Pierre Philippe-Meden, Du Sport à la scène. Le Naturisme de Georges Hébert (1875-1957), Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, Corps de l’esprit, 2017, 404p.
D’une ethnographie intra-culturelle à une ethnographie inter-culturelle. Un voyage qui permet de reconnaître et d’accepter que l’œuvre d’un homme ne soit plus la propriété de son créateur
Gilles Lecocq
Septembre 2019
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Mots-clés : Corps, Éducation physique, Hébertisme, Naturisme, Philosophie du sport, Psychologie, Sport
« La clinique de la mondialité relève de la capacité à se concevoir comme humain au cœur de l’humanité, à prendre conscience de sa situation géographique, géopolitique, de son positionnement historique, de son rapport à l’altérité dans un horizon planétaire ; elle met en évidence une disposition à regarder et à écouter le fonctionnement du monde global à l’intérieur même de soi ; elle requiert une disponibilité à se déplacer, d’abord ontologiquement. A se décentrer. De soi à soi. De soi à l’autre. De l’autre à soi. »1
1L’hébertisme peut-il être associé à ce que D. Derivois nomme cette capacité à se concevoir comme humain au cœur de l’humanité et cette disposition à écouter le fonctionnement du monde, global à l’intérieur même de soi ? C’est à partir de cette question que nous nous proposons d’envisager la lecture de l’ouvrage de P. Philippe-Meden, à l’aune de l’histoire personnelle de G. Hébert qui s’est nourrie de multiples influences culturelles, qui a nourri des vocations personnelles et qui a favorisé l’émergence d’institutions inédites où se sont rencontrées des cultures scolaires, des cultures militaires et des cultures artistiques.
2En souhaitant que son nom ne soit pas forcément accolé à celui de sa méthode, G. Hébert considérait que chaque personne utilisant celle-ci avec conscience se l’approprie en l’appliquant. En cela, il faisait preuve à sa manière d’une capacité à se décentrer de soi et à se centrer vers les autres, en acceptant de devenir étranger à ce que devenait sa méthode. Ces deux mouvements de décentration et de centration sont une manière de concevoir le naturisme de G. Hébert comme avant tout une disponibilité à se déplacer entre plusieurs horizons culturels, sans oublier que toute gymnastique motrice ne peut se dissocier d’une gymnastique psychique. Ainsi, d’une ethnographie intra-culturelle à une ethnographie inter-culturelle, P. Philippe-Meden nous invite à un voyage qui permet de comprendre que l’œuvre d’un homme a pour vocation essentielle de ne plus appartenir à son créateur.
3Du Sport à la Scène : le titre de l’ouvrage proposé par P. Philippe-Meden peut laisser perplexe le lecteur. La scène sportive est-elle le fil rouge d’un voyage qui peut nous conduire dans les linéaments d’une jeune culture qui a vu le jour au milieu du 19ème siècle ? La scène artistique est-elle le prétexte à s’intéresser à la façon dont les hommes utilisent leurs corps pour donner une consistance à l’essence de ce qui fonde leurs imaginaires les plus indicibles ? En fait, P. Philippe-Meden nous donne l’occasion de nous rafraîchir à la source du Léthé, ce territoire où domine l’oubli d’une histoire culturelle ayant pour héros le corps et la source de Mnémosyne, ce territoire où se révèle la mémoire d’un patrimoine gestuel et émotionnel conservé par le double de ce même corps. Le corps et son double deviennent alors dans cet univers, l’embarcation à double-fond qui mène au Théâtre des Deux Sources, là où le phénomène humain se révèle lorsque le sport a besoin de la scène pour exister et là où la scène permet à un homme de penser son corps et de vivre ses rêves.
4Le naturisme de Georges Hébert (1875-1957) : le sous-titre de l’ouvrage proposé par P. Philippe-Meden nous propose de focaliser notre attention sur l’histoire de vie d’un homme dont le centre d’intérêt se résumerait à un pan de ce qui caractérise le phénomène humain : les rapports que l’homme entretient avec la nature à travers son corps. Or, au-delà de ce sous-titre, l’ouvrage proposé par P. Philippe-Meden est beaucoup plus que le sous-titre peut nous laisser imaginer. L’auteur nous permet ainsi de revisiter l’histoire d’un homme qui a eu l’occasion de vivre dans sa chair les tiraillements occasionnés par la rencontre d’une réalité individuelle et d’un imaginaire social, ainsi que les écartèlements induits par la confrontation d’une réalité sociale et d’un imaginaire individuel. C’est à l’interface de ces réalités et de ces imaginaires que l’ouvrage de P. Philippe-Meden nous convoque pour apprécier de quelles façons un homme, G. Hébert, va attirer vers lui et au-delà de lui des fascinations, des résistances, des innovations, des contradictions et des oppositions. La lecture de cet ouvrage nous donne ainsi l’occasion de nous intéresser à un homme nouveau sous des jours nouveaux. Des esquisses pertinentes nous avaient déjà permis de cerner les contours d’un sculpteur des corps2 et d’un accoucheur d’institutions pionnières3. G. Hébert a joué aussi, quelquefois à son corps défendant, le rôle de chevaucheur de frontières qui a favorisé des liens entre plusieurs perspectives personnelles, théoriques, idéologiques et politiques4. En cela, P. Philippe-Meden nous donne l’occasion de (re)découvrir un homme pluriel5 et un Janus polycéphale6. Une pluralité de trajectoires vécues par G. Hébert et une pluralité de trajectoires impulsées par celui-ci sont cependant autant de pistes qui ne peuvent être prises en compte séparément, aux risques de perdre de vue les dimensions vivante et vécue de chaque chapitre d’une histoire de vie complexe. Par ailleurs, les réalisations concrètes mises en place par G. Hébert ne peuvent être comprises que si elles sont replacées dans le système des valeurs et des significations dont il relevait lors de son vivant et dont il relève quelques années plus tard de la part de ceux et de celles qui revendiquent son héritage, soit de façon orthodoxe, soit de façon déviante. Une histoire des mentalités et une psychologie historique peuvent ainsi puiser dans l’analyse descriptive approfondie d’un médiateur culturel, la revue L’Éducation Physique et les fondements épistémologiques de l’hébertisme au moment de la redécouverte d’un corps multiple à la fin du 19ème siècle et à l’époque des totalitarismes dans l’entre-deux-guerres7. Au-delà de l’hébertisme, l’ouvrage de P. Philippe-Meden nous donne aussi l’occasion d’apprécier la trajectoire d’un homme qui tout au long de sa vie va découvrir et savourer par des voyages réels et des voyages intérieurs des horizons sans cesse différents, d’où émergent l’esthétique d’un élan vital sans cesse freiné par des forces institutionnelles opposées et sans cesse dynamisé par des rencontres personnelles singulières.
5En s’attachant à la corporalité sensible, P. Philippe-Meden redonne également à G. Hébert un espace dans l’histoire de la sensibilité et redonne à la vie de G. Hébert une sensibilité. Celle-ci trouve en effet ses racines dans une enfance qui s’est construite à l’aune de senteurs, d’odeurs, de bruits et de regards où l’étrangeté du différent a permis à G. Hébert de se familiariser avec ses sens, bien au-delà du cinquième sens, selon une trajectoire où une libido sublimée rencontre une aisthésis indicible. Ainsi, les mémoires sensorielles qui s’inscrivent, telles une grammaire corporelle dans son corps, vont donner l’occasion à G. Hébert, dès son plus jeune âge, de s’imprégner des saveurs olfactives associées au cirque équestre, de connaître les sensations associées à un exil provisoire entre les côtes de France et de Louisiane, de ressentir la sensation du souffle de l’eau salée, de la senteur de l’iode et le parfum du varech. Par ailleurs, des rencontres avec le gabier acrobate, l’atalante martiniquaise, le guérillero révolutionnaire et l’esprit américain seront autant d’occasions de favoriser l’éruption de l’imaginaire de G. Hébert sur la scène publique. Cette éruption sera d’autant plus incarnée lorsqu’il lui faudra faire face au réveil des forces naturelles présentes dans les entrailles de la Montagne Pelée et à la fracture existentielle éprouvée au pied de cette même montagne par des personnes qui ont sauvé leur peau à leur corps défendant. Il est ainsi des moments rétrospectivement significatifs qui sont des occasions pour G. Hébert de se donner corps et âme à une passion, où peuvent s’exprimer la finitude de l’être et se révéler l’infini des limites humaines. L’émergence d’un moment qui bouscule des certitudes au point de les renforcer permet à G. Hébert de ressentir, plusieurs fois au cours de sa vie, l’éprouvé de sensations qui se révèlent dans l’irruption d’un instant critique, ce kairos, qui provoque un éclatement du temps chez des individus jusqu’alors condamnés à courir après un idéal qu’ils n’arrivent jamais à saisir. D’une ethnographie inter-culturelle à une ethnographie intra-culturelle, P. Philippe-Meden nous permet ainsi tout au long de l’ouvrage de discerner les linéaments de la vie de G. Hébert lorsque celui-ci a largué des amarres avec un monde perçu comme trop connu pour s’autoriser à accéder à un nouveau monde perçu par lui à la fois comme familier et comme totalement inconnu.
6Celui qui deviendra un héros à Dixmude s’est trouvé ainsi au cœur de plusieurs niches écologiques culturelles qu’il convient d’interroger afin de mieux comprendre l’essentiel de ce que G. Hébert a souhaité développer, diffuser et partager. En effet, dans l’air du temps humé par G. Hébert, il n’est pas inutile de s’intéresser aux thèses développées par P. Janet à propos de la gymnastique psychique8 et par A. Binet à propos du rôle de l’école dans le développement des enfants9. De la même façon la notion de solidarité développée par L. Bourgeois est à resituer dans le contexte politique et culturel d’une époque dont G. Hébert ne pouvait être étranger. Si la notion de solidarité nécessite d’être fort pour être utile, l’altruisme suppose d’être fort pour porter secours à son prochain et à soi-même10. Sous l’impulsion de L. Bourgeois, une philosophie de la solidarité émerge donc dans les discours politiques et scientifiques qui s’intéressent à la façon dont une personne humaine se socialise au sein d’une culture. Cette philosophie politique bénéficiera d’une large tribune lors du Congrès international d’Éducation Sociale qui se tient au moment de l’Exposition universelle de Paris en mars 1900. La philosophie de la solidarité s’inscrit entre le libéralisme individualiste et l’étatisme collectiviste afin de concilier deux exigences à la fois contradictoires et indissociables : la liberté individuelle et la justice sociale11. Ces exigences permettent à l’idée de solidarité de se développer dans les cultures qui valorisent le mouvement humain, les pratiques culturelles incarnées et les postures corporelles affirmées. Ainsi, la liberté solidaire des membres d’une société suppose le resserrement de liens qui les unissent autour d’une ligne de force12 : Les hommes et les citoyens, héritiers et associés, sont tous débiteurs et doivent honorer leur dette sociale en rendant de leur mieux ce qu’ils ont reçu.
7Les sciences humaines qui prennent en compte les compétences développées par un corps en mouvement peuvent ainsi favoriser la construction de concepts frontaliers qui sont utiles à des individus en instance de socialisation et à une société en instance d’humanisation. L’homme n’est alors plus une fin pour lui et pour les autres. Il est à fois une fin et un moyen, une unité et la partie d’un tout13 :
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La société humaine ne se développe que par la liberté de l’individu. C’est la condition du progrès.
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L’homme conçoit et veut la justice. C’est la condition de l’ordre.
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Dans une société bien régie, chaque individualité doit produire une somme d’effort personnel utile, indispensable à la vie collective.
8Toute société humaine ayant pour base la solidarité et la mutualité entre tous ses membres a donc un intérêt supérieur à provoquer dès l’école, l’engagement des enfants dans des efforts utiles à leurs développements psycho-moteurs et à leur insertion sociale. L’éducation physique, l’éducation artistique, l’éducation morale, l’éducation sociale, l’éducation militaire et l’éducation psychologique participent toutes à cet élan de solidarité, se complètent et se prêtent un mutuel soutien.
9L’approche systémique proposée par P. Philippe-Meden permet également d’identifier les différents espaces culturels initiés et habités par G. Hébert et les différentes temporalités qui ont permis à l’hébertisme de traverser le 20ème siècle et de rentrer de plain-pied dans les complexités d’une société devenue hypermoderne. Ainsi, la lecture de l’ouvrage de P. Philippe-Meden, nous donne l’occasion de nous interroger sur l’émergence de phénomènes culturels contemporains inédits qui scandent le début du 21ème siècle et d’imaginer qu’un saut épistémologique puisse avoir comme appui les fondations de la méthode naturelle. Cinq facettes interrogatives peuvent alors permettre au lecteur de mesurer les caractéristiques de ce saut épistémologique :
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Les nouvelles formes de projection des combattants en opérations extérieures et extrêmes conduisent à une redéfinition doctrinale de l’éducation et de l’entraînement militaire ayant pour but, dès le temps de paix, l’efficacité intégrale d’une personne qui a pour mission d’être forte pour être utile et d’être forte pour porter secours à son prochain et à lui-même. La composante humaine étant décisive dans l’action militaire et les engagements opérationnels devenant de plus en plus exigeants sur les plans physique et psychologique, la méthode naturelle peut-elle être considérée comme indispensable à la formation du combattant confronté aux extrêmes vécus par lui-même et ses pairs ?
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L’évolution des cultures sportives14 et l’émergence des cultures urbaines alternatives15 témoignent d’un paradoxe : celui où de nouveaux pionniers qui incarnent de nouvelles formes d’expressivités corporelles revendiquent un héritage hébertiste pour légitimer leurs pratiques culturelles à médiations corporelles et pour s’en affranchir afin d’affirmer à la face du monde leurs originalités créatives. Dès lors, pourquoi ces pratiques corporelles hypermodernes qui émergent sur la scène de sites urbains originaux ont-elles besoin de se référer la méthode naturelle pour affirmer leurs légitimités culturelles ?
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La présence des « archives Hébert » au sein de la Fédération française d’éducation physique et de gymnastique volontaire est-elle une opportunité pour que se creusent les chemins des mémoires de l’oubli pour l’histoire d’un homme et d’une méthode ? Cette question s’inscrit dans une histoire où en 1972 la Fédération française d’éducation physique fut absorbée par une autre fédération affinitaire. Cependant, au-delà de cette anecdote qui concerne une histoire des relations complexes entre des institutions qui promeuvent une certaine idée de l’éducation physique en France, cette question est l’occasion de dépasser l’anecdotique pour s’intéresser à ce qui peut être essentiel dans la gestion de ce bien commun qui permet à des institutions de se concevoir comme humaines au cœur de l’humanité. Ainsi, en s’appuyant sur quelques figures symboliques du passé, de Tissié à Pierre de Coubertin, de Grousset à Hébert (...), le moment est peut-être venu pour les fédérations multisports ou affinitaires, les fédérations scolaires ou universitaires et les membres associés qui siègent au Comité National Olympique et Sportif Français de prendre conscience de leurs réelles légitimités politiques à commémorer des histoires de l’éducation physique au profit de nouveaux enjeux économiques. Sans attendre 2024, quel serait le coup de théâtre qui permettrait à ces institutions de mettre en perspective les valeurs économiques qu’elles défendent pour s’arroger le droit de développer des pratiques éducatives au nom de l’intérêt public et au nom d’autres intérêts ?
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Par rapport à la question qui précède, l’hébertisme semble se trouver dans une posture paradoxale. En effet, si aucune institution ne défend en propre cette méthode, celle-ci est amené à se diffuser par un processus de capillarités culturelles dans des espaces où l’efficience d’une méthode holiste est recherchée et reconnue. Ce processus de capillarités culturelles ne connaît pas de frontières. Il n’est donc pas surprenant de trouver l’émergence de l’épicentre d’une nouvelle géographie de la méthode naturelle en Belgique, là où l’hébertisme et le yoga se côtoient, là où le chevauchement des cultures est un style de vie affirmée. Ces capillarités culturelles favorisent alors des capillarités réciproques interculturelles et transculturelles qui permettent à la méthode naturelle de devenir le théâtre de plusieurs sources. Cette rencontre de plusieurs sources permet ainsi à la méthode naturelle de se régénérer tout en participant aux fondations d’un axe horizontal qui favorise la transmission dans l’espace-temps d’un héritage trans-générationnel et trans-culturel. La méthode naturelle, dans une perspective transculturelle devient alors aussi l’une des clefs de voûte d’un axe vertical qui dépasse l’anthropocentrisme et qui favorise de nouvelles articulations qui mettent le corps au cœur de ce qui unit la biosphère, la sociosphère et la noosphère. Dans cette perspective transculturelle, l’empathie kinesthésique ne deviendrait-elle pas la qualité primordiale de la méthode naturelle, dès lors où le mouvement humain permet des rencontres de soi vers soi, de soi vers l’autre, de l’autre vers soi ?
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Si les politiques du développement durables inscrivent dans leurs déclarations d’intention, une volonté de concevoir la nature comme le creuset de toutes les biodiversités, la place de l’homme vivant dans son corps au sein de celles-ci reste à valoriser16. Les processus sensoriels, émotionnels et symboliques qui témoignent des dimensions corporelles de l’humanité constituent ainsi à la fois des angles morts de l’histoire des sciences humaines et sociales et des socles de ce qui favorise l’émergence d’une écologie corporelle qui s’intéresse à la façon dont une personne habite son corps, habite ses lieux de vie, principalement lorsqu’une expérience corporelle vient bousculer l’ordre et la correspondance des émotions en précipitant le corps dans l’inédit et l’inattendu17. En permettant à une personne d’explorer le terreau du corps qu’il habite, l’écologie corporelle a-t-elle besoin de l’hébertisme pour légitimer sa propre philosophie du corps ?
10Au-delà de l’histoire de l’hébertisme, c’est la prise en compte de ces cinq questions, et du fil rouge qui les relie, qui permettra de dépasser les limites de la commémoration d’une œuvre qui n’appartient plus à son créateur pour ouvrir les portes de l’avenir aux nouvelles générations qui peuvent concevoir l’œuvre de G. Hébert non plus seulement comme un objet de l’histoire mais comme un repère sécurisant dont il convient pourtant de se détacher. En associant la préface de B. Andrieu et la postface de Jean-Marie Pradier au texte proposé par P. Philippe-Meden, l’ouvrage « Du Sport à la Scène » permet de reconnaître que l’œuvre de G. Hébert n’est pas réductible à la Méthode Naturelle. Le choix de la collection « Corps de l’Esprit » dans laquelle s’insère l’ouvrage de P. Philippe-Meden n’est donc pas anodin. Il permet aux travaux de celui-ci de s’inscrire dans une dynamique où le mouvement du corps est intimement lié à la métamorphose des pensées de G. Hébert, non seulement par ses actes volontaires, mais également par des sens qui se trouvent au-delà de la raison. En interrogeant les tendances atlantéennes de l’hébertisme, la nature des dimensions de l’aisthésis qui seraient un 7ème sens de la personnalité humaine et les caractéristiques d’un 6ème sens18, l’ouvrage de P. Philippe-Meden nous donne l’occasion de chercher un équilibre jamais acquis entre ce qui fonde la nature et la culture du phénomène humain, selon l’adage gravé au fronton du temple de Delphes : Meden Agan (rien de trop). En effet, l’homme total n’est pas seulement maître du monde naturel qu’il occupe et qu’il colonise, mais il est composé en lui-même de deux mondes, l’organique et le spirituel. Cette recherche d’équilibre est aussi l’occasion de rappeler qu’un « Esprit de Corps » est indispensable pour que le slogan « être fort pour être utile » ne reste pas lettres mortes face la folie et la souffrance du monde.
« Que pouvons-nous faire face à la souffrance et à la folie du monde ? Entrer en nous-mêmes, au-delà ou en deçà des idées reçues, des propagandes et des automatismes qui nous rassurent et nous délivrent du fardeau de penser et d'agir. Comment est-ce que je vis la souffrance et la folie du monde ? Avec indifférence, peur, colère, haine, compassion ? Que puis-je faire ? Qu'est-ce que je veux faire ? La réponse à ces questions appartient à moi seul. À vous seul. »19
Notes↑
1 Derivois D., Clinique de la mondialité. Vivre ensemble avec soi-même, vivre ensemble avec les autres, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2017, p. 22.
2 Delaplace J.-M., Georges Hébert sculpteur du corps, Paris, Vuibert, 2005.
3 Froissart T. et Saint-Martin J. (dir.), Le Collège d’athlètes de Reims. Institution pionnière et foyer de diffusion de la Méthode naturelle en France et l’étranger, Reims, Éditions et Presses Universitaires de Reims, 2014.
4 Lecocq G., De Théodule Ribot à Ferdinand Buisson, des créateurs d'histoires qui ne devraient pas laisser indifférente l'éducation physique scolaire (1960-1902), Grenoble, PUG, 2004, p. 95-112.
5 L'acteur individuel est le produit de multiples opérations de plissements (ou d'intériorisation) et se caractérise donc par la multiplicité et la complexité des processus sociaux, des dimensions sociales, des logiques sociales, etc., qu'il a intériorisés. Lahire B., L'homme pluriel : les ressorts de l'action, Paris, Nathan, 1998, p. 233.
6 S'il faut un dieu à l'épistémologie, que ce soit un Janus polycéphale. La pluralité des contradictions acceptée, nous pourrons alors, à qui nous répéterait que « la science ne pense pas », répondre : « Aux contraires ! ». Levy-Leblond J.-M., Aux contraires : l'exercice de la pensée et la pratique de la science, Paris, Gallimard, 1996, p. 410.
7 Revel J., « Psychologie historique et histoires des mentalités », in : Parot F., Pour une psychologie historique : écrits en hommage à Ignace Meyerson, Paris, PUF, 1996.
8 Janet P., De l’angoisse à l’extase, Paris, Alcan, 1926.
9 L'enseignement a pour but de former des manières d'agir et de penser, et de fortifier ces manières en habitudes, afin de réaliser une meilleure adaptation de l'individu à son milieu ; l'école ne vaut que comme préparation à la vie ; tout enseignement est vain qui reste verbal, car le verbalisme n'est que du symbolisme, et la vie n'est pas qu'une parole. Binet A., Les idées modernes sur les enfants, Paris, Flammarion, 1911, p. 5.
10 Les activités individuelles isolées croissent lentement ; opposées elles s’annulent ; juxtaposées elles s’additionnent ; seules les activités associées croissent rapidement, durent et multiplient. Bourgeois L., Solidarité, Paris, Armand Colin et Cie, 1896, p. 25.
11 Audier S., Bourgeois L., Fonder la solidarité, Paris, Michalon, 2007.
12 Blais M.-C., La solidarité : Histoire d’une idée, Paris, Gallimard, 2007.
13 La liberté personnelle de l’homme, c’est-à-dire la faculté de tendre au plein développement de son moi, est aussi nécessaire au développement de la société qu’au développement de l’individu. Bourgeois L., Solidarité, Paris, Armand Colin et Cie, 1896, p. 58.
14 Pociello C., Les cultures sportives, Paris, PUF, 1999.
15 Lebreton F., Cultures urbaines et sportives alternatives. Socio-anthropologie de l’urbanité ludique, Paris, L’Harmattan, 2010.
16 Lecocq G., « Body ecology and academic well-being », in : B. Andrieu, J. Parry, A. Porrovecchio & O. Sirost (dir.), Body Ecology and Emersive Leisure, London, Routledge, 2017, p. 164-173.
17 Shusterman R., Toma Y., Les aventures de l’homme en or. Passages entre l’art et la vie, Paris, Hermann, 2016.
18 Richet C., Notre sixième sens, Paris, Éditions Montaigne, 1927.
19 Pagès M., La violence du politique, Toulouse, Eres, 2003, p. 224.
Pour citer cet article↑
Gilles Lecocq, « Pierre Philippe-Meden, Du Sport à la scène. Le Naturisme de Georges Hébert (1875-1957), Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, Corps de l’esprit, 2017, 404p. », L'ethnographie, 1 | 2019, mis en ligne le 02 septembre 2019, consulté le 09 octobre 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=168Gilles Lecocq
ILEPS-Cergy, CRP-CPO-EA 7273 Université Picardie Jules Verne