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L'Ethnographie

L’effroyable ravissementPerformance artistique autour d’une sculpture de Śiva Bhairava

Géraldine-Nalini Margnac

Mars 2020

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.377

Résumés

Comment la sculpture de Śiva Bhairava, représentant le dieu de la danse dans l’une de ses formes terribles et destructrices, peut-elle interroger les enjeux de l’énergie dans sa relation au rythme, au temps, au corps et à l’espace ? Cette question a donné lieu à une performance artistique invitant le public du Musée national des arts asiatiques Guimet à une rencontre créative avec l’œuvre : le rasa raudra, ou le sentiment terrible, peut-il entraîner une forme de ravissement par l’entremêlement de détours esthétiques ?

How can the sculpture of Śiva Bhairava, representing the god of dance in one of its terrible and destructive forms, question the stakes of energy in its relationship to rhythm, time, body and space? This question gave rise to an artistic performance inviting the public of the Musée national des arts asiatiques Guimet to a creative encounter with the piece of art : the rasa raudra, or feeling of terrible, can it lead to a rapture through the interweaving of aesthetic detours?

Texte intégral

1Parmi les œuvres de la section indienne du Musée national des arts asiatiques Guimet, une sculpture en particulier m’a interpellée, donnant lieu à une performance artistique auprès du public de la Nuit des Musées1. Il s’agit de Śiva Bhairava, représentant le dieu de la danse dans l’une de ses formes terribles et destructrices. Peu connu du public occidental, qui se rappelle plus volontiers celle du Śiva Naṭarāja2, il n’en représente pas moins une part incontournable de la manifestation de Śiva dans les récits mythologiques hindous : l’aspect raudra, terrible, effroyable, lié à la colère et à la puissance. Or, ce rasa3, qui implique une énergie déployée, semble contenu dans la sculpture de roche, puissante, mais immobile.

2En tant qu’artiste de bharata-nāṭyam4, il m’a donc paru extrêmement stimulant de proposer au public une création de théâtre dansé indien. En effet, l’œuvre plastique risque d’être observée par des spectateurs statiques sans être « savourée » dans la dimension dynamique et puissante, voire effrayante, du raudra rasa, alors qu’elle contient en creux une saveur esthétique liée au déploiement et à l’énergie. À travers un art vivant indien, il semble possible de créer de nouvelles conditions d’appréhension de l’œuvre et de tisser ainsi une nouvelle relation avec la sculpture. Cependant, en offrant une mise en scène codifiée, basée elle-même sur des théories esthétiques complexes, un risque se dessine : celui d’éloigner le public de l’œuvre en déployant un contexte lié à son lointain pays d’origine. Comment l’inviter alors à une rencontre créative, s’il ne détient pas préalablement la connaissance des mythes et des codes classiques des arts de l’Inde ?

3Deux modes d’expression se sont rejoints pour une vivante propédeutique à la sculpture de pierre : le mode narratif tout d’abord, grâce aux récits mythologiques. Il m’a amené à comprendre l’iconographie de Śiva Bhairava comme mendiant, portant un crâne dans la main et des serpents et des crânes autour du cou. Ensuite, c’est l’expression des émotions qui m’a permis d’interroger le moyen de susciter un plaisir. Il s’agissait d’entraîner un effet, un ravissement chez un public occidental confronté à un personnage effroyable. Pour cela, j’ai choisi de créer un lien vivant avec le public à travers des conditions sensibles d’approche de l’œuvre : cette relation pourrait permettre, me semble-t-il, d’interroger les enjeux de l’énergie dans sa relation au rythme, au temps, au corps et à l’espace.

Fig.1 Performance (Géraldine Nalini) devant la sculpture de Bhairava, forme terrible de Śiva. (Karnataka, Inde, 13ème siècle, chloritoschiste. Musée Guimet, Paris)

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©Katia LEGERET, 2017

Une « pensée par la peau »

4Comment amener le public à être « touché » par une sculpture ? Lorsqu’elle est cassée comme le Śiva Bhairava, auquel il manque un bras et une main, comment créer le mouvement suggéré par une sculpture fragmentée ? Lorsque cette œuvre est issue d’une culture lointaine et ancienne, comment rencontrer une telle figure de l’altérité ?

5La performance artistique que je propose commence par une invitation à la posture : le sens du toucher, de la vue, sont convoqués, ainsi qu’une réflexion sur le corps, car chaque spectateur est invité à se toucher le crâne pour en sentir la forme. Loin de l’observation passive, les visiteurs présents poursuivent cette expérimentation en se massant le crâne par des gestes légers tout d’abord. Avec une main, puis l’autre, il s’agit ensuite d’interroger la résistance, la texture, la taille, la forme de son propre crâne. Par cette détente, l’idée est d’amener les personnes présentes à concentrer leur attention sur cette partie du corps, souvent source de tensions. Enfin, je les invite à poser la main gauche sur le dessus de la tête et à en épouser la forme. Je place ma main gauche devant moi, bien visible, et leur demande, en miroir, d’en faire autant et d’observer la forme de leur crâne représentée par le creux de leur main. Un temps est laissé pour la réflexion et pour l’imagination de chacun. Quant à moi, je songe alors à la taille dérisoire de mon crâne et à l’importance que l’on accorde à la tête dans la culture occidentale. Libre cours est donné aux pensées du public, aux résonances avec la sculpture qui se trouve derrière nous, dont nous reproduisons la posture. En recourant au sens du toucher, essentiel à la création plastique, et en suggérant aux personnes présentes de recourir au geste et au mouvement, je souhaite créer un lien vivant entre les acteurs présents : œuvre artistique, interprète, public.

6À quoi fait penser cette posture ? En ce qui me concerne, je me représente alors un mendiant. Mais il est vrai que je connais les récits concernant Śiva Bhairava demandant l’aumône avec un bol constitué du crâne de Brahmā, dieu de la connaissance suprême dans l’hindouisme5. Quelle que soit la figure évoquée, cette approche synesthésique permet d’associer un mode réflexif et un mode créatif, dès lors que le spectateur expérimente la posture, observe la sculpture et retrouve l’aboutissement de son geste dans la posture divine. De cette expérimentation peuvent émerger une attention, un suspens artistique et un horizon d’attente. Tandis que les œuvres muséales sont souvent accompagnées d’une somme de recherches documentaires, il s’agit d’inspirer cette fois une curiosité par le connu, par l’observation de fragments de notre propre corps. Véritable « pensée par la peau », pour reprendre les termes de Bernard Müller6, le mode réflexif reflète le mode créatif et le geste permet ainsi de conduire, comme par un glissement métonymique, à la geste du dieu.

Délimitation de l’espace

Dimitaka dimitaka dimitaka dimitaka Dimitaka dimitaka dimitaka dimitaka
Talângu tôm . . /

Dimitaka dimitaka dimitaka dimitaka Dimitaka dimitaka dimitaka dimitaka
Talângu tôm . . /

Dimitaka dimitaka dimitaka dimitaka Dimitaka dimitaka dimitaka dimitaka
Talângu tôm . . /7

7Tandis que Nancy Boissel Cormier m’accompagne en énonçant ces syllabes rythmiques dans un tempo enlevé8, la performance dansée commence par une entrée rapide avec des frappés vigoureux enchaînés selon des lignes transversales et des bonds puissants. L’espace scénique, ainsi délimité par les déplacements, suggère une dimension extra-ordinaire. En effet, les mouvements vifs résonnent, d’autant plus que l’actrice-danseuse porte des grelots de cheville. L’aspect visuel du mouvement est accentué par les déplacements du son, grâce aux frappés de pieds et aux grelots. La propédeutique vise certes à créer un parcours entre les deux œuvres indiennes, la sculpture et la forme jouée et dansée, inséparables de leur contexte d’origine, attirant l’attention par son déploiement spectaculaire. Mais elle pourrait aussi, grâce à une proposition kinesthésique mettant en jeu les sens de l’ouïe et de la vue, créer un langage universel. Le rythme « parle » au public, quelle que soit sa culture d’origine, d’autant plus qu’il précède ici le récit. En initiant les conditions sensibles d’approche de l’œuvre, la performance laisse ensuite la place au texte et à différentes énergies du mouvement.

Corps et corpus

8En amont de la performance, la première phase de mon travail concernait l’interprétation iconographique : pourquoi cette figure de pierre se dresse-t-elle, belle et terrible, menaçante ? Quels événements ont pu entraîner cette attitude, cette posture semblant défier celui qui le regarde ? Que tenait la main manquante de la statue ? La sculpture ne peut répondre à ces questions dans la mesure où elle ne montre qu’un instant ou qu’une étape de l’histoire de Śiva Bhairava. C’est la tradition écrite et orale, extrêmement vivante en Inde, qui permet d’en comprendre les détails et le déroulement.

9Dans le processus de création du bharata-nāṭyam, à l’instar de la sculpture fixant « des dieux le geste suspendu9 », la·le chorégraphe se base sur des textes narratifs ou poétiques. Les mots du texte se déploient alors dans une spectaculaire mise en scène. Les paroles chantées, la musique et le corps de l’actrice-danseuse (ou de l’acteur-danseur) en développent ou en suggèrent le sens, rendant le sujet du récit émouvant et vivant. Or il est intéressant de souligner que Śiva Bhairava est très peu représenté dans le répertoire classique indien de théâtre et de danse10, tandis qu’il occupe une place importante dans celui de la littérature écrite et chantée.

10Pour comprendre ce que représente la figure sculptée, pour nourrir le travail de mise en scène et de chorégraphie, j’ai donc tout d’abord collecté des textes évoquant Śiva Bhairava : ceux-ci se sont ajoutés à l’image de bronze et m’ont permis de choisir des éléments scéniques à privilégier, à montrer et à suggérer. Parmi les nombreux récits évoquant la transformation de Śiva en sa forme terrible Bhairava, j’en ai retenu deux en particulier. Le premier, issu du Śiva-Mahā-Purāṇa, se présente sous la forme de paragraphes descriptifs et poétiques, souvent chantés. Très célèbre, il développe l’épisode où Śiva se métamorphose pour punir le mensonge de Brahmā : les extraits suivants ont été dits en français, pendant que je jouais / dansais selon les codes du bharata-nāṭyam en développant certains passages :

Un jour, un conflit éclata entre Brahmā, le dieu créateur et Viṣṇu, le dieu protecteur, car chacun revendiquait sa supériorité. Tandis que le combat s’intensifiait, un pilier de feu se dressa entre eux. Brahmā et Viṣṇu furent très surpris de voir un si grand pilier, car il atteignait le ciel et pénétrait au plus profond de la terre. Viṣṇu se transforma en sanglier, afin de le parcourir et de découvrir sa base tandis que Brahma se changea en cygne pour tenter d’en trouver l’extrémité céleste. Voyant ces vaines tentatives, Śiva, qui s’était manifesté à travers le liṅgaṃ de feu, esquissa un sourire : aucun des dieux ne pouvait atteindre les extrémités du pilier sans début ni fin !

Quand Brahmā rejoignit Viṣṇu, il décida pourtant de duper son adversaire, en affirmant qu’il avait vu l’extrémité supérieure du pilier. Entendant ce mensonge, Śiva ouvrit son troisième œil, d’où jaillit Śiva Bhairava, forme terrible et manifestation de sa colère.11

11Plusieurs techniques de jeu sont mises en œuvre pour conclure cette séquence : la manifestation de Śiva Bhairava est suggérée à travers un rythme effréné marqué par des frappes de pieds. Simultanément, le surgissement est suggéré par la main droite en tripataka mudrā, qui dessine une ligne oblique marquée par des tremblements du poignet. Ce mouvement suggère parfois la destruction ; ici, il met en scène la création d’une forme destructrice à partir du troisième œil de Śiva. En effet, ce mouvement part du front, précisément de l’ ājñā cakra12 situé entre les deux sourcils, communément appelé « troisième œil ». La localisation de ce point est visible par le public grâce au point rouge dessiné sur le front de toute actrice-danseuse de bharata-nāṭyam13. L’intensité de ce surgissement est accentuée par le regard, qui exprime la fureur. De fait, ce passage met en jeu les quatre techniques d’expression ou abhinaya. Selon le Nāṭya-Śāstra14, traité majeur de théâtre et de danse, elles se déclinent en quatre modes d’expression symboliques : vācika-abhinaya qui associe la parole à la mélodie, āhārya-abhinaya qui recouvre les bijoux et ornements, comme la marque sur le front et le sari qui amplifie l’effet des mouvements, āṅgika-abhinaya qui concerne les mouvements du corps, déplacements, mouvements, frappes, gestes des mains. Enfin, le sāttvika-abhinaya est le mode d’expression des sentiments. Ici, c’est notamment grâce à l’intensité du regard qu’il est donné à voir. Le sāttvika-abhinaya, explique Tara Michaël, est « la représentation des “sentiments prédominants”, de leurs causes et de leurs effets15 » : grâce à l’ensemble des techniques évoquées, le but de l’interprète de bharata-nāṭyam est de produire le rasa, ou « saveur esthétique16 ».

12Le mot rasa, dérivé de la racine sanscrite ras-, signifiant « goûter, savourer », désigne « ce qui est savouré » et implique une perception empreinte d’un certain délice. Ce plaisir résulte en fait d’une véritable combinaison des différents bhāva ou « états d’âme », « de même que [le jus] la saveur est produite par un mélange d’épices variées, de légumes et d’autres ingrédients différents17 ». Dans son ouvrage sur La Rhétorique sanscrite, Paul Régnaud évoquait la figure poétique au cœur de la notion de rasa, « métaphore semblable à celle sur laquelle est fondé le sens moral de notre mot « goût18 ». Cette figure de style permet de décrire une notion par analogie et de créer ainsi un rapprochement entre deux états : un état physiologique - le sens gustatif - et un état d’âme. Comparé et comparant se reflètent en miroir grâce à plusieurs points communs : la combinaison d’ingrédients différents et complémentaires, et la conséquence d’un mélange réussi, le plaisir. De plus, comme dans la poésie, l’auteur sollicite ainsi le lecteur ou l’auditeur afin qu’il ait part au dévoilement du mystère. Quant à la notion de combinaison des différents états, on comprend qu’elle est censée devenir subtil mélange, ouvrant la voie à une expérience esthétique de plaisir. Mais pas seulement. Grâce à cette figure poétique, il est clair que les sens sont sollicités, mais ils évoquent aussi en résonance un état de plaisir plus profond, plus vaste, plus intérieur. Le plaisir des sens suppose aussi la joie de l’âme.

13Or l’art de l’abhinaya, qui signifie étymologiquement « porter vers », semble permettre d’amener « une composition poétique “vers” les spectateurs19 ». Le corps joue un rôle important dans ce mouvement, et le regard n’en est pas moins important si l’on souhaite susciter le plaisir du rasa chez les spectateurs, comme le souligne un autre traité majeur du théâtre dansé, l’Abhinaya-Darpana20 : Là où va la main va le regard, là où va le regard va l’esprit. Là où va l’esprit surgit le bhāva [ou « état d’âme »]. Là où s’intensifie le bhāva, jaillit le rasa21 ».

14Les éléments qui permettraient une telle combinaison sont décrits dans le Nāṭyaśāstra selon trois catégories : les vibhāva, (états déterminants ou causes), les anubhāva (états conséquents ou effets) et les sañcāri bhāva (états transitoires). Ainsi, dans la séquence où Śiva Bhairava surgit, le raudra rasa s’exprime à travers la fureur. Le récit mythologique permet de comprendre la cause de son courroux (le sentiment prédominant de la colère, ou krodha) car Śiva est choqué par le mensonge (l’état déterminant de l’anrtavacana) de Brahmā. Sa réaction se traduit par des manifestations physiques comme le frémissement, la large ouverture des paupières, la dilatation des ailes du nez, l’accélération de la respiration et par l’état transitoire de la colère et de l’enthousiasme énergique. C’est que dans le bharata-nāṭyam, l’interprète « n’est pas seulement celui qui obéit aux pulsions internes de son être à l’écoute d’un son, celui qui doit assimiler une technique pour transmettre un répertoire, il est aussi celui qui fait vivre l’univers dans ses manifestations multiples et éternellement changeantes, le rendant perceptible par les sens au spectateur attentif et émerveillé22 ».

15Afin d’appréhender l’impressionnante manifestation de la figure divine, la performance se poursuit par une nouvelle série de danse pure23 avec de nouveaux jati dynamiques. Tandis que les syllabes rythmiques de l’entrée étaient inspirées par un Tāṇḍava, pièce dynamique montrant la danse de Śiva Naṭarāja, cette fois, les syllabes sont issues d’une pièce mettant en scène Kālī, déesse de la destruction :

Taka takita / Taka takita / Taka takita / Taka takita /
Taka takita / Taka takita / Taka takita / Taka takita /Taka takita /
Tadinginatom / tadinginatom /tadinginatom /

Tat. dîmta / tâ tâ . / taka dîmta / tâ tâ. /
Taka dîmta / tâ tâ. / Tat. dîm ta/ tâ tâ. /

Taka takita / dikir takita / dikir takita / tarikita tôm. /
Taka takita / dikir takita / dikir takita /
tarikita tôm. /

Taka dîmta / taka dîmta / taka dîmta / tâ tâ. /
Tat. dîmta / tat. dîmta / tat dîmta / tâ tâ. /
Tat. dîmta / ta., dîmta / tat dîmta / tâ tâ. /Tat. dîmta / tâ tâ. / taka dîmta / tâ tâ. /
Tadinginatom / tadinginatom /tadinginatom/ Tâ … /
24

16S’inspirer d’une pièce sur une déesse pour représenter la figure divine, virile, de Śiva Bhairava peut paraître paradoxal. Mais l’énergie destructrice anime aussi bien la forme masculine que la forme féminine dans les récits mythologiques. Kālī, elle aussi, est investie du pouvoir de la destruction et incarne alors le raudra rasa. De plus, ce choix m’a été inspiré par un détail de la sculpture du musée Guimet : Bhairava porte un collier de crânes, « ornement » que l’iconographie associe également à Kālī la terrible. Filant la métaphore de la violence et de la décollation, le collier macabre du dieu rappelle le crâne dans sa main gauche : celui de Brahmā, ou du moins de l’une de ses têtes, comme le raconte la suite du récit, énoncé alors à haute voix et joué/dansé :

Śiva Bhairava leva son arme et épargna la vie de Brahmā, mais lui coupa l’une de ses cinq têtes. Tous les dieux étaient émus, et si Śiva avait réagi avec colère, il n’en était pas moins coupable d’avoir agressé le dieu créateur. Pour expier cette faute, Śiva Bhairava fut condamné à errer, accompagné d’un chien, demandant l’obole dans le crâne de la cinquième tête de Brahmā, qui restait collée à sa main25.

17Ce second texte, essentiellement descriptif, est librement adapté en français d’extraits du Kālabhairava Aśtakam composé par le poète tamoul Adi Śankara. Plutôt qu’une « traduction », la mise en scène propose alors une transmission par le geste et le son. Il poursuit la description du corps divin, dans un rythme plus apaisé, où les actions passent au second plan :

Le poète chante les louanges de Śiva Bhairava, qui porte le collier de serpents, la guirlande de crânes, et les directions comme vêtements. Ses pieds sont ornés par l’éclat des pierres précieuses de ses sandales. Lui qui resplendit comme des millions de soleils, le dieu aux trois yeux de lotus, sans limites. Il brandit l’arme acérée et le châtiment dans ses mains.

18À ce moment de la performance, les lignes se concentrent et je ne parcours plus l’espace. Ce changement crée alors un contraste, comme pour atténuer la violence des actes et de la culpabilité évoquée auparavant. Le regard du public peut embrasser une figure centrale, tournant sur elle-même lentement, comme une statue dont on peut faire le tour. Ce choix de recentrement dans l’espace rappelle la sculpture du musée, dont on peut faire le tour pour en admirer les détails sous tous les angles. Mais il évoque aussi la circumambulation du fidèle dans le temple autour de la statue de la divinité. Tournant imperceptiblement, je montre les attributs de Bhairava à l’aide des hasta mudrā, les signes des mains qui prennent l’aspect des serpents, de la guirlande, des vêtements devenant des lignes de fuite, et ainsi de suite. Les mouvements ne marquent aucune pause, passant d’un élément à un autre : tout comme la sculpture présente une figure omnipotente aux quatre bras détenant la flamme, le damaru26 et le crâne, il s’agit dans la performance de suggérer le rayonnement infini d’un personnage divin, mystérieux et puissant. La violence résonne encore, mais elle est contenue dans la posture, à la fois concentrée et en irradiation. C’est pourquoi j’ai choisi pour les deux derniers extraits le vers évoquant le soleil et ses mains : on retrouve l’ambivalence d’une figure à la fois inquiétante, puissante et belle. Là où un discours historique et didactique n’apporterait qu’un commentaire de l’œuvre, l’expérimentation esthétique propose une médiation transculturelle amenant le public à ressentir l’émotion esthétique au cœur de la création artistique classique indienne et à s’interroger sur ce qui l’entoure.

19Par la lente rotation dansée et ancrée dans le sol, s’offre l’image d’une stabilité mobile qui suggère l’apaisement. Le visage sourit, comme celui de la sculpture. La main droite se place en abhaya mudrā, geste rassurant qui induit l’absence de crainte. Le public peut oublier le temps de la performance ses préoccupations quotidiennes et être emporté dans la sphère mystérieuse de l’art et des symboles. Le retour à la posture de départ, avec la main gauche devant soi et le récit qui vient d’être déployé, invite à une appréhension cyclique du temps : tandis que la première posture conduisait chaque spectateur à réfléchir à des éléments de son quotidien, sa tête et sa main, l’ultime posture crée une résonance reliant notre univers à l’univers extra-quotidien.

20À travers de nouvelles conditions sensibles d’appréhension de l’œuvre, et grâce à un effet de détachement du quotidien, la performance artistique joue avec les émotions esthétiques. Celles du Śiva Bhairava, terreur et beauté, se déploient grâce à la dimension spectaculaire et à l’imaginaire du public, au risque de l’amener à goûter la « saveur » de l’œuvre sculpturale dans un effroyable ravissement.

Notes

1 Il s’agit d’un projet Labex-H2 : « La Performance théâtrale au musée : une nouvelle médiation transculturelle », mené dans le cadre de La Nuit des Musées au musée Guimet à Paris en mai 2016.

2 Cf. l’article de Nancy Boissel Cormier sur la performance artistique menée devant une sculpture de Śiva Naṭarāja in Créons au musée, dir. Katia Légeret, Geuthner, Paris, 2019.. La figure de Śiva Naṭarāja (« roi de la danse » au sens littéral) est par ailleurs célèbre pour l’intérêt que lui manifesta Auguste Rodin, comme le souligne l’ouvrage collectif dirigé par Katia Légeret, Rodin et la danse de Ҫiva, Presses Universitaires de Vincennes, 2014.

3 Le rasa est un terme clé de l’esthétique indienne, que l’on pourrait gloser ici par « émotion esthétique » savourée par le spectateur. On compte neuf rasa, décrits dans le Nāṭyaśāstra puis dans de multiples traités d’esthétique, dont celui-ci : le raudra rasa.

4 Le bharata-nāṭyam est l’un des styles classiques de théâtre dansé originaires du Sud de l’Inde. Sa forme actuelle est l’aboutissement de plusieurs formes anciennes, pratiquées autrefois à la cour et dans les temples, puis remplacées par plusieurs styles « classiques » ainsi désignés au cours du XXe siècle.

5 On trouve différentes versions de ce récit dans la tradition orale et dans plusieurs Purāna notamment : Matsya, Vāmana, Kūrma et celui que nous citons plus loin : Śiva Māha Purāna.

6 D’après la communication de Bernard Müller, chercheur (IRIS Paris et l’Institut für Ethnologie zu Leipzig), lors du colloque « Danse, théâtre et performance artistique au musée. La construction d'un savoir interdisciplinaire », le 4 mai 2016, à l’université Paris 8.

7 Ce jati constitue une combinaison de syllabes mnémoniques. La disposition permet de voir à la fois le déroulé rythmique et le phrasé que suit l’actrice-danseuse. Elle tient compte des règles de notation de musique carnatique transmises par mes maîtres, que l’on retrouve dans ses grandes lignes également dans des ouvrages comme : PANCHAPAKESA IYER A. S., Gānāmrutha Bōdhini, Chennai, Gānāmrutha Prachuram, 2006 ; CLINQUART Isabelle, Musique d’Inde du Sud. Petit traité de musique carnatique, Arles, Cité de la musique / Actes Sud, « Musiques du monde », 2001. Chaque mesure se termine par une barre oblique ( / ). Dans ce jati, une mesure comporte cinq temps (kanda jāti). Chaque temps est subdivisé en quatre unités de temps (catusra gati) correspondant chacune à une syllabe ou à une pause (marquée ici par un point). Enfin, les majuscules indiquent les temps forts soulignés à la voix par Nancy Boissel Cormier.

8 Ces syllabes mnémoniques sont utilisées pour l’actrice-danseuse (ou l’acteur-danseur), mais aussi pour le percussionniste : elles donnent à l’un·e des indications de rythme et de vitesse, et à l’autre, le type de sons à produire. Dans le contexte de cette performance, elles doivent être prononcées à la « troisième vitesse » (druta laya), c’est-à-dire selon le tempo traditionnellement le plus rapide.

9 Nous reprenons ici les termes de Rita Régnier dans le titre de son ouvrage sur la statuaire indienne du sud de l’Inde : REGNIER Rita, Des dieux le geste suspendu… l’art du bronze dans l’Inde dravidienne, Paris, Findakly, 1996.

10 Les pièces classiques indiennes suivent les règles de l’art du nāṭya, terme qui signifie « théâtre » et « danse ».

11 Ce texte est le résultat d’une adaptation personnelle à partir de transcriptions du sanskrit et de traductions en anglais du texte initial : VYĀSA Kṛṣṇadvaipāyana (attribué à), Śrī Śivamahāpurāṇa : samāhātmyam, Kāśī (Bénarès), Inde, Rāmatejasāstrī Pāṇḍeya, « Paṇṭita Pustakālaya », 1963.

12 Ce cakra correspond à l’un des principaux centres d’énergie du yoga. De plus, chacun vient se placer à l’endroit d’un cakra : à l’instar du yogi, l’acteur-danseur réunit ainsi les différents points d’énergie représentant eux-mêmes les sept mondes.

13 Un élément ornemental vient se placer sur chaque cakra : outre les ceintures et les colliers, l’actrice-danseuse porte également une parure de tête. Sur le front, elle appose le bindi ou tilaka, marque qui orne le front représentant « l’œil de la connaissance ». Elle est généralement faite avec de la poudre rouge ou un élément brillant, d’après : FREDERIC Louis, Dictionnaire de la civilisation indienne, Paris, Robert Laffont, 1987, p. 1069.

14 Le texte du Nāṭyaśāstra ou « enseignement de l’art dramatique » est considéré comme un cinquième Veda par son auteur légendaire et nombre de ses exégètes. La figure mythique de Bharata Muni, qui se présente comme son auteur, revendiquait des origines sacrées et divines : il explique en effet qu’il en aurait reçu l’enseignement directement de Brahmā, le dieu créateur. Composé entre 500 avant notre ère et le second siècle, il développe différents aspects théoriques et pratiques de l’art dramatique indien, à travers trente-six chapitres. Ceux-ci racontent les origines mythologiques du théâtre et de la danse, proposent aux acteurs-danseurs et au metteur en scène codes et conseils, et abordent aussi les règles de la musique, de la prosodie, de la grammaire et de la rhétorique, le lien entre acteurs et spectateurs, la scène, les rites à respecter : BHARATA MUNI (attribué à), Nāṭyaśāstra, Manomohan Gosh (trad.), Varanasi, Chowkhamba Sanskrit Series Office, 2012.

15 MICHAËL Tara, The Symbolic Gestures according to the Abhinaya-Darpana, Béatrice Leclerc (trad.), Paris, Sémaphore, 1985, p. XI.

16 Voir note 3.

17 BHARATA MUNI, Nāṭyaśāstra, VI., 31, p.105. Traduction personnelle.

18 REGNAUD Paul, La Rhétorique sanscrite, Paris, Ernest Leroux, 1884, p.267.

19 MICHAËL Tara, Op. cit., p. XI : « Ce mot est composé du préverbe abhi : “vers”, et de la racine  : “transporter, conduire, guider” ».

20 L’Abhinaya-Darpana ou « Miroir de l’expression » est attribué à Nandikeśvara. Considéré comme antérieur au VIe siècle (d’après Tara Michaël, Op. cit., p. XXXII), il est composé d’environ 300 paragraphes ou śloka. Il énumère les techniques d’expression à mettre en œuvre dans l’art du nāṭya (théâtre dansé) et sert de référence pour les artistes de nombreux styles encore de nos jours.

21 NANDIKEŚVARA (attribué à), Abhinayadarpanam, Manomohan Ghosh (trad.), Calcutta, Firma K.L.Mukhopadhyay, 1957, p. 46.

22 SALVINI Milena, Préface, in Éliane BERANGER, À la rencontre des danses de l’Inde, Paris, Ailleurs Connaître, p.3.

23 La « danse pure », ou nṛtta, désigne un moment de danse non-narrative. Les jati constituent des séquences d’enchaînements de nṛtta dans le déroulement d’une pièce de théâtre dansé. Ils permettent aux spectateurs d’alterner des parties expressives et des parties purement techniques.

24 Le passage en vitesse très rapide est souligné. Pour les codes de notation, voir note 7.

25 Kālabhairava Aśtakam est un chant dévotionnel de huit strophes attribué à Adi Śankara. Nous ne connaissons pas à ce jour de version publiée : mon travail s’est appuyé sur une découverte du texte par transmission orale. Il est cependant possible de trouver des versions enregistrées : ici ou sur ici par exemple.

26 Il s’agit du tambour qui marque le rythme cosmique également détenu par Śiva Naṭarāja.

Pour citer cet article

Géraldine-Nalini Margnac, « L’effroyable ravissementPerformance artistique autour d’une sculpture de Śiva Bhairava », L'ethnographie, 2 | 2020, mis en ligne le 20 mars 2020, consulté le 20 avril 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=377

Géraldine-Nalini Margnac

Doctorante EDESTA Paris 8, enseignante et artiste de bharata-nāṭyam. Ses publications portent sur la création artistique dans ce style de théâtre dansé (Inde du Sud) et sa thèse porte sur Devī ou les figures du féminin dans la poétique du bharata-nāṭyam contemporain.