Aller à la navigation | Aller au contenu

L'Ethnographie

Configurations du Workcenter of Jerzy Grotowski and Thomas Richards

De la « dérive sectaire » à l’école de théâtre

Configurations of the Workcenter of Jerzy Grotowski and Thomas Richards. From the « sectarian issues » to the school of theatre

Paola Pelagalli

Octobre 2020

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.659

Résumés

La difficulté d'accès aux sessions de travail du Workcenter of Jerzy Grotowski and Thomas Richards, l'isolement géographique à Pontedera, la rareté des contacts avec le public, les exigences d’engagement demandées aux participants et la demande d’un travail profond sur l’être humain sont les malentendus sur lesquels l’attribution sectaire s’est appuyée. Cette étude propose une analyse détaillée des éléments qui ont poussé cette interprétation pour enfin découvrir que l’esprit fermé de « configuration sectaire » attribué aux héritiers de Grotowski depuis 1983 concernerait principalement la protection d’une recherche artistique qui aurait par la suite révolutionné le théâtre international.

The difficulty of access to the work sessions of Jerzy Grotowski and Thomas Richards, Pontedera's geographic isolation, the rarity of contacts with the public, the demanding commitment asked to the program's participants and the request of a deep work on human beings are the misunderstandings that led to the sectarian label placed upon the Workcenter. This study proposes a detailed analysis of the elements that pushed towards this interpretation. My paper maintains that the “sectarian configuration” – of which Grotowski’s heirs have been blamed since 1983 – would mainly concern the protection of an artistic research that has been revolutionary for twentieth century drama.

Texte intégral

1Ce sont les mots de Krystian Lupa qui, comme vont le faire à l’époque plusieurs membres de la communauté théâtrale, jugent comme une dérive sectaire l’éloignement de Grotowski du théâtre de représentations2. Cette même qualification, ici adressée à la période du travail parathéâtral, s’étend dès les débuts du Théâtre-Laboratoire à la période tardive de l’« art comme véhicule »3.

2Cet article vise justement à mener une enquête sur le cas du Workcenter of Jerzy Grotowski and Thomas Richards afin d’étudier les conditions et les malentendus ayant motivé l’appellation de « secte » plusieurs fois attribuée à ce groupe. Dans le but d’analyser ces malentendus, je ferai référence aux traits caractérisant la configuration sectaire d’un groupe tels qu’ils ont été classifiés par la sociologue Anne Fournier et le psychiatre Michel Monroy dans leur livre sur la dérive sectaire4 : autocratie, autoréférentialité, imposition d’un isolement géographique et relationnel, transformation des membres selon un modelage standardisant excluant l’autonomie en vue d’une promesse de salut.

3Afin d’étudier l’attribution de cette appellation au groupe du Workcenter, je vais articuler mes réflexions autour de sept caractéristiques susceptibles d’avoir suscité l’impression d’une dérive sectaire liée à ce mouvement théâtral :

  1. Le soi-disant refus du spectateur et la recherche concernant l’acteur « non-représentatif5 » ;

  2. L’enquête aux limites du théâtre supposée par le domaine de l’« art comme véhicule » et la question de la religiosité dans le travail du Workcenter ;

  3. La demande d’engagement total faite à l’acteur ;

  4. La désignation de Thomas Richards comme héritier de Grotowski, qui évoquerait la succession du maître au disciple ;

  5. La question de l’isolement géographique de l’« ermitage » de Pontedera ;

  6. Les conditions d’accès et de permanence au Workcenter ;

  7. La rareté des textes écrits qui donnerait l’idée d’un savoir ésotérique à transmission orale.

Isolement ou esprit de recherche ?

4En 1982, au moment où la loi martiale est appliquée en Pologne, Jerzy Grotowski décide de quitter son pays d’origine. Il passe quelques temps en Italie en organisant des rencontres à l’université de Rome – dont il nous reste de fascinants témoignages grâce aux enregistrements de Luisa Tinti et Ferruccio Marotti – et migre ensuite aux États-Unis, où il vit les années d’asile politique. Ici, c’est encore une fois le milieu académique qui l’accueille ; entre Columbia et Irvine il donne des cours sur son nouveau sujet de recherche : l’Objective Drama. Le séminaire à Irvine capte l’attention de la jeunesse américaine déjà profondément impliquée dans le renouvellement du théâtre et il constituera le prétexte de la rencontre avec Thomas Richards, le futur héritier de son travail. Ici, vont jaillir les premiers éléments d’une nouvelle phase de travail, développée plus précisément à partir de 1986 : ce que Peter Brook appellera l’« art comme véhicule ». Il s’agit d’un travail qui laisse le temps à la découverte artistique et personnelle, le processus créatif est privilégié par rapport à la présentation de l’œuvre, et la préparation de l’acteur cible autant le nourrissement des capacités techniques de l’acteur que son intériorité. L’outil privilégié pour accomplir ce genre de travail est la pratique des « chants vibratoires », des chants appartenant aux traditions anciennes du berceau de l’Occident – c’est-à-dire appartenant aux civilisations, identifiées par Grotowski, d’où provient la culture occidentale, à savoir l’Égypte ancienne, Israël, la Grèce et la Syrie anciennes – et qui agissent sur l’être humain comme une échelle pour rejoindre un niveau d’énergie plus subtil.

5De l’université d’Irvine et de l’Italie arrive la proposition d’accueillir Grotowski et son équipe pour cette nouvelle phase de travail. La première option qui se présente est d’avancer sur les deux lieux parallèlement – six mois à Pontedera et six mois à Irvine – mais finalement, pour des conditions très pragmatiques, Grotowski choisit de transférer l’espace de travail en Italie. Comme il le raconte lors d’un entretien avec Mirella Schino du 5 septembre 19956, le choix se fait finalement pour trois raisons. Premièrement, l’envie de minimiser les frais de transport pour l’équipe et éviter ainsi de devoir se confronter à deux déplacements par an. Deuxièmement, la nécessité de trouver un espace adéquat, c’est-à-dire avant tout isolé, condition nécessaire pour pouvoir continuer à travailler sur les chants pendant les heures nocturnes sans déranger l’entourage – malentendu qui expliquerait l’accusation sectaire concernant l’isolement géographique de l’espace de travail. Troisièmement, les États-Unis présentent à Grotowski une requête pour lui inacceptable : la nécessité d’une démonstration publique du travail.

6Ainsi, en 1986, le Workcenter of Jerzy Grotowski s’installe à Pontedera, sur l’invitation du Centro per la Sperimentazione e la Ricerca Teatrale (actuellement Fondazione Pontedera Teatro) et composé par une petite équipe de fins connaisseurs des arts performatifs invités par Grotowski lui-même à poursuivre le travail.

7Le nom officiel change en Workcenter of Jerzy Grotowski and Thomas Richards en 1996, et à la mort de Grotowski, Richards prend la suite à la direction du centre. Aujourd’hui, le groupe de travail se divise en trois équipes : le Focused Research Team, composé par neuf membres et dirigé par Thomas Richards lui-même ; l’Open Program, créé en 2007, composé de neuf acteurs sous la direction de Mario Biagini ; et enfin, le Workcenter Studio in Residence, fondé en 2016 et constitué de sept acteurs dirigés par Thomas Richards.

8L’inauguration du Workcenter à Pontedera coïncide avec un isolement géographique et une fermeture de l’activité publique ; les rencontres et les workshops qui proliféraient pendant les années précédentes sont remplacés par une période intense de recherche. Cet isolement se révèle une ultérieure raison d’accusation de dérive sectaire adressés au Workcenter7.

9Et pourtant, combien de petites villes dans l’histoire du théâtre ont été les foyers d’accueil de metteurs en scène et groupes théâtraux qui, loin de tout, profitaient de ces communautés restreintes pour s’affirmer, s’exprimer, se découvrir. Le travail en retrait sert souvent d’abri originaire qui permet à la vocation artistique d’émerger, il est propice aux artistes à venir. C’est le cas des Copiaus en Bourgogne ou des nombreux studios créés par les élèves de Stanislavski et par Stanislavski lui-même dans le but d’expérimenter une progression par rapport au Système. L’isolement et l’éloignement de la performance publique se révèlent non pas un acte de rébellion autocratique, mais simplement une stratégie pour focaliser l’attention sur la recherche artistique. En particulier, concernant le travail de Grotowski, si pour l’« art de représentation » la priorité avait été la production d’une œuvre artistique, pour l’« art comme véhicule » la priorité devient la recherche sur l’acteur et l’effet sur lui de la pratique artistique. Comme le dit Zbigniew Osinski après avoir visité le centre de Pontedera pendant ses premières années d’activité :

Ces lieux ne peuvent pas être ouverts aujourd’hui. S’ils l’étaient, des troupes de télévision et des journalistes se précipiteraient ici du monde entier. Si cela devait se réaliser, on commettrait un meurtre contre ce qui émerge du travail, de l’effort et de la lutte quotidiens.8

10D’un côté, il s’agit d’une sorte de protection du processus de travail au moment où il est encore dans un état brut et expérimental. De l’autre côté, puisqu’il est question d’une technique qui vise le travail sur soi-même, le regard extérieur provoquerait chez l’acteur la quête narcissique d’un idéal de soi, plutôt qu’un véritable travail de recherche intérieure.

11La prise de distance par rapport au spectateur se montre alors strictement liée à l’efficacité de l’« action intérieure » du performeur. De ce fait, la conditio sine qua non du travail du Workcenter n’est pas la fermeture au public, mais plutôt l’accomplissement du processus intérieur chez l’acteur, et dès que ce processus commence à s’installer, les membres du Workcenter s’ouvrent effectivement à la rencontre.

12Tant et si bien que, déjà en 1989, Jerzy Grotowski déclare que le travail du Workcenter a été plusieurs fois présenté à des groupes théâtraux :

Ce travail n’est pas destiné aux spectateurs, mais parfois la présence de témoins peut être nécessaire ; d’un côté, pour que la qualité du travail soit attestée et, d’un autre côté, pour que ce ne soit pas une affaire purement privée, inutile pour les autres. Qui sont nos témoins ? D’abord c’était des spécialistes et des artistes invités individuellement. Mais ensuite nous avons invité des compagnies du « théâtre jeune » et du théâtre de recherche. Ils n’étaient pas spectateurs (parce que la structure performative – Action – n’a pas été créée les visant comme objectif), mais dans une certaine mesure ils étaient comme des spectateurs. () Grâce à cette voie informelle et discrète, il nous a aussi été possible de trouver de petits groupes pauvres, qui agissent sans aucune publicité et qui essaient réellement de comprendre ce qui marche et ce qui ne marche pas dans notre travail ; de comprendre non pas théoriquement, non pas dans l’ordre des idées, mais au travers d’exemples artisanaux liés au métier.9

13Ainsi, bien que le statut du Workcenter prévoie que la fin de l’action artistique ne soit pas le spectateur, peu après le début de l’activité plusieurs groupes théâtraux sont invités à assister aux séances de travail. Il s’agit d’une performance en création, pas d’un spectacle, et il s’agit aussi de « témoins », pas de spectateurs ; et pourtant l’échange de qualité entre performeur et observateur qui constitue la définition même du théâtre grotowskien est encore là.

L’art comme véhicule pour tous

14Le travail de l’« art comme véhicule » est effectivement décrit comme constitué de deux aspects : une partie du travail qui peut se développer en public et qui concerne la technique artistique, et un aspect du travail plus intime, privé et personnel – ce que Thomas Richards nomme l’« action intérieure » – et qui concerne l’effet de la pratique sur l’actuant. Les deux aspects coexistent et s’entrelacent dans l’« éducation permanente10 » de l’acteur, dans laquelle les éléments d’artisanat artistique sont des véhicules pour le développement individuel.

15Si l’aspect public peut être facilement démystifié grâce aux présentations de séances de travail et aux rencontres avec les groupes théâtraux, l’autre demeure plus hermétique.

16Il s’agit d’un éveil énergétique au travers des arts performatifs conduisant à un développement intérieur de l’individu. L’inadéquation du langage quotidien et la récurrence de termes tirés du vocabulaire mystique pour le décrire pourrait le désigner comme un trait ultérieur de l’attribution sectaire.

17La réticence manifestée par Grotowski pour la verbalisation et pour l’explication de l’aspect plus intime du travail de l’acteur est une habitude qui s’installe à partir des premières années d’activité du Théâtre-Laboratoire. À cette époque, toute activité artistique sur le territoire polonais est soumise aux procédures de contrôle des organisations du pouvoir socialiste. Dans le reportage de son apprentissage en Pologne, Eugenio Barba, qui ne manque pas de décrire le contexte historique dans lequel le Théâtre-Laboratoire se développe, met en avant justement la nécessité d’utiliser un langage hermétique pour discuter d’une recherche artistique que les institutions auraient autrement entravée11. Célèbres sont, ensuite, les préoccupations de Grotowski à propos des risques de la traduction et de la prise de notes pendant ses discours publics.12 De plus, la pauvreté de publications demeure une évidence ultérieure de sa volonté de contourner les explications écrites d’un travail strictement pratique ; Jennifer Kumiega remarque l’insistance de Grotowski sur la nature non intellectuelle de la pratique de l’acteur et son rejet de la conceptualisation et de la verbalisation, attitudes qui auraient pu freiner le processus d’entraînement13. Grotowski répétait souvent, notamment à la fin de sa carrière, que « les mots et les définitions n’ont pas beaucoup d’importance, qu’il pouvait facilement substituer une formule ou un mot. Puisque seulement la pratique compte. »14 Enfin, un vocabulaire hermétique à tendance mystique devient de plus en plus usuel lors de la période parathéâtrale15 et ensuite lors du travail sur l’« art comme véhicule » : il s’agit souvent d’un langage tiré du domaine de la spiritualité, utilisé de manière synchronique sans spécifier une tradition religieuse ou philosophique d’appartenance, et qui reste ainsi assez inaccessible pour ceux qui regardent la pratique de l’extérieur. Par exemple, dans l’un des premiers textes sur l’« art comme véhicule », Grotowski explique ainsi sa nouvelle conception de l’art :

Quand je parle de l’image de l’ascenseur primordial et de l’art comme véhicule, je me réfère à la verticalité. Verticalité – le phénomène est d’ordre énergétique : énergies lourdes mais organiques (liées aux forces de la vie, aux instincts, à la sensualité) et autres énergies, plus subtiles. La question de la verticalité signifie passer d’un niveau soi-disant grossier – dans un certain sens, on pourrait dire « quotidien » – à un niveau énergétique plus subtil ou même vers la higher connection.16

18Aujourd’hui, Thomas Richards reprend ce vocabulaire et, par exemple pendant les sessions de chants vibratoires, il quantifie l’élévation énergétique en mesurant les « octaves » montées par le participant, il le dirige vers des « gates » à ouvrir pour ne pas bloquer le flux d’énergie et il invite les participants à « diviser l’énergie », à la mobiliser en somme, en continuant à marcher dans l’espace de travail tout au long de la session de chant.17

19La recherche sur le développement personnel de l’acteur constitue l’essence du travail du Workcenter et suppose l’engagement total de la personne : c’est-à-dire qu’au Workcenter le travail sur une action ou une technique ne s’arrête pas tant que la personne n’a pas montré qu’elle a avancé sur l’apprentissage de telle action ou technique.

20Il s’agit d’un point partagé par les statuts des laboratoires fondés dans la deuxième moitié du XXe siècle : l’éthique de la profession devient indissociable de la recherche esthétique, vie artistique et vie privée se doivent de coexister dans la figure de l’homme-acteur. Tous les groupes théâtraux qui se fondent sur l’apprentissage technique supposent le même type d’engagement. En particulier, cela concerne particulièrement les groupes dont la pédagogie se fonde sur l’étude consciente de son propre corps, des mécanismes musculaires, des lois psycho-physiques qui déterminent ces mécanismes, des façons de les contrôler et de les transformer en instruments d’expression artistique. Comme le dit Barba dans le premier manifeste de l’Odin Teatret, pour ce genre de théâtre le choix des membres se réalise « non pas en fonction de leur talent, mais sur la base de leur capacité à se consacrer au travail.18 »

21C’est peut-être une approche totalisante, qui demande aux membres de donner une place prépondérante au travail, mais il ne s’agit pas d’une approche qui suppose une vie monastique et, surtout, elle n’exclut pas l’instauration d’une vie privée extérieure au Workcenter.

22De plus, l’aspect privé du travail de l’acteur se déroule normalement en retrait et en relation directe avec l’enseignant. Grotowski le pratiquait avec Thomas Richards pendant les heures nocturnes, après la journée de travail collectif, dans l’étage souterrain de Pontedera – Mario Biagini raconte avoir été tellement curieux de ce travail mystérieux qu’il avait trouvé un trou dans le mur lui permettant d’espionner le travail en cachette. Il avait défié Grotowski quelques semaines après en lui disant « Je sais ce que vous faites pendant la nuit ! », audace qui lui valut l’invitation de Grotowski à se joindre au travail.

23Et pourtant, quelque chose d’inattendu s’est passé en juillet 2019 au Théâtre de la Ville de Paris. Le Workcenter, invité pour une semaine de stages, conférences et performances, a décidé de révéler au public parisien les deux aspects du travail. Parmi les activités de la semaine, une séance de travail sur les chants est apparue dans le programme, accompagnée d’une notice disant :

Ces sessions ne sont pas des performances. Elles appartiennent au domaine de la recherche en arts performatifs de l’« art comme véhicule ». Comme dans certaines traditions, un tel travail sur le chant et les actions va avec une approche spécifique de l’intériorité de l’être humain et de ses potentialités. Ces sessions de travail sont un moyen pour réveiller des aspects subtils d’expériences intérieures, et un outil pour la transformation de la perception et la présence de l’artiste.19

24Lors de la présentation de la session de travail, les spectateurs-témoins sont invités à s’asseoir sur une rangée de chaises disposée en cercle autour de la scène du Studio de l’Espace Cardin. Thomas Richards introduit la séance : il précise encore qu’il ne s’agit pas d’un spectacle mais d’un exercice que les acteurs des équipes Focus Research et Workcenter Studio in Residence pratiquent tous les matins pour ouvrir la journée de travail.

25Le chant est toujours constitué d’un appel lancé par le leader du groupe puis d’une réponse du groupe. Selon un système de roulement chacun est le leader d’un chant. À la vocalité se lie une ligne d’actions, personnelle et particulière pour chacun des performeurs, dont le but semble être de favoriser et incarner le flux énergétique. Une disposition chorégraphique des membres du groupe accompagne l’exercice du leader qui semble agir comme une sorte de protection qui éviterait de disperser l’énergie de son processus : souvent il est entouré par ses collègues, disposés en cercles concentriques, ou accompagné dans les mouvements par des participants qui se placent à ses côtés.

26Thomas Richards chante avec les autres membres et s’occupe également de gérer la conduite de l’exercice ; il donne des indications au leader et aux autres membres concernant les déplacements pour une occupation correcte de l’espace, il dirige également la justesse du chant et les postures corporelles qui doivent rester ouvertes afin de permettre la bonne exécution de l’action intérieure liée au chant. Après avoir atteint le sommet du processus, le leader termine le chant et tombe avec légèreté par terre dans ce qui semble être, aux yeux du spectateur, un état de plénitude et de vulnérabilité. Les autres membres du groupe sont toujours prêts à amortir cette chute, le leader se détend en position ouverte et une réaction de jouissance qui prend la forme du rire vient rendre visible la « rivière de vie20 » qui constitue l’écoulement du processus vital atteint grâce au chant.

27La séance de travail dure un peu moins de deux heures. Parmi le public quelqu’un se laisse aller aux pleurs, quelqu’un maintient une rigidité rationnelle, quelqu’un parle de « transe ». À la sortie de la salle, Thomas Richards attend le public qui sort silencieusement, se rendant disponible pour un échange verbal ou un geste d’affection : un accompagnement qui semble être nécessaire pour la majorité des participants.

28Selon Richards, la possibilité de montrer ce travail en public constitue une capacité acquise récemment. Pendant la séance de chants, les membres du groupe ne sont pas protégés par une structure narrative, ni par des personnages, ni par une ligne d’actions définie et cette capacité n’est obtenue que par une pratique constante répétée pendant des années. Cela constitue le premier élément qui permet, aujourd’hui plus qu’avant, l’ouverture des activités du Workcenter au public. C’est une stabilité construite grâce à des années d’allers-retours entre le travail privé et les rencontres publiques. Thomas Richards décrit, en effet, le travail fait jusque-là comme une suite de tentatives cherchant à harmoniser les deux aspects de la pratique au Workcenter, l’aspect public et le travail intérieur.

De l’art comme véhicule à la compagnie théâtrale

29Il s’agit d’un changement extrême de poétique à propos de la relation au public par rapport à ce que le début de l’activité avait affiché. La raison principale en est évidente même si elle reste trop souvent dans l’ombre : c’est le changement de direction du Workcenter de Pontedera. En effet, dès la présentation publique que Grotowski fait au Teatr Polski de Wrocław le 3 mars 1997 de son collaborateur et successeur, le public perçoit Thomas Richards strictement comme l’élève chargé de répéter l’enseignement reçu :

Richards représentait l’œuvre aliénée, la pure pratique dépouillée de tout contexte, de thèmes personnels, des bases de l’imagination. En réalité, Thomas Richards, divulgateur infatigable de la doctrine, semblait être plus l’œuvre de Grotowski que son élève.21

30Si l’on considère Thomas Richards, tel qu’on l’a trop souvent fait, comme un héritier désigné pour perpétuer servilement les enseignements du maître, on ne prend pas en compte ses contributions personnelles. Certes, le nom de Grotowski est encore inclus dans le nom officiel du Workcenter, ses enseignements et sa présence demeurent dans l’hérédité des techniques et des théories sur lesquelles le travail s’appuie, mais le rôle de directeur reçu par Thomas Richards a définitivement porté une nouvelle approche au travail, influencée par sa personnalité et son vécu.

31Ainsi, de la même manière que le vécu de Grotowski – en particulier la maladie qui l’affectait, son enfance dans la Pologne en guerre, son activité artistique à développer pendant le régime soviétique – ont eu un rôle marquant sur l’image de gourou réservé et mystérieux qui lui a été attribuée, les personnalités de Thomas Richards et Mario Biagini, directeur associé, se reflètent aujourd’hui sur le travail du Workcenter.

32En tant qu’acteur, l’objectif vers lequel Richards reconduit le travail du Workcenter est l’objectif artistique ; c’est pourquoi le travail des « grotowskiens » renoue aujourd’hui avec le cadre théâtral. Lors d’un entretien téléphonique ayant eu lieu en août 2019, Thomas Richards lui-même affirme avoir parlé longuement avec Grotowski de la nécessité, après sa mort, de trouver sa propre manière de continuer le travail, sa propre perspective pour le diriger ; apparemment, Grotowski savait déjà que pour Richards l’aimant qui l’aurait attiré et qui aurait fait avancer le travail aurait été le théâtre.

33Cette nouvelle attitude du Workcenter s’amorce effectivement au moment où Richards et Biagini prennent le relais à la direction du centre. C’est l’année 1998 : Grotowski est encore vivant et donc l’on peut déduire qu’il approuve ce mouvement de réconciliation avec le théâtre de représentations. Ils commencent à travailler sur le projet The Bridge qui vise une réunion des arts performatifs et des investigations sur l’« art comme véhicule ». À partir du projet The Bridge, la fonction du spectateur est réinstaurée et réputée nécessaire pour l’avancement du travail, la présentation de spectacles devient de plus en plus fréquente ainsi que la proposition de workshops dans le monde entier qui basent le travail sur la préparation d’une scène théâtrale.

34Certes, au début du travail sur l’« art comme véhicule » l’accès était limité afin de permettre aux participants sélectionnés d’expérimenter tranquillement les nouveaux instruments de travail, mais le « monastère » de Grotowski devient aujourd’hui plus accessible et davantage similaire à l’école de théâtre qu’à la secte. L’accessibilité aux stages de formation est ouverte à tous ceux qui souhaitent se confronter avec les techniques qui constituent le travail.

35Aussi, souvent, de nouveaux membres intègrent les équipes. Pour les membres, aucun engagement n’impose une durée de permanence, ils peuvent laisser le groupe quand ils veulent. Et même si la proximité au lieu de travail est conseillée, il n’y a aucune obligation à vivre à Pontedera ni dans un espace communautaire. Les membres du groupe qui choisissent de vivre ensemble partagent un appartement en colocation principalement pour des raisons économiques – les mêmes raisons économiques pour lesquelles l’austérité de la vie à Pontedera avait été confondue avec une sorte d’ascétisme spirituel.

36Enfin, l’indice le plus évident de l’ouverture du Workcenter semble être la création de deux nouvelles équipes : l’Open Program et le Workcenter Studio in Residence.

37L’Open Program travaille depuis 2007 sous la direction de Mario Biagini. Cette équipe ajoute un troisième pôle d’intérêt à l’« art comme véhicule », essayant de relier au travail artistique et au développement intérieur les problèmes sociaux liés à l’acceptation et à la compréhension de l’autre. L’Open Program propose des performances participatives et un travail sur le sens communautaire à travers les chants de la tradition afro-américaine qui évolue dans une perspective proche du théâtre social – un exemple extraordinaire a été la performance de The Hidden Sayings dans le centre commercial Italie Deux à Paris le 22 septembre 2019 [fig. 1 et fig. 2]. Les deux principaux projets de l’Open Program se développent aujourd’hui avec le chœur de la mairie de Pontedera et dans un centre culturel du Bronx à New York.

img-1-small450.jpg img-2-small450.jpg

The Hidden Sayings au centre commercial Italie Deux à Paris le 22 septembre 2019.

Paola PELAGALLI, 2019.

38Le Workcenter Studio in Residence est la plus jeune équipe du Workcenter ; elle a été créée en 2016 par Thomas Richards et est composée de sept acteurs ayant demandé à rejoindre le Workcenter de manière permanente après avoir participé à plusieurs workshops dans le monde entier. Après trois mois puis un an de résidence, le groupe d’acteurs a été intégré officiellement au Workcenter. Le travail créatif de ce groupe est celui qui est le plus proche du storytelling, et le style narratif structure le montage de performances plus évidemment adressées à un public.

39La dernière caractéristique qui pourrait avoir connecté le Workcenter avec l’imaginaire sectaire est l’image de gourou souvent attribué à Grotowski et transférée par la suite à son disciple et héritier Thomas Richards. Lorsque j’aborde la question du gourou et que je lui demande s’il n’a jamais eu l’impression que certaines personnes approchent le Workcenter pour une attraction envers lui plutôt qu’envers le travail, il répond positivement sans hésiter. Cependant, le teacher – terme qui pour les anglophones correspond à la conjonction entre le maître et l’enseignant – est le représentant d’un enseignement, d’une technique, son autorité est celle de savoir reconnaître quand l’élève fait des progrès dans l’apprentissage de la technique. Au teacher, au gourou, à l’enseignant est propre l’autorité de détenir un savoir. Mais est-ce qu’il s’agit d’une autorité à incriminer ?

40Dans le travail de Grotowski et ensuite du Workcenter, l’autorité du teacher a toujours supposé une confirmation de l’enseignement à chercher par l’élève dans l’expérience pratique, jamais une imposition de dogmes :

Chaque fois que l’on faisait l’erreur de transformer en règle universelle quelque chose qu’il nous avait dit, il réduisait en morceaux cette commodité, qui n’avait pas une place dans ce qu’il était en train d’enseigner : le chemin vers l’autonomie.22

41Le pragmatisme de l’enseignement encouragé dans la méthode du Workcenter contribue donc à la formation d’un sens critique autonome chez l’acteur et à ne pas se soumettre aux dogmes donnés par l’autorité. Grotowski lui-même affirme à plusieurs reprises :

Un vrai disciple trahit son maître sur un haut niveau. Une trahison de bas niveau est comme cracher sur quelqu’un avec qui nous étions proches. Mais il s’agit d’une haute trahison quand elle émerge de la confiance en le chemin de l’autre.23

42Je conclurai en suggérant une réflexion sur l’attribution erronée du caractère sectaire. Dans un monde où tout est accessible et où tout le savoir est disposé en vitrine sur le Net, le peu d’espaces encore difficiles à rejoindre et le peu de connaissances encore difficiles à acquérir sont souvent démonisés et taxés d’être « élitistes », « initiatiques » ou « sectaires ».

43Aussi, l’image de secte attribuée au Workcenter a l’air d’être surgie de ce genre de malentendus. Et pourtant, même pendant la période plus fermée, un trou dans le mur permettait aux plus curieux d’assister au travail et aux plus audacieux d’y participer ! Il semblerait, de plus, que la véritable autorité soit détenue par l’expérience de l’acteur, que le soi-disant « ermitage » soit plutôt une caravane tzigane, pas isolée et sans arrêt en mouvement, que l’absence de spectateurs soit le souvenir lointain de la phase préparatoire d’un théâtre autrement dévoué à la rencontre, que le mystère impénétrable de l’action intérieure soit désormais observable confortablement assis sur les fauteuils du Théâtre de la Ville de Paris. Et si c’était vraiment comme l’écrit Lisa Wolford Wylam après son arrivée à Pontedera en 1995 : « le secret de la Maison Grotowski est qu’il n’y a aucun secret24 » ? Certes, le Workcenter a gardé plusieurs mystères au cours des années, mais chacun a eu sa raison d’exister et chacun se dévoile désormais dans de nouvelles formes artistiques, conçues à la fois par les membres du groupe et par les participants aux nombreux laboratoires qui, une fois avoir été en contact avec la lignée pédagogique, produisent leurs propres configurations du Workcenter. Ainsi, pour paraphraser l’un des derniers textes de Grotowski plusieurs fois cité au cours de cet article, on pourrait dire qu’aujourd’hui l’originalité de la recherche du Workcenter se constitue d’un mouvement réconciliateur : après avoir longtemps travaillé pour passer de la compagnie théâtrale à l’art comme véhicule, il retourne sur ses pas pour retrouver son ancienne configuration et revenir de l’art comme véhicule à la compagnie théâtrale.

Notes

2 L’expression « théâtre de représentation » renvoie à la périodisation de l’œuvre de Grotowski. La phase du « théâtre de représentation » coïnciderait avec la première phase de sa carrière correspondante aux années 1957-1969, au cours de laquelle l’activité principale de Grotowski ainsi que son axe de recherche étaient concentrés sur la production de spectacles.

3 Plusieurs théoriciens du théâtre se prononcent sur cette question à partir des années d’activité du Théâtre-Laboratoire à Wrocław. Dans son ouvrage : Jerzy Grotowski e il suo laboratorio, Zbigniew Osinski fournit un ample catalogue des critiques faites à Grotowski au cours de sa carrière ; en particulier, donne une idée de ces critiques l’article de Dzieduszycki Wojciech, « Co o tym myślę ? » [Qu’est-ce que j’en pense ?], cité par Osinski Zbigniew, Jerzy Grotowski e il suo laboratorio, Rome, Bulzoni, 2011, p. 174. Plus récentes les critiques à ce propos de Dobrowolski Jacek, « Wspomnienie of Grotowskim » [En mémoire de Grotowski], Res Publica Nowa, n°3, 2005, p. 74-83 et de Filipowicz Halina, « Where is gurutowski ? », The Drama Review, vol. 3, n°1, 1991, p. 181-186.

4 Fournier Anne, Monroy Michel, La dérive sectaire, Paris, PUF, 1999.

5 Salata Kris, The Unwritten Grotowski. Theory and Practice of the Encounter, New York, Routledge, 2012, p. 81 (traduction personnelle).

6 Schino Mirella, Il crocevia del Ponte d’Era. Storie e voci da una generazione teatrale 1974-1995, Rome, Bulzoni, 1996, p. 206.

7 Nombreuses ont été les critiques qui ont désigné le centre de travail de Pontedera comme « monastère » ou comme « ermitage » - voir : Osinska Krystyna, Pustelnicy dziś : samotność z wyboru ludzi świeckich [Les ermites d’aujourd’hui. La solitude volontaire des laïcs], Varsovie, Instytut Wydawniczy PAX, 1988. À ces critiques répond Mario Biagini dans son article « Desiderio senza oggetto » publié dans le volume Attisani Antonio (dir.), Il Workcenter of Jerzy Grotowski and Thomas Richards, vol. 1, Rome, Bulzoni, coll. « Opere e sentieri », 2007, p. 401-420.

8 Osiński Zbigniew, « Grotowski Blazes the Trails », The Drama Review, vol. 35, n°1, 1991, p. 107 (traduction personnelle).

9 Grotowski Jerzy, « Dalla compagnia teatrale all’arte come veicolo », in Grotowski Jerzy, Testi 1954 – 1998, vol. IV : L’arte come veicolo (1984-1998), Florence, La Casa Usher, coll. « Saggi di Oggi del teatro », 2016, p. 88 (traduction personnelle).

10 Schino Mirella, Il crocevia del Ponte d’Era. Storie e voci da una generazione teatrale 1974-1995, Op. cit., p. 208 (traduction personnelle).

11 Barba Eugenio, Théâtre : solitude, métier, révolte, Saussan, L’Entretemps, coll. « Les Voies de l’acteur », 1999, p. 63 ; consulter également l’apparat critique de la correspondance publiée en conclusion du même ouvrage pour les stratégies de communication trouvées par Barba et Grotowski afin de détourner les censeurs du régime.

12 Témoignage de Kelera Josef, « Grotowski w mowie pozornie zależnej. Reportaż z nagrania » [Grotowski en style direct libre. Reportage d’une registration], cité in Osinski Zbigniew, Jerzy Grotowski e il suo laboratorio, Op. cit., p. 307-308.

13 Kumiega Jennifer, The Theatre of Grotowski, Londres-New York, Methuen, 1987, p. 137.

14 Flaszen Ludwik, « Da mistero a mistero: alcune osservazioni in apertura », in Grotowski Jerzy et al., Il Teatr Laboratorium di Jerzy Grotowski 1959-1969, Florence, La Casa Husher, 2007, p. 14 (traduction personnelle).

15 Leszek Kolankiewicz dans son ouvrage consacré aux années du travail parathéâtral fait référence à la manière de parler de Grotowski pendant ces années : « [s]es discours en cette période étaient basés sur la logique du paradoxe. Mais dans leurs prémisses pratiques, ils étaient ancrés dans les réalités de la vie ». Voir : Kolankiewicz Leszek, On the Road to Active Culture: the Activities of Grotowski’s Laboratory Theatre Institute in the Years 1970-1977, Wrocław, 1979, p. 12 (traduction personnelle).

16 Grotowski Jerzy, « Dalla compagnia teatrale all’arte come veicolo », Op. cit., 2016, p. 83.

17 Témoignage personnel d’après un séjour d’un mois avec participation aux activités du Workcenter de Pontedera en février 2020.

18 Barba Eugenio, Théâtre : solitude, métier, révolte, Op. cit., 1999, p. 33.

19 Notice descriptive de la session de chants dans le programme de la semaine « Focus Workcenter. Invitation au Workcenter of Jerzy Grotowski and Thomas Richards », ayant eu lieu du 2 au 7 juillet 2019, au Théâtre de la Ville-Espace Cardin.

20 Cécile Richards répond aux questions des observateurs pendant la séance de travail sur les chants du 3 juillet 2019 au Théâtre de la Ville-Espace Cardin.

21 Degler Janusz, ZioŁkowski Degler (dir.), Essere un uomo totale, Corazzano, Titivillus, 2005, p. 120 (traduction personnelle).

22 Biagini Mario, « Desiderio senza oggetto », in Attisani Antonio (dir.), Il Workcenter of Jerzy Grotowski and Thomas Richards, Op. cit., 2007, p. 410 (traduction personnelle).

23 Grotowski Jerzy, « Reply to Stanislavski », The Drama Review, vol. 52, n°2, 2008, p. 38-39 (traduction personnelle).

24 Wolford Wylam Lisa, « Action – L’irrapresentabile origine, con un apostilla », in Attisani Antonio (dir.), Op. cit., 2007, p. 66 (traduction personnelle).

Pour citer cet article

Paola Pelagalli, « Configurations du Workcenter of Jerzy Grotowski and Thomas Richards », L'ethnographie, 3-4 | 2020, mis en ligne le 26 octobre 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=659

Paola Pelagalli

Doctorante à l’Institut de Recherche en Études Théâtrales de la Sorbonne Nouvelle-Paris 3, je rédige actuellement une thèse sur la catharsis de l’acteur dans le théâtre de Jerzy Grotowski. Mes recherches traitent l’histoire et théories de la catharsis au théâtre, les théories et l’évolution du travail de Jerzy Grotowski, les thérapies à médiation artistique, et notamment les usages du théâtre comme outil thérapeutique.