Je remercie Vincent Debiais et Deborah Puccio-Den de m’avoir invité à participer à leur séminaire « Arts et Intelligences du Silence », où cet article a été présenté en juin 2022. Vincent Debiais a eu l’amabilité de traduire l’article en français et je l’en remercie.
Introduction
À la fin du XIe siècle, l’abbé Guillaume d’Hirsau, depuis son monastère de la Forêt-Noire, jette un regard nostalgique sur l’abbaye de Cluny1. Il souhaitait que ses frères d’Hirsau s’inspirent du mode de vie clunisien, mais il ne se montrait pas satisfait des textes dont il disposait pour décrire les coutumes de l’abbaye. C’est pourquoi il envoya à trois reprises, au cours des années 1080, deux de ses frères à Cluny, où ils s’établirent pour une période indéterminée afin d’apprendre de première main les traditions de l’abbaye2. Ces frères revinrent en Forêt-Noire avec une connaissance en leur chair du monachisme clunisien qui complétait et, à bien des égards, dépassait les coutumiers écrits disponibles à l’époque. Ils rapportèrent également un message important de l’abbé de Cluny Hugues le Grand : craignant que l’abbé Guillaume n’adopte les pratiques clunisiennes sans les adapter aux conditions de vie en Allemagne, Hugues l’exhorta à apporter les changements qu’il jugerait nécessaires pour ajuster les traditions aux coutumes locales de sa communauté, ainsi qu’à la situation et au climat de Hirsau.
L’abbé Guillaume prit ce conseil à cœur. Avant sa mort en 1091, il composa un corpus législatif inspiré du coutumier clunisien d’Ulrich, mais adapté spécifiquement à la vie à Hirsau3. Le coutumier de Guillaume reprenait la norme chère à Ulrich de préserver le silence parmi les frères, mais étendait également cette règle dans son application à l’abbaye4. Suivant l’exemple d’Ulrich, Guillaume interdit les conversations dans l’église, le réfectoire, le dortoir et les cuisines, et il ordonna à ses moines de garder le silence jusqu’à la fin de la litanie les jours de fête à douze leçons en été, et jusqu’à la troisième heure pendant les mois d’hiver. En rupture avec la tradition, le coutumier de Guillaume imposait également aux novices des règles de silence beaucoup plus strictes que celles observées à Cluny. L’interdiction totale de la conversation s’étendait en tout temps à leur cellule ; personne n’était jamais autorisé à y parler, à l’exception de l’abbé, du prieur et du maître des novices, et ce uniquement lors du rituel de la confession.
L’abbé Guillaume adopta le langage silencieux fait de signes en usage chez les Clunisiens pour promouvoir cet idéal rigoureux de silence, mais il apporta également des changements considérables à cette coutume pour les usages de sa communauté5. Le coutumier d’Hirsau comprenait un catalogue descriptif des signes de la main inspiré du lexique des signes figurant dans les coutumes contemporaines composées à Cluny, mais Guillaume a considérablement étendu son répertoire, qui est passé de 118 à 359 signes6. Cette augmentation sans précédent du vocabulaire des signes monastiques fait du lexique de Hirsau le catalogue de signes le plus riche ayant survécu pour le Moyen Âge. Guillaume s’est peut-être livré à cette extension pour tenir compte de l’interdiction de parler inhabituellement stricte observée par les novices de Hirsau. Le silence qui leur était imposé les aurait ainsi conduits à s’appuyer sur un vocabulaire de signes beaucoup plus large que celui enseigné aux futurs moines au cours du noviciat clunisien. Cela ne signifie pas pour autant que les nouveaux signes du coutumier de Hirsau sont une invention de Guillaume et de sa communauté. En fait, la plupart de ces signes étaient probablement déjà utilisés à Cluny mais n’ont pas été intégrés au lexique clunisien parce qu’ils n’avaient pas d’incidence directe sur l’instruction des novices. Les moines de Hirsau qui visitèrent la grande abbaye bourguignonne pour s’imprégner de ses traditions se trouvaient dans une position idéale pour observer l’application de toute la panoplie des signes clunisiens, employés par des moines experts ayant une grande expérience de cette habitude de langage. Leur nouvelle expertise a sans doute influencé la composition des signes de Hirsau, permettant ainsi à Guillaume de tripler le nombre de signes répertoriés dans le coutumier d’Ulrich, qui était sa seule source d’information sur cette pratique.
En fait, il y avait tellement de nouveaux signes dans le coutumier de Hirsau que l’abbé Guillaume dut réorganiser la structure de son modèle pour les présenter de manière intelligible. Pour ce faire, il a divisé les quatre sections du lexique des signes clunisiens en unités plus pertinentes et plus cohérentes, chaque section étant dotée sa propre rubrique. Les signes pour la nourriture (Cluny, n° 1-35) ont été divisés en dix sections avec des signes pour le pain (Hirsau, n° 1-7), les légumes (n° 8-10), les poissons (n° 11-26), les aliments de base (n° 27-44), les fruits courants (n° 45-54), les fruits exotiques (n° 55-57), les herbes (n° 58-82), les épices (n° 83-85), les liquides (n° 86-96) et les récipients de service (n° 97-113). Les signes pour les vêtements restent une section autonome, mais le nombre d’entrées passe de 22 (Cluny, n° 36-57) à 29 (Hirsau, n° 114-142). Les signes de l’office divin (Cluny, n° 58-79) s’élargissent à six sections de signes relatifs à l’église (Hirsau, n° 143-66), aux messes et aux heures (n° 167-178), aux vêtements liturgiques (n° 179-191), à la célébration de l’office (n° 192-202), aux livres (n° 203-228) et aux objets en bois (n° 229-231). Enfin, le recueil de signes de personnes, d’actions et de concepts qui conclut le lexique clunisien (Cluny, n° 78-118) est subdivisé en dix sections de signes pour les personnes et les officiers particuliers (Hirsau, n° 232-65), les actions et les concepts divers (n° 266-294), les bâtiments (n° 295-309), la processions (n° 310), la cire et les bougies (n° 311-316), les signes relatifs à l’acte d’écrire et au scriptorium (n° 317-322), les métaux (n° 323-345), le rire et la maladie (n° 346-348), les animaux domestiques (n° 349-357) et les animaux sauvages (n° 358-359).
La raison d’être de la plupart de ces nouveaux regroupements thématiques est évidente pour les lecteurs d’aujourd’hui, mais l’association délibérée des signes du rire à deux symptômes de maladie – saignement de nez et vomissement (n° 346-348) – n’est pas sans nous interroger7. Même si, en organisant leur vocabulaire de signes, les frères de Hirsau ont fait des choix délibérés et significatifs selon leur habitude quant aux signes à regrouper, notre incapacité à comprendre complètement la logique de ce regroupement dans le lexique nous donne l’occasion d’examiner en quoi le regard de ces moines médiévaux sur le rire diffère du nôtre. Pour reprendre les termes de Robert Darnton, dans son célèbre essai sur « le grand massacre des chats » dans la France de l’Ancien Régime :
La perception de cette distance [entre les historiens et leurs sujets] peut servir de point de départ à l’enquête, car les anthropologues ont souligné que les meilleurs points pour tenter de pénétrer une culture étrangère sont ceux où elle semble la plus opaque. Lorsque vous vous rendez compte que vous ne saisissez pas quelque chose - une plaisanterie, un proverbe, une cérémonie - qui est particulièrement significatif pour les indigènes, vous tenez un système de signification étranger que vous allez pouvoir essayer de comprendre.8
Acceptons donc l’invitation du lexique de Hirsau à démêler le système de signification qui a rendu ce groupement de signes pour le rire et la maladie compréhensible pour les moines médiévaux. Pour cela, cet article se divise en deux parties. Il commence par l’histoire de la discipline du silence dans le monachisme du haut Moyen Âge. Une étude de la législation concernant la pratique du silence dans les manuels de vie monastique écrits entre le IVe et le VIIIe siècle montre que les moines occidentaux ont rapidement abandonné le silence total et pénitentiel des Pères du désert oriental et ont adopté un mode de discipline qui valorisait, lorsqu’il s’agissait de parler, la discrétion et le discernement. Il n’y avait pas de « vœu de silence » dans le monachisme médiéval ; au contraire, les moines apprenaient à modérer le volume de leur discours, à en contrôler le contenu pour éviter les actions négatives et à résister à des formes spécifiques de discours dangereux – en particulier la calomnie et le murmure – qui risquaient d’éroder la discipline au sein de la communauté.
La deuxième partie de l’article porte sur l’histoire du rire monastique. Elle montre que les règles régissant l’expression de l’hilarité étaient très similaires, dans leurs intentions et leurs objectifs, à celles qui régissaient l’expression de la parole dans les communautés cloîtrées. Comme nous le verrons, les ascètes chrétiens condamnaient le rire comme contraire à l’esprit de pénitence du désert, mais les premiers moines médiévaux ont tempéré cette tradition dans leurs communautés, leurs interdictions contre le rire tendant à se concentrer sur les amusements bruyants et incontrôlés. Par conséquent, le comportement physique s’est imposé comme un élément essentiel dans l’économie morale de l’humour monastique. La règle de Benoît interdit spécifiquement les « paroles qui provoquent le rire » (uerba risum mouentia), c’est-à-dire les paroles qui inspirent tout mouvement incontrôlable et indécent du corps et qui accompagne les fortes sensations de légèreté9. Les auteurs carolingiens ont amplifié l’autorité de cette règle en la répétant mot pour mot dans la législation qui régissait leurs communautés religieuses, mais ils donnèrent également un aperçu de leur compréhension de cette règle dans leurs commentaires sur la règle de Benoît. L’accent mis sur l’hilarité débridée montre que les règles relatives au rire avaient davantage trait au contrôle du corps qu’à la suppression des émotions joyeuses. C’est ainsi que l’on entrevoit les raisons de l’association du signe pour le rire aux signes pour le saignement de nez et le vomissement à l’abbaye de Hirsau.
Le silence monastique au Moyen Âge
À la fin de l’Antiquité, les premiers moines chrétiens menaient une vie difficile, faite de privations et de dévotion, en marge des sociétés urbaines de l’Égypte et du Proche-Orient10. Le désert, milieu sans limite de leurs souffrances, possède une image ambivalente dans la première littérature monastique. Il est dépeint à la fois comme un paradis fleuri, habité par les anges, et comme un paysage étouffant, d’une immensité terrifiante, regorgeant de créatures monstrueuses. Pour les moines eux-mêmes, le désert était un creuset de discipline, où ils tempéraient leurs passions charnelles par l’abstinence sexuelle, des jeûnes extrêmes, des nuits sans sommeil et des prières incessantes. L’objectif de leur dévotion était intensément personnel. Par des mortifications rigoureuses, les Pères du désert s’efforçaient d’éliminer tous les vestiges de leur volonté individuelle, et de s’abandonner complètement à Dieu. Ils ne recherchaient rien de moins qu’un retour à la condition d’Adam au jardin d’Eden, avant que sa désobéissance volontaire ne provoque la chute de l’homme. Comme l’écrit Peter Brown, « après avoir affronté les terribles risques liés au fait de rester humain dans un environnement non humain, les hommes du désert ont été jugés capables de retrouver, dans le silence feutré de ce paysage mort, un peu de la gloire inimaginable du premier état d’Adam »11.
Le « silence feutré de ce paysage mort » était régulièrement rompu par les voix des ermites. L’échange verbal était un élément essentiel de la relation entre les maîtres ascétiques et leurs disciples. Le désert abritait de nombreux vieillards, des pères spirituels dont la pureté de cœur conférait à leurs paroles une autorité inattaquable. Ces hommes attiraient un flot continu d’aspirants et de visiteurs, qui réclamaient leurs conseils : « Abba, dis-moi un mot ». Les Vies des Pères du désert décrivent avec une extraordinaire vivacité une série de consultations intimes et anxieuses entre maîtres et disciples sur les doutes assaillant les aspirants moines dans le désert : « Comment devons-nous vivre ? Pourquoi mon cœur est-il dur et pourquoi ne crains-je pas Dieu ? Dis-moi, que dois-je faire pour être sauvé ? »12. Les réponses des Pères du désert fournissaient à leurs auditeurs une orientation spirituelle, mais elles renforçaient également les normes et les comportements de la communauté des disciples. Pris ensemble, d’abord comme une tradition orale, puis comme un ensemble de textes, ces enseignements ont créé un corpus partagé quant à la compréhension morale de la pratique correcte de la discipline ascétique.
Cependant, toutes les paroles n’étaient pas aussi bénéfiques que ces enseignements ; certains mots menaçaient l’intégrité des communautés monastiques et l’âme de leurs habitants. Les premières règles de conduite pour les hommes et les femmes cloîtrés établissaient ainsi une distinction nette entre les paroles utilisées à des fins sacrées, comme l’instruction des disciples et la louange de Dieu, de celles qui étaient inutiles et potentiellement nuisibles. Les paroles inutiles étaient celles qui ne se rapportaient pas à l’édification de la foi. Les péchés de médisance et de murmure méritent ainsi une attention particulière dans la littérature monastique ancienne. La calomnie était périlleuse pour les moines car elle allait à l’encontre des enseignements du Christ sur l’un des commandements les plus importants : aimer son prochain comme soi-même (Mt 22, 36-40). Le dénigrement et l’envie montaient les frères les uns contre les autres et créaient la discorde au sein de la communauté. Comme l’enseigne un père du désert, « il vaut mieux manger de la viande et boire du vin que de manger la chair des frères par la calomnie »13. Les prédicateurs de Gaule au haut Moyen Âge mettaient également en garde les auditeurs monastiques contre de tels propos qui érodaient les bénéfices spirituels de leur vocation. Les moines qui disaient du mal des autres étaient particulièrement vulnérables aux « lames empoisonnées de leur propre langue »14. Les paroles calomnieuses blessaient également l’objet de leur malveillance. Selon l’évêque Valérien de Cimiez (mort vers 460), la langue possédait un mal propre : le pouvoir de percer les recoins secrets du cœur humain. Une fois infligées, ces blessures duraient toute la vie et seule la mort pouvait libérer l’organe atteint par la méchanceté de la parole15.
Contrairement à la médisance, qui érodait les relations horizontales au sein de l’abbaye, le péché de murmure était un acte de désobéissance, l’expression d’un mécontentement à l’égard des supérieurs, qui sapait la hiérarchie verticale de la communauté monastique. De nombreuses règles anciennes conseillaient aux moines d’accomplir les tâches qui leur étaient confiées sans se plaindre verbalement. Les murmureurs devraient vivre dans la crainte du conseil prémonitoire de Paul à la communauté chrétienne de Corinthe (1 Cor 10, 10) : « Ne vous plaignez pas, comme l’ont fait certains d’entre eux, qui ont péri par la main du Destructeur ». Comme les anciens Hébreux qui murmuraient contre Moïse et Aaron dans le désert (Nb 14, 1-37), les moines rebelles et mécontents se plaignaient directement au Seigneur et risquaient d’allumer le feu de la colère divine. Si certains membres du peuple de Dieu ont péri dans le désert à cause du péché de murmure, écrivait Alcuin d’York (mort en 804), les moines cloîtrés, s’ils ne craignent pas de semer de mauvaises rumeurs dans leur esprit, méritent un châtiment bien plus grand.16
Comme une digue qui repousse une marée destructrice, la culture du silence a détourné la dangereuse érosion des paroles pécheresses. C’est pourquoi, les préceptes du haut Moyen Âge sur la conduite monastique ont toujours encouragé le silence17. Les règles applicables aux communautés cloîtrées interdisaient spécifiquement de parler dans l’église, le réfectoire et le dortoir. Les conversations personnelles étaient strictement interdites dans l’église, car la célébration de l’office divin exigeait toute l’attention des moines. Même les frères qui venaient prier dans la solitude étaient encouragés à le faire en silence, préférant les larmes et la ferveur du cœur aux clameurs de la voix. Les moines railleurs détournaient les dévots de leur prière attentive. De même, le silence personnel dans le réfectoire garantissait que les frères appliquaient leur esprit aux leçons des textes lus à haute voix pendant les repas. L’évêque Aurélien d’Arles (mort en 551) recommandait aux moines d’écouter le lecteur sans converser, afin de se nourrir extérieurement de la nourriture et intérieurement de la parole de Dieu18. Enfin, il a toujours été expressément interdit de parler la nuit. La règle du Maître du Ve siècle décourageait ses lecteurs de parler une fois qu’ils avaient terminé les complies, le dernier office de la journée. Ils devaient garder un silence si profond pendant toute la nuit que personne ne devait croire que des moines se trouvaient dans l’abbaye19. Au VIIe siècle, un moine nommé Waldebert conseillait aux religieuses cloîtrées de Faremoutiers de ne pas dormir face à face dans un même lit, pour éviter le désir de converser dans l’obscurité20. Comme le montre clairement cet exemple, la promixité de la vie cloîtrée représentait la menace la plus grave pour une communauté sans cesse mise en péril par le contenu de conversations non réglementées.
Les règles monastiques de la Gaule et de l’Italie de l’Antiquité tardive soulignaient que la négation du désir de converser était une vertu intimement liée à l’humilité et à l’obéissance. Cassien mettait en garde contre le péché d’orgueil qui obscurcit le discernement monastique en ce qui concerne le langage21. Les individus enflés d’orgueil étaient généralement bien trop désireux de s’engager dans des conversations oiseuses et ne semblaient cultiver le silence que lorsqu’ils nourrissaient des pensées rancunières à l’égard d’autrui. Les moines de ce type n’étaient pas des « amis du silence » (nec umquam taciturnitatis amica). La règle de Benoît du VIe siècle consacre un chapitre entier aux bienfaits moraux de cette vertu (chapitre 6 : De taciturnitate), en commençant par des versets du livre des Psaumes qui associent le silence et l’humilité : « J’ai placé une sentinelle sur ma bouche. J’ai été muet, j’ai été humilié et j’ai gardé le silence sur les bonnes choses » (Ps 38, 2-3)22. Le silence était également l’expression de l’obéissance, une vertu étroitement liée à l’humilité. Les moines du haut Moyen Âge imitaient l’exemple du Christ, obéissant jusqu’à la mort. Par crainte de l’enfer ou dans l’attente de la vie éternelle, ils s’empressaient d’obéir à l’ordre d’un supérieur comme s’il s’agissait d’un ordre de Dieu. La règle de Benoît leur enjoignait de ne jamais parler sans permission :
C’est pourquoi, en raison de la grande importance du silence, la permission de parler ne doit être accordée que rarement aux disciples, même s’il s’agit de paroles bonnes, saintes et édifiantes, car il est écrit : « En parlant abondamment, vous n’échapperez pas au péché » (Prov 10, 19). Et ailleurs : « La mort et la vie sont au pouvoir de la langue » (Prov 18, 21).23
Les moines devaient demander l’autorisation de parler à un supérieur avec la plus grande humilité et une soumission respectueuse. Ce privilège n’était accordé qu’aux personnes qui, en toute confiance, évitaient les sujets mondains et modéraient leurs paroles avec modestie et retenue. Les officiers monastiques importants, tels que l’abbé, le cellérier et le portier, étaient autorisés à converser conformément aux exigences de leur fonction. Mais, sans avoir reçu l’autorisation de parler, le moine obéissant devait rester silencieux.
Deux siècles plus tard, la discipline du silence a acquis de nouvelles significations dans les dépendances bondées des abbayes carolingiennes. La règle de Benoît consacrait une attention considérable aux moyens d’éviter les paroles pécheresses, mais l’ambiguïté de certains de ses passages laissait les commentateurs carolingiens perplexes. La tendance de l’auteur à qualifier le mot « silence » (silentium) par des adjectifs tels que « maximal » (summum) et « total » (omne) était particulièrement gênante24. Hildemar de Corbie a tenté de réconcilier ces distinctions pour ses étudiants25. Son commentaire de la règle de Benoît (composé vers 845) fournit ainsi l’une des définitions les plus claires de ce qu’est le silence monastique dans la pensée carolingienne. Lorsqu’il est renforcé par un adjectif superlatif ou totalisant, explique-t-il, le mot silentium a le poids d’un silence absolu. Ce sens est toutefois spécifique au contexte. Il ne s’applique qu’au réfectoire, à l’oratoire à la fin de la liturgie et pendant le temps réservé à la lecture. Ce dernier précepte n’implique pas que les moines lisent en silence. Il visait plutôt à dissuader les individus de faire du bruit qui perturberait l’attention (intentus) de ceux qui écoutent les livres lus à haute voix pour leur édification (lectio), ou de ceux qui lisent silencieusement par eux-mêmes (meditatio). Dans tous les autres cas, le mot silentium ne signifiait pas une interdiction stricte des paroles. La règle de Benoît a ainsi toujours encouragé la culture du silence, en particulier la nuit, mais selon Hildemar, ce précepte signifiait que les moines pouvaient converser avec discrétion, mais seulement à voix basse (sub silentio), c’est-à-dire en chuchotant. Dans la pensée monastique carolingienne, l’objectif de la discipline du silence n’était pas la cessation complète des bruits humains, mais la promotion d’un ton feutré et révérencieux parmi les frères, qui imprégnait tous les aspects de leur vie cloîtrée.
Cette exigence mettait au défi même les individus les plus robustes. Hildemar entendait la négation du désir de parler librement comme une mortification parce qu’il s’agissait d’un renoncement à la volonté26. Son contemporain ou presque, Smaragde de Saint-Mihiel (vers 770-840), soulignait les bienfaits salvateurs de cette discipline à l’aide de métaphores imagées qui mettaient en évidence la gravité de sa préoccupation pour les péchés liés à la parole27. Pour lui, la langue était un feu qui dévorait la forêt des vertus par de mauvaises paroles. À la fois restrictif et unificateur, le silence était l’un des meilleurs alliés des moines. En modérant la parole de discernement et en empêchant les paroles pécheresses, il était le nourricier des vertus et le gardien des âmes. Cette discipline liait également les frères dans leur objectif commun. Le refus des nécessités charnelles, comme le désir de parler, distinguait les moines du reste de l’humanité. Tout comme la célébration de la liturgie, qui a connu une évolution spectaculaire au VIIIe siècle, passant de l’ancienne pratique d’un seul moine chantant les psaumes pour ses frères silencieux à une psalmodie chorale impliquant la participation de l’ensemble de la communauté monastique, la culture du silence était une expérience partagée et harmonieuse dans un monde de voix individuelles et potentiellement discordantes. Enveloppés dans leur silence protecteur, les moines carolingiens transcendaient la cacophonie des sons terrestres qui s’immisçaient jusque dans le cloître.
La juste mesure de la discipline du silence n’est devenue un sujet de controverse qu’au début du Xe siècle, lorsque les moines de Cluny et des communautés sœurs ont durci les règles traditionnelles contre la parole à un degré sans précédent, et les ont enrichies de nouvelles connotations morales et eschatologiques. À l’instar de l’image céleste, les Clunisiens se sont distingués de leurs contemporains par leur effort inégalé pour rendre présent dans le cloître le silence éternel qui accompagnerait la résurrection des élus à la fin des temps. Répondant aux critiques selon lesquelles les restrictions de parole imposées à Cluny étaient des nouveautés, modernes et étrangères à la tradition monastique, la Vie d’Odon de Jean de Salerne soutenait que la culture du silence était un trait ancien de la vertu chrétienne et de l’abnégation, comme l’attestent les prophètes hébreux, le ministère terrestre du Christ et les mortifications héroïques des Pères du désert28. Pour les moines de Cluny, le refus du désir de parler était une caractéristique essentielle du modelage délibéré de leur personne sur l’exemple de la conduite angélique. Tout comme l’éradication du désir sexuel et la récitation continue des louanges, la culture d’un silence total était une partie importante de leur tentative de réaliser dans la fragilité de leurs corps humain les caractères de l’armée céleste.
Le silence des Clunisiens était à la fois une attente et une anticipation. Évitant tout discours humain, les frères conformaient leur comportement à un idéal de conduite angélique qui actualisait dans cette vie leur participation future au chœur céleste. Jean de Salerne justifie le silence révérencieux institué par Odon pendant les octaves de Noël et de Pâques par une référence directe à l’anticipation eschatologique. Bien qu’il soit difficile à endurer pour la volonté humaine, ce silence terrestre est très bref par rapport à ce qu’il signifie : le silence éternel à venir. Cette coutume, exprimée pour la première fois dans la Vie d’Odon et formulée plus d’un siècle plus tard comme un principe établi dans les coutumiers clunisiens, se faisait l’écho d’un précepte de Grégoire le Grand (mort en 604) dans son Exposition sur le livre de Job29. Dans cet ouvrage, le pape Grégoire enseignait que Dieu ne pouvait communiquer sa majesté divine directement à la fragilité des facultés humaines dans cette vie, mais qu’il utilisait plutôt les voix de ses apôtres et de ses prédicateurs. Après la résurrection des élus, à la fin des temps, Dieu n’aurait plus besoin de communiquer par la parole, car son Verbe remplirait tous les hommes et pénétrerait leur esprit par la puissance de sa lumière la plus profonde. Le silence strict des Clunisiens préfigurait leur participation à la résurrection des élus et l’expérience de l’omniprésence silencieuse de Dieu.
Rire au monastère : son et mouvement
Venons-en maintenant au rire. Cette réaction émotionnelle courante et typiquement humaine n’a laissé que très peu de traces dans la littérature latine pour Rome et le haut Moyen Âge ; le dossier documentaire est étonnamment mince. Cela s’explique en partie par le type de sources conservées par les élites latines de l’Empire romain et des nouveaux royaumes d’Occident. Dans les traditions littéraires qui ont survécu, le rire n’occupe pas une place importante. Par conséquent, le latin ancien et médiéval ne fournit pas répertoire lexical riche pour le rire. C’est le verbe ridere (rire) qui est le plus souvent utilisé en latin, avec ses composés arridere (rire avec approbation), deridere (rire avec dérision) et irridere (ridiculiser). Au-delà de cette famille de mots étroitement liés, le latin offre également la rude onomatopée cachinnare (rire fort ou aux éclats), mais ce mot peut également prendre des inflexions plus douces lorsqu’il est modifié par un adverbe approprié, comme dans l’utilisation du verbe par Lucrèce pour décrire les rires étouffés des servantes qui rient en cachette, dans le dos de leur maîtresse30. L’anglais et le français semblent beaucoup plus riches en comparaison. Nous ricanons et gloussons (snicker, sniggle et giggle). Nous gloussons comme des poules (chuckle et cluck). Nous pouffons (snort et guffaw). Et quand nous rions fort, nous le faisons non seulement avec notre bouche, mais aussi avec tout le corps, en particulier avec le ventre. Indépendamment de la langue utilisée pour les caractériser, les expressions de l’hilarité ont deux choses en commun : elles impliquent toutes une forme de mouvement ; et le mouvement qui accompagne le rire est en grande partie involontaire et difficile à contrôler (généralement en proportion du degré de légèreté ressenti par celui qui rit). Comme nous le verrons, ce sont précisément ces mouvements, plutôt que le rire lui-même, que les moines du Moyen Âge ont cherché à contrôler.
Tout comme pour l’interdiction de parler, les premiers auteurs monastiques condamnaient également l’expression débridée d’une hilarité incontrôlée31. Le rire n’avait pas sa place dans le paysage torturé du désert. Les grands vieillards désespéraient d’entendre leurs disciples exprimer une telle légèreté. On raconte qu’un ermite, entendant quelqu’un rire, demanda d’un ton inquiétant : « Nous devons rendre compte de toute notre vie devant le ciel et la terre, et vous riez ? »32. Les saints du monachisme primitif étaient toujours conscients du terrible bilan des paroles et des actes pécheurs auquel chaque âme sera soumise à la fin des temps, l’esprit de pénitence les suivant comme une ombre. Aussi était-il plus approprié pour les ermites du désert de pleurer en ce monde et de mériter ainsi de rire dans le monde à venir (Lc 6, 21). Certains de leurs émules occidentaux, comme l’évêque Martin de Tours (mort en 397), n’auraient jamais ri33.
Dans l’ensemble, cependant, les auteurs du haut Moyen Âge ont tempéré l’esprit de pénitence sévère du désert en ce qui concerne l’expression de la gaieté. Leurs décisions tendaient à traiter le rire comme n’importe quelle autre expression verbale : il ne devenait un péché et une pratique dangereuse que lorsqu’il était excessif et perturbateur. La règle de Benoît n’aborde que très peu le sujet du rire. Le quatrième chapitre sur les bonnes œuvres ne contient que deux préceptes relatifs à l’hilarité : « Ne pas dire de paroles inutiles ou qui provoquent l’hilarité » et « Ne pas aimer le rire abondant ou excessif ».34 De même, le sixième chapitre de la règle sur les vertus du silence mettait en garde les moines contre les « paroles oiseuses ou qui provoquent le rire »35. Enfin, Benoît a inclus des avertissements concernant l’expression de la gaieté dans la dixième des douze étapes de l’humilité décrites dans le septième chapitre de la règle : « La dixième étape de l’humilité est que les moines ne doivent pas être soumis facilement et rapidement au rire, car il est écrit : ‘Le fou élève la voix en riant’ »36.
Comme nous l’avons vu précédemment, les commentateurs carolingiens de la règle se sont souvent efforcés de donner un sens aux prescriptions laconiques de Benoît concernant le silence. Leurs efforts pour rendre son langage intelligible pour leurs propres besoins disciplinaires en disent long sur leurs conceptions de la pratique de la vie monastique. Il en va de même pour leurs explications des interdictions lapidaires de Benoît contre le rire. Par exemple, ils interprétaient l’expression « paroles oiseuses ou qui provoquent le rire » (uerba otiose et risum mouentia) de la manière suivante : les paroles oiseuses sont celles qui n’ont ni la raison de la nécessité, ni la justification d’une utilité bien intentionnée37. En ce qui concerne le rire, les commentateurs carolingiens avertissaient qu’une tristesse salutaire était plus bénéfique aux moines qu’une joie vide, mais ils n’excluaient pas toute expression de gaieté. Puisque les moines doivent servir le Seigneur avec un cœur contrit et humble, ils ne devaient pas trop rire, ce qui implique que le rire mesuré est autorisé. Comme le dit Hildemar, « [Benoît] n’a pas dit ‘ne pas rire’ (non ridere), mais plutôt ‘ne pas aimer rire’ (non amare) »38. En fin de compte, l’évitement de l’expression d’un rire excessif, tout comme la négation de la volonté de parler, était une négation de la volonté de l’individu. Il s’agissait d’un exercice utile de maîtrise de soi. Smaragde mettait particulièrement en garde ses frères contre « le rire qui jaillit en éclats bruyants et qui secoue la personne qui le provoque ».39 Il admettait cependant qu’il était contraire à la nature humaine de priver les moines de toute occasion de rire. Ce qui importait, c’était leur comportement lorsqu’ils riaient :
En effet, il est naturel pour une personne de rire et on ne peut donc pas l’empêcher de le faire intérieurement, mais que cela soit retenu, prudent et respectable, car il est permis de lui concéder qu’en raison de la nature humaine, une personne ne peut pas abandonner ce qu’elle a en elle40.
De même, un autre abbé du haut Moyen Âge a reconnu que le rire en soi n’était pas le problème, mais plutôt le rire au-delà de la mesure (risum supra modum). Il interrogeait ses lecteurs : « Qui ne sait pas que le rire au-delà de la mesure est la porte de l’insoumission et de la légèreté, par laquelle le diable sert des aliments destructeurs à l’âme malheureuse ? »41.
Les moines carolingiens entendaient l’expression de la gaieté de la même manière que l’expression de la parole : les deux pratiques étaient considérées comme nuisibles lorsque le moine s’y adonnait au-delà de la mesure appropriée ou sans le contrôle attendu. Mais les règles concernant le rire comportaient également des préoccupations relatives au comportement physique (absentes des règles concernant l’excès de parole). L’hilarité débridée était dangereuse non seulement parce qu’il s’agissait d’une expression perturbatrice, mais aussi parce que le moine rieur perdait le contrôle de son corps et enfreignait ainsi les règles de comportement qui régissaient ses mouvements dans l’abbaye. C’est à cet aspect de la discipline monastique que le compilateur du lexique des signes de Hirsau faisait allusion lorsqu’il a regroupé le signe du rire avec ceux du saignement de nez et du vomissement42. Comme ces derniers, qui impliquent l’expulsion spontanée de sang et de bile par le nez et la bouche, le rire, dans son sens le plus défavorable, est une éruption incontrôlable de sons et de mouvements qui interrompt le contrôle du moine sur son corps et perturbe ainsi la tranquillité de ceux qui l’entourent.
Conclusion
Si les premières traditions monastiques valorisaient une sorte de tristesse pénitentielle qui atténuait les sentiments de légèreté dans le cloître, les règles de comportement des moines du haut Moyen Âge n’avaient pas pour but d’effacer le bonheur ou la joie de l’expérience humaine. Tout comme la parole, le rire était attendu et autorisé à l’abbaye, à condition qu’il ne soit pas perturbateur ou excessif. L’expression de l’hilarité ne devenait un problème que lorsqu’elle interrompait non seulement le calme feutré de la communauté monastique, mais aussi le contrôle mesuré du corps du moine rieur. Même les adeptes les plus sérieux du silence monastique – les Clunisiens – trouvaient une place pour le rire dans leur eschatologie. Lorsque l’abbé Odon a composé une vaste méditation poétique sur l’histoire du salut en hexamètres latins au début du Xe siècle, il a abordé les sujets les plus nobles : la création et la chute des anges, la création de l’humanité, l’expulsion du Paradis, le fondement de la loi mosaïque, le mystère de l’Incarnation, la vie et la mort du Christ, et l’avènement de la fin des temps. Et pourtant, au milieu de ces sujets sérieux, il a trouvé une place pour le rire. Lorsque l’abbé demande à ses lecteurs monastiques d’imaginer ce que ressentirait l’âme vertueuse lorsqu’elle verrait enfin Dieu se manifester au ciel, il l’exprime de la manière suivante :
Cette vision essuiera toutes les larmes des saints ; quiconque se souvient d’un chagrin ne s’en souviendra plus, car lorsque la face du Christ sera vue, elle dissipera toutes les détresses et remplira de rires la bouche des justes, comme il l’a promis43.