Cette réflexion part d’un constat : de nombreux festivals se spécialisent depuis les années 1980 dans les « cultures du monde », les « danses du monde », ou encore les « musiques du monde » au point d’avoir fait émerger une catégorie spécifique de spectacles et d’avoir même défini un genre. Ces étiquettes qui sous-tendent une forme d’homogénéité renvoient en même temps à une variété de pratiques du monde entier. Elles reposent sur une double modalité évidente : la diversité des cultures d’une part, la mondialisation, voire la globalisation d’autre part. D’un côté, les « cultures du monde » au pluriel renvoient à la diversité, aux déclinaisons des différences et au foisonnement créatif des cultures. D’un autre, « une culture mondiale » se forgerait grâce à une progression des échanges depuis le développement des moyens de transport et de communication au XIXe siècle, jusqu’à une intensification sans précédent avec l’ère d’internet et des réseaux sociaux1. Au-delà de cette double modalité, différents jeux d’échelle (« du local à l’international, du local au local et de l’international au local2 ») entrent en tension et/ou se complètent. Que ce soit dans le cadre de ces festivals ou de toute autre forme de diffusion internationale, la circulation de ces pratiques entraîne leur transformation, leur adaptation, voire une acculturation, ou, au contraire, un renforcement esthétique et identitaire qui peut correspondre à un geste d’affirmation, de résistance, de survie. La proposition binaire qui consiste à penser la dimension locale comme le pendant ou l’envers de la dimension mondiale (voire globale) cache de multiples modalités d’interactions entre les artistes, les programmateurs de festivals et le public. Pour Owe Ronström, l’espace du festival est particulièrement propice pour observer ces tensions :
[…] les festivals peuvent être appréhendés comme un champ de tension entre des forces contradictoires, les unes globalisantes et homogénéisantes, les autres produisant du local et de la diversité. Il est d’ailleurs frappant de voir combien les signes de métissage et d’invention cohabitent avec une tendance à l’essentialisme culturel au sein des mêmes événements. Les principes qui organisent le champ sortent renforcés par ce qui, à première vue, ressemble à une contradiction : l’accroissement de la complexité et de la diversité est contrebalancé par une tendance à l’homogénéisation et à la standardisation, et vice versa3.
En effet, la forme du festival est souvent privilégiée pour la diffusion de ces pratiques musicales et dansées qui a connu un essor considérable depuis les années 1980. En France, en 2019, on compte environ 7300 festivals. Ce comptage repose sur quatre critères cumulatifs : « avoir eu lieu en 2019 (ou en 2018 pour les biennales), avoir connu au moins deux éditions, se dérouler pendant un temps limité mais sur plus d’une journée, et proposer au moins cinq représentations, concerts, animations ou projections4 ». Les festivals de musique représentent 44 % et ceux dédiés aux spectacles vivants 22 %. Une enquête sur la plateforme du ministère data.culture.gouv.fr5, qui propose une liste des festivals en France, permet de prendre la mesure des festivals « du monde » selon la manière dont ils s’auto-désignent6 : environ 500 festivals de « musiques du monde », 12 de « cultures du monde », 8 de « danses du monde » et aucun de « théâtre du monde ». Devant le nombre écrasant de festivals dédiés aux musiques du monde, il n’est pas étonnant que les études sur la musique aient balisé largement la réflexion, comme en témoignent des ouvrages7 comme celui de Sandrine Teixido sur La fabrique des musiques du monde, et des dossiers de revue, notamment le numéro « Festivalisation(s)8 » des Cahiers d’ethnomusicologie (2014) qui dressait déjà un bilan et soulevait des problématiques propres aux festivals de musiques traditionnelles, festivals où la danse est souvent associée.
Par ailleurs, l’absence de festival de « théâtres du monde » est a priori étonnante mais elle s’explique sans doute par le manque d’universalité du terme « théâtre », par le problème de représentativité qu’il pose pour désigner nombre de pratiques performatives et spectaculaires, par exemple celles qui sont pluridisciplinaires ou bien celles qui ont une dimension rituelle. En effet, le mot « théâtre » est problématique, d’abord parce qu’il est polysémique et renvoie à la fois à un genre et à un lieu, mais surtout parce qu’il a été un instrument de la colonisation9 en imposant la forme occidentale, parlée, textuelle comme incarnation du théâtre. En Chine, le huaju, qui signifie « théâtre parlé », désigne le théâtre importé d’Occident10, qui se distingue des formes spectaculaires locales – codifiées et chantées. De nombreux travaux, en études théâtrales et en histoire, ont montré que le théâtre – occidental – est devenu la forme spectaculaire considérée comme la plus légitime, notamment par rapport aux pratiques locales et autochtones, minorées, voire invisibilisées. La pratique théâtrale dominante apparaît alors comme monodisciplinaire en regard des pratiques issues d’autres aires culturelles qui, elles, sont pluridisciplinaires : danse, chant, dialogues, jeux, etc. Elles peuvent être présentées dans différents contextes : divertissement profane ou sacré, « boîte noire », en intérieur ou encore en plein air, dans un contexte festif. Cette pluridisciplinarité est d’ailleurs au fondement de la définition que donne l’UNESCO des pratiques traditionnelles :
Les représentations théâtrales traditionnelles conjuguent ordinairement le jeu d’acteur, le chant, la danse et la musique, le dialogue, la narration ou la déclamation, mais peuvent également consister en spectacles de marionnettes ou de pantomime. Ces arts sont cependant plus que de simples « représentations » pour un public : ils peuvent aussi jouer un rôle crucial dans la culture et la société, comme les chants qui accompagnent les travaux agricoles ou la musique qui fait partie d’un rituel11.
À la pluridisciplinarité est attachée une dimension traditionnelle, culturelle, voire rituelle tandis que, par contraste, la monodisciplinarité est dotée d’une qualité esthétique et artistique qui a à voir avec le génie des nations tel qu’il se construit au XIXe siècle. En d’autres termes, « ces arts » que l’UNESCO prend en charge dans sa mission de sauvegarde du patrimoine immatériel ont quelque chose d’artisanal, qui renvoie aux pratiques culturelles locales. Ils se distinguent de pratiques artistiques mainstream, dominantes et largement diffusées à l’échelle internationale. Ces pratiques performatives et spectaculaires, minorées quand on les envisage dans un contexte global12, ne sont guère représentées dans des festivals de théâtre13 mais plutôt programmées dans les festivals de cultures du monde, comme le Festival de l’Imaginaire (Bretagne/Paris), dans des lieux dédiés aux cultures du monde comme la Maison des Cultures du Monde, le Centre Mandapa ou encore lors des festivals organisés en France par les centres culturels des pays concernés (par exemple, le festival des opéras traditionnels chinois organisé régulièrement par le Centre Culturel de Chine de Paris).
Si les notions de cultures du monde, danses du monde, musiques du monde, etc., sont particulièrement visibles dans le contexte festivalier, elles existent également de manière diffuse dans différents types de discours (professionnels, critiques, journalistiques, diplomatiques) et, de fait, dans l’imaginaire social. Des institutions comme l’UNESCO, la Maison des Cultures du Monde-Centre Français du Patrimoine Culturel Immatériel (MCM-CFPCI), des établissements culturels comme le Centre Intermondes (La Rochelle), le Musée du Quai Branly-Jacques Chirac (Paris), le Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Marseille), le Musée des Confluences (Lyon) ont à voir avec les cultures du monde, c’est-à-dire avec la représentation, la diffusion et la conservation de formes culturelles traditionnelles et/ou populaires. Tous s’inscrivent dans l’histoire (récente) d’un décentrement du regard qui s’intéresse aux formes extra-occidentales, les considère avec sérieux en tentant de se départir de toute folklorisation exotisante. C’est dans la même perspective que, dans le champ universitaire, des centres de recherche comme « Scènes du monde » de l’Université Paris 814 ont travaillé sur ces formes spectaculaires et performatives et ont même vu l’émergence d’écoles critiques comme l’ethnoscénologie, laquelle défend une approche située et décentrée des arts de la scène, se défiant de toute forme d’ethnocentrisme.
Née dans les années 1990, l’ethnoscénologie s’est développée au moment où les études culturelles et postcoloniales étaient florissantes dans le monde académique anglo-saxon et tandis qu’en France, à rebours, dominaient le structuralisme, le formalisme et, par conséquent, une approche esthétique des textes et de la scène. Avec une perspective postcoloniale et culturelle, dotée d’un outillage anthropologique et sociologique, l’ethnoscénologie a souhaité proposer une autre lecture des pratiques performatives et spectaculaires et défendre la légitimité de nouveaux corpus dans le champ des études théâtrales françaises : formes extra-occidentales, formes mineures, pratiques rituelles sacrées et profanes. Cette brèche ouverte dans le champ des années 1990 explique que l’ethnoscénologie ait été au fondement du projet intellectuel, scientifique, culturel et artistique de la MCM-CFPCI.
Ce numéro de L’Ethnographie. Créations·Pratiques·Publics souhaite penser à nouveaux frais la notion de cultures et de scènes du monde afin de comprendre les usages qui en sont faits aujourd’hui, les enjeux qui lui sont attachés et les limites qu’elle comporte. Une approche historicisée et fine est nécessaire tant le contexte politique actuel rebat les cartes autour d’une expression que l’on aurait pu penser surannée dans le contexte postcolonial, voire décolonial qui caractérise notre époque contemporaine. Certes, la dimension essentialisante de la notion et sa tendance à rejouer la distinction Occident/reste du monde posent problème. Mais, d’un autre côté, cette notion n’est pas qu’une catégorie abstraite : elle est portée par des individus, des groupes, des institutions qui défendent des cultures minorées et dont l’existence et la conservation sont en danger aujourd’hui. En témoigne la fermeture annoncée pour décembre 2025 de la Maison des Cultures du Monde, véritable catastrophe pour le monde des arts du spectacle vivant.
C’est à retracer cette ambivalence que la suite de ce propos introductif va s’attacher en mettant en évidence les problèmes liés au langage et à la terminologie, puis la complexité de la circulation mondiale et mondialisée des formes spectaculaires et performatives locales, enfin en s’interrogeant plus spécifiquement sur le théâtre dans son rapport paradoxal, voire aporétique, aux échelles locale/mondiale/globale des pratiques spectaculaires.
Questions de genre, problèmes de terminologie : qu’entend-t-on par « cultures du monde » ?
En ethnomusicologie et en sociologie de la musique, le processus de genrification d’une musique rend compte des influences et des effets des catégorisations sur l’organisation des industries musicales, sur la créativité des artistes et sur la réception du public15. Timothy D. Taylor a exploré ce processus pour les « musiques du monde », qui sont souvent des musiques traditionnelles, folkloriques, populaires, situées selon leur appartenance territoriale, nationale et/ou communautaire. Il montre que, malgré la diversité des musiques regroupées sous cette expression, une forme d’homogénéisation s’opère notamment par le biais du festival qui propose, voire impose un certain format auquel les spectacles doivent se conformer. La très grande diversité musicale doit en effet répondre aux mêmes critères de diffusion et s’accommoder d’un même formatage (durée du concert, espace de la scène, horaires, densité de l’évènement). Les festivals codifient également la rencontre avec le public : les artistes peuvent réduire la distance avec le public « en leur enseignant un pas de danse ou quelques mots dans leur langue, en les faisant taper dans leurs mains en rythme ou en les faisant répondre à certaines phrases musicales16 ». Cette dimension pédagogique de la rencontre crée une certaine agentivité du public qui participe à sa propre découverte musicale et culturelle. Outre la possibilité d’apprendre un peu de musique et de danse, de nombreux ateliers et des expositions sont proposés pendant le festival pour offrir une forme de voyage des sens aux festivaliers dans la perspective d’un partage des cultures, d’un moment interculturel. Cependant, ces stratégies d’immersion culturelle ont évidemment leurs limites17 :
En effet, outre la décontextualisation et le formatage des répertoires, les organisateurs postulent volontiers un manque d’informations relatives aux styles joués et surenchérissent dans la mise en place d’activités annexes : décors, stands de gastronomie et d’artisanat, démonstrations folkloriques, ateliers de danse, de musique, de calligraphie et parfois même de cuisine, conférences et débats, expositions, mobilisation des « communautés » résidant sur place, mise en avant de projets associatifs en lien plus ou moins direct avec les régions d’où proviennent les artistes. En résulte une instrumentalisation de la musique au service d’esthétiques et de mises en scènes variées, mais qui toutes revendiquent une dimension pédagogique favorisant l’interculturalité18.
La musique devient prétexte à un évènement social local où les festivaliers passent de stand en stand, de scènes en scènes, de sorte que la dimension festive prime sur l’intérêt musical à proprement parler. Ce processus de « genrification » permet de « rendre reconnaissable, commercialisable et consommable » une variété de musiques par l’industrie musicale19. Ainsi « [u]ne fois qu’une musique, n’importe laquelle, entre dans le domaine de la production commerciale, elle devient une marchandise formatée pour la distribution de masse, la consommation et le profit20 ».
Ce processus de genrification, théorisé par les musicologues, est tout à fait opérant pour les cultures du monde de manière générale, telles qu’elles sont diffusées dans les festivals et autres événements culturels ad hoc. Les « danses du monde » regroupent des danses traditionnelles et folkloriques, souvent sorties de leur contexte et de leur fonction sociale, lorsqu’il s’agit de fêtes et bals. Elles sont alors des danses de scène et non plus des danses sociales. L’acception « danse du monde » aurait été utilisée pour la première fois par Henri Cellarius au XIXe siècle dans son ouvrage dédié aux danses de salon dont les origines sont multiples (la polka, la mazurka, etc.)21. Par ailleurs, Anne Decoret-Ahiha revient sur l’histoire des danses extra-occidentales en France depuis la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1940. Dans son introduction, elle commence par revenir sur le vocabulaire de l’époque qualifiant les danses extra-occidentales de « danses exotiques » ou encore de « danses ethniques » :
[L’usage du terme « exotique »] signalait la provenance lointaine mais indéterminée de ces danses. « Danse exotique » se substituait à l’origine culturelle. Le terme remplaçait également une distribution nationale des cultures et des pays qui n’est apparue qu’après la décolonisation. Distinguer les danses indiennes, les danses sénégalaises, etc., revenait à les rattacher à une communauté politique, souveraine et géographiquement délimitée dont l’existence n’était pas encore admise. Le terme « exotique » précisait seulement qu’une danse venait d’ailleurs sans la rattacher à une quelconque appartenance nationale encore non constituée22.
Quant à celle de danse « ethnique », adoptée par les historiens et les spécialistes ainsi que dans le langage commun, Joann Keali’inohomoku23 a montré qu’elle n’était qu’un euphémisme pour les dénominations plus anciennes et désormais démodées que sont « barbare » ou « païen ». Réplique contemporaine d’« exotique », elle comporte en effet la même idée de primitivité et se réfère pareillement à un ailleurs confus et indéterminé24.
Ces termes désuets aujourd’hui sont remplacés par l’expression « danse du monde » qui persiste à évoquer l’ailleurs et conserve une connotation exotisante et imprécise. Cette expression est davantage utilisée en France. Dans d'autres pays, notamment francophones, l'expression « danse internationale » est préférée.
D’un point de vue esthétique, les étiquettes « musiques du monde », « danses du monde » et « cultures du monde » sont difficiles à saisir tant les pratiques sont diverses. Autrement dit, et l’on touche ici à un point essentiel, elles constituent bien un genre du point de vue médiatique et commercial : la world music est un label, se construit comme une catégorie opérante de l’industrie musicale, elle a ses rayons chez les disquaires et ses playlists sur les plateformes musicales, elle a également ses Prix dédiés. En revanche, les musiques du monde, les danses du monde n’ont pas de généricité au sens esthétique et formel du terme. On ne peut pas les mettre sur le même plan que le jazz, la musique classique ou la pop25 qui ont des sonorités, des rythmes, des flow identifiables à l’écoute. Concernant les « musiques du monde », les « danses du monde » et plus largement les « cultures du monde », leur généricité est construite sur une échelle géographique, « le monde », qui est aussi politique et idéologique.
Échelles, territoires et identités
Lorsque l’on parle de « cultures du monde », « musique du monde » ou « danses du monde », il s’agit en général de pratiques associées à un territoire (une région, un pays, une communauté). Elles désignent la plupart du temps des pratiques extra-occidentales, excepté lorsqu’il s’agit de pratiques folkloriques, traditionnelles et/ou appartenant à des minorités. Dans ce cas, seule l’échelle régionale ou locale est considérée et complètement décrochée de l’échelle nationale (la France, la Belgique, les États-Unis, etc.). Par exemple, on parlera de la danse basque ou bretonne sans jamais les considérer comme françaises. D’une certaine manière, les caractéristiques régionales en France sont considérées comme étranges, « exotiques » par rapport à la culture dominante du territoire national. Elles forment une altérité à l’intérieur même de l’hexagone, renforcée par les revendications identitaires régionales. La localisation géographique comme critère de dénomination des spectacles soulève un paradoxe : en précisant sa provenance, la pratique est située et ancrée dans un certain espace socio-culturel comme les danses de Saintonge, les danses basques, les danses indiennes, etc. Mais, dans le même temps, cette « localisation figée » finit par essentialiser les pratiques qui deviennent atemporelles, dont la dimension mémorielle et patrimoniale prend nettement le pas sur leur historicité, et qui sont dotées d’une forte représentativité (celle d’une région, d’un pays), laquelle pose question et n’échappe pas à la stéréotypisation. Plus l’échelle est grande (un pays dans le cas des danses indiennes, un continent pour les danses africaines, voire une échelle intercontinentale avec les danses latines), plus l’essentialisation est forte et plus la représentativité est faible.
Cette question de la représentativité est centrale dans les stratégies de diplomatie culturelle qui déterminent, définissent et diffusent ce que les instances officielles considèrent comme représentant l’identité culturelle nationale/régionale. Les formes choisies deviennent la vitrine de la nation/de la région et sont destinées à être exposées ou exportées lors d’événements culturels et diplomatiques importants (Jeux Olympiques, visites d’ambassades, anniversaires diplomatiques, centenaires ou millénaires de villes, etc.). Cependant, ces formes promues échouent évidemment à représenter tout le spectacle vivant d’un pays ou d’une région, et notamment les pratiques des minorités.
Du point de vue des jeux de pouvoir, de légitimité et de consécration que portent les « cultures du monde », il faut avoir une approche fine, pragmatique, de terrain, qui ne se laisse pas piéger par les binarités faciles. Car si la notion de cultures du monde apparaît volontiers comme une étiquette assignée à des pratiques, à des groupes et qu’il faudrait, par conséquent, déconstruire et abandonner, elle fait aussi l’objet de multiples appropriations de la part des artistes et des secteurs artistiques ainsi désignés. Il s’agit alors d’adapter les pratiques en fonction du public visé, du format octroyé et d’ainsi les promouvoir dans un contexte exogène. Par exemple, le jingju a longtemps favorisé les pièces à forte dimension acrobatique26 pour la diffusion internationale ; les rituels, originellement in situ et en plein air, ont dû s’adapter à des scènes, à l’obscurité, à l’espace frontal. Par exemple, douze aborigènes Bunun de Taiwan sont venus présenter des cérémonies Lus’an et Pasibutbut qu’ils font en général dans les montagnes avant la chasse et/ou au moment des semailles. Ils ont été invités à présenter leurs chants caractérisés par leur polyvocalité27. Ils ont dû s’adapter à l’espace fermé de la scène de l’Alliance Française à Paris, à l’horaire, à la mise en lumière. Ils ont dû adapter certaines de leurs pratiques qui ne pouvaient pas être rendues sur scène, comme le sacrifice d’un cochon. Le sacrifice a été maintenu mais le vrai cochon a été remplacé par une peluche. Ce moment était un peu particulier, et il a suscité parmi le public, des interrogations, des colères « face à ce simulacre », ou bien des rires. À la fin du spectacle-rituel, les artistes ont envoyés plusieurs peluches dans le public comme offrandes. Il se dégageait une certaine émotion de leur part à être sur scène et on pouvait voir la fierté qu’ils avaient de venir présenter leurs chants sur une scène parisienne28. Une étude plus approfondie permettrait de montrer toute la complexité des échanges, des négociations et des retombées de cette tournée.
Par ailleurs, la nécessité de s’adapter et de négocier avec un cadre pré-déterminé (festivals, commémorations, etc.) met en lumière, pour ce qui concerne les pratiques performatives, la difficile articulation entre la notion de théâtre et les échelles locale/régionale/nationale/mondiale des spectacles. Autrement dit, il semble encore plus problématique de parler de « théâtres du monde » que de « musiques du monde », pour la bonne et simple raison que tout le monde ne se reconnaît pas dans ce terme, qui est historiquement et idéologiquement très sédimenté.
Les théâtres du monde, un oxymore ?
Lorsqu’on les compare à d’autres pratiques scéniques programmées en France, les pratiques qualifiées de traditionnelles sont souvent celles qui « viennent d’ailleurs » (Chine, Japon, Inde, pays d’Amérique latine et d’Afrique, pays arabes, etc.) et qui mettent en œuvre un savoir-faire particulier. L’acteur/performeur a acquis des compétences qui mettent en jeu le corps dans des techniques codifiées (jingju, nô, bharata natyam, etc.). Or, ces techniques du corps font souvent l’objet d’une transmission orale et il n’existe pas ou peu de textes qui les décrivent de manière précise. Si les pratiques essentiellement corporelles et au mode de transmission oral sont considérées comme des formes traditionnelles, c’est que le discours dominant les distingue des pratiques qui reposent davantage sur un texte d’auteur et sur la parole seule. Une telle classification des spectacles témoigne de la persistance d’une lecture évolutionniste qui voit dans l’écriture un progrès civilisationnel et qui associe l’oral à une période primitive. Parler de théâtre traditionnel a une forte connotation idéologique. Or, les spectacles qu’englobe la notion de cultures du monde sont très souvent présentés comme des pratiques traditionnelles.
Ce qui ajoute au problème, c’est que ces formes sont pluridisciplinaires, comme on l’a vu plus haut. Elles mobilisent des savoir-faire divers (danse, chant, acrobatie, jeu, mime…) dont le terme « théâtre » ne rend pas compte. Bien au contraire, il crée une attente qui ne correspond pas à la réalité de la pratique. Pour un spectateur occidental, on peut dire que, grosso modo, un spectacle de théâtre sera une pièce essentiellement parlée, avec un ou plusieurs acteurs en scène. Cette idée rejoint la définition courante qu’en donne Le Robert : « Art visant à représenter devant un public une suite d’évènements où des êtres humains agissent et parlent ; genre littéraire, œuvres qui y correspondent29». Le chant, le mime, la danse, l’acrobatie, etc., ne viennent pas à l’esprit en premier lieu et caractérisent plus volontiers des spectacles hybrides, exploratoires sur la scène contemporaine. L’opéra, lui, évoque immédiatement une pluralité de pratiques mais, précisément, il s’agit d’opéra, pas de théâtre. Ce passage par l’imaginaire collectif permet de saisir à quel point parler de « théâtre du monde » est oxymorique, voire aporétique : les pratiques spectaculaires, de manière générale et si on les envisage dans toute leur diversité, sont irréductibles au fonctionnement du théâtre en termes de jeu d’acteur, de mode de transmission, de canaux de diffusion, d’espaces de représentation, de stratégies de promotion et de communication. Bref, le théâtre est une partie du monde des spectacles tandis que les spectacles ne sauraient être des théâtres du monde.
Le lien avec le Théâtre des Nations, un festival dédié à l’art dramatique international, s’impose ici. Il a été créé officiellement en 1957 à Paris par Aman-Maistre Julien accompagné de Claude Planson30. Ce festival a été soutenu par l’UNESCO, l’Institut International du théâtre (ITT) ̶ lui-même fondé en 1948 par l’UNESCO ̶ , le gouvernement français et différentes ambassades. Il dure jusqu’en 1968 et sa direction artistique est assurée par Jean-Louis Barrault à partir de 1965, ce qui témoigne de son rayonnement31. Parmi les principes fondamentaux du festival, seules les nations indépendantes peuvent y participer, les questions politiques conflictuelles sont bannies afin de préserver la paix entre les cultures, et il ne faut pas « faire de l’argent32 ». Le festival a pour mission de faire découvrir les traditions théâtrales, de rechercher de nouvelles formes scéniques et/ou avant-gardistes et de consacrer les troupes les plus prestigieuses33. De nombreux metteurs en scène et troupes de différents pays sont invités : Italie, Allemagne (est et ouest), Espagne, Angleterre, États-Unis, Amérique du Sud, Chine, Corée, Inde, Japon, Philippines, Pays d’Afrique, etc. La programmation est très riche et propose de grandes découvertes : l’opéra de Pékin en 1955, le nô en 1957, Brecht dès 1954, les danses du Niger en 1961, l’Odin Teatret, la Royal Shakespeare Compagny en 1963 avec une mise en scène de Peter Brook, le Piccolo Teatro di Milano en 1962, le Living Theatre en 1966, etc. On peut observer que persiste une dichotomie concernant les choix de spectacles en fonction de leur origine géo-culturelle : d’une part, le Théâtre des Nations programme des expériences scéniques situées à l’avant-garde qui viennent d’Europe et d’Amérique du Nord ; d’autre part, le festival promeut des « spectacles traditionnels » quand ils viennent du reste du monde. La même ambivalence réside dans le projet artistique et culturel du Théâtre des Nations que dans les usages de la notion de « cultures du monde » et des enjeux qui lui sont attachés. Essentiel pour la découverte et la circulation de spectacles jusque-là inconnus, le Théâtre des Nations a joué un rôle fondamental dans l’histoire des échanges artistiques internationaux et de la diplomatie culturelle, même s’il n’a pas été exempt d’écueils idéologiques qui étaient propres à l’après-guerre.
Les scènes et cultures du monde sont un objet complexe et ambivalent qui implique des engagements diplomatiques, institutionnels et artistiques où se rencontrent un souci de sauvegarde d'héritages menacés, un projet culturel humaniste, des questions d'identité (nationale, régionale, etc.) et de survie mais qui témoignent de rapports de domination au sein desquels persiste une assignation, pour les pratiques spectaculaires traditionnelles et populaires, à incarner une altérité essentialisée et fantasmatique. Les contributions réunies dans ce dossier s'attachent à explorer des notions centrales comme l'universalisme, la francophonie et à mettre au jour, par des études de cas, les circulations, les enjeux et les problématiques propres à chaque pratique spectaculaire analysée. Les entretiens menés dans le cadre de ce numéro font entendre la voix de plusieurs professionnels qui ont travaillé dans les réseaux, les circuits voire les structures qui participent à la circulation des spectacles à l'échelle internationale.
