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L'Ethnographie

Danser la sculpture

La Divinité à l’arbre exposée au musée national des arts asiatiques (MNAAG)1

Dancing the sculpture La Divinité à l’arbre exhibited at the Asian arts national museum (MNAAG-musée GUIMET)

Karine Leblanc

Mars 2020

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.280

Résumés

Dans la pensée esthétique de l’Inde, tous les arts visent de concert la délectation du rasa par le spectateur sensible, le sahṛdaya. Le rasa, littéralement le jus ou la saveur, recouvre les deux notions que sont « l’artistique », qui fait référence à l’acte de production, et « l’esthétique », qui renvoie à la perception d’une œuvre. L’odissi, théâtre dansé de l’est de l’Inde, transmet le rasa à travers des mécanismes complexes qui font abondamment référence aux sculptures des temples indiens. Les postures immortalisées dans la pierre constituent ce qui est admis comme la « grammaire » de l’odissi. Elles participent d’une vision idéalisée de la beauté et le théâtre dansé en offre des animations subtiles, savourées par le connaisseur. Cet article prend l’exemple concret de « La Divinité à l’arbre », une sculpture indienne exposée au musée des arts asiatiques Guimet. Il en propose l’étude de mises en mouvements possibles dans le style odissi, tout en mettant en avant les procédés qui tendent à l’élaboration du rasa.

In the Aesthetic Indian school of thought, all the arts aim together at the delectation of rasa by the sensitive spectator, the sahṛdaya. Rasa, literaly juice or savour, covers both the notions of « artistic », alluding to the act of production, and « aesthetic », the perception of a work of art. Odissi, a danced theatre from the east of India conveys rasa though complex mechanisms which abundantly refer to the sculptures of Indian temples. Postures immortalized in stone constitute what is said to be the « grammar » of odissi. They are part of an idealized vision of beauty and the danced theatre turns them into subtle animations, enjoyed by the connoisseur. This article takes the tangible example of « La Divinité à l’arbre », an Indian sculpture exhibited at the Asian arts national museum Guimet. It analyses its possible animations in the odissi style, while underlining the techniques leading to the elaboration of rasa.

Index

Mots-clés : Théâtre, Danse, Rasa, Odissi, Sculptures

Keywords : Rasa, Odissi, Sculptures, Theatre, Dance

Texte intégral

[Fig. 1] Buste féminin adossé à un rinceau, musée national des arts asiatiques-Guimet

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© Katia LÉGERET, 2017

1Dans son livre Odissi, an Indian Classical Dance Form, Pryambada Mohanty nous dit que « [l]a danse a toujours été un motif important dans la sculpture ornementale des temples hindous et elle est aussi témoin de la tradition de la danse de l'époque2 ». En effet, en prenant pour sujet d'étude le temple du Soleil à Konarak, nous montrions le 4 mai 2016 à l'université Paris 83 que ces deux arts que sont la sculpture et la danse se complètent pour au moins deux raisons. D’une part, ils se représentent l'un l'autre et opèrent entre eux des allers et retours permanents : les temples-musées représentent des danseuses célestes et la danse réutilise ses motifs et les anime. D’autre part, les temples-musées sont à la base de la reconstruction de la danse Odissi et ils continuent d'être exploités à des fins tout à la fois artistiques et politiques dans l'évolution et la légitimation de la danse. Nous proposions donc d'introduire des représentations dansées au sein même du temple-musée, ou du musée qui exposerait des sculptures rappelant la danse. C'est le cas de La Divinité à l'Arbre, qui représente une jeune fille appuyée à un rinceau. Le site internet du musée Guimet4 nous en donne cette description :

[l]e traitement naturaliste du corps, la rondeur des formes, la pureté et la grâce font de cette sculpture, une œuvre pleine de charme qui était destinée à orner les parois des sanctuaires couverts d’une multitude de déesses secondaires : les devatâ qui charment les dieux par leur présence, et de « femmes à l’arbre » : les shâlabhanjikâ, symbole de fécondité.

2En plus des formes agréables de la sculpture, il nous semble que celle-ci est également plaisante grâce au mouvement latent qu'elle suggère car certes, elle est en position d'attente, mais son buste est décalé sur le côté et sa tête est légèrement penchée. Même si la Divinité à l'Arbre n'est pas une sculpture provenant de l'Orissa, en la contemplant on ne peut s'empêcher de penser à deux des positions fondamentales de la danse Odissi : l'abhangi et le tribhangi, que nous animons devant la sculpture au moyen de présentations dansées d’extraits de pièces du répertoire Odissi. Ainsi, nous mettons en regard différentes disciplines artistiques et sommes donc très proche de la conception indienne des arts qui veut que ces derniers ne soient pas strictement séparés les uns des autres mais au contraire, faits pour agir de concert. Comme le déclare le dramaturge indien H.S. Shiva Prakash : « Il n’y a pas de théâtre sans poésie, et tous les arts sont destinés à être réunis sur une scène par un même désir : susciter la saveur du rasa, l’expérience esthétique5 ». Une définition élaborée du rasa veut que

l’émotion esthétique consiste dans la « saveur », le rasa, qui est un sentiment intérieur provoqué de l’extérieur par le poème, grâce à l’illumination (pratibhā) des vāsanā, marques laissées dans l’individualité psychique par des actes antérieurs. Elle exige donc le génie du poète mais aussi une attitude préétablie du lecteur ou auditeur qui doit être sahṛdaya, « pourvu de cœur ». Le rasa suppose aussi pour trouver sa résonnance dans le sujet, un état stable qui répond à une construction psychique (sanskāra) par organisation des vāsanā. L’état émotionnel (bhāva) dans lequel s’appréhende le rasa est réalisé par un acte psychologique de création (bhāvanā) et grâce à des déterminants (vibhāsa) tels que les héros, le lieu de l’action dramatique, etc., grâce aussi à des manifestations d’états émotionnels accessoires (anubhāva) tels qu’œillades et autres manifestations significatives.6

3Cette définition montre que d’une part ce qui s’entend par poésie dans les arts indiens c’est en fait la somme des arts représentés sur scène et que d’autre part, le mécanisme du rasa est un ensemble de rouages nombreux et subtils.

4Dans notre contexte de conférence dansée au musée Guimet, la question qui sous-tend notre intervention est : comment la contemplation de la Divinité à l’arbre suscite-t-elle la savouration du rasa, et comment la transmission du rasa peut-elle s’envisager à travers nos moments joués et dansés devant un public de néophytes du théâtre dansé Odissi ? Nous nous interrogerons dans un premier temps sur la vision idéalisée de la femme ou de la danseuse que projette la Divinité à l’arbre, puis nous verrons comment sa mise en mouvement à travers les abhangi et les tribhangi typiques de l’Odissi dans les diverses pièces du répertoire participe de la délectation du rasa.

Vision de la danseuse

5Les sculptures des danseuses célestes sur les murs de très nombreux temples en Inde partagent des caractéristiques communes. Elles peuvent corroborer cette idée d'une danse « pan-indienne » qui aurait existé dans un passé assez reculé et dont les temples seraient la mémoire. Que l'on soit favorable ou pas à cette théorie, les ressemblances entre les sculptures font que des descriptions sont transposables d'une représentation à l'autre. Ainsi, la description que fait Direndranath Patnaik des statues qui ornent le temple de Konarak est-elle aussi appropriée à la Divinité à l'Arbre :

[les] formes robustes [des musiciennes], les ornements typiques et les poses qu'elles prennent dénotent le style particulier de l'époque. On pense généralement que d'aussi belles visions ont pu être réalisées seulement avec le concours de modèles et que très probablement, ce sont les devadasis du temple qui ont joué ce rôle.7

6Les Devadasis, ou Maharis, étaient les femmes qui étaient chargées d'une partie du culte dans les temples. Elles avaient en outre pour mission de danser pour la divinité à laquelle elles étaient d'ailleurs mariées. Par extension, on pourrait dire que les Maharis étaient les représentantes des Apsaras, les danseuses divines, dans le temple. Figées dans les statues, elles sont en fait les Nayikas, les danseuses parfaites et idéalisées, car l'une des qualités principales pour être une Mahari était la beauté. À ce sujet les canons étaient extrêmement précis, comme l'atteste par exemple cette inscription, trouvée au temple de Brahmeswara en Orissa :

[On offrait à Shiva] de belles femmes, dont les membres étaient ornés de bijoux taillés dans des pierres précieuses [...] et qui ne pouvaient trouver le repos tant le poids de leurs reins et de leurs seins était lourd, et dont les yeux inconstants s'étendaient jusqu'aux oreilles et qui avaient l'air aussi aimables que la pupille des yeux des hommes.

7Ouvrons une parenthèse pour signaler qu'une beauté aussi parfaite ne saurait trouver un modèle vivant qui en serait l'exacte incarnation. En plus de s'inspirer des Devadasis, les sculpteurs avaient sans doute en tête les préconisations des textes anciens qui traitent du théâtre et de la danse, comme le Nāṭya-śāstra ou l'Abhinaya-darpaṇa. À ce sujet, l'Abhinaya-darpaṇa expose clairement ce que doit être et ne pas être une danseuse :

Il est entendu que la danseuse (Nartaki) doit être ravissante, jeune, avec une poitrine ronde et pleine, être sûre d'elle, charmante, agréable, habile dans sa maîtrise des passages critiques [de la danse], [...] gracieuse dans ses gestes, avec de grands yeux [...], ornée de bijoux précieux, avec un visage aussi beau qu'une fleur de lotus, ni très corpulente ni très maigre, ni très grande, ni très petite. Ce qui disqualifie une danseuse : on doit rejeter la danseuse (Vesya) dont les yeux sont pâles comme une fleur, dont les cheveux sont rares, dont les lèvres sont épaisses ou les seins pendants, qui est très corpulente ou très maigre, qui est bossue, ou qui n'a pas une belle voix.8

8Même si la Divinité à l'Arbre est très largement amputée de plusieurs parties de son corps, elle correspond bien à toutes ces descriptions et elle véhicule une vision artistique idéale. Cette vision parfaite de la beauté dépasse largement la simple notion de joliesse. Dans son article La Délectation du rasa. La tradition esthétique de l’Inde, Philippe Bruguière explique que « [l]e Beau est avant tout la puissance émouvante du Vrai […]. Les théoriciens hindous associèrent et subordonnèrent l’idée du Beau à la seule expérience esthétique qui puisse intimement révéler le contenu d’une œuvre d’art, l’expérience délectable du rasa9 ». Il est ainsi important de comprendre que c’est encore l’accès au rasa qui motive tous les critères évoqués puisque « dans la pensée esthétique indienne […], c’est la beauté qui défait "les nœuds du cœur qu’ont rétréci les passions, telles que chagrin, colère, etc.", ou selon une autre image, c’est elle qui rend sa limpidité au cœur-miroir du spectateur, ordinairement terni par les scories de l’expérience empirique10 ». Lyne Bansat-Boudon, en citant le célèbre commentateur du Nāṭya-śāstra Abhinavagupta, nous indique que la beauté est nécessaire à la distanciation du spectateur par rapport au monde ordinaire : la contemplation de la beauté, beauté qui est extérieure à soi, est le vecteur qui conduit à l’émotion savourée dans le soi, à l’intérieur.

9Le lien assez évident entre les sculptures, les textes anciens et les Devadasis a participé de toute une mise en scène savamment orchestrée de la danse Odissi : l'enjeu était au début de la reconstruction de cet art au milieu des années 1940, de redonner vie à la liturgie ancienne, pour accorder une aura de respectabilité à la danse. Le but était de faire passer l'Odissi pour un rituel banni des temples. Dinnanath Pathy écrit d’ailleurs que « les sculptures antiques fournissaient [aux premiers maîtres de l’Odissi] un support visuel immédiat11 » et que « la danse occupe l’espace entre la littérature et la peinture (la sculpture et autre forme relative incluses). Elle puise sa source d’inspiration dans la littérature et aspire à incarner l’imaginaire visuel dans la peinture et la sculpture. Aussi, les critiques décrivent souvent une bonne sculpture comme étant un poème en pierre. La relation entre un poème, une peinture et un récital de danse est vitale à la compréhension de la culture12 ».

10L'une des premières pièces du répertoire de l'Odissi composée est le Mangalacharan, pièce d'introduction d'un récital qui tient lieu de prière. Dans cette première animation de la sculpture, nous mettons en évidence des éléments visibles dans la Divinité à l'Arbre. Nous élaborons une mise en mouvement lente du buste sur les côtés, comme pouvait le suggérer le décalage initial sur la statue. Les notions de lenteur (voire de langueur), et d'attente combinées à la fonction première de la sculpture, c'est-à-dire plaire à la divinité du temple, sont habilement exploitées dans l'entrée du Mangalacharan : elles sont transformées en moment de dévotion, portées aussi par le poème chanté et la musique. Sur la sculpture, les fleurs en bourgeons symbolisent sans doute la fertilité et elles sont placées dans les mains de la danseuse lors du Mangalacharan. Cette première danse théâtralisée directement inspirée des sculptures des temples, réunit bien les quatre conditions de la transmission du rasa notamment évoquées par Dinanath Pathy que sont les mouvements stylisés (angika), les émotions (sattvika), le chant et la musique (vachika) et le costume et les accessoires (aharya)13.

[Fig.2] Musée Guimet, Karine Leblanc dans la posture pushpanjali : l’offrande des pétales de fleurs

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© Charlotte RICCI, 2016

Mise en mouvement

[Fig.3] MNAAG, Karine Leblanc interprétant un mangalacharan dans un moment de dévotion, les mains ouvertes dans la mudra alapadma

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© Charlotte RICCI, 2016

11Le Mangalacharan sait bien profiter du contexte dans lequel apparaissent les sculptures dont il s'inspire. Cependant, d'autres pièces du répertoire de l'Odissi les utilisent comme autant de karaṇa, c'est-à-dire d'indications de mouvements possibles dans la danse. La danseuse de Bharatanatyam Padma Subrahmanyam écrit dans son article The Sculptured and inscribed Karaṇa, que les statues visibles dans les temples-musées nous pousseraient à penser qu'elles ne figurent que des poses, alors qu'en réalité ces motifs statiques « représentent des actions dynamiques exactement comme une photographie d'un danseur en mouvement enregistre une partie d'un mouvement entier14 ». C'est ce qu'Alessandra Lopez y Royo appelle les « fragments d'une expérience de danse15 ». À la base, les karaṇa ne seraient donc pas des mouvements imposés à une danse mais plutôt des mouvements obtenus à partir d'une danse. La Divinité à l'Arbre peut ainsi être vue comme un fragment de danse. Il est vrai qu'elle se résume à une tête et à un buste, néanmoins, l'idée de mouvement est bien là, créée par la tête penchée sur le côté et le buste décalé. La nature même du motif « Salabhanjika » indique une posture d'attente, qui est le plus souvent rendue en danse grâce à l'abhangi, une position qui comprend plusieurs décalages du corps, mais aucune tension.

[Fig.4] Temple du Soleil de Konarak, Karine Leblanc dans un abhanga

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© Arabinda MAHAPATRA, 2016

12Souvent l'abhangi est une pose indiquant un instant de quasi-arrêt plus ou moins marqué dans une chorégraphie et qui annonce le mouvement à venir. Paradoxalement, l’abhangi possède une densité remarquable dans le minimalisme même des déplacements du corps que sa nature implique. Pour le spectateur sensible à la richesse de la pose, l’accès au rasa est proche dans la mesure où, comme l’écrit Katia Légeret :

[e]n danse, c’est l’intensité de la conscience du mouvement qui va révéler l’énergie. Cette conscience crée un sentiment de flux autant pour le danseur que pour le spectateur […]. À la manière du koan dans la pensée poétique japonaise, la prise de conscience de l’énergie surgit d’une contradiction insoluble : être en même temps dans l’activité et dans le repos, être prêt à bouger sans cesser de se déplacer, voir l’espace à la fois vide et plein, vivre le temps dans la vitesse et dans le ralenti.16

13Voyons un extrait de Naja Jamuna, une pièce composée par guru Bichitrananda Swain, qui illustre bien cette idée de pause, notamment quand l'amie de Radha réclame à celle-ci son attention.

[Fig.5] MNAAG, Karine Leblanc interprétant le rôle de la sakhi, l’amie de Radha, qui prend amicalement appui sur cette dernière pour lui parler de Krishna

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© Charlotte RICCI, 2016

[Fig.6] Salle Padre Pio, Tarbes. Karine Leblanc interprétant le rôle de la sakhi qui veut la retenir Radha d’aller retrouver Krishna

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© Michel RENARD 2014

14Un abhangi, puisque c'est une posture d'attente, ne dispose que d'un nombre limité d'animations, qui sont un premier pas, au sens propre, vers des déplacements qui ne sont plus de l’ordre des micros mouvements. Nous pouvons penser à la marche gracieuse pratiquée dans Bilahari Pallavi, ou dans Saveri Pallavi.

15Il n'en reste pas moins que la danse nécessite des motifs plus dynamiques, comme par exemple le tribhangi, également suggéré par la Divinité à l'Arbre. En effet, dans la mesure où ses jambes sont invisibles, le spectateur est libre d'en imaginer la position. Dans une certaine mesure, le tribhangi peut être perçu comme l'extension logique de l'abhangi : il est ce qui peut arriver après l'attente, une animation toute en rondeur.

[Fig.7] Udayagiri, Bhubaneshwar, Karine Leblanc dans un tribhangi

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© Subrat BAHINIPATI, 2015

16C'est d'ailleurs le tribhangi mouvant de l'Odissi qui donne tout son lyrisme à cette danse, lyrisme qui est porté à son paroxysme dans les pallavi, les pièces de danse dite « pure », aussi appelée nritta, car non-narrative. Tous les pallavi commencent par une insistance sur le buste mobile de la danseuse, donnant l'impression que cette dernière personnifie une statue qui sortirait lentement de sa léthargie. Tel est le début de Saveri Pallavi, composé par Guru Kelucharan Mohapatra et que nous dansons à côté de la statue.

17Un pallavi est un poème abstrait mis en danse et il repose sur l'enchainement harmonieux et délicat des différentes techniques de l'Odissi. L'alternance du dynamisme d'un tribhangi et de l'attente gracieuse d'un abhangi est l'un des meilleurs moyens pour créer les passages les plus ondoyants et charmants d'une pièce, en opposition avec les passages où c'est le chauka, la solide position du carré, qui est mise en valeur. Cette superposition de l'idée de vague et d’ancrage au sol est visible dans un extrait de Rageshree Pallavi, composé par Guru Gangadhar Pradhan, que nous développons dans l’espace, en résonnance avec la Divinité à l’arbre.

18Dinanath Pathy explique que « [n]ritta est abstraite dans la mesure où elle n’a pas de sens à transmettre à l’exception de la configuration de l’espace à l’aide du langage du corps. Techniquement, elle consiste en un nombre de mouvements grammaticaux […]. Un danseur ou une danseuse utilise ces mouvements et ces gestes au besoin dans la représentation17 ». Ce « langage du corps », subtil et difficile à apprendre, une fois maîtrisé, devient pour l’artiste un moyen d’expression métaphysique, le médium vers l’expérience de la rasa qu’il procure au spectateur sensible. En effet, toutes les techniques de la danse pure n’ont pour finalité que la beauté et, si strictes soient-elles, elles permettent le dépassement du corps en le sublimant :

En nritta, le danseur ou la danseuse peut parler d’esthétique et de beauté, la beauté des mouvements et de l’être entier. Sa magnificence consiste en cela. En nritta, le corps physique devient sans importance ; ce sont les mouvements gracieux du corps dansant qui créent le langage splendide. En nritta, le danseur ou la danseuse possédant un style, une grâce et un corps parfait crée de superbes images de danse, il ou elle se change en ces images sculpturales. Ce sont les points cruciaux dans une danse et ce sont les propres créations, les propres manifestations d’un danseur ou d’une danseuse. Un danseur ou une danseuse essaye de rendre ces rares émotions à travers la danse, s’il ou elle est totalement immergé(e) dans le processus créatif […]. Ces images ou ces configurations ne sont pas préétablies ; elles surviennent spontanément. Si une danse est riche et sa grammaire cohérente ; le danseur ou la danseuse aura envie de créer son style et d’ajouter à sa richesse. Ici repose le défi de créer à l’intérieur même d’un cadre et de le dépasser18.

19Pour le spectateur occidental souvent néophyte, cette « grammaire de la danse » si savamment élaborée ne peut se construire en un véritable langage puisqu’il ne possède pas l’expertise suffisante pour apprécier le savoir-faire technique de l’artiste sur scène. Néanmoins, elle reste un pont vers le rasa, dans son exotisme même, dans l’alternance des poses sculpturales et des mouvements ronds, dans la beauté pure qu’elle crée. Frédérique Apffel Marglin témoigne de l’émerveillement qu’elle a ressenti en découvrant la danse Odissi : « [e]n Odissi, j’ai trouvé un mélange entre la sensualité douce et ronde et la puissante force carrée, une combinaison qui a constitué une profonde fascination pour moi. Je pense que pour une femme occidentale cette combinaison est passionnante, surtout parce qu’elle est improbable et peut-être indisponible dans sa propre tradition19 ». L’abstraction est donc ici à son comble et elle met le spectateur en état de contemplation, de réceptivité au rasa.

20Dans le cas des abhinaya, les pièces dites « narratives » du répertoire, le procédé de la savouration du rasa passe également, mais en partie seulement, par la démonstration et la réceptivité à la beauté pure dans la danse. Avec les abhinaya, un pas de plus est franchi dans l'association du tribhangi et de l'abhangi : leur utilisation sert le jeu de l’actrice-danseuse et permet au spectateur connaisseur d’identifier les personnages portés à la scène d’un seul coup d’œil. Cela est particulièrement visible quand il est question de passages décrivant les jeux amoureux de deux amants. Ces moments-là sont forcément empreints d'une certaine douceur, bien rendue par l'utilisation de courbes. L'abhangi, position féminine par excellence, est tout naturellement incluse dans la danse du personnage féminin, qui prétend être timide.

[Fig.8] Karine Leblanc interprétant Radha dans un moment de timidité

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©Michel RENARD, 2013

21Le tribhangi, lui, est traité de façon parfois contradictoire : il est un motif assez doux et rond, mais son dynamisme et la force que nécessite sa bonne exécution en font, dans un contexte de séduction, une pose adaptée à l'interprétation d'un rôle masculin. Dans Madura Astaka, un abhinaya composé par le maître Pankaj Charan Das, la danseuse interprète Krishna jouant à Holi, la fête des couleurs, avec les jeunes femmes de Vrindavan. Le jeu qui consiste à s'asperger de couleur est aussi une forme de séduction. La malice et la force délicate de Krishna sont très bien rendues par ses déplacements en tribhangi et la délicatesse de ses partenaires est efficacement exprimée dans les abhangi.

22Cependant, au-delà de la plasticité de la performance, dans les abhinaya c’est en fait une convention théâtrale entre le spectateur et l’actrice-danseuse qui est à l’origine du rasa. À ce propos, Lyne Bansat-Boudon cite Abhinavagupta :

au théâtre, chacun des spectateurs, loin d’éprouver aucune inclinaison à penser : « Aujourd’hui je vais accomplir quelque chose de réel », pense plutôt : « Aujourd’hui, je vais voir et entendre une chose extraordinaire (lokottara), une chose qui mérite mon attention, d’où le déplaisir est tout à fait absent, dont l’essence est faite d’exultation, où communie toute l’assistance ». Son cœur devient alors comme un miroir limpide, car, à savourer les chants et la musique appropriés, les préoccupations d’ordre mondain ont été oubliées, et il peut s’identifier au chagrin, à la joie, à n’importe lequel [des sentiments] qui surgissent [en lui] à contempler le jeu des acteurs.20

23Le spectateur qui assiste à la représentation de Madura Astaka par exemple, est conscient d’être au théâtre. Il fait l’expérience d’un double mouvement à l’intérieur de lui-même : identification et distanciation sont les clefs du rasa. Katia Légeret explique qu’« [e]n s’identifiant avec le jeu de l’acteur, le spectateur se remémore ses propres expériences passées de l’amour puis il s’en distancie et savoure le rasa, le plaisir esthétique du sentiment amoureux libéré des petites histoires subjectives21 ». Le spectateur accepte dans un premier temps de se laisser prendre par l’histoire portée à la scène mais, pour toute représentation, il est établi que ces émotions qui vont être interprétées sur scène relèvent du jeu théâtral et non pas de la réalité du spectateur : cela créée une distanciation absolument nécessaire à la délectation du rasa.

Ce qui est performé doit être clairement irréel pour que le spectateur reste détaché et ne s’identifie pas aux protagonistes, leurs situations ou ne glisse dans un brouillard sentimental indistinct (Gnoli 1985, 64). Selon Abhinavagupta, l’identification empathique avec les protagonistes doit être évitée à tout prix si l’on veut accéder au rasa22.

24Pour reprendre le mot de Lyne Bansat-Boudon, l’abhinaya est « une illusion dont on n’est pas dupe23 ». C’est précisément la conscience de cette illusion qui va permettre au spectateur de transformer ses émotions mondaines en émotions purement esthétiques, détachées de lui-même et universelles, de goûter le rasa. À l’occasion d’un entretien sur le rasa, Nityananda Misra, professeur de Sanscrit, nous explique que la savouration du rasa est le moyen de réaliser que « tout ce qui existe est divin. Tout est Brahman24 ». Paradoxalement, c’est cette illusion qu’est le théâtre qui déchire un peu le voile de la Maya, de la nature illusoire du monde, et fait accéder au Soi en se débarrassant de l’Ego. Le spectateur vit un moment d’épiphanie : il comprend qu’il est au monde et qu’il est le monde, selon l’adage sanscrit tvam tat asi, « tu es ceci ». Il n’y a plus de dualité entre le monde et le Soi.

Du mouvement de la danseuse au cœur du spectateur

25La danse Odissi se sert adroitement de ce motif poétique qu'est Salabhanjika, visible dans la Divinité à l'Arbre, l'un de ceux les plus représentés dans les temples de l'Inde puisqu'il souligne bien la beauté et l'attitude de la parfaite Nayika. La posture d'attente y est vue comme un moment de transition, un passage vers le mouvement qui est latent et décelable dans les courbures même des sculptures. Cette idée de transition donne une certaine liberté aux chorégraphes. Ils ont la possibilité d'animer la posture et de lui donner une continuité logique, comme dans le passage de l'abhangi au tribhangi. Les combinaisons possibles et les interprétations semblent infinies. Certaines pièces sont particulièrement innovantes dans l'utilisation des postures. L'abhinaya Bajuchhi Sahi, composée par le maître Aruna Mohanty, montre cette alternance tribhangi/abhangi pour traduire les jeux amoureux de Krishna et de Chandrabali, mais ces postures de base sont combinées à des mouvements issus des danses folkloriques de l'Orissa. Quand Chandrabali repousse gentiment Krishna qui l'enlace, son abhangi se fait sur des pas de folk. C'est un moment qui semble donc très humain et léger. Il peut s'opposer à des moments plus profonds, où cette fois l'idée de désir et de langueur propre au motif Salabhanjika est reprise lorsque Krishna est sur le point d'embrasser Chandrabali.

26Qu’il soit question de pallavi ou d’abhinaya, l’alternance des postures, des arrêts et des déplacements a toujours cette même fonction de permettre la délectation du rasa, délectation qui existait déjà en creux dans la contemplation des sculptures et des mouvements qu’elles promettent :

[q]ue ce soit dans un moment purement rythmique ou narratif, la danseuse prend le temps de poses soit géométriques, soit explicitement référencées dans la statuaire des temples, permettant au public de reconnaître de quel dieu ou de quel héros il s’agit. Cette fixation répétée dans l’image mythique génère un pouvoir connu dans la tradition : s’identifier par la contemplation avec l’objet adoré, rendre sensible le monde invisible, quitter le temps horizontal et mortel pour goûter un moment d’éternité.25

27Ce que développe Katia Légeret ici à propos de la danse Bharata-nāṭyam et des sculptures des temples est transposable à l’Odissi et à sa mise en regard avec la Divinité à l’arbre : les pistes de mises en mouvements suggérées par la statue et les retours à la statue dans la danse, effectués au moyen de pauses/poses et de moments de transitions entre les postures, visent à toucher le cœur-miroir du spectateur sensible, connaisseur ou non. La danseuse-actrice, pour reprendre l’expression de Lyne Bansat-Boudon, si elle ne goûte pas au rasa elle-même, sert de coupe pour le transvasement du rasa du cœur du poète, ou ici pourrait-on dire du cœur du sculpteur de la Divinité à l’arbre, au cœur du spectateur.

Notes

1 Cette conférence dansée du 7 juin 2016 avec toutes les illustrations dansées sont disponibles en suivant ce lien.

2 "Dance has always been an important motive for the ornamental sculpture in Indian temples and is also indicative of the dance tradition of the time" (MOHANTY HEJMADI Priyambada, HEJMADI PATNAIK Ahalya, Odissi, a Classical Indian Dance Form, New Delhi, Aryan Book International, 2011, 3).

3 Dans le cadre de la conférence Danse, théâtre et performance artistique au musée, La construction d’un savoir interdisciplinaire, organisée par le Labex ARTS-H2H.

4 http://www.guimet.fr/collections/inde/buste-feminin-adosse-a-un-rinceau/

5 LÉGERET Katia, « Entretien entre H.S. Shiva Prakash et Katia Légeret, Un Théâtre poétique et subversif », Théâtre public, Mayenne, numéro 219, janvier 2016, 67.

6 FILLIOZAT Jean, Les Philosophies de l’Inde, Paris, Presses Universitaires de France, 1978, 121,122.

7 Their robust figures, the typical ornaments and the stance they take speak of the peculiar style pf the age. It is generally believed, that such beautiful images could only be built with the assisstance of the models and most probably the devadasis of the temple served the purpose. (PATNAIK D.N, Odissi Dance,Cuttak,Poonam Graphic, 1971, 49).

8 « It is understood that the danseuses (nartaki) should be very lovely, young, with full round breasts, self-confident, charming, agreeable, dexterous in handling the critical passages, skilled in steps and rhythms, quite at home on the stage, expert in posing hands and body, graceful in gesture, with wide-open eyes, able to follow songs and instruments and rhythm, adormed with costly jewels, with a charming lotus-face, neither very stout nor very thin, nor very tall nor very short. Disqualification of a danseuse. The Danseuse (vesya) should be rejected, whose eyes are (pale) like a flower, whose hair is scanty, whose lips are thick, or breasts pendant, who is very stout or very thin, or very tall or very short, who is hump-backed, or has not a good voice» (NANDIKESVARA, The Mirror of Gesture: Being the Abhinaya Darpana of Nandikesvara, LaVergne USA, Kessinger Publishing’s Legacy Reprints, «Thousands of Scarce and Hard-To-Find Books», 2011 [1917], 15,16).

9 BRUGUIÈRE Philippe, « La Délectation du rasa. La tradition esthétique de l’Inde », Cahier d’ethnomusicologie [en ligne], numéro 7, 1994, mis en ligne le 03 janvier 2012, 5. URL : http://ethnomusicologie.revues.org/1298.

10 BANSAT-BOUDON Lyne, Pourquoi le théâtre ? La réponse indienne, département de la librairie Arthème Fayard, Mille et une nuits, « Les Quarantes piliers »2004, 111.

11 « [a]ncient sculptures provided [the first masters of Odissi] with immediate visual support », PATHY Dinanath, Rethinking Odissi, New Delhi, Harman Publishing House, 2007, 31).

12 « Dance occupies the space between literature and painting (sculpture and other related forms included). It draws inspirational support from literature and aspires to embody the visual imagery in painting and sculpture. Therefore, critics often describe a piece of fine dance as a poem in stone. The interrelatedness between a poem, a painting and a dance recita lis vital to the understanding of culture ». Ibid. 262.

13 Ibid. 66.

14 « The beautiful sculptured figures generally are to mislead anyone to take it for granted that they are mere poses. But closer and deeper study avails us to understand that each of these is a movement of dance and just not mere poses. Thus these static motives represent dynamic action just as a photograph of a moving dancer registers a part of a whole movement ». SUBRAMANYAM Padma, Heritage Treasure, revue en ligne https://heritagetreasure.in, « The Sculptured and Inscribed Karaṇa », 2016, 2.

15 LOPEZ Y ROYO Alessandra, « ReConstructing and RePresenting Dance : Exploring the dance / archeology conjunction», humanitieslab.standford.edu, 2008,1.

16 LÉGERET Katia, La Gestuelle des mains dans le théâtre dansé indien, Paris, Geuthner, 2004, 93.

17 « Nritta is abstract in the sense that it has no meaning to convey except configuring the space with the help of the language of the body. Technically, it consists of a number of grammatical movements […]. A dancer uses these movements and gestures as needed in a dance performance » PATHY Dinanath, op. cit. 67, 68.

18 « In nritta, the dancer can talk of aesthetics and beauty, beauty of the movements and the whole being. Its magnificence consists in this. In nritta, a dancer possessed of a style, grace and a perfect body creates superb dance images, s/he changes him and herselfinto those sculputersque visuals. These are the high points in a dance and are the dancer’s own creations, own manifestations. A dancer tries to capture these rare moods through dance, if s/he is totally immersed in the creative process […]. These images or configurations are not pre-planned; they arise spontaneously. If a dance for mis rich and if its gramma ris coherent, the dancer feels like creating his own and adds to its richness. Herein lies the challenge of creating within a framework and going beyond that ». Id.

19 « In Odissi I found a blend between soft rounded sensuousness and powerful square strength, a combination which held a profound fascination for me. I think that for a Western woman this combination is an exciting one, most likely because imporbable and perhaps unavailable in her own tradition ».APFFEL MARGLIN Frédérique, Wives of the God-King, The Rituals of the Devadasis of Puri, Delhi, Oxford University Press, 1985, 2.

20 BANSAT-BOUDON Lyne, op. cit. 119.

21 LÉGERET Katia Légeret, op. cit. 69.

22 « [W]hat is performed must be clearly unreal so that the viewer remains detached and does not identify his or herself with the protagonists, their circumstances or drift into a non-discriminating sentimental haze (Gnoli 1985 : 64). According to Abhinavagupta, empathetic identification with the protagonists must be avoided at all costs if there is to be rasa ». COORLAWALA Uttara Asha, « It Matters for Whom you Dance : Audience Participation in Rasa Theory » dans CHAKRAVORTY Pallavi et GUPTA Nilanjana (dir.), Dance Matters, Performing India, New Delhi, Routledge, 2010 ,123.

23 BANSAT-BOUDON Lyne op. cit. 43.

24 « Everything that exists is divine. Everything is Brahman » Nityananda Misra, entretien réalisé lors d’une étude de terrain, le 18 février 2016 à Bhubaneswar, Odisha.

25 LÉGERET Katia, Danse contemporaine et théâtre indien, un nouvel art ?, Saint-Denis, PUV, Université Paris 8, 2010, 49.

Pour citer cet article

Karine Leblanc, « Danser la sculpture », L'ethnographie, 2 | 2020, mis en ligne le 20 mars 2020, consulté le 25 avril 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=280

Karine Leblanc

Danseuse actrice professionnelle en danse théâtre indienne Odissi et doctorante au sein de l’EDESTA à Paris 8. Membre du laboratoire EA1573, scènes du monde, création et savoirs critiques. Membre du projet Labex Art H2H « Créons au musée ». Elle étudie l’Odissi en Inde sous la tutelle du maître de danse Aruna Mohanty, directrice de l’Orissa Dance Akademi. Sa thèse Nouvelles esthétiques du théâtre dansé Odissi, entre Odisha (État) et Inde contemporaine est dirigée par Katia Légeret (Pr., Univ. Paris 8 – EA1573). Elle porte un regard sur les contradictions dans le développement, l’évolution et la transmission de l’Odissi.