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L'Ethnographie

Our brother Satan

Rencontre avec Pascal Cuttoli aka Royal Glamsters

Sophie Rieu et Pascal Cuttoli

Octobre 2020

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.717

Résumés

Bien que le sexe et l’érotisme occupent une place plutôt marginale dans son œuvre, Pascal Cuttoli (aka Royal Glamsters) nous parle de l’usage qu’il fait de l’érotisme. Pour lui il s’agit plutôt de s’en emparer à la façon d’un sociologue. Souvent inspirées de scènes pornographiques trouvées sur internet, ses œuvres qu’elles soient « palimpterpolations » (mi-palimpseste, mi-interpolation) ou qu’elles soient totalement issues de son imaginaire, ont pour dessein d’inviter le « voyeur » à s’interroger : « toujours ouvertes [elles laissent] au regardeur le choix final et intime de voir ce qu’il veut en fonction de ce qu’il est. » Son travail interroge la désacralisation de notre société en détournant et en ridiculisant bien souvent les codes de la pornographie ; en soulignant également leur caractère grotesque. Convoquant aussi bien Julia Kristeva que Terry Gilliam, Russ Meyer ou John Waters, il entend souligner également la désérotisation de la société.

Index

Mots-clés : Trash, Éros, Thanatos, Mort, Porn, Monstre, Grotesque

Texte intégral

1Lorsqu'on te parle d'érotisme et de radicalisation, à quoi penses-tu ?

2À priori à quelque chose de très différent voire antagoniste. L'érotisme est pour moi singulier, « voilé » ; mais chacun a sa propre sensibilité (« définition » si l'on veut) de la chose érotique. Pour moi, tout de suite, me vient à l'esprit un passage du Dracula de Coppola, où Jonathan Harker se retrouve seule dans le château de Vlad livré à 3 femmes vampires. Coppola a su capter dans une seule scène, celle de la chambre, tout l'érotisme sous-jacent à la thématique vampirique. Mais je suppose que d'autres n'auront rien ressenti, car l'érotisme relève plus de l'émotion, du pathos, de l'intime, que de quelque chose de pensé ou de « factuel » comme dans le cas de la pornographie.

3Bien sûr si l'on prend « érotisme » au sens étymologique (tout ce qui a rapport à Eros, c'est à dire à l'amour/sexualité) le terme de « radicalisation » devient comme une possibilité, intégrant les pratiques extrêmes, les déviances et la violence consubstantielles à cette radicalisation.

4Dans quelle mesure le corps est-il pour toi incarnation de l'imaginaire ?

5En vérité le corps, et surtout humain, n'est pas à proprement parler pour moi, « incarnation de l'imaginaire ». C'est d'abord un corps sémiologique, une « forme signe » dont moi seul ai la clé, une sorte de « mutus liber ». Je parle là de mes images liées à la sexualité qui sont d'ailleurs totalement désérotisées, parfois amusantes, parfois choquantes, parfois rien… Mais toujours « ouvertes », laissant au regardeur le choix final et intime de voir ce qu'il veut en fonction de ce qu'il est.

W.Y.S.I.W.Y.A. 1/2/3/6

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Technique mixte sur papier A4 (21 x 29,7 cm), 2012

6Comme ta série : what you see is what you are (W.Y.S.I.W.Y.A.) ? Quelle en était l'intention ?

7Oui, cela peut être un bon exemple. Le nom de cette série est emprunté au WYSIWYG : « what you see is what you get », que l’on connaît bien en informatique. L'expression désignant des applications où l’utilisateur voit directement à l’écran, en temps réel, à quoi ressemblera le résultat final. Ces œuvres appartiennent au registre de ce que j'appelle les « Palimpterpolations » ; mi-palimpsestes, mi-interpolations, mi-réécritures ou si l'on veut « écritures dessus », mi-commentaires ou ajouts sur une composition sous-jacente. Ici ce sont des scènes pornographiques, pour la plupart assez hard que j'ai transformées, par destruction et ajouts de peinture, en scènes amusantes (vulgaires diront certains) ou grotesques au premier abord, mais si le regardeur est familier de la pornographie et de ses codes, il pourra sans mal décrypter le contenu ; « ce que vous voyez est ce que vous êtes ».

VULVA-VULTUS 1 & 2 (« Le Sexe & l'Effroi »)

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Technique mixte (digital), 2012

DÉRÉLICTION 1 & 2 (« Le Sexe & l'Effroi »)

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Technique mixte (digital), 2012

8Il y a eu aussi la série : « déréliction » (avec des représentations de la mort ? Qu'entendais-tu par-là ? « Solitude morale » ? Quel était le rapport avec la religion dans ces dessins ? D'ailleurs, quel rapport entretiens-tu avec la religion ?

9En réalité « Déréliction » [1 et 2] est le titre de 2 œuvres sur une suite qui en comportait 4 intitulées : « Le Sexe & l'Effroi », les 2 autres avaient pour titre « Vulva-Vultus » [1 et 2]. Ce sont encore des palimpterpolations tirées de photos pornographiques (sauf une extraite d'un défilé de mode). Le titre de cette courte série est bien sûr un clin d'œil au titre de l'ouvrage de Pascal Quignard. Quant au « Vulva-Vultus » c’est une référence aux écrits de Julia Kristeva sur la décapitation et les rapports étroits entre la tête sanguinolente ou le crâne et le sexe féminin/maternel source « d'effroi ». Pour les 2 œuvres intitulées « dérélictions », le crâne est également un élément récurrent mais cette fois en écho au phénomène « pro-ana » (prônant l'anorexie) et la mode qui s'en fait parfois l'ambassadrice, et une photo de transexuel qui me semblait renvoyer à une vision triste (sinon sordide) de la condition « d'hermaphrodite » (j’emploie le terme à dessein) aujourd’hui. Dans les deux cas les personnages me semblent abandonnés, incarnant autant Éros que Thanatos. Plus qu'un rapport au « religieux », ces œuvres ont sans doute un rapport plus direct au « sacré ». À un sacré antique et primordial en opposition à la désacralisation mercantile et matérialiste de notre époque ; car finalement (homme ou femme d'ailleurs) ces « produits » ne sont plus des êtres humains, mais simplement des objets de fantasme virtuels… Bref, confronter notre déshumanisation « technologique » (certains diraient volontiers « post-humaine ») à quelque chose de plus mythique et mystérieux, mais il n'y a là rien de religieux…

Éros & Thanatos

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Encre sur papier, 10,5 x 14,8 cm, 2017

10Justement, sur l’un des dessins retenus pour le colloque, on peut voir deux personnages féminins accolés ou reliés par des tubes à un crâne, est-ce encore une vision « sacrée » et une référence à Julia Kristeva ?

11L’œuvre que tu évoques est un travail plus récent (il est de 2017) par rapport aux précédents. En fait c’est un dessin de « circonstance » puisque c’était un cadeau d’anniversaire destiné à un éditeur de livres érotiques… Je l’avais intitulé « Éros & Thanatos » ; donc oui l’œuvre s’inscrit dans cette continuité de mélange entre sexe et mort même si c’est finalement un poncif assez exploité par les artistes qui veulent choquer « le bourgeois ». Personnellement j’ai toujours intimement lié la sexualité à la mort... Je dis ça en passant, car c’est la sexualité et le rapport au sexe des autres qui m’intéresse, presque « sociologiquement ». Mais après ce sont des sujets riches et propices à la création et bien sûr dérangeants pour le regardeur, donc artistiquement et à double titre intéressants pour un artiste. De même que les écrits de J. Kristeva ou ceux de S. Freud. Auxquels s’ajoute me concernant un intérêt pour le monstrueux, le différent et l’anormal.

12Précisément ce dessin s’inscrit également dans une production autour du monstrueux lovecraftien et aussi de la thématique très présente dans mon travail du « Big Brother ». À ce stade de notre conversation, il convient de souligner que les œuvres ayant rapport au sexe occupent finalement une place assez marginale dans ma production. Mais pour en revenir au dessin, les figures féminines représentées sont presque des machines, « like a sex machine », des objets sexués (et clownesques) avec ces tubes qui leur sortent du corps, évoquant les câbles omniprésents de notre monde connecté. Un objet de fantasme sous contrôle.

13Lorsque tu parles justement de « désérotisation », est-ce que ça ne serait pas justement là ta manière de radicaliser l'érotisme ?

14Pour répondre à cette question il faut comprendre d'où est venu cet intérêt pour la chose « sexuelle ». Tout est parti de recherches que je faisais il y a quelques années afin de réaliser des silhouettes féminines en noir, ayant des poses variées et sexy. Cherchant des modèles sur le web, j'étais assez insatisfait de ce que je trouvais et je me suis donc tourné vers les sites pornographiques… Là j'ai découvert tout un univers avec ses codes et ses représentations. Ce fut en particulier un site qui recensait toutes les photos porno du web, classées selon différents critères : Amateur, Anal Sodomie, Bas Collants, Bisexuel, Bizarre, Bondage, Bureau, Chatte Rasée, Creampie, Cuir & Latex, Femme Enceinte, Femme Obèse, Femme Mature, Fétichisme, Fistfucking, Insertion Divers, Hardcore, Orgie, Poilue Naturelle, Uniforme, Urologie…

15Cet univers m'a immédiatement fasciné « sociologiquement » ; explorant cette typologie des fantasmes « virtuels », essentiellement masculins d’ailleurs.

16Ce qui m'a le plus marqué ce sont précisément les photos amateur où des femmes, souvent d'âge mûr et pas très belles, prennent des poses sexy (parfois empruntées au « porno chic ») dans des intérieurs moches dégageant une sensation de ridicule et de « sordide » (le terme de « sordide », que j'associe souvent à la sexualité me vient de « La Maman et la Putain » de Jean Eustache), bien loin de tout érotisme.

17C'est pourquoi je parlais de « désérotisation » dans ma démarche et dans mon art, qui n'est que la « déduction » finalement de la sexualité « online ». Après est-ce une autre forme de radicalisation ? Peut-être, mais ce n'est pas à moi de le dire.

18À travers tes récentes séries d'images, quelle est ton intention ?

L' Après-Midi d’un Faune Ou Le Songe d’une Nuit D'été (version auto-censurée)

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Technique mixte et secrète, 2018

Ecce Homo

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Technique mixte et secrète, 2018

Dominatrix

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Technique mixte et secrète, 2018

A Tribute To Sade (version non censurée)

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Technique mixte et secrète, 2018

La Jeune Fille et la Mort

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Technique mixte et secrète, 2018 / 2020

Nyx

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Technique mixte et secrète, 2018

The Drac Queen [2]

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Technique mixte et secrète, 2018

19Difficile de parler d’intention dans ces travaux, dans la mesure où il s’agit là d’essais, d’exercices, de brouillons, qui plus est contraint par une certaine autocensure puisqu’ils ont été publiés sur un réseau social où tout n’est pas permis… Ce sont juste des prémisses.

20Ce que je peux en dire c’est que seul le modus operandi change : cette fois ce sont des œuvres entièrement conçues par moi et non plus des « palimpterpolations ». Des images où la sexualité n’occupe pas forcément le devant de la scène. C'est un mélange de références à la « low culture » (les films d'horreur et gore, la science-fiction, l'underground, les freaks et bien sûr le porno) et à la « high culture » (Sade, Bataille, etc.) tournant le plus souvent en dérision notre société, ses images et son spectacle… D’où une vision plus monstrueuse, parfois plus grotesque, clownesque ou cynique, parfois plus vulgaire de la chose.

21Pour finir peux-tu nous dire quelques mots sur ton parcours, ta formation ? Comment en es-tu arrivé au style qui te caractérise aujourd'hui ?

22Je pourrais dire à la fois autodidactique et académique mais pour anticiper la deuxième partie de ta question, je crois que mes passions, mes expériences (musicales, cinématographiques, artistiques) mes rencontres avec les vivants et les morts (les livres) et mes voyages (au sens maçonnique du terme) ont été beaucoup plus prégnants pour mon art que mes formations proprement dites…

23Comme l'écrivait Malaparte : « L'important, c'est de voyager, de bouger, de connaître des gens, de voir des choses, mais surtout de le faire sans programme défini... L'important n'est pas de savoir créer, inventer, écrire, mais de savoir déduire, c'est-à-dire de savoir tirer d'une chose, de n'importe quoi, une multitude d'autres... Au fond, il n'y a pas d'invention, il n'y a que la déduction. »

24Cela répond à ta question sur le style si l'on ajoute des années de travail…

Pour citer cet article

Sophie Rieu et Pascal Cuttoli, « Our brother Satan », L'ethnographie, 3-4 | 2020, mis en ligne le 26 octobre 2020, consulté le 20 avril 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=717

Sophie Rieu

Sophie Rieu est docteure en Arts spécialité études théâtrales et spectacle vivant. Elle est par ailleurs administratrice culturelle depuis une vingtaine d’années, ayant travaillé pour des structures d’enseignement artistique, festival et compagnie. Elle travaille actuellement au sein du Théâtre du Pélican – Clermont Ferrand et elle est également chargée de cours à l’Université Clermont Auvergne.

Pascal Cuttoli

Issu d’une famille d’artistes et de collectionneur, Pascal Cuttoli expose dès l’adolescence inspiré par des artistes divers tels que Duchamp, Dubuffet, Haring, Basquiat, Penck… Sans oublier la sous-culture et l’underground. Après avoir arrêté de peindre pour entamer des études d’histoire de l’art (École du Louvre), puis faire du design, il revient à la peinture en 2008 avec la série des Hooly et prend le pseudonyme de Royal Glamsters. Se revendiquant comme un artiste « sub-pop » il souhaite s’inscrire dans un low art, que l’on pourrait qualifier aussi d’art brut urbain. Son travail plus récent n’exclut pas l’abstraction, mais reste toujours teinté de monstruosité et d’ironie. Le regard critique qu’il porte sur la société s’est notamment matérialisé ces dernières années par des dessins grouillant de traits enchevêtrés, minutieusement tracés les uns dans les autres, et mêlés à des figures tentaculaires et inquiétantes. Le temps de conception de tels dessins, ainsi que la station attentive qu’ils imposent au regardeur agissent comme des « oasis de décélération sociale » (expression empruntée au philosophe social Hartmut Rosa).