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L'Ethnographie

En quête de saveurs, l’expérience du rasa - méthodes et enjeux d’une transposition culturelle dans le cadre de la médiation culturelle

Les expériences conduites par le service de l’action culturelle du MNAAG Musée national des arts asiatiques – Guimet Entretien avec Cécile Becker mené par Katia Légeret

Cécile Becker

Mars 2020

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.273

Texte intégral

1Katia Légeret : Comment situer la place de l’expérience esthétique au sein des musées et de leur offre culturelle ?

2Cécile Becker : On s’en étonnera peut-être, mais les musées, reconnus comme acteurs d’une éducation culturelle et si consensuellement perçus comme des lieux de thésaurisation et de mise en valeur d’objets de très grande valeur esthétique ne sont pas si volontiers vécus comme les lieux privilégiés de l’expérience esthétique. Les raisons de ce constat sont multiples. Elles relèvent en premier lieu de la spécificité de cette expérience même, de la réalité des collections qui seraient susceptibles de la susciter, des lieux qui accueillent ces collections et les mettent en lumière, de la diversité des visiteurs et de leurs attentes, des politiques et des objectifs d’établissement mis en œuvre…

3Si rien « en soi » ne saurait sans doute s’opposer à cette expérience si personnelle, il convient de noter que l’inconfort de certains espaces muséaux, que les parasitages sensoriels de tous ordres, que les impératifs comportementaux qu’imposent les institutions, mais aussi les craintes d’insuffisances qu’elles peuvent susciter en divers domaines, éloignent souvent les visiteurs d’une relation intime et émancipatrice aux œuvres d’art. Nous verrons aussi combien le primat et parfois l’envahissement d’une information didactique censée être attendue par le « grand public » peuvent, par l’accaparement attentionnel qu’elle impose, éloigner ce dernier de l’expérience esthétique.

4Aussi, s’il convient de transmettre ce dont l’Inde témoigne concernant le rasa, ou plus largement, ce dont témoignent les cultures asiatiques quant aux accomplissements auxquels conduit cette expérience ; si nous nous accordons par ailleurs à souligner combien elle densifie l’existence de chacun, cela lui confère une intensité dont les empreintes peuvent orienter durablement ses émotions, sa créativité, ses valeurs et comportements ; si nous nous accordons enfin à penser que la « savouration » des œuvres d’art fait de chacun un être mieux accompli, il convient de remettre résolument cette expérience au cœur du musée, d’être mieux conscient de ce qui en éloigne et ce qui la favorise, qu’il s’agisse de l’accueil, de la réflexion muséographique et des procès de médiation puisque c’est ici notre sujet. Il est pour cela essentiel de poser sous des modalités renouvelées cette question ; de souligner l’importance de faire de ce sujet un thème de recherche à part entière dans le cadre de la médiation et des accompagnements culturels dans les musées, enfin, de mettre en partage les travaux qui lui sont consacrés.

5KL : Quels seraient les outils nécessaires pour penser cette question et répondre aux défis qu’elle pose ?

6CB : Un peu éloignées de nous, les notions de scholê ou d’otium1 qui renvoient aux idées de trêve ou de répit sont particulièrement intéressantes. Elles renvoient toutes deux au temps imparti aux pratiques intellectuelles, artistiques ou même spirituelles, qui, détachées des affairements ou des urgences du monde, sont source d’enrichissement, d’émancipation personnelle et de participation créative à la vie de la cité.

7Plus proches de nous, de nouvelles perspectives philosophiques2 mais surtout de nombreux travaux dans les domaines de l’anthropologie sensorielle3, des sciences cognitives et de la neurologie4, permettent aussi désormais de mieux observer et de décrire les phénomènes physiques et cognitifs qui sont associés à l’expérience esthétique. Comment ces phénomènes se développent-ils lors de cette expérience quant au traitement de l’information ? Quant à la mémoire ? Quant à la réalité des émotions ? Comment stimulent-ils nos relations interpersonnelles ou nos positionnements éthiques ?

8Ces investigations, notamment consacrées aux ressources attentionnelles que cette expérience si singulière convoque, offrent des outils particulièrement stimulants et sont d’une utilité concrète pour qui est chargé de composer et de conduire, dans les musées, des accompagnements qui placent la quête du rasa au cœur de leurs dispositifs. Ils nous permettent - nous le verrons - de nous investir plus précisément dans nos choix et dans nos méthodes, d’étayer selon de nouvelles modalités des intuitions forgées par l’expérience et par l’apport de traditions séculaires. C’est prioritairement vers leurs usages, bien sûr, que notre intimité avec les cultures d’Asie nous invite à nous tourner dans notre quête de saveurs. Si la médiation désigne aujourd’hui un type d’activités spécifiques offert à différents publics dans les lieux de culture, elle n’est pas nouvelle dans l’histoire. Les moments de partage esthétiques conduits par un tiers au bénéfice d’hôtes réunis en un moment et en un lieu spécifiques existent de longue date en Asie et ailleurs. Leurs modalités ont presque toujours été codifiées avec précision.

9Avant d’observer avec précision quelques exemples indiens, chinois et japonais, pensons pour la culture méditerranéenne au banquet grec par exemple qui associe à la commensalité, l’agrément d’objets d’art véhiculant par leur décor de multiples références culturelles, le plaisir de la musique et de la poésie, l’art de converser ou de philosopher, celui de séduire aussi. Bien des dispositifs liturgiques chrétiens convoquent à leur tour les sens au bénéfice d’expériences visant à déployer de nouvelles perceptions, de nouvelles prises de conscience et de fait, de nouveaux partages entre des commensaux. Pensons encore à la façon dont Karen Blixen dans sa nouvelle Le dîner de Babette5 a su merveilleusement faire du dîner français bien plus qu’un partage de mets mais un déploiement sensible tout à la fois artistique poétique, spirituel et amoureux. L’étude des fondements et des usages très aboutis de ces moments d’expériences esthétiques et de commensalité constitue une source d’une très grande richesse pour forger nos méthodologies d’approche sensible des œuvres d’art et composer un nouveau type de médiations culturelles.

10KL : La quête du rasa, la quête de la quintessence d’une œuvre étant dans ce cadre votre objectif, comment au regard de ces traditions, permettre aux visiteurs des musées – s’ils ne le sont pas encore – d’être de véritables rasika, autrement dit de véritables « savourateurs » ?

11CB : Pour forger de grands cadres méthodologiques et tenter de répondre à ces questions, mais aussi pour proposer aux visiteurs de s’épanouir en tant qu’esthètes6, nous nous sommes penchés sur trois grands moments ou « concentrés » de l’expérience esthétique en Asie : l’assemblée de musique en Inde, disons le concert privé ; la cérémonie du thé telle qu’elle a été est pratiquée selon l’enseignement de Sen no Rikyû au Japon depuis le XVIe siècle, et, d’une façon plus distanciée (parce qu’exclusivement abordée de façon littéraire et iconographique), le banquet des lettrés en Chine.

12KL : Que retenir de ces moments ? Quelles sont leurs caractéristiques et comment les transposer dans les pratiques de médiation ?

13CB : Des caractéristiques principales qui les réunissent, la première est, me semble-t-il, la volonté de « faire cercle » pour un temps donné et de s’accorder collectivement sous la conduite d’un hôte, d’un « maître » capable de transmettre. C’est lui qui permet à chacun de déployer une acuité sensorielle nouvelle, de s’initier à une discipline artistique et de développer une intelligence sensible, une culture esthétique. C’est aussi lui qui fixe les règles qui régissent ce temps partagé et qui, implicitement, dessine le cadre éthique qui régule les échanges entre tous les participants invités à ce partage.

14La seconde des caractéristiques est celle d’un rapport aux autres et au temps très spécifique. Elle propose le plus souvent d’emblée un ralentissement, une lenteur, une attention portée à l’accueil notamment de silences vécus non comme une privation, mais comme une désaturation des affairements quotidiens. Il est là question aussi de veiller au confort, à la disponibilité détendue du souffle et à l’attention portée aux perceptions et aux sensations. On observe par exemple dans la musique indienne, que l’alap, le prélude en quelque sorte, expose lentement et en un temps non rythmé les couleurs musicales qui seront développées lors du concert. Il permet aux musiciens et à leurs auditeurs de se mettre progressivement et intimement à l’écoute les uns des autres, et de l’expansion émotionnelle du son.

15Dans le cadre de la cérémonie du thé, l’attente tranquille des invités, puis leur cheminement dans le jardin, défont, par l’errance poétique à laquelle ils invitent, le rythme des obligations coutumières. Cette désaturation fait place, sous des modalités très subtilement dosées et rythmées, à de nouvelles sollicitations qui procèdent de tissages synesthésiques savamment composés – c’est la troisième caractéristique que l’on peut souligner.

16Afin de solliciter le rasika, ces moments convoquent tous les sens soit par l’apport de plusieurs disciplines artistiques et/ou, dans bien des cas, l’agrément d’un environnement choisi pour sa beauté, qu’il s’agisse d’un paysage ou d’un jardin, d’un luxueux salon ou de la simplicité apparente d’un pavillon de thé. Ainsi, en Inde, le salon de musique est l’espace où sont réunis non seulement la musique, la poésie, la danse, mais aussi le luxe des étoffes et le confort des tapis, la consommation de boissons et de douceurs. Sous un aspect apparemment plus dépouillé quant à elle, la cérémonie du thé réunit dans la discrétion du demi-jour, la poésie calligraphiée et la peinture, l’art floral, la manipulation d’objets sélectionnés avec soin pour la dégustation du thé et des mets qui lui sont associés.

17Dans tous les cas, il s’agit d’une invitation à une immersion sensorielle qui se passe du discours explicatif ou de l’exposé descriptif. Le succès de cette immersion tient bien sûr à la qualité des propositions artistiques qui s’harmonisent mais aussi – et c’est là un élément essentiel – à la subtilité de l’étiquette de l’intelligence relationnelle instaurée par l’hôte à l’adresse de ses invités. C’est la quatrième caractéristique que l’on peut retenir.

18Cette étiquette trouve sa pertinence avant tout dans le désir d’honorer et de combler les invités. Elle procède d’un accueil bienveillant, d’une écoute d’une très grande prévenance quant aux besoins de chacun. Il est question là d’un tact spécifique qui repose tout à la fois sur le charisme porté par la maîtrise des disciplines qui seront mises en œuvre et sur une très grande discrétion, capable d’accueillir les réactions émotionnelles qui vont se déployer et de réguler de la façon la plus respectueuse les échanges qui s’instaurent entre les participants. Chacun est pris en compte dans sa singularité et dans la liberté de ses réactions, mais idéalement, elles n’auront pas à s’imposer ni à entrer en compétition. Tout conduit ainsi à la défaite de l’impératif de l’exposé didactique comme moteur de l’échange. C’est la cinquième caractéristique que je retiendrais donc.

19Il n’est bien sûr pas question de nier que la couleur de ces moments se tisse dans un réseau de connaissances acquises, de mémoires, d’habiletés sociales, mais il est avant tout question d’ouvrir le temps d’une exploration libre de toute détermination. Le fait même de renoncer à tout autre objectif que celui d’entrer dans la saveur sans autre visée instaure alors une relation très intime à la matière artistique qui est présente, aux relations interpersonnelles qui se tissent, à l’expérience intérieure ou spirituelle qui peut aussi s’épanouir. Tout cela ouvre l’espace d’une communication créative – c’est la sixième caractéristique – qui ne passe pas nécessairement par le langage et qui relève d’une co-création relationnelle visant à la communion des participants. La singularité d’une alliance se dessine alors dans le temps et dans l’espace même de la rencontre.

20Les musiciens, les danseurs, les poètes, les maîtres de thé ne savent jamais exactement ce qui s’épanouira dans l’imprévu de cette rencontre. Ils savent qu’en cela le concert ou la danse, le partage du thé constitueront chacun un moment unique, jamais réitéré même si leurs caractéristiques le sont. Ce sont elles que nous avons choisi de transposer dans les procès de médiation sensible.

21KL : Comment cette transposition est-elle mise en œuvre au musée dans de nouvelles propositions autour des œuvres d’art ?

22CB : Je pense, pour ce faire, à une ambition et à une méthode qui se tiennent à l’articulation, à la jonction de deux dynamiques : l’une est pluridisciplinaire, l’autre est indisciplinaire. Dans le cadre de la médiation culturelle dans les musées, les œuvres ne sont pas des prétextes à telle ou telle réalisation, et, autant que le permette l’état de nos connaissances, nous n’en détournons pas le sens. Nous nous efforçons de porter leur vérité par une investigation méthodique et critique dans ses dimensions historiques, sociologiques, artistiques. Cette démarche est garante du respect du contexte dans lequel les œuvres ont été créées et de leur vocation première. Socle essentiel, cette démarche peut cependant être outrepassée au bénéfice d’une indisciplinarité. Le temps de l’accompagnement vers le sensible, vers l’expérience esthétique est celui d’une création originale et d’un dialogue qui s’instaure entre les œuvres, celui qui conduit la médiation, et ceux qui en sont les bénéficiaires.

23Là, les exigences qui sont celles des spécialités de l’histoire de l’art ou des artistes dans leur cadre usuel de travail n’ont plus cours. Concernant la médiation, l’espace muséal n’est pas une scène de théâtre ou de musique, ni le lieu d’un cours d’histoire de l’art, pas plus qu’un atelier de calligraphie ou d’écriture poétique, qu’une une salle de tai-chi ou de yoga. Les médiateurs puisent avec rigueur à leurs disciplines d’élection pour en adapter et en décloisonner les usages.

24Lorsque des chorégraphes proposent des performances dansées dans le cadre de médiations face aux œuvres, leur création entre en interrelation avec le public d’une manière bien différente de celle qui s’exprime dans une salle de spectacle. Les approches sensibles des œuvres réclament donc, pour les conduire, des personnalités accomplies dans leurs disciplines, capables d’assumer de façon charismatique leur art, leur expertise, et en même temps de consentir à la discrétion de l’étiquette que j’évoquais tout à l’heure. L’ambition de la démonstration de leur excellence artistique ou scientifique n’est plus là le propos. C’est avant tout la qualité du lien qui se tisse entre le spectateur et l’œuvre d’art qui est en jeu.

25KL : Qu’est-ce qui distinguerait au sein du musée une performance artistique d’une médiation artistique ou théâtralisée ?

26CB : Dans les deux cas, l’invitation est celle d’ouvrir l’imaginaire des participants, de susciter une qualité de présence plus fine et attentive face aux œuvres, de stimuler l’intelligence sensible. Ce qui les distingue à mon sens est le type d’alliance qui unit un médiateur et son auditoire par consensus du partage. Certaines performances peuvent jouer sur les registres de l’irruption, de la perplexité, de la provocation et laisser les visiteurs à leurs ressentis. Le médiateur, lui, s’exerce à susciter, à faire valoir et partager l’émergence de perceptions, d’émotions ou d’habiletés nouvelles. Il répond par là même et dans le cadre d’une alliance consentie au besoin et à l’agrément d’un accompagnement.

27KL : Quelles seraient les clefs de cette alliance ?

28CB : Quatre éléments constitutifs ont été privilégiés dans le cadre des accompagnements culturels que nous avons élaborés avec différents spécialistes ou artistes, parfois à double voix. Ils sont très simples et pourtant souvent négligés dans bien des situations d’accueil dans les musées. Le premier élément est d’être très précisément attentif au confort de chacun. Ceci s’impose dans bien des cas comme un pré requis nécessaire à la prise de conscience et au développement d’une nouvelle acuité sensorielle. Proposer à chaque participant ne serait-ce que de s’asseoir ou de déambuler sans contrainte, de prendre conscience des personnes qui l’entourent, de s’installer avec confiance dans une nouvelle attention à son environnement immédiat, tout cela est véritablement essentiel. Cette attention au confort physique et perceptif doit être accompagnée d’une autre prévenance : celle d’éloigner toute crainte de violence symbolique véhiculée par une information ou par une transmission perçue comme descendante ou socialement intimidante.

29Le deuxième élément est d’oser des partis pris soustractifs et d’assumer qu’un parcours consacré à quatre ou six œuvres réunies sous une même thématique ou une même invitation créative peut être pleinement satisfaisant, toujours nourri et jamais ennuyeux. On se démarque donc ici résolument des « marathons » touristiques ou éducatifs si usuellement pratiqués. Le troisième élément consiste à privilégier une parole d’une texture disons littéraire, narrative, voire poétique capable d’ouvrir un espace interprétatif plus vaste que ce que l’exposé didactique tend souvent à faire. Nous proposons comme quatrième élément d’inviter dans le temps même d’une séance à un temps d’observation, de remémoration personnelle et d’échanges. Le médiateur ne monopolise plus alors la parole et le temps mais propose avec tact de les partager lors d’appréciations, de témoignages, de restitutions individuelles ou collectives. Par-delà les réserves usuelles des publics – français notamment – on observe que la parole se délie assez vite et que les participants trouvent intérêt et plaisir à poser des mots sur leurs expériences et à les partager.

30Je prends l’exemple des « Petites leçons de contemplations silencieuses » conduites par Colette Poggi7 et Chantal de Dianous8 lors d’un évènement pluridisciplinaire consacré lors de deux weekends au silence. Il était question d’entrer dans la contemplation d’une unique œuvre sculptée qui, pour l’occasion, avait été installée – libre de toute vitrine – dans un espace dédié. La médiation procéda d’abord d’une mise en condition perceptive des regardeurs à l’aide de respirations et de mouvements très discrets pratiqués assis et inspirés de disciplines corporelles indiennes et chinoises. Vint ensuite une lecture de textes poétiques sur la valeur du silence dans les traditions indiennes ; puis la liberté offerte à chacun de témoigner de moments de silence ayant marqué leur expérience ; d’un alap enfin, murmuré par un artiste de chant indien de style drupad. De leurs mots mêmes, les participants témoignèrent d’une sorte « d’apesanteur », « Quelque chose s’était effectivement passé ». Une transformation à la fois individuelle et collective s’était opérée, dans cette rencontre très mesurée du silence, de la disponibilité du corps, de la parole inspirée et de la musique.

31Des réactions comparables sont observées lors d’autres parcours, notamment ceux conduits à double voix associant un accompagnement du regard porté par la parole et des respirations ou des gestes simples empruntés au yoga. Le fait d’associer, par exemple, des respirations profondes à la contemplation de figures apaisées, ou des respirations échauffantes et plus saccadées à des figures courroucées, permet à chaque participant d’entrer dans une lecture très corporelle de l’iconographie indienne. Elle permet aussi d’accéder à une compréhension très intuitive d’un vocabulaire gestuel réunissant, en Inde, iconographie religieuse, disciplines corporelles et théâtres dansés. L’efficacité de ces approches sensibles, on le devine, ne doit pas qu’au charisme des médiateurs. Il est question de techniques, de savoir-faire, qui s’éprouvent et se perfectionnent, s’évaluent également.

32Très concrètement, le fait de mettre en disposition le corps, les sens, de leur accorder un rythme spécifique, de laisser place à l’inattendu, de décharger chaque participant de la nécessité de l’acquisition de connaissances – dans le but de comprendre un discours saturé d’informations – tous ces procédés ouvrent les ressources de l’attention distribuée ou de l’attention partagée. Ce type d’attention est celle qui, dans un contexte extrêmement riche d’informations ou de stimulations, permet à l’esprit de se déployer conjointement dans plusieurs types d’opérations intellectuelles et perceptives. Elle est aussi celle de l’inspiration, de la création.

33Nous comptons, parmi les artistes-médiateurs qui conduisent les parcours sensibles et créatifs, des personnalités très habiles pour stimuler ces dispositions attentionnelles. Claire Landais9, par exemple, associe pour ce faire déambulations libres et écriture poétique. Elle propose, après quelques minutes accordées à la respiration, un temps de vagabondage dans les espaces muséaux. Son objectif est d’amener à prendre intimement conscience de la lumière du moment par exemple, des ombres qui sculptent les espaces des vitrines, d’être attentifs aux bruits proches, puis plus lointains, aux parfums environnants, et bien sûr à la présence des œuvres.

34À l’aide de quelques consignes simples, elle invite ensuite chacun à restituer sa contemplation en un ou deux haïkus – poèmes brefs japonais – qu’il s’agisse d’une œuvre, d’un espace, de l’ambiance même du musée. Il est étonnant de constater ce qui se déploie en quelques minutes : l’intensité des perceptions, la qualité de l’observation, et même l’inspiration poétique s’ouvrent – souvent à la surprise même des participants. En voici un témoignage à propos de la collection chinoise face à un vase mille fleurs du XVIIIe siècle : « Que de fleurs que de couleurs / Et dans le vieux vase / Rien ». En voici un autre, au sujet d’un rouleau peint japonais montrant un paysage d’hiver : « Tout petit sans bruit / Il a froid / Les pieds dans la neige ».

35D’autres dispositifs, notamment synesthésiques, visent à déployer les ressources du toucher et du goût. Communément proscrits dans les musées, leur sollicitation (qui nécessite bien sûr quelques précautions) ouvre non seulement à de nouvelles habiletés perceptives, mais permet aussi d’entrer très finement dans un réseau de correspondances sensorielles, valorisées de manière spécifique dans différentes cultures.

36Consacrée à la couleur, l’une des explorations des collections du musée a ainsi recours à des expériences gustatives. Sumiko Oé – Gottini et moi-même avons eu à plusieurs reprises le plaisir de conduire cette découverte des univers chromatiques de l’Inde et du Japon, en jouant sur les notions contrastées de saturation et de soustraction10. La dégustation de douceurs typiques de ces deux pays est lors de ce parcours fut l’un des moyens très concrets, non seulement de découvrir la diversité de perception et de dénomination des couleurs d’une culture à une autre, mais de stimuler l’expression créative des participants dans ce domaine.

37D’autres parcours encore, tournés vers la céramique, jouent eux sur la découverte tactile de textures différentes, en les associant à des dégustations de thé ou de saké. Ils permettent de constater par exemple que le poids ou le profil même d’un bol oriente la perception de l’amer plutôt que du doux…

38KL : Quels sont à vos yeux les principaux apports de ce type de médiation pour les musées ?

39CB : Sans multiplier ici les exemples, nous souhaiterions souligner que ces dispositifs de médiation concourent à renforcer la valeur hédonique de l’espace du musée, et des expériences esthétiques qu’il peut accueillir ou stimuler. Ils s’emploient à diversifier les approches et par là même les types de publics. Ils visent aussi à désigner le musée comme un espace ouvert à l’expression sensible et créative de ses visiteurs, défaite de jugements de valeur liés à la crainte « de ne pas en savoir suffisamment pour comprendre ou sentir ». Ces dispositifs mettent ainsi en évidence la vie continue des œuvres par la place qu’elles acquièrent dans les imaginaires personnels ou collectifs. Ils rappellent enfin la pertinence d’une initiation sensorielle, distincte et complémentaire d’une information culturelle ou d’une pratique artistique.

40Si toutes les explorations dans ce sens sont aujourd’hui ouvertes, certains défis restent à relever non seulement pour développer les savoir-faire dans ces domaines par le biais de la formation, mais aussi pour mieux communiquer à leur propos auprès des publics, et les inscrire durablement dans la programmation et dans l’économie des musées. Ces activités requièrent, on le comprend, des méthodes exigeantes et des personnalités particulièrement engagées pour les servir.

41KL : Qu’aimeriez-vous souligner en conclusion ?

42Nous nous réjouissons que les musées – pour nombre d’entre eux à présent – accordent une liberté d’expérimentation à ces dispositifs. Le Labex Arts-H2H et l’EUR ArTeC ouvrent avec eux la voie de nouvelles réflexions et d’expériences critiques à ce sujet. Nous espérons qu’elles sauront trouver ici et ailleurs d’autres développements et enrichissements qui, par leur capacité à vivifier, à transformer profondément notre rapport non seulement à l’art mais à notre environnement en général, sont sans doute parmi les plus signifiantes.

43Longtemps laissée à la marge des préoccupations institutionnelles, la question de l’expérience esthétique dans le cadre et des différents accompagnements culturels dans les musées demeure un véritable sujet de recherche et d’expérimentation. La façon dont les cultures asiatiques ont imaginé des dispositifs spécifiques pour susciter et partager cette expérience nous invite à renouveler notre réflexion théorique sur cette question, mais également à mettre en œuvre de nouvelles approches sensibles et de nouvelles méthodologies quant à l’élaboration de médiations culturelles.

Bibliographie

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BANSAT-BOUDON, Lyne, Poétique du théâtre indien, Lectures du Nâtyasâstra, Paris, École Française d'Extrême-Orient, 1992.

BRUGUIERE, Philippe, « La délectation du rasa. La tradition esthétique de l’Inde », Cahiers d’ethnomusicologie, n° 7 : Esthétiques, Georg éditeur, p. 3-26, 1994.

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GELARD, Marie-Luce, L’anthropologie sensorielle en France un champ en devenir, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016.

GNOLI, P., The Aesthetic experience according to Abhinavagupta, Bénarès, The Chowkhamba Sanskrit Series Office, 1957.

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Wolton, Dominique (dir.), La voie des sens, Hermès n° 74, CNRS Éditions, 2016.

Notes

1 Le terme scholê en grec ancien, désigne le temps de l’arrêt des occupations attachées aux obligations, aux devoirs domestiques, publiques, etc. C’est ainsi le temps librement consenti à l’étude, aux arts, au théâtre… Ce mot renvoie ensuite au cercle ou à l’association savante, avant de désigner l’école, le lieu où l’on enseigne et apprend. Cf. Dictionnaire grec-français de BAILLY, Anatole, 1963, p.1887-1888.

2 On lira à ce sujet par exemple Massin, Marianne, Les figures du ravissement, enjeux philosophiques et esthétiques, Paris, Grasset/le monde, 2001 ; Massin, Marianne, L’expérience esthétique et art contemporain, Presses Universitaires de Rennes, 2013 ; Schaeffer, Jean-Marie, L'expérience esthétique, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2015 ; Wolton, Dominique, La voie des sens, Hermès 74, CNRS Éditions, 2016.

3 Une synthèse sur le sujet est proposée par Gélard, Marie-Luce, dans son ouvrage L’anthropologie sensorielle en France un champ en devenir, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016.

4 Les travaux du neurologue Pierre Lemarquis sont notamment accessibles au grand public dans trois de ses ouvrages : Sérénade pour un cerveau musicien (2013), Portrait du cerveau en artiste (2014), L’empathie esthétique (2015).

5 BLIXEN, Karen, Le dîner de Babette, Paris, Gallimard, 1961.

6 Nous pourrions ainsi les nommer sahridaya, terme sanscrit traduit par l’expression « êtres doués de cœur » : capable d’entrer pleinement en résonance avec ce qui leur est donné de voir et de sentir.

7 Colette Poggi est docteur en philosophie indienne et enseigne le sanskrit. Spécialiste du shivaïsme du Cachemire et d’Abhinavagupta elle est intervenue dans le cadre de plusieurs évènements créés au MNAAG, notamment Silence(s), le 5 novembre 2016.

8 Diplomée de philosophie et psychologie, Chantal de Dianous enseigne les pratiques traditionnelles de santé chinoises. Elle est intervenue le 5 novembre 2016 au MNAAG dans le cadre de l’évènement Silence(s).

9 Claire Landais est auteure, conteuse et veilleuse de feux. Elle intervient régulièrement au MNAAG dans le cadre d’ateliers favorisant l’approche sensible des œuvres par l’écriture poétique.

10 Oé-Gottini, Sumiko, Sensation-Soustraction, in L’expérience de la couleur, Lienart – Sèvres cité de la céramique, 2017.

Pour citer cet article

Cécile Becker, « En quête de saveurs, l’expérience du rasa - méthodes et enjeux d’une transposition culturelle dans le cadre de la médiation culturelle », L'ethnographie, 2 | 2020, mis en ligne le 20 mars 2020, consulté le 01 mai 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=273

Cécile Becker

Docteur en histoire de l’art de l’Inde (Paris-IV Sorbonne), Cécile Becker dirige le service de l’action culturelle du musée des arts asiatiques - Guimet. D’abord chargée d’enseignement d’histoire de l’art à l’Université de Paris IV Sorbonne, elle enseigne aujourd’hui la médiation culturelle lors de séminaires de l’École du Louvre et de l’Université de Cergy. Ses recherches portent sur l’innovation pédagogique dans le cadre de la médiation culturelle et sur l’approche sensible des œuvres et du patrimoine.