et admirable » il a été reçu18. Son témoignage confirme quasiment toutes les prescriptions données par le Livre des cérémonies pour la réception des ambassadeurs19 et nous permet d’observer, même par procuration, certains des effets produits par le rituel. Son récit très détaillé couvre plusieurs cérémonies20 – audience, entrevue impériale, banquet, divertissements impériaux, processions – dont il ne décrit qu’une partie parce que « ce serait trop long à écrire », mais il se doit de raconter « à cause de l’admiration qu’il a suscitée chez lui »21, du moins il essaye car il est encore saisi de sidération. Le numéro d’un acrobate le « rendit sans voix d’une admiration plus grande encore », un autre le « stupéfia au point que [son] admiration n’échappa pas à l’empereur lui-même »22. Ce ton, inhabituel pour le genre, révèle une expérience extraordinaire : et il est significatif que Liutprand compte les silences auliques au nombre des choses qui l’ont le plus impressionné.
Il raconte d’abord l’audience dans la Magnaure23, où il dit avoir été introduit « en présence de l’empereur, appuyé sur les épaules de deux eunuques »24. Il y découvre la cour, nombreuse, immobile et silencieuse, les officiers rituels, et très loin, le trône. Liutprand traverse la salle jusqu’à arriver à une distance précise du trône, devant lequel est posté un officier. « Sans rien dire alors de sa propre bouche (même s’il l’avait voulu, la très grande distance aurait rendu la chose peu conforme au décorum), [l’empereur] s’informa par l’intermédiaire du logothète25 de la vie et de la santé de Bérenger ». Durant la succession, longue et complexe, de prosternations, déplacements, échanges de cadeaux, l’empereur n’ouvre pas une seule fois la bouche, pendant que quelqu’un d’autre parle à sa place, pour lui et en son nom. Sa voix ne résonnera que plus tard, dans un autre lieu, durant l’entrevue de travail et durant le banquet auquel sera invité l’ambassadeur ; mais même là, la voix de l’interprète sera imposée comme barrière, alors que Liutprand parle parfaitement le grec.
Ainsi, pendant l’apparition impériale en majesté (théophanie), la voix de l’autorité est le silence absolu. Bien que l’empereur soit entièrement impliqué dans la cérémonie, il ne peut pas être entendu par le commun des mortels. Son silence n’est ni un manque, ni un défaut de son : c’est une affirmation retentissante de supériorité absolue. Pour cette raison, le mutisme est sa façon d’être officielle et son régime sonore obligé. Même quand les circonstances imposent de créer un dialogue (serment, accueil, félicitations…), le timbre impérial ne résonne pas, et il faut se tourner vers le logothète (ou d’autres officiers) pour nouer une discussion détournée par le silence de l’interlocuteur principal. Cette théâtralisation sonore du corps impérial est tellement constitutive de l’idéologie byzantine qu’elle perdure même aux XIVe-XVe siècles, alors que l’Empire se trouve en grande difficulté. L’expérience impériale est d’abord une expérience de silence, tant pour les étrangers, reçus en grande pompe, que pour les Byzantins. Même durant les multiples processions politiques, au cours desquelles l’empereur investit l’espace urbain pour être chanté et acclamé des heures durant, il reste toujours muet et distant. Entendre sa voix durant un banquet ou lors d’un entretien privé est un honneur exceptionnel qui rejaillit sur l’auditeur. Mais en règle générale, sa voix doit être traduite par un officier pour devenir audible.
Silence et mise à distance
Dans le rite byzantin, la communication non verbale est aussi, voire plus importante que la communication verbale26. Sur un plan pratique, le silence impérial impose une distance infranchissable avec le reste du monde et l’expérience de cette distance enrichit l’effet produit par le corps impérial : il n’est pas seulement « a-sonore », il refuse de parler et il est hors d’atteinte. Il n’est quasiment plus un homme. Le rite politique tout entier alimente cette inaccessibilité, ne serait-ce que par l’utilisation de l’espace : la Magnaure est une très grande salle, construite à la mesure des aspirations impériales. Elle accueille la cour, les dignitaires de la chambre, une foule d’officiers rituels, le trône imposant, des orgues, un chœur, des automates… Cet écrin du pouvoir doit impressionner l’ambassadeur et la distance qui sépare du trône semble assez importante pour être notée. Arrivé devant le trône, Liutprand voit cette distance se creuser aussi sur le plan vertical par un truchement mécanique :
Après m’être incliné très bas trois fois pour adorer l’empereur, je relevai la tête ; lui que j’avais vu avant assis à une distance modérée du sol, je l’aperçus tout à coup de loin, portant d’autres vêtements, assis presqu’au plafond de la salle. Je n’ai pas réussi à trouver comment cela s’est fait, sinon peut-être parce qu’il avait été tiré jusque-là par une machine, comme celle par laquelle on soulève les arbres des presses27.
Le trône dit « de Salomon »28, est totalement articulé : il bouge, rugit, monte et descend. En plus de rajouter une dimension spectaculaire et théâtrale, il concourt à la mise à distance de l’empereur, en la rendant manifestement irréductible. S’il était déjà difficile de l’apercevoir et de lui parler tellement il semblait loin, voilà maintenant qu’il disparaît dans les hauteurs de la coupole, dans l’atmosphère rendue tremblante par les volutes d’encens et par le scintillement des tesselles d’or. Liutprand précise que cette « très grande distance » empêche tout contact et toute discussion, à moins de hurler. C’est clairement une théophanie durant laquelle l’empereur apparaît furtivement pour mieux disparaître aux regards : il se donne à voir comme un être inaccessible et insaisissable, trop loin pour être vu, entendu, approché, comme une apparition céleste.
Se rajoute aussi une barrière relationnelle car, même arrivé devant l’empereur, personne ne peut se connecter avec lui. Si l’empereur convoque, il refuse de communiquer et sa présence mutique envoie un signal très fort. Il est présent, rigide, immobile, inaccessible, muet et/ou inaudible, refusant tout contact, mais tout en restant impliqué dans la performance et à l’écoute. Son apparition en devient presque inquiétante. La seule interaction envisageable est celle qui fait intervenir un officier, comme le logothète, à la fois porte-voix et extension corporelle. Ce dernier agit comme un paravent sonore et comme un garde-fou autant physique que verbal, posé entre l’Autre et l’empereur. Umāra ben Hamza a noté cette mise à l’écart totale du corps impérial, « isolé à une grande distance par ses chambellans »29. Contrairement à lui, Liutprand n’avait pas besoin d’un interprète, mais celui-ci lui a quand même été imposé lors des banquets lorsqu’il a voulu parler ou dialoguer avec l’empereur. Le palais multiplie les barrières physiques pour empêcher et décourager tout contact réel avec le lieutenant de Dieu. Aucune discussion directe n’est envisageable : on ne lui parle pas directement, on ne discute pas avec lui et lui-même ne parle jamais de sa propre voix. Face à cette distanciation sonore totale, le logothète apparaît comme le seul recours possible, peut-être même comme un soulagement. Mais même ce dialogue-ci, détourné et réalisé par procuration, n’est rien de plus qu’un geste protocolaire dont les paroles ont été fixées par l’usage. Le contact verbal tant espéré est réduit à une nouvelle forme de silenciation, par l’imposition d’un échange stéréotypé de courtes formules de politesse, qui bloquent la spontanéité et l’envie de discourir. Si l’empereur doit faire connaître une décision plus spécifique, il la transmet avant la cérémonie aux officiers pour qu’ils se chargent de la dire pour lui au moment voulu. De fait, son silence déteint sur tout le monde et contraint les rares échanges autorisés : il ne parle pas, on ne lui parle jamais directement et on mesure sa parole en sa présence. La communication non verbale envoie ici un message très fort : l’empereur est celui que l’on ne voit jamais pleinement, que l’on n’entend jamais, que l’on ne peut approcher mais qui contrôle tout l’espace sans effort. C’est un être particulier, ce n’est presque plus un homme.
Enfin, cette distance physique est rendue encore plus prégnante par la confrontation entre deux régimes sonores très différents. Avant d’espérer apercevoir l’empereur, il faut dépasser la « haie (parastasimon) » des dignitaires, répartis selon un ordre parfait, de part et d’autre du trône, puis progresser vers lui alors que retentissent avec force orgues et automates. Durant toute l’audience, la cour se tient absolument silencieuse, immobile et rigide, comme une barrière de silence glacé, et contraste violemment avec les instruments qui résonnent et bougent autour du trône, dont Liutprand offre une description détaillée :
Il y avait devant le siège de l’empereur un arbre en bronze - mais doré -, dont les branches étaient remplies d’oiseaux de types variés, selon leur espèce. Quant au trône de l’empereur, il était fait de telle façon qu’en un rien de temps il pouvait paraître posé par terre, puis plus élevé et d’un coup tout en haut. Il était comme gardé par des lions énormes, en bronze ou en bois je ne sais pas, mais recouverts d’or ; ils battaient le sol de leur queue, ouvraient la gueule et poussaient des rugissements en faisant bouger leur langue30.
Au moment même où il se prosterne, « les lions poussèrent un rugissement et les oiseaux se mirent à piailler selon leur espèce ». Ces dispositifs sonores l’accompagnent pareillement à sa sortie. Liutprand ne mentionne pas les orgues alors que le Livre des cérémonies en évoque quatre, de part et d’autre du trône. Sûrement ne sait-il pas d’où vient ce son car ces instruments étaient souvent disposés dans des portières pour amplifier leur puissance31. Dans tous les cas, Liutprand semble profondément marqué par ces machines, dont l’aspect luxueux, la sonorisation puissante et les mouvements semblent annoncer un événement marquant. Le corps de l’empereur paraît entouré et protégé d’une barrière sonore constituée de sonorités puissantes et in-ouïes qui vibrent dès qu’on tente de s’approcher. Visuellement et auditivement, il apparaît dans un écrin acoustique, une zone inaccessible, voire interdite dans l’espace rituel et saturée de sons puissants. Même s’il n’est pas question d’y voir ici un Saint des Saints, un naos ou même un tabernacle, on retrouve une certaine pratique de signalisation sonore puissante pour annoncer et mieux protéger la zone la plus importante, la plus précieuse et la moins « humaine » à laquelle ne convient que le silence.
Dire une autorité indicible
Le rituel cherche à faire ressentir la puissance et la supériorité totale du lieutenant de Dieu sur terre. Pour signifier son statut d’entre-deux et construire un lien tangible avec le trône divin, son silence est inévitable. L’élection divine l’inscrit dans une position très particulière : cosmokratôr, presque un clerc laïc, et image imparfaite mais bien tangible de la puissance de Dieu. De fait, chaque fois qu’il se donne à voir en majesté, il ne peut apparaître que comme le reflet du Très-Haut. La mise en scène du pouvoir s’inspire assurément de l’idéologie de l’icône, telle qu’elle a été définie à partir de 843. Pour les Byzantins, l’image sacrée est bien plus qu’une illustration pédagogique puisqu’elle donne accès aux réalités célestes. Même si l’objet-icône n’est pas sacré, sa contemplation permet de ressentir l’au-delà et d’y diriger son esprit. Ce que l’on voit dans l’icône n’est qu’un pâle reflet déformé des réalités célestes, mais la Grâce divine y transparaît lorsqu’on la vénère, et elle transparaît d’autant mieux dans une représentation figée, rigide, hiératique, stéréotypée, sur un fond d’or. Cette conception de l’image et de la perception du divin est si prégnante qu’elle conditionne la représentation artistique, l’iconographie officielle et aussi la façon de penser l’autorité donnée par Dieu. L’énorme Christ-Pantokratôr figuré sur la coupole dorée de Sainte-Sophie donne ainsi le ton et la façon d’être à suivre pour les performances impériales.
L’empereur apparaît lui aussi comme une icône vivante, lointain reflet de Dieu : immobile, imperturbable, inaccessible, rigide, silencieux et entouré d’or. Le rituel joue sur des jeux d’apparitions, disparitions, monstrations et élévations : l’empereur n’investit pas un espace, il y apparaît soudainement pour donner à voir, à travers lui, un reflet de Dieu le Père. S’il ne devient pas pour autant un être sacré lui-même, ses apparitions cherchent à faire ressentir, dans la mesure du possible, la puissance divine qui l’a choisi pour régner. Cette « iconisation » du corps de l’empereur participe pleinement de l’imitation du modèle angélique, qui sous-tend toute la performance rituelle32. Or ce modèle, défini dans la Bible, représente Dieu le Père trônant, entouré de myriades d’anges, parfaitement ordonnés en hiérarchies et chantant sans fin ses louanges et sa gloire. Même si Dieu a bien une voix, elle reste inaudible pour l’oreille humaine trop imparfaite ; mais sa puissance, elle, est tonitruante. L’homme ne peut ainsi entendre que l’écho de sa puissance qui transparaît dans l’explosion du tonnerre ou dans le fracas des eaux. Cette équation oblige l’empereur à imiter Dieu en se montrant inaccessible, inaudible, muet, immobile, pendant que les autres acteurs rituels – orgue, automates et chantres eunuques aux voix angéliques – manifestent bruyamment sa puissance. Comme les contrastes sonores amplifient les sensations auditives, son mutisme sonne d’une façon encore plus éclatante et accentue encore son statut exceptionnel. Ainsi, même si elle ne vise nullement à « jouer au divin », la mise en scène sonorisée du pouvoir vise à donner un aperçu sensible de la puissance et de la gloire divine qui irradient du corps impérial.
En plus, cette dramatisation sonore devait être d’autant plus efficace que l’acoustique était optimisée. La répartition des participants dans la Magnaure et dans tous les bâtiments investis par le rituel (comme Sainte-Sophie)33 est déterminée autant par les règles de la taxis, pour illustrer la hiérarchie aulique, que par les caractéristiques acoustiques du lieu utilisé. La coupole, conjuguée aux surfaces réfléchissantes, définit certains points dans l’espace capables de moduler, amplifier, clarifier ou au contraire de noyer les différentes sonorités émises. Les Byzantins savaient construire un espace acoustique conforme à leur idéologie : deux études34 ont mis en évidence une construction dichotomique très nette de l’espace acoustique rituel, dans l’immense Sainte-Sophie35 et dans les petites églises de Thessalonique36. La voix du soliste, produite à l’ambon (la chaire), résonne, une fois réfractée, de façon très forte, très claire et très nette, la coupole fonctionnant comme un projecteur sonore37. En plus, par la réfraction, cette voix sonne comme détachée de son point d’émission, ce qui donne l’impression qu’elle vient directement des hauteurs. À l’inverse, la voix de l’assemblée, émise dans la nef, reste accrochée au sol et tournoie, formant une sorte de masse sonore qui l’englobe et l’unifie. Ces réponses acoustiques marquantes collent parfaitement à l’idéologie : durant la liturgie byzantine, les chantres sont dits chanter les mélodies angéliques dans un espace d’entre deux, pendant que les anges prennent place autour de l’assemblée, pour l’entourer et pour chanter avec elle.
L’état de conservation de la Magnaure empêche de vérifier sa réponse acoustique, mais il est impossible que cette salle, spécialement conçue comme une vitrine de l’Empire, n’ait pas bénéficié des mêmes réflexions acoustiques que Sainte-Sophie, l’autre écrin du pouvoir. De fait, on peut facilement imaginer que le trône était situé précisément au point de focale acoustique, entouré par les machines sonores. Celles-ci devaient résonner plus fort, plus net, plus clair, plus longtemps et s’imposer à tout l’espace. Avec les effets de l’écho et de la coupole, ces sonorités devaient sembler déconnectées des machines qui les produisaient, venir d’en haut et continuer à vibrer après l’arrêt du geste musical. De fait, elles devaient paraître émaner de l’entourage immédiat de l’empereur et remplir cet espace de fortes vibrations, donnant ainsi l’impression que le trône silencieux irradiait de puissance physique. Même quand le silence était imposé, le trône devait gronder seul encore longtemps, et d’une façon générale le silence de l’empereur ne devait pas sonner comme un vide sonore. On peut donc imaginer l’empereur apparaître dans une bulle de silence vibrant, et toute l’assistance être rapidement noyée dans une chape de silence glacé. L’orchestration des jeux acoustiques et des contrastes sonores traduit l’idéologie politique tout en produisant un choc auditif puissant sur les étrangers.
Une expérience sidérante
Ce discours performé n’était peut-être pas totalement compris par les étrangers, mais la dramatisation sonore permet de dépasser les barrières culturelles en créant une expérience plus lisible et plus universelle. La mise à distance de l’empereur se ressent et se comprend facilement : même sans y reconnaître l’élu de Dieu, on peut ressentir son autorité puissante, hors-normes, supérieure et unique. Or c’est précisément ce que revendiquent les Byzantins. D’ailleurs les témoignages confirment l’impact de cette performance sonore et la création d’un choc auditif (et sensoriel), qui peut provoquer une sidération. Liutprand fanfaronne en assurant n’avoir été pris « d’aucune crainte ni d’aucune admiration » car il aurait été prévenu de ce qu’il allait voir et entendre, mais ce faisant, il confirme que c’est bien le but recherché par ces rituels. On peut d’ailleurs douter de son impassibilité, lui qui s’émerveille à grands cris sur tout ce qu’il découvre au palais. Ces dispositifs sonores sont tellement inédits et inouïs pour l’époque qu’ils ne peuvent qu’interpeler, surprendre et stupéfier. En outre, il y a tout un monde entre entendre parler d’un son et faire son expérience, surtout si ce son est totalement inconnu et saillant. Certes, l’effet de surprise n’existe qu’une seule fois, mais après tout, l’ambassadeur n’a droit qu’à une seule expérience impériale.
La surprise n’est pas le seul effet recherché : le rituel est une performance totale, mise en scène et dramatisée, dans laquelle des sonorités connues peuvent encore impressionner. En 860, ‘Umāra ben Hamza s’est dit d’abord effrayé puis fasciné par les automates qui jalonnent le chemin vers le trône38. Il passe entre deux lions puis entre deux sabres, en se donnant « du cœur » et en priant « la grâce divine ». Al-Faqih insiste sur sa terreur et sur son courage, lui faisant dire : « Je ne vais pas échapper à la mort, […] mais du moins je ne mourrai pas lâchement », puis : « Celui qui m’a sauvé́ des deux lions me sauvera des deux sabres ». Ces émotions sont sûrement amplifiées pour la mise en récit mais on y décèle bien un écho de vérité. Et contrairement à Liutprand, ‘Umāra connaît ce type de machines car on en trouve aussi dans le palais du calife : de fait, la nouveauté n’est pas le seul moteur d’un choc auditif marquant. La surprise, la peur, l’effet dramatique et la puissance sonore construisent un choc total qui saisit, voire qui sidère.
Trois siècles plus tard, l’historien byzantin Georges Pachymérès (XIIIe siècle) fait encore écho à cette technique de distanciation et de silenciation par la mise en scène aulique. Il n’apporte rien de neuf mais son anecdote est précieuse car elle décrit un rituel que les Byzantins jugent habituellement inutile à dire, car trop connu. Ainsi il raconte comment Théodore II Laskaris (1254-1258) reçoit les émissaires d’une horde tatare menaçant sa capitale. À la suite de la prise de Constantinople par les Croisés en 1204, l’Empire est alors démembré et survit notamment en Asie Mineure autour de Nicée. L’empereur a bien peu de ressources pour repousser ces ennemis très revendicatifs. Il se rabat alors sur la performativité du rituel pour amplifier au maximum sa puissance. Il décide « de les duper en simulant une puissance redoutable », et d’utiliser tout ce qui pourrait « effrayer »39 :
Il donna audience aux ambassadeurs, tenus à distance, assez pour pressentir la présence de l’empereur et voir ce qui se passait ; puis subitement les rideaux furent ouverts mystérieusement, et il leur fut ainsi donné de voir celui qui trônait si pompeusement, de prononcer et d’entendre quelques paroles, par l’entremise d’interprètes. Ces paroles semblaient elles aussi redoutables, de manière que leur seul énoncé frappait de stupeur.
Les sources ultérieures prouvent que cette dramatisation du corps impérial persiste jusqu’à la chute de 1453. De fait, ici, même sans connaître le détail du geste, on retrouve la même idée de dramatisation qui combine l’apparition de l’empereur, son silence, sa mise à distance, le tout dans un cadre terrifiant. Selon Pachymérès, le rituel a bien eu l’effet escompté : saisis de surprise puis d’effroi, les émissaires tatars se taisent, n’osent plus rien demander et partent sans demander leur reste. Toute cette construction sonore vise à obtenir cette sidération.
Bien sûr, cette dramatisation requiert une certaine pré-adhésion de l’audio-spectateur ou du moins sa préparation, pour entretenir et amplifier au maximum les effets de la performance. Il faut accepter de se laisser saisir par elle ou du moins ne pas la refuser par avance, puis accepter de reconnaître qu’on a été saisi, car la force de cette expérience rejaillit sur celui qui l’a provoquée. Liutprand peut laisser libre cours à son enthousiasme, les ambassadeurs abbassides doivent rester plus mesurés dans l’évocation du rival du calife, mais ils peuvent reconnaître sa force car il est plus valorisant d’avoir un ennemi puissant. En revanche, les Croisés jugent par avance les Byzantins hérétiques, efféminés, faibles, perfides, vaniteux40. Par exemple, Odon de Deuil, qui suit le roi des Francs Louis VII en 1147, ne peut supporter la préciosité du discours aulique, « un langage d’une excessive adulation » surchargé de « tant de bassesse pour capter la bienveillance » qu’il conviendrait plus à « un histrion »41. Pétris par les idéaux de la chevalerie, ces rudes guerriers ne peuvent (ou ne veulent) pas imaginer qu’une autorité se donne à voir d’une façon aussi compliquée et raffinée. Pire encore : le discours symbolique mis en performance, qu’ils observent avec circonspection et méfiance, leur paraît confirmer leurs préjugés et justifier leurs revendications. La surenchère d’acclamations, la soumission de la cour, ses atours délicats, la prosternation complète devant l’empereur … : tout semble leur prouver que les Byzantins sont « comme brisés et changés en femmes, renonçant à toute force virile dans leur langage aussi bien que dans leur cœur ». Les divergences culturelles entre Est et Ouest au sujet de la virilité, de l’autorité et de l’honneur, exacerbées par les tensions militaires, alimentent trop leurs a priori pour que les Latins soient saisis par la performance aulique, ou du moins qu’ils acceptent d’en relayer les effets42. Néanmoins, on pourrait aussi entendre dans la reprise massive de cette diatribe, une façon de « vacciner » le monde latin contre les effets trompeurs du rituel byzantin tout en justifiant ses prétentions politiques. On retrouve ici la diabolisation antique de l’Orient lascif, vaniteux, efféminé… déjà pratiquée par les Athéniens contre les Perses, puis par Octave contre Marc-Antoine et Cléopâtre VII.
Norme de silence au palais
La cour impressionne aussi par son ampleur, son immobilité et son silence glacé. Sa pratique du silence, dictée par le rituel, participe à la légitimation politique et définit une façon d’être spécifique qui installe une certaine sensation d’ordre immuable et parfait.
Légitimation silencieuse
Le silence de la cour répond à celui de l’empereur, car il serait assez étrange de laisser parler les corps en présence d’un être aussi rigidifié. La puissance impériale transparaît ainsi dans sa capacité à moduler le comportement des audio-spectateurs. Même si la cour n’est pas tenue au silence absolu qui reste spécifique à l’empereur, elle doit y répondre en contrôlant sa charge sonore. En s’adaptant au silence du lieutenant divin, elle reconnaît sa légitimité et son autorité, manifeste son respect et affirme sa propre appartenance à un groupe de distinction. De fait, elle se tait devant l’empereur, non parce que c’est imposé arbitrairement par le rituel mais parce qu’elle reconnaît ainsi en lui le chef suprême et l’élu de Dieu. Dans une théophanie, le silence total, respectueux, craintif, voire inquiet, est de rigueur. Impossible de perturber cette manifestation ; il faut au contraire adopter le geste imposé par le rituel et par les Pères. Tous les textes religieux ont diffusé la même image précise de l’attitude des anges devant Dieu le père. Ils se tiennent immobiles, tremblants, emplis de crainte respectueuse, prêts à suivre le moindre mouvement divin. La transposition dans le domaine aulique est simple à réaliser : la cour devient un corps de silence attentif, remplie de respect et prête à acclamer sur l’ordre de l’officier. La réalité de cette adhésion par le silence est confirmée par les étrangers, qui en apprécient les effets, et par quelques chroniqueurs byzantins. Cette réponse silencieuse leur paraît trop banale pour être évoquée, mais les rares moments où elle est perturbée méritent toute leur attention, et de fait, éclairent l’importance que revêt le régime sonore de la cour. Dans la logique rituelle, l’élu de Dieu reste seul et inaccessible : refuser de se taire ou de se contrôler en sa présence revient à refuser son autorité et/ou à se hisser à son niveau. Et c’est ce que semblent faire les Croisés.
Les premières croisades doivent traverser l’Empire avant de passer en Asie Mineure, ce qui oblige les Croisés à se présenter devant l’empereur pour obtenir son accord pour avancer, son aide pour se nourrir, s’équiper et traverser le détroit. La situation est dangereuse pour l’Empire car il doit tolérer le passage de milliers de soldats et mercenaires, très peu encadrés et enclins à la violence. D’un autre côté, l’empereur veut en profiter pour récupérer certaines des zones visées par les Croisés car celles-ci sont d’anciennes terres byzantines. Pour s’assurer de l’allégeance de ces guerriers turbulents et revendicatifs, Alexis Ier Comnène (1081-1118) et Jean II (1118-1143) leur offrent visites guidées, aides, titres, cadeaux et plaisirs auliques puis se pressent de les faire passer en Asie Mineure. Cette situation complexe provoque un choc des cultures qui pousse aux compromis, notamment dans l’expérience aulique. Les chroniqueurs byzantins dénoncent tous la volubilité, les excès et l’agitation des Croisés, visibles même au pied du trône impérial. Anne Comnène (1083-1153), fille d’Alexis Ier qu’elle idolâtre et qu’elle met en récit dans une sorte de nouvelle Iliade, est choquée par les éclats virulents des Latins, « doués d’une loquacité qui défie celle de toute race humaine » et d’une « langue sans frein, sans le moindre respect », qui n’observent aucun ordre et qui ont la « manie de conter le détail »43. Elle décrit son père acceptant de rester immobile et disponible sur son trône, comme une « statue travaillée au marteau, faite en bronze ou en fer battu à froid », pour endurer « leur bavardage insensé ». Elle est choquée par ce qu’elle juge être une agression auditive scandaleuse : oser ainsi adresser la parole à l’empereur et le forcer à écouter et à dialoguer lui paraissent être un manque total de respect. Le fait que son père se prête au jeu et empêche la cour de protester paraît plus inquiétant encore car cela met à mal sa définition-même : que devient son autorité universelle s’il accepte ainsi de jouer le rôle d’un simple quidam ?
Cette anecdote éclaire l’importance que revêt, pour les Byzantins, la pratique du silence de l’empereur et devant l’empereur : un silence tellement instinctif qu’il est inutile à rappeler, un silence tellement riche de sens qu’il est inconcevable de violer. La cour est clairement dressée au silence et elle a tout intérêt à ne pas se faire remarquer négativement par l’empereur, par des erreurs ou une négligence dans le rituel. Il n’existe pas de noblesse, mais une élite fluctuante, constituée d’individus remarqués à un certain moment par l’empereur. Celui-ci peut octroyer honneurs, offices et rentes mais peut tout reprendre soudainement. Pour exister, la cour doit accepter sa domination sonore. Ce micro-évènement illustre le fossé irrémédiablement creusé entre Est et Ouest, et préfigure déjà le choc de la quatrième Croisade44. Mais il faut reconnaître que, même si les Croisés y mettent de la mauvaise volonté, ils ne mesurent sûrement pas tout le poids de leurs gestes. Ils adoptent ici le comportement latin normal : admis devant l’autorité du lieu, ils font part directement de leurs attentes, comme peut le faire un vassal devant son seigneur45. Alexis Ier a bien compris ce besoin de connexion directe avec l’autorité, si étrangère à la culture byzantine, et accepte de faire l’effort. Cependant, il est clair que l’équilibre politique a changé. En partant libérer la Terre Sainte, les Croisés revendiquent le rôle de protecteur du monde chrétien, sous l’impulsion très intéressée de papes aux aspirations universelles. Les Croisades remettent en question la supériorité idéologique de l’empereur, et ce décentrage joue beaucoup dans l’attitude des Croisés qui ne le voient que comme un seigneur local qui peut (qui doit) les aider. Ils n’ont donc aucune envie de reconnaître son autorité suprême, de se plier au rituel ou de se laisser saisir par ses effets.
Pratiques auliques du silence
La théophanie impériale, saturée de silences, est aussi appelée silention. La théâtralisation du rituel ne fait qu’institutionnaliser, amplifier et dramatiser le geste premier du politique. Il élargit ainsi la validation silencieuse de la cour en pratique marquée de silence, encadrée par les injonctions de divers officiers, dont le plus marquant est le silentiaire. C’est lui qui crée, encadre puis rythme le silention en contrôlant les gestes et les voix de tous, en lançant des « s’il vous plait (keleusate) » retentissants dans le silence glacé. Ce chef d’orchestre dirige de sa voix et la cour s’applique à obéir. Le silention constitue le socle et le fil conducteur de toutes les cérémonies et pourra être enrichi au gré de l’occasion rituelle. Dans l’audience impériale, l’adoration des dignitaires, la promulgation de la loi… On retrouve cette même performance de prosternations, silences et acclamations collectives, dirigée par des officiers rituels.
Chaque silention est construit en deux temps : l’apparition impériale puis l’adoration de la cour, réalisée de façon hiérarchique46. La cour se regroupe à l’extérieur pour attendre que l’empereur soit installé sur son trône. Quand celui-ci est prêt à apparaître au monde, il fait un signe pour donner l’ordre. Ce signal transite en silence entre plusieurs officiers successifs avant d’arriver devant la porte. Là, on appelle le niveau hiérarchique autorisé à faire son « entrée » : il entre, se prosterne complètement une ou plusieurs fois, se relève, va à sa place attitrée dans la salle et y reste immobile pendant qu’on procède de l’entrée de la dignité suivante. Durant tout ce temps règne un silence pesant car l’instant est grave : il ne s’agit pas de se présenter à son chef, mais d’adorer l’élu de Dieu47. Le geste est répété autant de fois qu’il existe de niveaux hiérarchiques, avec la même rigueur et la même rigidité. Or le Grand Palais abrite plus d’un millier de fonctionnaires et plus encore d’eunuques, tous convoqués aux cérémonies et répartis entre plus d’une centaine de niveaux auliques. De fait, cette entrée de la cour, réalisée à chaque cérémonie, est une expérience imposante, interminable, voire hypnotique : des milliers de personnes viennent tour à tour se présenter en silence devant l’empereur à l’appel de leur nom puis construisent un corps de silence immobile, attentif, de plus en plus large. Cette performance massive confirme la légitimité de l’empereur, démontre sa capacité à exercer son autorité et affiche l’ampleur de l’Empire. Convoquer des milliers de personnes, pour leur imposer de rester immobiles et silencieuses durant des heures, en appliquant sans erreur les ordres rituels est une démonstration de force qui saisit l’audio-spectateur. Raideur, répétition mécanique et silence glacé créent une sensation d’ordre d’autant plus impressionnante que le rite est d’une ampleur démesurée.
Quand cette « entrée » est accomplie, l’empereur et la cour peuvent apparaître ensemble et offrir une image du trône divin entouré de la cour céleste. C’est devant cette scène silencieuse occupée par le trône et la haie des dignitaires que se déroule alors le rite dicté par le calendrier : audience, promulgation de la loi, nomination… Ensuite, quand vient le moment de clôturer le geste aulique, on reprend le même schéma répétitif et ordonné pour organiser la « sortie », toujours sous la houlette des officiers, avec juste une seule variation. On ménage juste une seule variation, car avant de sortir, chaque niveau aulique lance à pleine voix l’acclamation : « pour de nombreuses années ». Il faut noter que cette même entrée/sortie ritualisée est également réalisée juste pour la cour seule, matin et soir, pour qu’elle adore l’empereur tous les jours de l’année. Ainsi, de façon générale, la cour reste debout, immobile et silencieuse des heures durant : en venant adorer, elle se plie au rituel, mais en se tenant rigide autour du trône, elle revêt sa fonction de corps de silence.
L’ambassadeur découvre cette cour quasi céleste lors de l’audience après avoir été « préparé » et imprégné de silence glacé tout au long du trajet qui l’a amené jusqu’à la Magnaure48. Son parcours l’a fait passer dans une multitude de pièces, allées et terrasses, pour lui montrer la foule de fonctionnaires, trop nombreux pour entrer dans la Magnaure. Ce cortège silencieux interminable lui offre un aperçu exhaustif de l’ampleur du palais (et de l’Empire), fait déjà naître une mise à distance et distille une sensation de puissance. En outre, ce silence installe une continuité tangible avec celui qui règne à la Magnaure autour de l’empereur, même si celui-là est rehaussé par le contraste sonore des instruments.
Un corps de silence attentif
Cette performance quasi continuelle de silence impose à la cour une façon d’être sonore glacée, rigide et attentive. Le dignitaire doit rester alerte en permanence pour appliquer à la lettre et au temps voulu les ordres rituels. S’il est difficile de maintenir ce régime corporel quelques minutes, on peut mesurer la virtuosité qu’exigent ces cérémonies étalées sur plusieurs heures. Les moments vocalisés servent autant à renforcer les contrastes auditifs qu’à offrir des instants de répit à la cour. En plus, dans une performance de silence, tout bruit intempestif a un effet tonitruant. De fait, la norme de silence pousse la cour à se silencier toujours plus et à réduire au maximum son empreinte sonore pour préserver l’ambiance. Liutprand lui-même a ressenti les effets de cette atmosphère contrainte. Si la distance physique du trône lui semble limiter la communication directe, ce n’est pas tant parce que l’empereur est totalement hors de portée, que parce que son éloignement obligerait à hausser la voix pour se faire entendre. Et en parlant plus fort, Liutprand aurait agi d’une façon inappropriée, « peu conforme au décorum ». Dans une ambiance si contrôlée, sa voix aurait sonné comme une outrance, une agression visant à forcer l’empereur à écouter. De fait, instinctivement, pour éviter de paraître comme un barbare et pour respecter l’ambiance sonore, Liutprand s’auto-silencie lui aussi. Comme l’ange devant le trône céleste, tout le monde doit se tenir devant le trône tel un serviteur craintif, respectueux, silencieux mais prêt à servir. C’est à cette condition seulement que la performance pourra pleinement irradier la puissance divine.
En prenant place dans l’espace de distinction, la cour s’immerge dans un corpus de sonorités contrôlées, sélectionnées et orchestrées. Ce paysage sonore a été choisi avec soin pour dire l’autorité et pour agir sur les corps. Il suit les réflexions platoniciennes, pythagoriciennes et chrétiennes relatives aux sons. La musique, par ses textures, rythmes et intervalles, joue sur l’âme et sur les corps. Comme Platon identifiait dans sa République des musiques propres à modeler le caractère du citoyen49, les Pères grecs des premiers siècles ont défini une musique propre au chrétien. À lui convient modération, modestie, gravité, contrôle vocal ou même silence. Sa vocalisation doit être mesurée, sans chercher le raffinement musical ou le plaisir auditif car la musique sert le rituel et non à caresser les sens50. En réalité, ces directrives officielles n’ont pas réussi à empêcher la virtuosité mélodique et la composition profane, mais elles ont forgé la tonalité et la façon d’être qui conviennent à tout geste rituel, sacré et politique. Le palais est ainsi plongé dans une atmosphère électrisée par les sonorités guerrières et puissantes, sacralisée par les voix angéliques des chantres et dominée par la norme de silence incorporée par la cour. Dans ce paysage sonore rigide, la vocalisation est contrôlée, simplifiée, canalisée et la voix est rendue modeste, grave et digne. Ainsi la distinction aulique se voit et s’écoute : le silence est la parure de la cour.
Ordre et silence
À Byzance, l’harmonie est le principe premier car Dieu est le principe organisateur du cosmos, et dès ses premières lignes, Constantin VII l’impose comme moteur et vocation du rite en assurant que « C’est par l’ordre cérémonial digne d’éloge que le pouvoir impérial se fait voir avec plus d’harmonie et de bienséance, ce qui le rend admirable aux yeux des nations étrangères aussi bien qu’aux nôtres »51. Même si la performance aulique montre une puissance tangible, elle doit surtout installer une expérience d’harmonie, d’ordre total, de perfection, en résonnance directe avec celle de la Création. Son idée étant que, « conduit avec mesure et ordre, puisse le pouvoir impérial donner l’image du mouvement harmonieux communiqué par le Créateur à notre univers et se montrer à nos sujets plus dignes de respect et de ce fait plus agréable et admirable »52.
Cet ordre est installé par le silence et par le contrôle sonore, car l’orchestration instaure un rythme en attribuant à chaque acteur aulique une texture sonore qui doit retentir de façon claire et spécifique. Or, les échos qui remplissent rapidement la Magnaure compliquent la « lisibilité auditive ». Pour éviter de briser la performance d’ordre total en laissant entendre un brouillamini sonore, les concepteurs du rituel impérial ont séparé toutes les phases sonores par des grands temps de silence. En respectant ce rythme contrasté, l’officier rituel laisse finir les sons avant de faire entendre un silence total. Non seulement il peut ainsi isoler clairement chacune des phases sonores, mais il fait aussi écouter deux textures de silences différentes : l’une vibre encore de résonnances, l’autre est absolue. Le silence s’installe, se guette puis s’écoute, avant d’être brisé par une nouvelle voix rituelle. Cette logistique acoustique ralentit le déroulé rituel mais permet d’installer une impression d’ordre imperturbable : quelle que soit la puissance sonore, le silence finit toujours par s’imposer avec force et perfection. Cette alternance pesante entre son et silence installe un rythme qui rend la lecture plus lisible/audible et qui amplifie les effets par le jeu des contrastes. Même si Liutprand en avait sûrement déjà fait l’expérience durant l’audience, il choisit la cérémonie de remise des rogai pour décrire cette performance d’ordre absolu53. Les fonctionnaires et dignitaires sont payés par cette rente, reçue des mains de l’empereur, au cours d’une cérémonie qui ressemble assez à un silention. Il les voit ainsi s’avancer l’un après l’autre, « sans qu’il y eût confusion, mais selon un ordre précis, à l’appel de quelqu’un qui récitait les noms des gens », pour recevoir la roga avant d’acclamer et de sortir. Liutprand est marqué par la sensation d’ordre parfait, imperturbable, qui naît du rythme et du contrôle des corps imposés par la sonorisation, et ce, alors même que la cérémonie dure du jeudi matin jusqu’au dimanche. Cet ordre total, sensible en dépit des conditions aussi grandioses, est lu et entendu comme l’illustration d’un bon gouvernement, et laisse présumer une harmonie sociale.
Acclamation et silenciation vocalisée
L’exercice politique impose néanmoins d’entendre aussi l’acclamation populaire. Pour intégrer le peuple et combiner, en tous lieux, silence, acclamation spontanée et ordre parfait, le rituel lui compose une expression qui s’apparente clairement à une silenciation54.
L’acclamation populaire
Le rituel impérial n’existe pas sans vocalisation populaire. Le « peuple » tenu d’acclamer est très variable : au palais, il est uniquement composé de la cour, habituée à obéir à l’étiquette ; dans les espaces urbains (rue, églises et hippodrome), il est plus bigarré, populaire et turbulent. Pour qu’elle puisse intégrer de façon parfaite la performance rituelle, la voix populaire est encadrée par le chœur des psaltai dans l’enceinte du palais, par celui des kraktai dans l’espace urbain 55. Ces voix d’autorité maintiennent une certaine uniformité rituelle dans tous les lieux investis pour l’exercice politique. L’acclamation fait entendre des chants auliques et des slogans qui explicitent l’idéologie politique. Peuple et chantres se partagent une seule expression, performée en deux temps : deux textures pour une même voix qui s’exprime avec le style direct et à la première personne du pluriel 56. Les chantres se présentent comme le porte-voix et le guide vocal du peuple. Ils entonnent d’abord seuls les couplets, donnant ainsi le texte et la mélodie, puis invitent le peuple à participer en reprenant les refrains ou en répétant de petites formules. Même si la performance d’acclamation dure des heures, ce que le peuple prononce réellement tient au final à des formules très courtes, faciles à retenir, à performer et à répéter, souvent trois fois de suite, que l’on appelle euphemia ou polychronia ; les chantres se réservant les strophes plus longues et plus narratives. Par exemple, lors du couronnement, aussitôt que l’empereur a reçu les insignes du pouvoir, le peuple (pris ici au sens large) l’acclame en se lançant dans un interminable échange57 :
Les crieurs : « Parmi les hommes, bienveillance envers les chrétiens ! … » Le peuple répète par trois fois.
Les crieurs disent : « … car Dieu a eu pitié de son peuple ! » Le peuple répète par trois fois.
Les crieurs disent : « C’est le grand jour du Seigneur… » Le peuple répète par trois fois.
Les crieurs disent : « c’est le jour de vie pour les Romains… » Le peuple répète par trois fois…
À cette validation dialoguée du discours officiel, succède une « pseudo-litanie » prophylactique où chantres et peuple s’échangent les formules de type : « Nombreuses années à vous, untel et untel, autokratores des Romains ! », pendant des dizaines de minutes. Rien que dans ce court instant du rite, la foule réalise presque cinquante acclamations, chacune répétée trois fois de suite et doublant celle entonnée par les crieurs. Au fil de ces incessantes répétitions, la performance rituelle est littéralement saturée de l’acclamation « Nombreuses années pour de nombreuses années », qui s’imprime dans l’oreille comme une obsession, répétée durant des heures, sur plusieurs jours, dans une multitude d’espaces, comme un leitmotiv, ou un mantra. Cependant, même si cette voix du peuple sonne de façon omniprésente et tonitruante, elle ne fait que répondre à une injonction officielle : elle ne vocalise que la rhétorique impériale.
L’intérêt de cette performance hiérarchisée, stéréotypée et responsoriale est multiple. Comme les chantres se réservent les parties lyriques, brillantes, difficiles et longues, l’ensemble sonore ne pâtit pas de la participation collective. L’imposition de formules simplifiées facilite l’implication du peuple qui n’a nul besoin de savoir chanter, ni d’entendre le détail des voix des chœurs. Il peut reprendre les formules connues dès qu’elles retentissent, confirmer le discours et le faire sien : en fait il apporte surtout une amplification sonore de la voix des chantres. La vocalisation triple permet aussi d’optimiser la réalisation par un effet d’entraînement assez intuitif. La pré-acclamation des chantres donne le ton, la première réponse populaire convoque l’assistance, la seconde affirme, la troisième éclate sur le plan sonore. Tout est fait pour dynamiser une vocalisation longue, répétitive et obligatoire, notamment en rajoutant des invectives destinées à stimuler l’enthousiasme de la foule. Ainsi, alors que la foule acclame la naissance d’un héritier, les kraktai insistent en hurlant : « Et quoi encore pour eux ? », invitant à une réponse vibrante58. Grâce à ces kraktai, le peuple adopte largement la façon d’être d’un groupe de supporters et participe de façon massive, bruyante et enthousiaste. L’effet électrisant de l’acclamation responsoriale contrebalance l’ampleur écrasante du rite, et l’effet immersif du bain de foule permet d’obtenir une participation générale, durable et renouvelable à la demande59. Grâce à ces techniques, l’implication populaire sonne massive et « vraie ».
Une silenciation vocalisée
L’ampleur de cette acclamation pourrait laisser croire qu’elle supplante le silence dans le paysage sonore politique, mais en réalité elle ne fait que l’habiter de façon ponctuelle. Et à y regarder de plus près, cette voix exaltée n’est qu’une forme de silenciation. Jusqu’au VIIe siècle, dans l’espace public constantinopolitain prévalait encore une liberté de ton typiquement romaine. La rue et l’hippodrome laissaient entendre la verve populaire, aidée par le vin, le bain de foule et l’excitation sportive. La foule acclamait, mais aussi interpelait l’empereur et lui adressait des chansons paillardes, moqueuses ou contestataires et des insultes. En revanche, à partir du XIe siècle, si le peuple vocalise toujours, c’est uniquement pour adopter la voix officielle qui lui est imposée. Il ne peut chanter que les formules d’acclamation, et que sur ordre des chantres. Même si sa voix semble toujours aussi bruyante, le peuple a été soumis à la norme de silence et réduit au silence, n’ayant plus que le « droit obligatoire » de réaliser la légitimation impériale. Sa vocalisation, qu’on dit toujours spontanée, unanime et univoque, est devenue l’expression de sa propre domination, sociale et sonore. C’est une voix extérieure60 attendue, stimulée, instrumentalisée. Entraîné par l’expérience collective, le peuple s’applique à sa propre silenciation. Ainsi muselée, sa voix peut servir la performance d’autorité en lui offrant une puissance sonore qui marque l’espace social. En outre, comme il est difficile de distinguer dans la foule, qui s’implique avec chaleur, chantonne distraitement, aime chanter, refuse de le faire ou lance une voix contestataire, la masse sonore ainsi générée semble exprimer une unanimité, puisqu’elle lisse les performances et couvre les voix individuelles. La multiplication des fêtes et cérémonies permet au pouvoir d’occuper fréquemment l’espace, le temps et les esprits, pour faire entendre cette ‘unanimité’, exercer sa domination et offrir par la même occasion un exutoire festif.
Les échos de cette voix populaire sont nombreux mais ils restent stéréotypés. Tant que l’empereur est reconnu comme légitime, il est acclamé, même s’il doit pour cela forcer son acclamation. En revanche, dès qu’il ne l’est plus, le peuple accepte d’acclamer quelqu’un d’autre, prêt à prendre la relève. De fait, les témoignages donnent une vision assez négative de cette vox populi, la disant versatile, influençable et prête à accepter tous ceux qui savent la séduire. Sa puissance sonore sert assurément celui qui réussit à la « pirater », comme en fait l’expérience Ignace de Smolensk, un pèlerin russe présent dans la capitale pendant une révolte. En avril 1390, la guerre civile oppose le vieil empereur Jean V Paléologue (1376-1391) à son petit-fils Jean VII. Ce dernier investit la ville durant la nuit et entame une lutte vocale pendant que son grand-père se barricade dans le palais61. Pendant plusieurs heures, Ignace entend les soldats de Jean VII courir partout en acclamant leur chef d’un » nombreuses années à toi Andronic »62 et en réveillant les habitants. Plutôt que de prendre la ville par la force, Jean VII préfère pirater l’acclamation officielle. Cette lutte vocale dure toute la nuit mais au matin tout est calme car l’acclamation d’Andronic/Jean VII est la seule à retentir. Devant les soldats armés jusqu’aux dents venus les tirer du lit, les habitants ont eu peu de choix : ainsi le consensus politique est traduit par l’unanimité vocale, que celle-ci soit spontanée, stimulée, manipulée ou forcée. Le pouvoir impérial a besoin d’entendre le bruit du peuple qui l’acclame pour régner, mais pas sa voix, et encore moins ses revendications. Et c’est pour s’assurer d’obtenir à la demande cette « confirmation » sonore de légitimité, qu’il lui impose toujours et partout une vocalisation silenciée et un silenciement par la vocalisation officielle. Tout le jeu consiste à savoir imposer, encadrer et surveiller cette acclamation, pour éviter qu’elle ne serve à d’autres ambitions politiques. La révolte constitue le seul moment où cette voix semble refuser la silenciation, mais le peuple ne fait en réalité qu’offrir au nouveau candidat à l’Empire le bruit dont il a besoin pour prendre le pouvoir. La lutte pour le trône est toujours une lutte pour l’espace sonore.
La fin de Michel V (1041-1042) éclaire en négatif la pratique habituelle de silenciation. À peine hissé sur le trône par l’impératrice Zoé, Michel V veut régner seul mais préfère, avant d’agir, vérifier sa légitimité lors d’une procession. Tout cortège politique est en effet jalonné de stations où le peuple et les kraktai acclement l’empereur. Comme les habitants « s’efforçaient, autant que possible, de mettre toute leur âme dans leurs acclamations »63, Michel est « abusé », croyant naïvement (ou stupidement ?) « que c’était sa popularité qui l’inspirait ». Se sentant rassuré, il exile l’impératrice dès son retour au palais et, ce faisant, déclenche une violente réaction populaire : c’est le chaos, Michel V est exécuté, Zoé rétablie sur le trône. Cet épisode éclaire les conséquences de cette silenciation institutionalisée, qui impose de façon paradoxale un cadre à une expression qui se veut « spontanée ». Cette voix qui acclame exprime en effet une soumission politique qui ne vaut que tant que l’empereur se comporte bien. Les fréquents bains de foule servent à jauger l’équilibre politique et non à écouter le peuple : Byzance est tout sauf une démocratie et la voix populaire n’existe que pour établir et conforter l’autorité. Il aurait sûrement été plus simple de lui interdire toute expression, mais l’idéologie tient à conjuguer deux modèles antinomiques : la théocratie absolue donnée par Dieu et la légitimité donnée par la voix du « peuple romain ». La seule façon de construire une expérience collective qui réponde à ce paradoxe est d’imposer une voix de silenciation au peuple : seule la domination sonore et par le sonore permet d’obtenir la performance d’harmonie totale que recherchent les Byzantins.
Conclusion
Le silence constitue indéniablement un des éléments essentiels à la performance/expérience de l’autorité impériale, sinon le plus important. Imposé par le rituel, il devient à partir du IXe siècle un élément clef de la culture byzantine au point d’être performé sous quatre formes différentes. C’est d’abord la voix spéciale de l’empereur qui manifeste ainsi son statut d’entre-deux et sa puissance écrasante. C’est ensuite la façon d’être qui sied lors de la théophanie impériale dont la légitimité est validée haut et fort par le contrôle des corps et des voix. En devenant un agent de silence, la cour se rapproche ainsi du corps quasi angélique imité durant ces performances. Sur un plan pratique, le silence est aussi un outil de dramatisation sonore, bien utile pour faire ressentir cette puissance donnée par Dieu. Pour préserver la lisibilité auditive, il structure, clarifie, amplifie et remodèle les sonorités produites dans l’occasion rituelle. L’organisation très hiérarchique de la société byzantine apparaît de façon plus claire et plus marquante. L’harmonie générale du geste et de la société n’en est que plus tangible. Cette ordonnance sonore permet enfin d’intégrer la turbulente voix populaire, nécessaire à l’exercice du pouvoir. Oscillant entre silence attentif et silenciation vocalisée, le peuple peut participer, adhérer et légitimer pleinement cette autorité. Ces pratiques croisées de silence rendent la performance politique plus complète et immersive, et surtout plus à même de traduire une puissance divine par définition insaissable. L’immobilité de l’empereur-icône et de sa cour permettent de se représenter l’invisible, leur silence permet d’imaginer l’inaudible. À Byzance, immobilité, immuabilité et silence sont les seules façons de se représenter le divin.