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L'Ethnographie

Eugenio Barba quitte la direction du Nordisk Teaterlaboratorium

En mars 2019 Eugenio Barba a adressé ce message à ce qu’il appelle « le peuple secret de l’Odin » (reproduit avec l’autorisation de l’auteur)

Eugenio Barba

Octobre 2020

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.667

Texte intégral

1Le 31 décembre 2020 j’abandonnerai définitivement ma charge de directeur du Nordisk Teaterlaboratorium à Holstebro. Julia Varley assumera la coordination artistique et, au 1er janvier 2021, la responsabilité générale passera entre les mains d’un nouveau directeur choisi par le conseil d’administration.

2Nous étions cinq en 1964, moi-même et quatre autres jeunes refusés par le Conservatoire National d’Oslo en Norvège, parmi lesquels Torgeir Wethal et Else Marie Laukvik qui sont restés à mes côtés. Nous avons fondé une société par actions que nous nous sommes partagées car la terre appartient à celui qui la travaille. Nous avons pris le nom d’Odin, un dieu nordique qui déploie ses forces obscures pour détruire et répandre la connaissance. Nous étions un minuscule groupe d’amateurs curieux et naïfs. Nous aimions voyager dans le royaume des morts – l’histoire du théâtre. Nous étions convaincus de devoir payer de notre poche le théâtre que nous voulions faire. Dans le plus grand silence, avec une rigueur de trappistes, nous avons fait nos premiers pas d’autodidactes vers une connaissance qui fut aussi une conquête de notre différence.

3En 1966 notre groupe se transporta à Holstebro au Danemark. Les responsables politiques de la ville accueillirent ces jeunes acteurs étrangers inconnus et – fait exceptionnel dans l’histoire européenne – ils continuèrent à les soutenir au fil des générations y compris quand, les premières années, la population était hostile à leurs étranges spectacles. Holstebro est devenue notre patrie, c’est ici que sont nés nos enfants, que sont enterrés certains des nôtres, c’est ici que nos ailes ont poussé.

4Au fil des ans nous sommes devenus le Nordisk Teaterlaboratorium, un centre international de recherche sur la technique de l’acteur et sur l’exercice de son métier dans la communauté. Le théâtre ne se réduit pas à un spectacle qu’on achète avec un billet. Notre métier a une dimension dont les valeurs sont impondérables, mais qui laisse des traces profondes : la qualité des relations humaines, le développement d’une micro-culture, un travail de laboratoire social en perpétuelle recherche, un acharnement quotidien qui est un engagement spirituel et politique, l’aptitude à forger une force d’âme contre la routine et l’esprit du temps.

5Notre laboratoire a ouvert la voie à de multiples activités : spectacles dans des lieux non conventionnels et dans les rues, pédagogie alternative et recherche pure, enquêtes sociologiques, publication de revues et de livres, productions de films, rencontres et échanges réguliers entre groupes de théâtre de toute la planète, collaboration avec des maîtres des traditions asiatiques et latino-américaines et de la culture afro-brésilienne. Nos acteurs sont devenus metteurs en scène, conseillers de générations, promoteurs d’aventures : « Le pont des vents » d’Iben Nagel Rasmussen, Transit Festival et le Magdalena Project de Julia Varley et des autres femmes de la profession, l’Odin Week Festival de Roberta Carreri, le Village Laboratoire de Kai Bredholt et Per Kap Jensen, l’ISTA, the International School of Theatre Anthropology, les archives vivantes de l’Odin Teatret, la pratique du théâtre sous forme de troc culturel, la Festuge – la semaine de la fête – qui théâtralise et révèle les cultures souterraines de Holstebro.

6Aujourd’hui le Nordisk Teaterlaboratorium est profondément ancré dans l’histoire d’Holstebro et dans ses enjeux présents. Son ensemble international comporte plusieurs noyaux autonomes dirigés par des artistes de théâtre, des chercheurs et des entrepreneurs dont les activités respectent l’esprit et les pratiques du « laboratoire » : explorer, à travers l’art de l’acteur, de nouvelles relations et conditions pour que surgisse l’imprévu.

7Le temps est venu pour moi de confier la direction, la responsabilité et la charge des 101 décisions quotidiennes à ceux qui sauront maintenir vivant l’essentiel de ce que mes camarades et moi-même avons façonné au cours de ces 56 années. J’ai été le directeur d’un théâtre qui a voulu s’immiscer dans le monde réel qui nous entoure. Ma stratégie a été celle des cercles dans l’eau. J’ai jeté un caillou en sachant où et comment le jeter. Les cercles s’élargissent, ils font bouger les choses autour d’eux et produisent de minuscules courants invisibles. C’est moi qui ai jeté le caillou, mais je ne peux ni ne prétends déterminer leur lendemain.

8Tel un nuage, je poursuis mon voyage. Je suis en train de répéter deux nouveaux spectacles avec mes acteurs de l’Odin. Je continuerai à rencontrer les groupes du Tiers Théâtre. Je n’abandonnerai pas mes recherches sur le passage entre l’espace intérieur de l’acteur et son premier geste perceptible dans l’espace qu’il partage avec le spectateur.

9Je n’ai ni héritiers ni héritage à léguer. Mon enseignement ne peut ni se transmettre ni s’éteindre. Il s’évapore. Et retombe comme la pluie sur la tête de celui qui ne s’y attend pas.

Pour citer cet article

Eugenio Barba, « Eugenio Barba quitte la direction du Nordisk Teaterlaboratorium », L'ethnographie, 3-4 | 2020, mis en ligne le 26 octobre 2020, consulté le 26 avril 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=667