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L'Ethnographie

Le tapis de prière

Support de l’imaginaire

The prayer rug: door to the imaginary

Salim Djaferi

Octobre 2020

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.652

Résumés

Cet article présente une démarche artistique documentaire sur le tapis de prière musulman (sajada), par la collecte d’entretiens et de tapis de prière auprès pratiquants, au Maroc, en France et en Belgique. Le tapis de prière apparaît comme un objet paradoxal : défini par sa seule fonction de recueillir la prosternation du croyant, son incarnation matérielle est vile et dispensable. Mais cette fonction lui confère une valeur telle qu’il est à la fois in-achetable et in-jetable. Il est le lieu d’une expérience intime, souvent décrite comme permettant d’être coupé d’ici et maintenant pour être relié aux lieux saints, au pays d’origine, ou encore relié aux autres qui prient en même temps, aux prières qui ont déjà eu lieu sur ce tapis de prière et auront lieu plus tard. Cette expérience est aussi décrite comme permettant de retrouver un lien unique avec soi-même. Cette matière a donné lieu à des performances présentant les tapis et l’imaginaire des croyants exprimé à travers ce qu’ils disent de cet objet, ainsi qu’à une installation plastique regroupant les tapis de prière et les témoignages de leur donateur.

This article looks at a documentary art piece that incorporates prayer rugs and interviews with Muslims from Belgium, France and Morocco. Through the work, the paradox of the prayer rug becomes apparent. When observed through its basic function alone, as an object used to perform prosternations, it appears commonplace, even disposable. But it is this very same function that renders each prayer rug unique, irreplaceable. This apparently ordinary object is the key to an invisible and intimate space. It is described as allowing the person praying to leave their everyday surroundings for real or imagined sacred places and is spoken of as a powerful means of connecting with others who are praying at the same time and to the prayers that have been said and are yet to be said on the very same prayer rug. Others describe their prayer rug as allowing them to connect with an intimate part of themselves. The piece has been presented as a performance and also as an installation work which displays the prayer rugs alongside audio clips from interviews with their owners.

Texte intégral

1J'ai entamé une collection de tapis de prière et de témoignages de pratiquants utilisant, ou ayant utilisé, cet objet. Même si je n’ai personnellement jamais foulé son espace, ni franchi ses limites, le tapis de prière - سجادة (Sajjādat) en arabe - fait partie du décor de mon adolescence et il est encore très présent autour de moi.

2Au départ de ma recherche, je me suis demandé ce qu’était cet objet apparemment si familier : à quoi sert-il ? Est-il vraiment nécessaire pour prier ? Est-il lui-même sacré, ou permet-il seulement d’accéder à une forme de sacré ? Mon observation banale m’avait conduit à formuler l’hypothèse suivante : une des fonctions du tapis de prière était de distinguer deux espaces, de séparer celui qui prie de ce qui l’entoure. Mais cette hypothèse devait être confrontée non seulement à ce que pourraient dire les pratiquants, mais aussi à une autre hypothèse formulée par la poétesse Touria Ikbal, une des premières personnes que j’ai interrogée en amont même de la phase de recueil des témoignages : s’appuyant sur le lien étymologique entre le mot prière en arabe صلاة (ṣalāt) et le mot lien صلة (ṣilat), elle affirme que le tapis de prière aurait pour fonction de créer un lien entre ici et ailleurs.

3Alors j’ai posé des questions à des personnes qui prient – des pratiquants qui dans leur très grande majorité n’étaient ni des théologiens, ni des personnes détentrices d’un savoir religieux – et j’ai demandé à chaque personne que j’ai rencontré de me donner un tapis de prière. À travers la médiation de l’objet qu’est le tapis de prière, les pratiquants ont exprimé leur intimité, religieuse ou non, comme ils ne peuvent que rarement le faire. Les témoignages sont particulièrement riches dans ce qu’ils disent de l’expérience de la personne qui prie sur le tapis de prière et de ce que cette expérience offre comme capacité de déploiement de l’imaginaire. J’ai été frappé, au-delà de mes attentes, par la capacité de l’évocation d’un objet aussi concret et matériel que le tapis de prière, à conduire les personnes interrogées à livrer des éléments aussi intimes sur leur imaginaire et leur rapport à la foi.

4Au terme de la résidence, j’avais rencontré 26 personnes et collecté 17 tapis. Pour le travail de restitution qui a suivi la période de recherche, j'ai finalement travaillé avec 19 des interviews, les 7 autres étant restées à un niveau trop factuel, évoquant exclusivement les obligations et règles religieuses, sans que je puisse dire pourquoi.

[Fig. 1] Performance aux Halles de Schaerbeek (détail), Bruxelles, avril 2018.

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Soufianne TALI, 2018.

5Après avoir présenté ce que les cheminements de l’enquête disent du rapport des personnes interrogées à leur tapis de prière, j'aborderai l'objet qu'est le tapis de prière – un objet paradoxal, défini par sa fonction. Je restituerai ensuite l'expérience de déplacement vécue sur le tapis de prière décrite par les différentes personnes interrogées, avant de conclure par une présentation des formes artistiques auxquelles cette démarche a donné lieu.

Questionner et collecter

6Le projet, que je mûrissais depuis un certain temps, s’est concrétisé grâce aux Halles de Schaerbeek, un centre culturel bruxellois, qui, dans le cadre d’un échange entre institutions culturelles belges et marocaines m’ont proposé deux mois de recherche artistique, partagés dans les deux pays partenaires et en France.

Rencontrer

7Rencontrer des gens qui accepteraient de me parler de leur tapis de prière, et encore plus de me le donner, s’est heurté au début à des difficultés qui traduisent les appréhensions à l’égard d’une démarche qui, à travers un objet, s’intéresse à l’intime et a fortiori à l’intime religieux.

8En outre, ma première résidence était à Marrakech, dans une ville où je ne connaissais personne. Bien qu’ayant fréquenté tout de suite des lieux de sociabilité et sollicité beaucoup de personnes, je ne réussi à obtenir de rendez-vous tant que la présentation de ma démarche restait formulée ainsi : « résidence artistique sur le thème du sacré qui mènerait certainement à une installation ou une performance ». Une formulation qui, je m'en rendis compte plus tard, était peu compréhensible en plus d'être peu rassurante. C’est lorsque j’ai présenté ma démarche comme la réalisation d’un « documentaire sonore autour du tapis de prière » que j’ai réussi à obtenir un premier rendez-vous.

9Malgré cette étape franchie, il fallait rassurer les potentiels interviewés : la première crainte qu'ils formulaient (excuse pour tenter de se « défiler » ou véritable inquiétude ?) était qu’ils n'étaient pas experts religieux. Je précisais alors que c'était précisément ce qui m'intéressait et que les questions porteraient davantage sur l’objet matériel – tapis de prière – que sur la prière.

10Le fait que l'interview ferait l’objet d’une captation sonore et non filmée s’est révélé être une des conditions décisives. Je précisais aussi aux personnes qu’elles pourraient rester anonymes, ce qui semblait finir de les convaincre, même si, finalement toutes sauf une m’ont autorisé à utiliser leur nom et prénom.

11J'avais comme avantages, je pense, non négligeable, d'être maghrébin et reconnu comme tel, d'avoir un prénom d’origine arabe et même de savoir me présenter avec un accent parfait, ce qui créait une certaine complicité, ou du moins ôtait une certaine défiance. J'ai d'ailleurs pu constater que la plupart des personnes que j'ai finalement rencontrées me pensaient à priori musulman et pratiquant.

12Cette place m’aura je pense beaucoup servi tout au long de ma recherche : je suis à la fois extérieur, assez distant pour observer, et assez proche pour qu’on me prête la sensibilité et les clefs pour comprendre et être digne de confiance.

13Au total, la part des circonstances est très forte dans la liste des personnes rencontrées, mais l’instauration préalable d’un lien de confiance semble constituer le facteur commun. J'ai ainsi réalisé ma première interview auprès de la femme d'ouvrage du riad dans lequel j'étais logé, que je croisais chaque jour sans oser lui demander. Les premiers jours de résidence, j'étais très occupé à lire, principalement des livres sur la prière, le sacré et l'islam, au point de susciter sa curiosité. En réponse à ses questions, je lui ai décrit mon projet et lui ai proposé d’y participer, ce qu’elle a accepté après quelques jours de réflexion. Mes lectures, en montrant mon intérêt pour le sujet, une attitude de recherche de compréhension, m'avaient donné crédit.

14Les autres contacts ont été rendus possibles par un centre culturel de Marrakech, Dar Bellarj, dont j'ai d’abord interviewé la directrice, qui m’a ensuite recommandé et permis de passer du temps au sein de cette institution afin de rencontrer des personnes susceptibles d'accepter ma proposition. Le lieu réunissant une grande diversité de profils (ses employées, mais surtout ses usagers : jeunes scolarisées ou non, femmes au foyer, Marrakchis cultivés...) m'a permis de rencontrer une première salve de personnes, qui elles-mêmes m’ont recommandé à leurs proches.

15Par la suite, à Paris puis à Bruxelles, la tâche a été plus aisée, à la fois parce que j'avais acquis l'expérience et l'assurance qui me permettaient d'être mieux compris par les potentiels interviewés, et parce que je bénéficiais d'un réseau familial et amical fortement ancré parmi des pratiquants.

Interviewer

16Je n'avais jamais réalisé d'interview auparavant. Si mon intention première était d'interroger les hypothèses que j’avais formulées sur les fonctions du tapis (séparer deux espaces et relier à un ailleurs), il m’est apparu difficilement envisageable de pouvoir commencer par des questions aussi vastes et conceptuelles. J'ai donc décidé, d'abord pour me rassurer (ce qui a eu pour effet de rassurer mes interviewés) de commencer par un certain nombre de questions très concrètes : combien de tapis de prière avez-vous ? Les avez-vous acheté ? Si oui, où et combien ? Comment les avez-vous choisis ? Si non, comment vous l’êtes-vous procuré ? Si on vous l’a offert alors, qui et à quelle occasion ? Pouvez-vous m'en décrire un ? Où le rangez-vous ?

17Certaines questions, plus que d’autres, surprenaient les personnes interrogées : qu’en ferez-vous quand il sera trop abîmé pour vous en servir ? Où se jette un tapis de prière trop usé ? Souvent, ces questions suffisaient à établir une relation de confiance avec l’interviewé. Selon les cas, il fallait au contraire oser proposer de plonger dans l'intime : demander ce que la prière apportait au-delà du devoir religieux, et en quoi la faire sur un tapis aidait ; demander aux gens ce qu'ils demandaient à Dieu et comment ; quel était cet ailleurs que délimitait le tapis. Il arrivait aussi, plus rarement, que les personnes interviewées n'aient besoin d'aucune question de relance et je m'efforçais alors de ne pas les interrompre.

Collecter

18Une particularité de ma démarche était que je ne cherchais pas seulement à obtenir des interviews, mais aussi le don d’un tapis de prière, et ce alors même que jusqu’à la dernière interview, je ne savais pas encore précisément ce que j'allais en faire. Il était donc difficile de formuler ma demande. J’ai finalement choisi de l’articuler ainsi : « je ne sais pas encore quelle forme ce documentaire va prendre, mais j'imagine que ce serait agréable que les personnes qui vous écouteront puissent voir le tapis de prière dont vous parlez ».

19J'ai été très surpris par le nombre de tapis que j'ai récoltés. Certains m'ont confié y voir comme un remerciement du moment qu'ils venaient de passer. Je n'avais pas anticipé le fait qu’il était assez rare et précieux de pouvoir parler de sa relation au sacré et d'intime, avec quelqu'un d'extérieur, tout en pouvant rester anonyme.

20La plupart des donateurs étaient aussi reconnaissants de ma volonté de parler d’Islam à un large public. Plusieurs d’entre eux m’ont confié leur inquiétude de voir l’image de l’islam particulièrement abîmée ces dernières années par des amalgames de tous genres (fondamentalisme, violence, conservatisme, etc.). Ils étaient ainsi ravis de participer à une démarche qui proposait d’autres visions de l’islam.

21Il est certain que la faible valeur commerciale de l’objet et le fait que certains en possédaient plusieurs a facilité ma collecte. Mais, au regard de cette faible valeur commerciale, plusieurs enjeux symboliques ou affectifs ont pu créer une réticence à donner le tapis de prière. Plusieurs personnes interviewées, sept au total, n’ont pas souhaité donner de tapis de prière parce qu’elles y tenaient trop en raison de leur lien avec la personne qui le leur avait offert1. Avant d'accepter de donner, tous se sont inquiétés de ce que j'allais en faire. Cette préoccupation exprime combien le sort de cet objet à faible valeur commerciale leur importe même après me l’avoir donné, et a certainement influencé les formes actuelles de la performance et de l'installation qui en découlent dans lesquelles j’accroche précautionneusement les tapis de prière avec des pinces, sans les modifier.

[Fig. 2], Installation à la Bellone, Bruxelles, Septembre 2019.

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Thomas JEAN HENRI, 2019.

22Cette préoccupation – et plus encore, l’expression d’un lien imaginaire entre le tapis de prière et la personne qui a prié dessus – a été formulée de la façon la plus nette par Zina. Avant d’accepter de donner un tapis de prière, elle a d’abord tenu à s’assurer de ce que j'allais faire, non seulement du sien, mais de tous ceux que j’allais collecter. Comme je répétais mon intention, elle a précisé sa question : « après toutes les expositions ou performances, dans deux, trois, quatre ans, tu vas en faire quoi ? Tu vas les garder ? Ça fait beaucoup de tapis non ? Tu vas les jeter ? »2. Je ne m’étais moi-même pas posé la question du devenir final des tapis collectés, alors que je posais systématiquement aux personnes interviewées la question de ce qu’elles feraient d’un tapis de prière trop usagé (je reviens plus loin sur ce que les réponses à cette question disent du rapport paradoxal des personnes à leur tapis). Zina m’a alors proposé de les utiliser aussi longtemps que je voudrais et ensuite de les redistribuer, par exemple à un foyer de jeunes travailleurs ou à une mosquée, lieux où il y aurait des gens qui pourraient les récupérer : le premier enjeu, avant même ma démarche, était pour elle de ne pas jeter les tapis de prière. Mon projet lui apportait d’ailleurs une réponse à cette problématique, puisqu’elle m’a donné non seulement le tapis de prière dont elle se servait au moment de notre rencontre, mais aussi le précédent dont elle ne se servait plus depuis dix ans, car il était trop usagé, mais qu’elle conservait dans un sac en plastique au-dessus de son armoire, faute de savoir comment s'en débarrasser. Avant de me confier ses tapis de prière elle m’a demandé une chose : de lui promettre de « passer ses tapis à l'eau », littéralement. Elle avait prié pendant dix ans dessus, cinq fois par jour, et elle avait peur de ce qui pourrait lui arriver s'ils étaient à la vue de tous, voire distribués plus tard à des inconnus. Voulant se protéger « des mauvaises pensées » que des personnes auraient en regardant son tapis de prière ou en étant dessus, elle pensait que le passage à l'eau ferait écran à ce que ces mauvais sentiments l’atteignent. Tout en disant ne pas être certaine de croire en cette superstition, elle tenait à ce que je le fasse, me demandant à trois reprises de le lui promettre et proposant même de le faire elle-même.

23Cette demande singulière traduit non seulement l'intimité presque à nu que le pratiquant vit sur le tapis de prière, mais illustre aussi une métaphore tout à fait récurrente dans les propos des personnes interviewées et sur laquelle je reviendrai : le tapis de prière serait une porte entre plusieurs espaces-temps : celui qui est sur le tapis de prière est relié par ce dernier à plusieurs autres lieux ainsi qu’aux prières antérieures qui se sont tenues dessus.

24À l'inverse, deux personnes m'ont confié leur tapis de prière sans vouloir me donner d'interview, dont ma tante Chida, avec qui j'ai beaucoup parlé de prière et de tapis de prière, mais qui a refusé que sa voix soit enregistrée, par pudeur je crois. Elle m'a cependant donné son tapis de prière, qu'elle possédait depuis un certain temps. En repartant avec ce don, je m’inquiétais de savoir sur quoi elle allait prier le soir même et s’il fallait que j'aille lui en acheter un nouveau. Elle a refusé, elle préférerait attendre de s’en procurer un en Algérie où elle vit, et prier sur une serviette en attendant. Premiers indices de ce que j'allais découvrir être deux des qualités du tapis de prière : son caractère remplaçable, et le pouvoir évocateur de sa provenance.

25On voit bien que, l’acte de don du tapis de prière, renseigne sur la valeur accordée par les personnes interviewées à ce dernier : faible valeur commerciale facilitant son don, son remplacement, mais aussi capacité à relier la personne qui a prié à l’objet lui-même, interrogeant le devenir du tapis.

26Mais comment définir cet objet ?

Le tapis de prière, un objet complexe

27La langue française (comme l’anglais ou l’allemand) emploient le même mot « tapis », pour désigner le tapis de prière et l’objet générique, laissant entendre que le tapis de prière ne serait qu’un type particulier de tapis, voire que l’activité exercée sur ce tapis est secondaire.

28A contrario, en arabe, le mot سجادة (Sajjādat) n’est pas relié au mot tapis : il dérive du mot سجود (sujūd), qui désigne le fait de se prosterner, de s'agenouiller et de poser son front sur le sol, une des étapes de la prière : le mot سجادة (Sajjādat) ne renvoie donc pas à un objet, mais à une fonction. Selon Touria Ikbal, Sajjādat se traduirait mieux littéralement par « l'endroit du sujūd » ou « le lieu de la prosternation »3.

29Dès lors que l’objet est défini par sa fonction et non par sa matérialité, vient très vite la question : en quoi cet objet matériel est-il nécessaire à la fonction ?

30Les personnes que j’ai interrogées adoptent, à cet égard, une attitude qui peut sembler paradoxale. D’un côté, toutes sont d'accord pour me dire que le tapis de prière n'est pas prescrit par le Coran, duquel il est absent : ils reconnaissent qu’il s’agit d’une tradition, et non d’une obligation religieuse. Beaucoup disent même que le plus recommandable serait de prier à même la terre, se référant à un avant indéterminé et légendaire où les gens priaient en groupe, à même la terre, dans un endroit simplement délimité au sol : comme je l’ai plusieurs fois entendu dire, « la terre de Dieu est propre »4 et n’a donc pas besoin d’être recouverte d’un tapis. C’est avec l’urbanisation et l’exode rural que se serait développé l’usage du tapis de prière : au moment de partir, les hommes du village prenaient avec eux un tapis artisanal fabriqué chez eux, pour emporter un peu de leur terre. Une autre explication serait que le tapis de prière aurait précisément pour fonction de symboliser cette terre sur laquelle on priait avant, dans un contexte urbain où la surface sur laquelle le croyant prie n’est plus la terre elle-même. Pour appuyer cette analogie entre le tapis et la terre, certains font référence, sans le citer précisément à un verset du Coran où Dieu dit avoir déroulé la terre comme un grand tapis.

31On voit que, lorsqu’il s’agit de justifier le recours à cet objet, nombreux sont ceux qui soulignent qu’il évoque un autre lieu, le lieu à la fois le plus simple et le plus indéfini : le sol de la Terre.

32Le tapis de prière continue de résister à une caractérisation par sa matérialité : défini par sa finalité, il n’est réellement justifié que par sa capacité à évoquer un autre lieu.

33Lorsqu’on aborde l’objet matériel lui-même, la plupart des pratiquants que j'ai rencontrés soulignent l’absence d’importance de celui-ci : ils reconnaissent qu’il est en théorie tout à fait remplaçable par un autre bout de tissu : « ce ne sont que des fibres »5 dit un homme interviewé qui souhaite rester anonyme. Il ajoute qu’il a déjà utilisé d’autres fibres pour prier : veste, serviette, mouchoir. L'important est de ne pas « poser son front sur quelque chose qui est sale » et pour illustrer son détachement face à l'objet, il me dit qu'il en a une douzaine et qu'au moment de prier, il ne choisit pas lequel il va utiliser mais prend « le premier sur la pile ». Samia, une autre interviewée, me montre un rouleau d’essuie-tout sur la table autour de laquelle nous discutons pour illustrer ce propos : « je préférais prier sur un tapis de prière mais je pourrais prier sur un Sopalin »6. De façon logique au regard de ce détachement très fort à l’égard d’un objet présenté comme secondaire, sa valeur commerciale est généralement assez basse : le tapis de prière est le plus souvent en matière synthétique, peu onéreux (de 3 à 10 euros à Bruxelles). Tous les pratiquants que j’ai rencontrés sont aussi conscients de l’origine industrielle de la plupart des tapis, fabriqués en Turquie ou en Chine, même lorsqu’ils sont rapportés de La Mecque.

34Lorsque certains tapis de prière s’affranchissent du modèle que je croyais, à tort, au début de ma recherche, être le seul possible – un tapis d’un mètre de long et de 70 cm. de large, représentant une porte et souvent la Kaaba – ce n’est pas nécessairement pour être plus élaboré : Aziz m’a par exemple offert un tapis de prière qui est un morceau de rideau auquel sa mère a ajouté des franges. À l’extrême, Nouredine m’a remis un morceau de carton, en référence aux morceaux de carton que les hommes de son village utilisent pour se protéger les genoux du sol dur de la mosquée. Certains peuvent être onéreux ou exiger un travail plus important – Mohamed Morabiti, m’a confié un tapis en soie aux motifs géométriques, tissé à la main. Mais cela reste rare. Au moment de me le confier, cet artiste marocain en profite pour critiquer l’uniformité de l’iconographie des tapis. Il regrette le peu de variété des motifs qui ornent la majorité des tapis de prière : la tradition aurait imposé un imaginaire trop réduit et formaté aux pratiquants. Il trouve néfaste le fait que la majorité des musulmans autour du monde « soient les yeux rivés sur les mêmes motifs cinq fois par jour »7.

[Fig. 3], Performance aux Halles de Schaerbeek (détail), Bruxelles, Avril 2018.

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Soufianne TALI, 2018.

35À côté de cette indifférence revendiquée vis à vis de l’objet lui-même, cohabitent plusieurs signes de l’attachement d’un individu à son tapis de prière.

36Aucune des personnes que j’ai rencontrées n’a acheté son tapis de prière : un tapis de prière ne s’achète pas pour soi, il se reçoit en héritage de ses parents ou en cadeaux reçus de proches. Toutes les personnes interviewées en avaient déjà acheté un, mais jamais pour elles : tout se passe comme si le croyant refusait de faire de son tapis de prière l’objet d’une transaction financière, ce qui suggère à la fois un rejet de l’argent mais aussi une valeur symbolique telle accordée à l’objet sur lequel on va soi-même se prosterner qu’on veut le maintenir hors de toute comparaison avec une somme financière donnée : il est si précieux qu’il ne peut avoir de prix. Le déni de la possibilité d’une transaction peut aller jusqu’à mystifier l’acquisition de l’objet, comme Maha : « Je ne sais même pas combien ça coûte. C’est comme un cadeau du ciel auquel tu ne t’attends pas et ça vient. Tu le trouves. Quelqu’un vient et te l’offre ou tu le trouves devant toi. Je n’ai jamais pensé ni réfléchi à son prix »8.

37Trop important pour être acheté pour soi, le tapis de prière ne semble pas non plus pouvoir disparaître : je n'ai rencontré personne qui a su m’expliquer comment finissait un tapis de prière. La plupart des interviewés étaient même étonnés de la question et ne se l'étaient tout simplement jamais posé. Certes, le tapis de prière se garde toute une vie et se transmet même de génération en génération, mais il semble inconcevable de détruire l’objet, alors même que sa piètre qualité peut conduire à son usure rapide. En réponse à mes questions insistantes, Touria et Aziz9 ont évoqué une sorte de recyclage – les tapis de prière usagés seraient récupérés comme partie de matelas par des femmes et des hommes qui dorment dans la rue, ou serviraient à des patchwork de tapis, ou encore comme garnissage de coussins.

38La réponse de Zina, mentionnée plus haut, fut la plus concrète et la plus révélatrice de l’impossibilité de se débarrasser d’un tapis de prière : m’en donner un usé mais dont elle ne savait comment se débarrasser lui semblait la meilleure utilisation puisque cela prolongeait l’existence du tapis, en plus de la décharger de cette responsabilité : « il est encore là après dix ans le tapis, je l’ai pas jeté. J’arrive pas à me résoudre à le mettre dans les ordures. Je le donnerai facilement si quelqu’un le voulait mais tout le monde en a et des beaux et tout… Mais j’arrive pas à m’en débarrasser. Je pense me renseigner si on peut brûler. Voilà, je ne sais pas. Peut-être que je peux le jeter en l’enveloppant, au cas où quelqu’un en aurait besoin ? (…) Donc je te le donne : je ne le jette pas. Après tout c’est fait pour voyager aussi. Je préfère le donner plutôt que demain je vais devoir m’en débarrasser pour x raisons, ou je ne sais quoi ».

39Le tapis de prière constitue une réalité paradoxale : défini par sa seule fonction de recueillir la prosternation du croyant, justifié par sa ressemblance avec le degré zéro de la surface (le sol), son incarnation matérielle est vile et dispensable. Mais le croyant revêt son tapis de prière personnel d’une telle valeur symbolique que celui-ci est à la fois in-achetable et in-jetable.

Le lieu d’une expérience de déplacement

40Que se passe-t-il sur ce tapis à la fois banal et singulier ?

41Certains lui accordent certes une fonction concrète de rappel à la prière. Maha compte une dizaine de tapis de prière chez elle : « à chaque étage, il y a deux ou trois tapis. Et c’est fait exprès pour se rappeler. Même si tu oublies, quand tu le vois tu te dis “ah il faut que je m’arrête”. Il faut que je fasse quelques prières ou ma prière ».

42Mourad démarre notre rencontre en me confiant qu’il n’est pas un fervent pratiquant et qu’il prie « par alternance, par périodes »10. Il confirme la fonction de rappel évoqué par Maha mais va plus loin en mentionnant que même dans les longues périodes où il ne prie pas (parfois plusieurs années), il a toujours au moins un tapis de prière chez lui, qui lui permet de rester connecté à la prière : « ça te donne une impression d’engagement, d'engagement à la foi. C’est même un plaisir, une fierté, une joie même : de te dire, tiens, j’ai mon tapis de prière qui m’accompagne ».

43De façon générale, les personnes que j’ai interrogées, même lorsqu’elles répondent à des questions concrètes sur l’objet matériel qu’est le tapis de prière, dépassent ce cadre pour évoquer ce qu’elles y vivent et ainsi livrer, incidemment, un récit de leur expérience intime du sacré.

44J’ai été frappé de les entendre faire le récit, avant même que je leur pose la question, de l’expérience d’un déplacement imaginaire : espace délimité de façon précise et géométrique, le tapis de prière permettrait, lorsque l’on franchit son périmètre, d’être ailleurs.

45Lorsque que je rencontre Touria pour la seconde fois pour l’interviewer, elle me précise que, pour elle, le سجود (sujūd) consiste à aller au plus bas de la terre « pour accéder à l’élévation la plus totale (…). Chaque être humain a en lui une capacité de déplacement, d'élévation, et les traditions et certains objets sont là pour nous aider ». Cette vision du tapis comme outil de déplacement, reviendra très souvent et finira par constituer le fil rouge des témoignages recueillis.

46Touria est la première à comparer le tapis de prière à « un tapis magique sur lequel on peut monter dans les cieux ». L’image du tapis volant reviendra par trois fois dans la bouche des personnes interrogées, de façon sérieuse ou distanciée.

47Maha commence tout de suite par évoquer cette fonction du tapis : « C’est un outil de voyage, et d’ailleurs on en rigole ou on en joue quand on est enfant, de ce tapis volant, mais en fin de compte pour moi ça ressemble à ça. Le tapis de prière c’est un tapis volant qui nous aide à voyager pendant quelques minutes ou quelques heures, d’un monde à un autre. (…) C’est comme si tu traverses l’au-delà, tu vides ton sac de soucis, de problèmes et tu reviens pour reprendre un autre sac et ainsi de suite. C’est un passeport, un outil de voyage. Une superficie sur laquelle je me pose pour voyager ».

48Noureddine, lui, prend au sérieux l’image du tapis volant, pour affirmer que la capacité du tapis à susciter un espace imaginaire est intrinsèque au tapis de prière, et pour la comparer à la capacité de l’art à susciter l’imaginaire. « Je crois que le tapis en tant qu’objet n’a jamais été dissocié dans sa conception de l’idée de voler. Et de créer un espace physique différent. L’idée de transport, de télé-transport, de voyage, de vol, ça fait partie de mon quotidien. Ça m’a toujours fasciné cette idée de voyager sans bouger. Cette idée de vivre deux situations, deux espaces, en même temps moi je l’expérimente dans la lecture. Je crois que lire – prier ne sont jamais dissociés. C’est de vivre dans un espace ailleurs. C’est ce besoin de voyager qui m’a gardé si proche de cette bibliothèque. C’est que ça nourrit en fait mon besoin d’être ailleurs. »11

49Cette comparaison entre l’expérience de la prière et celle de la lecture ou d’autres expériences esthétiques, réunies par un déplacement vers un ailleurs, est aussi formulée par Mourad : « C’est comme un livre. Un livre que tu écris, mais tu lis certaines choses aussi. Tu vas penser à des personnes, à des situations qu’avant de te prosterner tu savais pas que t’allais y penser. C’est de l’impro et c’est non répétitif. Ce n’est pas contrôlé ni avant, ni pendant, ni après. C’est un monologue que tu as envie de faire s’envoler. Qui trouvera peut-être une porte, une personne, une issue, une oreille ? Tu peux pas savoir. Tiens, c’est un peu comme le tapis volant, ça peut être comme un tapis volant. Qui fait voler tes pensées. Qui permet à tes pensées de sortir et de voyager : atteindre leur but, toucher leur but, leur raison d’être. »

50Si l’expérience du tapis de prière est d’imaginer être ailleurs, quel est cet ailleurs ?

51Les personnes interrogées évoquent soit des lieux physiques identifiés, soit des lieux imaginaires.

52Les lieux sacrés de l’Islam sont au premier rang des lieux géographiques avec lesquels on cherche à se connecter par l’intermédiaire du tapis de prière. Ainsi, Touria ramène un tapis de prière de chaque pays qu’elle considère comme saint – La Mecque bien sûr, mais aussi l’Irak, l’Égypte : « Pour moi, je ramène un bout de la cartographie sacrée du monde, matérialisée par un petit objet qui a l’avantage d’être léger, et très significatif. »

53La capacité du tapis à servir d’intermédiaire entre un ici et un ailleurs résulte de ses caractéristiques matérielles (l’objet est facilement transportable) et symboliques puisque c’est là où on se prosterne pour atteindre l’élévation – سجود (sujūd).

54Cette propriété est en partie inscrite dans l’iconographie même des tapis, dont la représentation concrète la plus fréquente est La Mecque, ce qui conduit le pratiquant à un rapport intime régulier avec la représentation de cet autre lieu : Noureddine me fait ainsi remarquer que tous les pratiquants, métaphoriquement, « posent tous les jours leur front sur un endroit si éloigné ».

55C’est ainsi que Mourad, prolongeant la description de l’expérience du tapis de prière, décrit le tapis comme « بيت الله (bait Allah), ce qui veut dire la maison de Dieu. Une petite mosquée personnelle. Ton tapis de prière tu le mets pas n’importe où, n’importe comment, tu le mets toujours en direction de La Mecque. En fait c’est un lieu saint éphémère. C’est une construction éphémère et que tu vas re.construire à la prochaine, à la prochaine, à la prochaine (prière), etc. ».

[Fig. 4] Performance aux Halles de Schaerbeek (détail), Bruxelles, Avril 2018.

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Soufianne TALI, 2018.

56Mais la capacité du tapis de prière à créer un rapport avec un autre lieu ne se limite pas aux lieux sacrés. Peut-être parce qu’il renvoie à une prière souvent accomplie dans l’espace du foyer, il permet aussi de se reconnecter avec un « chez soi ». C’est ainsi que Souleyma me raconte qu’à l’occasion d’un voyage récent en Europe, pendant lequel elle avait pris son tapis de prière avec elle, elle a été surprise du réconfort qu’il lui a apporté : elle dit avoir découvert, à l’étranger, à quel point son tapis de prière pouvait l’aider à se sentir chez elle : « j’ai voyagé y a pas longtemps en France une semaine. Et j’ai ramené avec moi le tapis. Et quand je prie je suis totalement au Maroc. En quelque sorte des moments de nostalgie ça vous donne. C’est comme un petit monde que vous déplacez là où vous êtes. »12

57Cette faculté du tapis à vous relier à un autre lieu, rattaché aux origines familiales ou aux lieux saints, peut s’exprimer dans le choix d’acheter un tapis de prière dans un lieu plutôt que dans un autre – et ce alors même que les pratiquants savent que le tapis est un objet industriel, fabriqué très loin de leur lieu de commercialisation. Ainsi, Adnane, après avoir commencé par me dire qu’il n’a aucun « attachement »13 avec un tapis de prière en particulier et que la fonction de celui-ci est uniquement pratique, se rend compte que tous les tapis de prière qu’il possède ont été achetés au Maroc, d’où ses parents ont émigré, et que chaque été, avant de rentrer en Belgique, ils en rachètent de nouveaux au Maroc. Et tente d’expliquer leur comportement : « moi même personnellement je ne les achète pas, mais mes parents ils ont jamais envie d’en acheter à Bruxelles. Pourtant on a l’habitude de passer dans la chaussée de Gand là où ils vendent tout ça. On les achètera jamais ici. Je sais pas pourquoi mais peut-être parce que ça vient vraiment de là et que ça a aussi une petite histoire derrière tout ça. Tu vois : que ça vient de là, ça vient du Maroc. Je pense que c’est vraiment ça. Ça vient pas de Bruxelles ça vient du Maroc, ça vient de chez nous ». La conscience du caractère indéniablement impersonnel et répliqué de l’objet industriel qu’est le tapis de prière n’affaiblit en rien la valeur symbolique qui conduit à vouloir l’acheter en un lieu significatif.

58Le caractère industriel de l’objet peut même faciliter cette identification du tapis de prière à un lieu saint avec lequel son rapport est très ténu : Noureddine parle ainsi du fait que les pèlerins qui vont à La Mecque rapportent systématiquement des tapis à offrir à leurs proches : « on amène un morceau de terrain, qui est un tissu pour évoquer ce voyage à Mecque ». Mais il ajoute que, en pratique, la plupart d’entre eux les achètent à leur retour, au grand souk de Casablanca, pour éviter de se charger. Et de fait ce sont effectivement les mêmes : même matière, même motif, même format. Cela leur permet d’avoir matériellement les attributs d’un tapis qui aurait été acheté à La Mecque ou en tout autre lieu, et la valeur symbolique d’un tapis acheté au cours du pèlerinage.

59Le tapis de prière peut aussi relier celui qui prie à un ailleurs qui, bien qu’ancré dans une expérience très concrète, n’est pas identifié à une localisation précise. Telle est l’expérience de Kamal, qui explique que, comme il avait pris, plus jeune, l’habitude de prier avec un ami de son village, en disposant son tapis de prière « dans le sens de largeur, pour le partager à deux »14, il continue aujourd’hui de disposer le tapis de la même façon, pour laisser une place imaginaire à son ami pour prier à ses côtés ; et ce d’autant plus que, comme les prières obéissent aux rythmes du soleil, son ami et lui, même s’ils ne sont pas aux mêmes endroits, prient en même temps du point de vue du soleil. Cette pratique dit beaucoup de la force de l’expérience ressentie sur le tapis : parce que cette expérience est à la fois intime, répétée et singulière, revenir sur le tapis permet de se relier à un ailleurs qui est aussi un autre homme, un ailleurs qui n’est pas localisé autrement que par la présence d’un autre homme qui effectue le même geste, et aussi de relier un moment présent et le souvenir des innombrables expériences déjà connues sur ce tapis.

60Celle ou celui qui prie sur son tapis de prière pourrait aussi se projeter dans un espace-temps imaginaire qui ne se rapporte pas à une expérience précisément identifiable. Naïma décrit cette expérience d’un monde imaginaire dans laquelle elle se retrouve non pas à chaque prière, mais à celle du soir pour laquelle elle prend plus de temps : la simple présence sur le tapis de prière ne suffit pas, des conditions tenant notamment au moment de la journée, à la disponibilité d’esprit, sont nécessaires pour ressentir cette expérience de déplacement. Quand je lui demande de me décrire ce monde imaginaire, je pense vraiment qu’elle va refuser, soit par pudeur ou par manque de mot. Mais elle le fait. Et elle décrit assez précisément : « J’imagine que je suis seule dans un monde qui est plein de neige, c’est ça. Il y des arbres. Je suis seule, y a pas des autres autour de moi. J’écoute seulement la voix qui est intérieure de moi (…). Le tapis de prière c’est pour porter quelque chose que tu n’as pas. Pour voir beaucoup de choses que tu ne vois pas. »15 Elle insiste particulièrement sur ces derniers points. Le monde imaginaire décrit présente plusieurs caractéristiques singulières : il est très éloigné de l’expérience quotidienne (Naïma vit dans l’environnement urbain de Marrakech), et il permet une solitude, une solitude dont l’intérêt est justifié par la possibilité de n’être vu de personne – et donc de s’y livrer sans jugement d’autrui.

61Chez plusieurs personnes rencontrées, le tapis semble bien offrir, par la césure symbolique qu’il instaure avec l’entourage de la personne qui prie, un degré d’intimité exceptionnel qui permet d’accéder à soi-même d’une façon qui n’est pas possible autrement.

62Maha mentionne que le tapis est un lieu de « confidence ». Elle me dit profiter de l’espace du tapis de prière pour parler, pour se confier au-delà des sourates rituelles obligatoires, et va presque jusqu’à assimiler le tapis de prière à une personne : « en fin de compte moi je veux pas dire que je me livre à un tapis, parce que c’est pas à lui que je dis les choses mais il est un passage pour absorber ou pour filtrer ce que je dis pour que Dieu l’entende, et effectivement c’est la première zone sonore qui reçoit les prières et qui les transmet ».

63Cette personnification du tapis en confident se retrouve chez Samia qui sous-entend que le tapis de prière, qu’elle partage, a entendu les secrets de tous les membres de son foyer. Ceux que personne d’autres n’a entendus : « Le tapis ira pas te répéter les secrets des uns et des autres. Mais au sein d’une même famille il en sait plus que les membres de la famille. Si on fait une métaphore, lui il est au courant de tout, du profond de chacun. »16

64Avec Zina, le tapis n’est plus seulement un lieu propice, il est aussi un interlocuteur imaginaire : « en fait mon tapis c’est mon psy. Je n’ai jamais été chez le psy mais j’imagine que ça se passe comme ça : tu parles, tu parles et personne te répond. »

65Dans les témoignages qui mentionnent le plus cette capacité du tapis de prière à isoler la personne qui prie du monde extérieur au point de lui permettre d’accéder à soi-même, cette finalité en vient à occulter la finalité religieuse. Zina finit par me dire : « je ne suis pas certaine de bien faire ma prière car je parle beaucoup, beaucoup de moi, et beaucoup en français (…). J’ai toujours eu un problème avec la prière, les devoirs d’un musulman, c’est pour ça que je m’y suis mise très tard. Mais je m’y suis mise parce que j’avais besoin, besoin de trouver un réconfort. Mais je n’ai jamais réussi à être cent pour cent avec Dieu. J’ai pas réussi, j’essaie, c’est pour ça que je prie, pour avoir cet instant vrai. J’essaie que rien ne m’atteigne ». L’expérience vécue sur le tapis peut même s’accompagner du doute sur sa croyance, Zina assortissant son témoignage d’un « si Dieu existe ».

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66J’ai été invité à restituer ma recherche lors de performances publiques aux Halles de Schaerbeek17. J’ai décidé de raconter chaque tapis. Il s’agissait d’un format très simple où le discours indirect prenait une place importante, et dans lequel je m’efforçais de reproduire, sans l’imiter, la parole de chaque donateur.

[Fig. 5] Performance aux Palais Bahia, Marrakech, Mai 2018.

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Thomas JEAN HENRI, 2018.

67Cette forme a été enrichie grâce à la promesse faite à Zina.

68En effet, entre le temps de notre rencontre et la restitution, je n’avais pas passé son tapis à l’eau comme elle me l’avait demandé, et j’ai décidé d’attendre la première confrontation publique pour le faire, et ainsi intégrer ma promesse à la présentation. Pour des questions formelles, je décidai même de généraliser ma promesse à tous les tapis de prière, que j’ai rincés un à un dans un bac avant de les accrocher. Ainsi, la superstition de Zina est devenue un rite scénique qui rythmait chaque présentation et augmentait l’importance accordée à chaque tapis de prière, re-sacralisant l’objet qui, sorti de son contexte, aurait pu paraître banal.

69La présentation s’étalait sur trois jours et chaque fois les câbles sur lesquels étaient étendus les tapis se remplissaient, pour former au final un mur de tapis de prière, qui regroupait ainsi symboliquement tous les donateurs.

70Peu de temps après, les Halles de Schaerbeek m’ont proposé d’adapter mon travail en installation18. Mohamed Morabiti avait déjà anticipé le potentiel d’une installation. Il me disait qu’il suffisait de suspendre un tapis à la verticale pour qu’il devienne une œuvre d’art (il ira même jusqu’à signer le tapis qu’il me donne, pour appuyer son propos). Il m’avertissait surtout de ne pas les disposer au sol, qu’il fallait les distinguer de leur fonction première et pouvoir les regarder comme des objets extérieurs. La solution que j‘ai finalement retenue est à la fois la plus simple et la plus visible, afin d’une part de ne pas altérer les tapis de prière, et d’autre part de laisser apparaître le projet documentaire : ne pas intervenir sur les tapis de prière, mais simplement les donner à voir et à entendre. Je les ai donc accrochés individuellement à des barres avec des pinces.

71Afin de partager le contenu des interviews, j’ai monté19 des capsules sonores constituées, pour chaque tapis, d’une sélection d’extraits (afin de retirer mes interventions et d’organiser la pensée de chacun sans la trahir. Le tout en construisant une dramaturgie globale qui se concentrait sur l’objet tapis de prière et son potentiel transitionnel). Un site internet20 reprend une photo de l’œuvre in situ, sur laquelle les visiteurs sont invités à cliquer sur un tapis de prière pour écouter les extraits de l’interview de son donateur. De la même manière que pour l’accrochage, il s’agissait que le médium de partage prenne le moins de place possible, que l’essentiel soit les tapis et les interviews.

72Au-delà de l’exposition, mettre à disposition gratuitement et facilement une partie de la recherche documentaire en une sorte de bibliothèque numérique du tapis de prière musulman me paraissait essentiel.

73Pour donner un nom à ces formes artistiques, j’ai longtemps hésité entre سجادة (Sajjādat), tapis de prière en arabe, et صلة (ṣilat), le lien, mentionné par Touria Ikbal en amont des recherches, ainsi que par certaines interviews : Mourad dit ainsi, en parlant des tapis de prière : « c’est un lien. C’est même une bouée – pas de sauvetage, mais une bouée. La jonction ». Or, cette notion de lien apparaît centrale dans le travail que j’ai mené : le lien qui lie les pratiquants à leur tapis de prières, le lien vertical que certains tentent d’établir avec Dieu, celui que l’objet permet d’établir à un autre lieu ou à une autre personne, le lien qu’il s’est créé entre tous ceux que j’ai interviewés et moi. Et les liens qui se tissent aussi dans les salles de théâtre ou d’exposition d’une part entre les donateurs et les visiteurs, puis entre les visiteurs eux-mêmes. J’ai finalement choisi les deux – l’un étant la conséquence de l’autre. Le mot Sajada, transcription usuelle de سجادة (Sajjādat) qui me semble plus juste que les mots « tapis de prière » ; et le mot « lien ». Sajada / le lien.

[Fig. 6] Performance aux Halles de Schaerbeek (détail), Bruxelles, Avril 2018.

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Soufianne TALI, 2018.

Notes

1 Il est aussi arrivé, dans deux cas, que la personne interviewée ne possédait pas ou plus de tapis de prière.

2 Entretien avec Zineb Drahmani (dite Zina), sans emploi fixe, réalisé le 17 avril 2018 à Paris. Zineb est née en à Bousselam en Kabylie et vit à Paris.

3 Entretien avec Touria Ikbal, écrivaine et traductrice spécialiste du soufisme, réalisé le 11 mars 2018 à Marrakech. Touria est née et vit à Marrakech.

4 Entretien avec Moulay Zaghloul, président de commune, réalisé le 28 mars 2018 à Tamesloht au Maroc. Moulay est née et vit à Tamesloht.

5 Entretien anonyme, réalisé le 3 avril 2018 à Bruxelles.

6 Entretien avec Samia Derriche, secrétaire d'administration dans un centre de rééducation neurologique, réalisé le 12 avril 2018 à Villepinte. Samia est née à Villepinte en banlieue parisienne, où elle vit aujourd’hui.

7 Entretien avec Mohamed Morabiti, artiste peintre et plasticien, réalisé le 2 mars 2018 à Bruxelles. Mohamed est né à Marrakech et vit à Tahannaout.

8 Entretien avec Maha Elmadi, directrice du Dar Bellarj – fondation pour la culture au Maroc, réalisé le 6 mars 2018 à Marrakech. Maha est née et vit à Marrakech.

9 Entretien avec Abdel-Aziz Bouyabrine (dit Aziz), responsable artistique et animateur au Dar Bellarj – fondation pour la culture au Maroc, réalisé le 14 février 2018 à Marrakech. Aziz est né à Marrakech, où il vit aujourd’hui.

10 Entretien avec Mourad Djellal, sans emploi, réalisé le 5 janvier 2018 à Tanger. Il est né à Villepinte, en banlieue parisienne, et vit aujourd'hui entre la France et le Maroc.

11 Entretien avec Noureddine Ezarraf, artiste et bibliothécaire, réalisé le 31 mars 2018 à Marrakech. Noureddine vit à Aghmat, au pied du Haut Atlas, où il est né.

12 Entretien avec Soulaima Laabili, étudiante en Master Économie de l'environnement et changement climatique à l'Université Cadi Ayyad de Marrakech, réalisé le 20 mars 2018 à Marrakech. Soulaima est né et vit à Marrakech.

13 Entretien avec Adnane Lamarti, danseur, comédien et metteur en scène, réalisé le 8 mai 2018 à Bruxelles. Adnane est né et vit à Bruxelles.

14 Entretien avec Kamal Narjis, clown, danseur et rappeur, réalisé le 18 mars 2018 à Marrakech. Kamal est né à Chefchaouen dans le Rif et vit dans la région de Marrakech-Safi, à Chichaoua.

15 Entretien avec Naïma Agourram, étudiante en Master Gouvernance de projets solidaires à l'Université Cadi Ayyad de Marrakech, réalisé le 17 février 2018 à Marrakech. Naima est née à Tighdouine et vit à Marrakech.

16 Entretien avec Samia Derriche, secrétaire d'administration dans un centre de rééducation neurologique, réalisé le 12 avril 2018 à Villepinte. Samia est née à Villepinte en banlieue parisienne, où elle vit aujourd’hui.

17 Centre culturel bruxellois.

18 L’installation sera reprise l’année suivante à la Bellone, maison culturelle et artistique à Bruxelles, lors des journées 4days4ideas.

19 Avec l’aide de Myriam Pruvot et Clément Papachristou.

20 www.sajadalelien.org.

Pour citer cet article

Salim Djaferi, « Le tapis de prière », L'ethnographie, 3-4 | 2020, mis en ligne le 26 octobre 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=652

Salim Djaferi

Artiste franco-algérien, Salim Djaferi a grandi en banlieue parisienne. Après un Master en Langues Étrangères Appliquées, il se consacre pleinement aux études artistiques et intègre le conservatoire royal de Liège en art dramatique (ESACT). Diplômé en 2015, il collabore depuis avec Clément Papachristou, Benoît Piret et Elena Doratioto, Adeline Rosenstein, etc. Sajada / le lien est son premier projet personnel.