Aurélie Épron, Ronan Le Coadic, Bretagne, migrations et identités, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, 388p.
Barbara Curda
Septembre 2019
1Le livre Bretagne, Migrations et Identité est une collection d’articles, parue en 2017 aux Presses universitaires de Rennes, éditée par Aurélie Épron et Ronan Le Coadic. Cette publication résolument interdisciplinaire comprend - entre autres - des contributions d’historiens, de sociologues, d’anthropologues, d’ethnologues, de politologues, de géographes, de sociolinguistes, ainsi que celles d’une spécialiste en littérature, d’un réalisateur, d’un consultant en numérique. Ceci a pour conséquence une diversité importante des éclairages apportés par les différents auteurs sur les phénomènes migratoires, autant du point de vue méthodologique que de la sélection des terrains et des objets de recherche.
2Une des questions qui se pose dans une telle situation est celle du fil conducteur qui guide les lecteurs à travers le recueil. Il faut noter que les trois éléments constituant le titre y occupent des places différentes. Ainsi le livre ne traite pas exclusivement du cas spécifique de la Bretagne, la première de ses trois parties étant consacrée à d’autres aires géographiques ainsi qu’à des interrogations conceptuelles. Ce sont les deuxième et troisième parties qui se préoccupent, l’une des Bretons ayant quitté la Bretagne, l’autre de divers immigrants présents à différents moments historiques sur le territoire breton. Ainsi, les migrations internationales, les migrations internes ou internationales des Bretons, les migrations vers la Bretagne, sont abordées comme des phénomènes similaires. En effet, comme le relève Pôleth M. Wadbled, « les situations des migrants étrangers et celles des ressortissants français » (Wadbled, 177), quoiqu’administrativement distinctes, comportent « des points de convergence » (Ibid., 177). Aussi, dès l’introduction et avant de livrer le plan de l’ouvrage, Aurélie Épron et Ronan le Coadic ambitionnent de replacer le court historique qu’ils livrent des migrations bretonnes au cœur des déplacements de populations de toutes les aires géographiques.
3Conformément, c’est par une analyse des faits migratoires à l’échelle mondiale que débute la première partie. Catherine Withol de Wenden souligne par cet effort de recension de la diversité des phénomènes migratoires l’envergure de ce fait social complexe et déconstruit habilement les préconceptions, qu’elles soient de l’ordre du stéréotype de sens commun ou induites par les catégories administratives. Elle signale ainsi la difficulté à quantifier les déplacements de populations du fait que certaines migrations ne soient pas prises en compte dans les catégories administratives, qui sont par ailleurs en décalage avec les situations concrètes vécues – une même personne peut en effet être classifiée, successivement, en tant que « sans papier, étudiant, touriste, travailleur salarié, expert, demandeur d’asile, candidat au regroupement familial » (Whitol de Wenden, p. 34).
4Les deux articles suivants interrogent sous des angles différents la notion de diaspora. Alors que Chantal Bordes-Benamou s’applique à différencier les usages du terme dans les disciplines académiques de ses usages sociaux, et propose de réserver son utilisation dans les sciences humaines et sociales à « la dispersion géographique d’un peuple qui conserve le sentiment d’une unité en dépit de la distance et cultive la volonté de se référer à une histoire commune, nourrit d’un mythe du retour consigné dans un récit élaboré et transmis de génération en génération » (Bordes-Benamou, p. 53), Christine Chivallon s’engage dans un remarquable exercice de recensement d’ouvrages francophones et anglophones significatifs, à partir de l’examen desquels elle démontre que les usages académiques du terme diaspora à travers les décennies et dans des contextes géographiques variables découlent des histoires régionales, nationales, personnelles des chercheurs plutôt que d’une réflexion épistémologique. Ils sont ainsi porteurs des significations implicites à son emploi dans un contexte socioculturel particulier, et des hiérarchies sociales qui leur sont sous-jacentes. Cet effort conceptuel est ce qui permet, à un endroit bien plus avancé de la publication, à Simon Le Bayon de préciser sans discussion supplémentaire à partir de quels critères il considère qu’il est pertinent d’appliquer le terme de diaspora au cas des Bretons dispersés dans le monde.
5Cette réflexion est suivie d’une incitation par Yvon Le Bot, argumentée à l’aide de l’exposition de ses recherches sur les productions culturelles et artistiques des migrants transnationaux en situation de transit, à se préoccuper des subjectivités des migrants. Mais c’est bien plus loin dans l’ouvrage que plusieurs articles s’inscrivent dans sa démarche. Dans l’immédiat, cet appel d’un sociologue plaidant pour « un renversement méthodologique » (Le Bot, 71) impliquant de s’intéresser « aux migrants plutôt qu’aux migrations » (Ibid., 70) et de prendre en compte « [l]a circulation des sentiments » (Ibid., 81) est suivie de plusieurs contributions d’historiens. Si Catherine Withol de Wenden a pu souligner l’importance des migrations à l’époque actuelle, celles-ci mettent l’accent, à partir des exemples respectifs des migrations irlandaises des XVIe à XVIIIe siècles (Ó Ciosáin) et de l’arrivée des Gallois en Patagonie au XIXe siècle (Coronato), sur la persistance des phénomènes migratoires à travers les siècles, la diversité des situations migratoires, la singularité des cas spécifiques. Éamon Ó Ciosáin relève ainsi des divergences notables entre différentes représentations des vagues de migration irlandaises et les faits mis à jour par son travail de recherche, qui prouvent que ces migrations ont été minimisées (Ó Ciosáin, 94), tandis que Fernando Raùl Coronato démontre à l’exemple des immigrants gallois en Patagonie que la colonisation a connu des moments de collaboration harmonieuse entre les colons et les peuples autochtones.
6Après cette partie internationale et conceptuelle, le recueil se concentre sur le cas spécifique de la Bretagne. Dans la deuxième partie, où se déploient les articles sur l’émigration bretonne, l’approche historique reste prépondérante avec quatre articles (Jarnoux, Toinard, Choplin, Le Moal) ; viennent ensuite les contributions sociologiques (Wadbled, Barbichon, Madec) et ethnologiques (Prado), puis des contributions par une spécialiste en littérature (Caradec), un réalisateur (Compain), un spécialiste du numérique (Le Bayon). Cette partie débute par une exposition des circulations du XVe siècle jusque vers 1850, qui recense les différents types de migrations bretonnes sur les périodes concernées et souligne le contraste entre des mobilités qui s’effectuaient dans un contexte de stabilité dominante, et les migrations massives de Bretons à partir de la fin du XIXe siècle (Jarnoux). Puis Roger Toinard interroge « la responsabilité de l’émigration dans l’histoire démographique, mais aussi économique et sociale » (Toinard, 147-148) du département des Côtes-d’Armor du début du XIXe siècle à l’époque actuelle. Suit un article par Cédric Choplin analysant les représentations, dans le journal hebdomadaire catholique du XIXe siècle Feiz ha Breiz, de l’émigration bretonne, notamment vers la capitale, mais aussi vers les colonies. Enfin, Marcel Le Moal documente les migrations des Bretons vers le Havre à partir du XVe siècle et jusqu’à l’époque actuelle. À partir de l’article de Pôleth M. Wadbled, la perspective analytique se modifie : si cet auteur expose le fait historique d’une migration organisée de Bretons vers les terres d’Aquitaine à plusieurs moments du XXe siècle, c’est pour les analyser d’un point de vue sociologique. Ses questionnements portent en effet sur les procédés par lesquels ceux-ci continuent à se distinguer en tant que Bretons dans leur nouvel environnement géographique. Dans les deux contributions suivantes, Patrick Prado et Guy Barbichon évoquent le phénomène migratoire breton le plus connu du grand public : celui des départs de Bretons en grand nombre vers Paris. Les deux auteurs livrent des éléments d’analyse permettant de comprendre le contexte historique et social ayant occasionné ces migrations, et Prado documente en outre, à partir de données ethnographiques, la dimension affective de l’expérience du déracinement. L’expérience subjective des Bretons ayant migré vers Paris est aussi au centre des contributions suivantes, qui portent sur la production culturelle et artistique bretonne en relation avec ce phénomène migratoire spécifique : à partir des réactions du public à son propre film, Thierry Compain répond à l’appel d’Yvon Le Bot à se préoccuper de la subjectivité des migrants, et met à jour le fort sentiment de honte ressenti par toute une génération de femmes bretonnes venues travailler en tant que bonnes dans la capitale. Cet article est suivi d’une contribution analysant une pièce de théâtre de François-Louis Tilly, qui met en scène « l’existence entre deux mondes » (Caradec, 220) de deux Bretonnes vivant à Paris. Les deux derniers articles se préoccupent respectivement du retour au pays, au moment de la retraite, des Bretons installés en Île-de-France (Madec), et du recensement de données numériques sur Internet concernant les Bretons hors de la Bretagne (Le Bayon).
7Tout comme la deuxième partie livre des données sélectives autour d’études de cas particuliers de l’émigration bretonne, la troisième partie documente des cas spécifiques d’immigration vers la Bretagne. Ici aussi, le lecteur est introduit au sujet par deux articles historiques (Etiemble & Morillon, Toczé). Suivent des démarches ethnologiques (Simon-Barouh), sociologiques (Robert & Robert), sociolinguistiques (Liu, Etrillard). Ces contributions étudient la présence de réfugiés à partir du XVIIe siècle et le travail des étrangers en Bretagne (Etiemble & Morillon) ; la présence de juifs en Bretagne à différentes époques et les différences dans les manières dont ceux-ci ont été perçus et accueillis à ces différents moments historiques (Toczé) ; le marquage de l’identité juive par des pratiques rituelles et festives à Rennes (Simon-Barouh) ; le vécu subjectif du rejet par les gens du voyage (Robert & Robert) ; les représentations de la France des Chinois de Bretagne (Liu), et les représentations de la Bretagne et des Bretons des migrants britanniques (Etrillard).
8Le recueil n’a ainsi pas la prétention de dresser une synthèse du phénomène migratoire breton, d’autant que plusieurs auteurs signalent, à des époques antérieures comme au présent et dans des contextes géographiques variés, la difficulté à recenser de manière adéquate les déplacements de population (Whitol de Wenden, 31 ; Ó Ciosáin, 88). Ce dont les contributions sur de nombreux exemples particuliers permettent de rendre compte est d’une part la variété des situations de migration qui, même en relation à une unité territoriale limitée comme la Bretagne, peuvent être porteuses de prestige comme de stigmates, impulsées par des histoires nationales ou régionales de conquête, des guerres, par des opportunités économiques attrayantes ou des situations miséreuses, ou encore être considérées par certains groupes comme constituant leur mode de vie traditionnel ; et, d’autre part, l’existence de régularités dans l’expérience migratoire qui, quel que soit le contexte l’ayant motivé, « est une aventure parce qu’elle est ambivalente, incertaine et risquée » (Le Bot, 80), et implique un repositionnement de l’individu « non seulement dans les relations avec les proches mais aussi dans le rapport intime à soi » (Ibid., 80).
9Tout au long de la publication, l’identité est régulièrement évoquée par les différents auteurs. Toutefois, si en ce qui concerne la notion de diaspora le lecteur a été guidé pour saisir les interprétations de ce terme que l’ouvrage cherche à mettre en exergue, si en ce qui concerne les migrations les différents articles apparaissent complémentaires lorsqu’ils apportent de nouveaux points par rapport aux précédents, au niveau des questions ayant trait à l’identité le lecteur est confronté sans contextualisation à la diversité des approches. Se succèdent ainsi des affirmations comme celle de Ronan Le Coadic et Aurélie Épron, selon lesquels les populations brittoniques, lors de leurs migrations de l’actuelle Grande Bretagne vers l’actuelle Bretagne à la fin de l’antiquité, « implantent profondément et durablement leur langue, leur identité, leur culture et leur mode de vie » (Le Coadic et Épron, 16) sur la péninsule ; celle de Chantal Bordes-Benayoun, qui met en garde contre le risque « de participer à une forme d’assignation » en cherchant à « revaloriser les cultures d’origine » (Bordes-Benayoun, 51) ; celle de Éamon Ó Ciosáin, qui remet en cause la validité de « la pensée catégorique des XIXe et XXe siècles à l’égard de la nationalité et bien souvent de la religion » (Ó Ciosáin, 94), et démontre que la prise en compte de la multiplicité des identités individuelles modifie considérablement la lecture des faits historiques ; celle de Guy Barbichon, selon lequel « tous » les Bretons ayant migré à Paris « gardent dans le jeu des migrations leur identité de Bretons » (Barbichon, 212). Ces différentes manières d’aborder la question identitaire suscitent bien un questionnement sur les présupposées théoriques sous-jacents à ces propositions, et il est vrai qu’il eût été bienvenu qu’ils soient exposés à quelque endroit de la publication.
10Quoiqu’une telle discussion fasse défaut, plusieurs articles proposent, par l’exposition de leurs terrains de recherche ainsi que leur interprétation des faits observés, leurs lectures des processus identitaires. Un certain nombre de contributions, qui privilégient d’ailleurs bien l’examen d’un aspect de l’identité que l’on peut désigner de national, régional, religieux ou encore ethnique, sont en synergie avec le point de vue de Barth1, selon lequel les identités sont maintenues dans le cadre d’interactions sociales établissant des frontières entre les individus. Ce processus peut prendre la forme d’une assignation par des personnes extérieures au groupe - la figure de Bécassine évoquée par Thierry Compain illustre tout à fait cette idée par le simple fait qu’elle n’ait pas été créée par des Bretons. Conformément à cet angle d’approche, pour Roger Toinard, l’identité se révèle dans le cadre d’une rencontre : c’est parce qu’il est plongé dans un environnement qui lui est inconnu que « le migrant […] prend conscience de son identité, mais dans un rapport dominant-dominé » (Toinard, 146), parce que « le dominant […] ne manque aucune occasion de faire sentir au dominé sa différence » (Ibid., 146). Le point de vue que propose Annick Madec s’aligne sur celui-ci, mais elle mentionne qu’en ce qui concerne ses observations sur les Bretons ayant passé quelques décennies à Paris et revenus en Bretagne à la retraite, les assignations identitaires sont pratiquées dans des conditions spécifiques : l’étiquette dépréciative « Parisien » est en effet distribuée dans des situations de tension relationnelle, et peut être absente des interactions en dehors de celles-ci (Madec, 248). Ces différents auteurs rendent ainsi compte de dynamiques relationnelles dans lesquelles les identités sont construites par ceux qui ne les partagent pas, et qui attribuent des caractéristiques particulières à certains groupes. Les contributions de Cédric Choplin, de Chang Liu et Aude Etrillard livrent, de leur côté, des exemples des constructions imaginaires véhiculées par plusieurs groupes – bretons, chinois, anglais - sur les Parisiens, les Français et les Bretons.
11Ida Simon-Barouh fait, à l’exemple des Juifs de Rennes, une proposition un peu différente. Car selon son analyse, ceux-ci participent bien activement à constituer leur identité, qu’elle décrit comme étant « une identité non revendiquée, vécue comme la parcelle culturelle normale d’un héritage, sans militantisme » (Simon-Barouh, 315). Selon son analyse, la participation répétitive à des fêtes collectives, à des activités de loisir entre Juifs, le respect de restrictions alimentaires, participent certes à l’établissement de frontières entre Juifs et non Juifs ainsi qu’entre les Juifs de différentes origines (Ibid., 321). Mais ce processus n’est pas initié par les constructions imaginaires des personnes extérieures au groupe. Ce qui intéresse Simon-Barouh est le fait que les nombreuses activités, auxquelles les personnes juives participent souvent par devoir social, contribuent à façonner leurs manières d’être, qui se manifestent par « la vue, les sons, les goûts, les odeurs, le toucher, les mouvements… toute cette part sensible et passive de l’enculturation » (Ibid., 315).
12À côté de Simon-Barouh, de nombreux auteurs de la publication mentionnent les activités collectives, notamment celles qui sont organisées par et pour les Bretons. Toutefois, ils concentrent leurs analyses non pas sur une identité incarnée, mais sur les activités elles-mêmes en tant que témoignage d’une reconnaissance, de la part des personnes les pratiquant, de leur appartenance à un groupe. Si la religion tient une certaine place dans ce registre, les réseaux d’entraide entre Bretons, organisés ou non en associations, en constituent une autre facette. Ces actions témoignent de l’existence d’une solidarité basée sur un critère d’appartenance, dont Le Bayon souligne en outre la dimension internationale (254). Mais une partie non négligeable de ces collectifs organise des activités ayant explicitement pour but de revendiquer, d’afficher une identité. Les auteurs mentionnent fréquemment des activités récréatives, centrées notamment sur la transmission de la langue et de la cuisine bretonnes, ou encore sur des pratiques spectaculaires comme la danse. La fréquence à laquelle elles sont citées en référence à des époques différentes témoigne de l’importance de ce phénomène. Toutefois, l’ouvrage ne comprend pas de contribution permettant d’avoir un aperçu de ce qui se joue dans ces cours de cuisine ou de langue bretonne, des manières dont les danses bretonnes y sont pratiquées, du public – breton ou non breton ? Nombreux ou clairsemé ? – qui y participe. Une telle analyse, qui permettrait de comprendre à quel type de sociabilité participent ces activités visant sans conteste à faire l’éloge de la Bretagne et des Bretons, sera-t-elle incluse dans les travaux ultérieurs de ce groupe de chercheurs ?
13La publication Bretagne Migrations et Identité rassemble ainsi une grande variété de contributions, et ne néglige ni les approches quantitatives, ni les approches qualitatives. Elle permet par ailleurs à ses lecteurs de repérer parmi des disciplines a priori distinctes des préoccupations théoriques communes. Elle démontre que même en se concentrant sur un espace géographique limité, il est possible de rendre compte d’une variété importante de faits relatifs aux migrations. L’ouvrage abordant, selon ses auteurs, « un sujet qui mériterait de plus amples recherches » (Le Coadic & Épron, 16), il reste à définir quelles seront les pistes poursuivies dans les éventuels prolongements de ce travail.
Notes↑
1 BARTH, Fredrik, Ethnic Groups and Boundaries: The Social Organisation of Cultural Difference, Oslo, Scandinavian University Press, 1969.