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L'Ethnographie

L’hospitalité urbaine photographiée. Enquête ethno-photographique dans un quartier utopique

Picturing Urban Hospitality. Ethno-photography in a utopian neighborhood

Zineb Majdouli

Novembre 2024

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.1486

Résumés

Comment l’enquête ethno-photographique peut-elle raconter une expérience urbaine ? L’hospitalité d’une ville ne se limite pas à loger ses habitants. Pour Isaac Joseph, elle se définit comme un système d’activités qui se pose tout au long de la chaîne qui va du bâti aux espaces publics jusqu’aux réseaux de transports. Dans ce sens, la ville doit être un espace « accessible » pour « le reste d’entre nous », où l’on peut regarder les choses à partir d’une multiplicité de perspectives. Et si ces dernières étaient précisément les images que la prise de vue photographique peut saisir ? L’image non pas comme outil illustratif mais comme source de données permettant d’en rendre compte. Le quartier Humanicité a été pensé dès le départ comme un espace urbain mixte, solidaire et comme lieu d’innovation sociale. Cet article présente les premiers résultats de cette enquête photographique exploratoire d’un quartier conçu comme utopique saisissant ainsi photographiquement les motifs de l’hospitalité.

How can ethno-photographic inquiry tell the story of an urban experience? The hospitality of a city, as Isaac Joseph points out, is not limited to housing its inhabitants. It is defined as a system of activities that goes from buildings to public spaces and transport networks. In this sense, the city must be an "accessible" space for "the rest of us". What if these perspectives were precisely what photography can capture, not an illustrative tool but as a source of data. This paper presents the results of an exploratory photographic urban investigation of the Humanicité district in Lille. This “utopian” neighborhood was imagined as a mixed, solidarity-based urban space and a place of social innovation. The paper and the collection of photographs will examine and analyze the esthetic and symbolic patterns of hospitality.

Texte intégral

1Dans sa tentative d’épuisement d’un lieu parisien en 1975, Georges Pérec1 décrit ce qu’il voit, à partir d’un point fixe, assis à la table d’un café de la place Saint-Sulpice, dans le 6ème arrondissement de Paris. Pendant trois jours et à différents moments de la journée, il observe et inventorie avec précision tout qui passe et se passe devant lui et tente « d’épuiser le lieu ». Son inventaire est vertigineux et semble être un travail sans fin. Tout y est décrit, bus, oiseaux, chiens, personnes, événements ordinaires, le passage du temps… L’inventaire de Pérec est souvent cité comme exemple permettant de comprendre d’une part la démarche ethnographique et d’autre part, une manière de se saisir de la ville et de l’urbain.

2Comme pour Pérec, le regard ethnographique « s’attarde sur ce qu’il voit et tente de transformer ce premier regard en écriture2 », il va donc intensifier ce qui est vu pour se saisir d’un espace lui-même tactile, dit Laplantine. Comment alors cet « œil charnel3 », qui a fait du langage son outil principal, peut-il gagner à se saisir de l’appareil photographique ? Engageant les yeux et le corps4, la prise de vue offre au sens propre un arrêt sur image5 permettant de densifier le vu6 et ce notamment, pour observer la ville.

3Il n’est pas question ici de réitérer l’intérêt de « penser par l’image7 ». Cette idée est revendiquée depuis quelques années par de nombreux chercheurs8 et parmi eux, ceux relevant du « tournant iconique » (the iconic turn) dans les SHS. Il n’en demeure pas moins important de noter que cette association entre l’image et les sciences humaines et sociales reste peu reconnue9. La photographie en particulier (plus que le cinéma documentaire, plus reconnu et intégré depuis longtemps avec le film ethnographique dans le champ scientifique) est souvent utilisée comme une illustration et non comme une élaboration. Prise sur le vif, sa spontanéité est considérée comme impensée. Elle reste un « objet suspect et semble devoir toujours être appareillée, encadrée, voire traduite en mots pour accéder à des publications scientifiques »10. Pourtant l’image photographique, au même titre que l’inventaire de Pérec, est à mon sens une écriture raisonnée, construite par la pratique elle-même. Elle nous donne l’occasion de retourner sur le terrain, à cet espace-temps figé et de le réexaminer de nouveau11. Elle est élaborée par et avec le corps du photographe et l’espace dans lequel il circule. C’est pour cette raison que je propose de présenter ici un travail d’exploration urbaine utilisant d’une part la marche comme mode de perception visuelle de la ville et la photographie comme moyen d’intensification de la description ethnographique.

4Dans son introduction à son ouvrage La photographie, livre de chevet de nombreux apprentis photographes, Edouard Boubat12 raconte sa « chance » de se « promener toujours, de vivre avec les hommes pour faire leurs portraits ». C’est à cette promenade, pérégrination pédestre, au contact des autres et de leurs objets que le corps et l’appareil du photographe apprennent à reconnaitre la « simple banalité ». Marcher en ville suppose, comme pour Pérec, d’être attentif à ce qui se passe autour de soi, aux objets, au mobilier, aux passants. À chaque fois, il s’agit de marcher « pas à pas » comme l’a proposé Jean-François Augoyard13, la marche engageant l’œil et le corps en mouvement du flâneur /photographe14 afin d’« explorer la ville »15 et de voir dans ce contexte précis, à travers les images, l’accessibilité, la lisibilité, en un mot l’hospitalité de l’espace observé16 : le quartier Humanicité à Lille.

Un terrain urbain utopique : le quartier humanicité

5C’est donc par hasard, à l’occasion d’un travail d’élaboration d’un ouvrage collectif portant sur les enjeux de l’enseignement supérieur et de la recherche aujourd’hui que Lydie Lenne17 et moi-même avions été sollicitées pour faire un rapport sur les tiers lieux et la démarche Living lab qui a été adoptée par l’université catholique dans le cadre de la construction du quartier Humanicité à Lille (quartier dont je ne connaissais par ailleurs même pas l’existence). Je décidai au départ de proposer une démarche ethno-photographique pour saisir ce projet urbain et l’action de ce « laboratoire vivant » dont l’objectif est de construire collectivement et in situ la vie du quartier avec ses habitants dans une démarche de recherche et d’innovation. Mais j’étais d’abord interpellée par le nom de ce quartier « humanicité » et du projet urbain dont il est la concrétisation, voulant « répondre à certains enjeux de société comme la santé, le social, la mixité, la place du handicap…18 ». L’objectif des promoteurs (université et collectivités territoriales), tel qu’annoncé sur leurs sites institutionnels, était en effet d’imaginer un espace urbain où sont présents tous les représentants de la société dans leur diversité, y compris les personnes ayant un handicap, afin qu’ils puissent ensemble s’enrichir de leur contact mutuel19. Dans ce sens, il s’agissait pour eux de créer un quartier « accessible » à tous, où l’on pourrait retrouver des « valeurs telles que le respect, l’entraide, le partage des espaces et la mutualisation des services ».

6Le quartier Humanicité se trouve à l’ouest de Lille entre les communes de Lomme et Capinghem. Il se situe en face de la très grande zone commerciale d’Englos qui englobe le magasin Ikea et le centre commercial avec hypermarché Carrefour de la commune de Lomme. Pour l’histoire institutionnelle, ce site de 130 hectares a été retenu au début des années 2000 pour un nouveau projet urbain, à l’initiative de l’Institut Catholique de Lille, déjà présent à cet endroit depuis 1977, date de l’implantation à Lomme de son hôpital universitaire Saint-Philibert. Des acteurs universitaires et institutionnels se concertèrent alors et depuis autour de ce projet d’urbanisation du site et élaborèrent le projet Humanicité. Aujourd’hui, pour des raisons politiques, seuls 23 hectares autour de l’hôpital Saint-Philibert ont réellement été urbanisés avec 7 « ilots » d’immeubles de standing. Le quartier est donc entouré de champs et encerclé par la ligne du métro aérien qui jouxte littéralement l’entrée du quartier [fig. 1].

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[Fig. 1] Presqu’île Humanicité, rocade, métro et espace vert, Lille, Plans Apple, 2024

7En parallèle, l’Institut Catholique de Lille a fait de l’ensemble du quartier un Living Lab et l’a doté d’une structure, les « Ateliers ». Les objectifs de celle-ci sont de construire une proposition autour de la question du « vivre-ensemble » et de répondre aux problématiques soulevées par les usagers. Il y a donc bien une intention utopique de ce quartier comme le note Lydie Lenne20, ce Living Lab. Il procède ainsi, nous dit-elle, d’une traduction de l’utopie en organisant un dispositif de participation des futurs habitants du quartier21. Ce dispositif peut être défini comme « une vision du monde et un idéal de la société en valorisant certains comportements de l’usager22 ». J’avais donc là un terrain idéal d’un point de vue pratique, un quartier circonscrit dans l’espace et un temps relativement court. Mon projet s’est détourné du Living lab et de ses actions pour s’orienter vers une démarche ethno-photographique permettant de rendre compte de la physionomie de ce quartier qui se veut utopique et de ce lien entre corps (potentiellement handicapé) et hospitalité de l’espace.

8Après avoir parcouru ces informations sur le quartier, j’ai donc commencé mon enquête avec l’image photographique comme outil de réflexion sur l’urbain tout en obéissant aux mêmes règles méthodologiques de l’enquête ethnographique : retourner régulièrement sur le terrain, décadrer l’observation en revenant à d’autres heures et d’autres jours de la semaine, prendre des notes, s’approprier la situation observée et puis surtout marcher comme « acte d’énonciation de la ville23 ».

9Ce qui m’interpellait alors, lors de mes premières immersions et que je notais dans mon journal de bord, c’est un sentiment de « désenchantement24 ». L’ambiance particulière du lieu : peu de gens, beaucoup de voitures, des angles droits et des rectangularités, des impasses nombreuses et un enclavement, ne me mettaient pas à l’aise. Le décalage entre les discours, l’utopie institutionnelle annoncée et l’expérience que j’en retenais n’était pas sans impact sur ma première impression. Je me demandais alors comment j’allais m’y prendre pour photographier un quartier que j’avais spontanément appelé dans mon carnet « dry field » en anglais, un paysage sec et désert. La photographie s’est révélé être un mode d’accès privilégié à ce vécu rendant compte de ces impressions corporelles et tactiles. Je propose de donner à lire et à voir la matérialisation urbaine de cette vision idéale et de cette intention utopique. La sélection d’images retrace donc un itinéraire visuel qui ne se dessine pas sous forme d’un parcours mais de motifs dans un double mouvement : d’une part la tonalité affective de l’espace puis son hospitalité et ses ressources.

L’image comme « tonalité affective »

10Le premier mouvement identifié est la « tonalité affective » du lieu qui a retenu mon attention dès le départ. Bruce Bégout définit en effet, à travers le concept d’ambiance25, tout ce que nous pouvons sentir autour de nous, cette atmosphère affective aux contours souvent mal définis, « ce je ne sais quoi » indéfinissable dont on se souvient toujours après et que la photographie permet en partie de rendre. J’ai donc photographié dans ce premier mouvement les seuils, les façades et enseignes, les stationnements et les traces humaines. Voyons tout d’abord ce que les façades et les frontières nous montrent.

Façades et enseignes : une « prise »26 visuelle

11Les façades urbaines, à la fois du bâtiment terminus de la station de métro Saint-Philibert et les grandes façades des immeubles et établissements de service implantés dans le quartier donnent le mieux à voir cette ambiance [fig. 2 à 5].

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[Fig 2] Façades 1 Métro Aérien Saint-Philibert et Terminus du bus, © Zineb MAJDOULI, 2022

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[Fig. 3] Façades 2 Norevie, habitat social et grilles, © Zineb MAJDOULI, 2022

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[Fig 4] Façades 3 « Bien vieillir » et panneau stop, © Zineb MAJDOULI, 2022

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[Fig. 5] Façades 4 Aide à la personne, grilles et jardin, © Zineb MAJDOULI, 2022

12Cela est particulièrement vrai dans ce quartier où, dès l’arrivée, on est frappé par la densité des sites institutionnels qui n’occupent pourtant que le rez-de-chaussée des immeubles mais qui prennent une place visuelle considérable. On peut difficilement les éviter au point d’avoir l’impression que tout le quartier n’est constitué que de ces établissements et qu’il n’y a pas d’habitants. En effet, outre la résidence universitaire et l’annexe de la faculté de médecine et de maïeutique de l’institut catholique de Lille : un EHPAD, un foyer d’accueil médicalisé, les ateliers du Living Lab, un institut médico-éducatif, une maison médicale dédiée aux soins palliatifs etc. structurent le paysage. Ces institutions avec leurs grandes enseignes défient le regard et dédient le paysage à la santé et non à l’habitat, en particulier avec la rareté des piétons et en l’absence de commerces ordinaires (un coiffeur et une auto-école et c’est tout, pas de boulangerie, café ou épicerie). Ces façades, avec la structure imposante du métro aérien, introduisent l’ambiance du quartier et épousent le profil tout aussi tout aussi imposant de l’hôpital Saint-Philibert, lui-même un peu fantomatique car en gros travaux à ce moment-là [fig. 6 à 8].

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[Fig. 6] L’avenue Nelson Mandela et dos de l’hôpital, l’entrée du quartier, © Zineb MAJDOULI, 2022

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[Fig. 7] Cellule commerciale à louer et panneau stop, © Zineb MAJDOULI, 2022

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[Fig 8] Structure métro aérien, enclave bêton et parking extérieur, © Zineb MAJDOULI, 2022

13C’est seulement vers midi, à l’heure du déjeuner, qu’une cohorte de personnes, employés reconnaissables à leurs uniformes ou passants/habitants, traversent l’espace à pied. Ils marchent plus ou moins dans le même sens, rejoignant la sortie du quartier vers le parking, le métro, les bus. D’autres encore se dirigent vers le centre commercial de Lomme pour aller déjeuner, comme j’ai pu le faire moi-même, dans les restaurants et sandwicheries en passant par la porte 4 du centre nommée « Délivrance » [fig. 9] !

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[Fig.9] Centre commercial, Porte 4 Délivrance, © Zineb MAJDOULI, 2022

Frontières et seuils : enclavement visuel et symbolique

14Il est par ailleurs très intéressant de voir que ce qui est appelé ilot sur le site internet du quartier, en souligne, à l’insu de ses rédacteurs, le caractère insulaire, isolé (Isola). En effet, entre les bâtiments imposants de l’hôpital, du métro aérien et du terminus des bus, Humanicité est complètement caché par ces barrières visuelles. Cette invisibilité du quartier de l’extérieur, à partir du rond-point de la rue du Grand but accentue ainsi ses frontières et ses seuils. Toujours dans cette tentative de saisir le « climat affectif » de ce quartier, il fallait que je photographie ces limites physiques.

15L’entrée du quartier se trouve en effet, comme je l’ai indiqué plus haut, au pied de la station de métro aérien Saint-Philibert, sortie traditionnelle de l’hôpital éponyme. La sortie du métro et sa structure soutenant les rails suspendus du métro livrent une première impression de petitesse et le bâtiment imposant de l’hôpital, alors en travaux, accentue cette sensation comme on peut l’apercevoir dans les figures précédentes. Le quartier, caché derrière l’hôpital, est urbanistiquement une impasse, une presqu’île avec une entrée et sortie unique pour les voitures et pour les piétons, l’avenue Nelson Mandela. Les piétons qui s’engagent sur cette avenue à la sortie du métro doivent en plus se frayer un chemin en raison de barrières urbaines à même le trottoir. J’ai donc suivi les traces de ces chemins de traverse que les passants ont foulé de leurs pieds et dont on voyait les traces sur le gazon et les carrés de jardin. Ces contournements ont permis de s’approprier des voies piétonnes alternatives [fig. 10 à 11].

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[Fig.10] Chemins appropriés, voies piétonnes alternatives accès jardin, © Zineb MAJDOULI, 2022

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[Fig.11] Chemins appropriés, voies piétonnes alternatives accès métro, © Zineb MAJDOULI, 2022

16Je photographie également d’autres types de mobilier urbain inattendu et des dizaines de roches anti-passage et anti-stationnement qui sont disséminées partout. Elles sont destinées d’après Lydie Lenne à empêcher le stationnement sauvage à côté de grands champs et pâturages qui bordent de vert l’ensemble du quartier [fig. 12].

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[Fig 12] Stationnements interdits et champs, © Zineb MAJDOULI, 2022

17En somme, autour du quartier, il n’y a rien et surtout aucune piste ou chemin qui permette de se promener au-delà de ses frontières. Il n’y a pas de surveillance à l’entrée du quartier mais cet enclavement donne une impression de communauté fermée (Gated Community) au sens de Deramo27. Vu de la commune voisine, le quartier semble à part, une banlieue de grands immeubles qui dénote avec le paysage du centre-ville animé de Capinghem. Les « sans-dents » semblerait être une des dénominations malheureuses inventés par les habitants de Capinghem pour qualifier ce quartier enclavé.

L’hospitalité et ses ressources

18Comme indiqué plus haut, dans un second mouvement, c’est l’hospitalité et ses ressources (l’accessibilité et ses prises) que je questionne. Selon Joseph28, « nous attendons d’un espace qu’il nous offre des « prises » pour l’activité en cours, […] une capacité à nous assurer la possibilité de nous déprendre, d’évoluer dans un monde de liens faibles ».29 Dans ce sens, l’expérience d’un étranger dans une ville est centrale. Pour les gestionnaires d’espaces publics, tout usager de la ville, comme un étranger, est virtuellement incompétent, susceptible de vivre un handicap de situation. C’est là la formule de l’accessibilité : « un espace doit être conçu comme étant destiné au “reste d’entre nous30” ». Comme indiqué plus haut, Humanicité a donc été pensé dès le départ comme un espace où l’âge et les handicaps sont pris en compte et sont au cœur même du projet urbain, l’accessibilité y est un prérequis prérogative.

19Cela déploie plusieurs motifs urbains spécifiques. Le premier, significatif pour la notion d’hospitalité, réside dans les espaces de repos et de transition. Les jardins et les bancs sont ici très jolis et très organisés, extrêmement propres et entretenus. Un seul espace vert, tranchant le quartier en deux, sépare l’hôpital des bâtiments adjacents. Sous forme d’un chemin serpentant et d’une noue végétalisée [fig.13] qui ne recueille désormais plus d’eau31, il s’agit là d’un des rares espaces piétonnisés où le personnel de l’hôpital s’installe pour déjeuner sur le pouce.

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[Fig.13] Banc public et noue végétalisée, © Zineb MAJDOULI, 2022

20Inhabités alors même que je les ai fréquentés à des moments ensoleillés, de nombreux bancs publics sont disséminés dans le jardin principal mais je ne peux que noter, alors même que l’espace est là, qu’il n’y a pas de jardin d’enfant, aucun espace de jeu. Seul un jeu d’enfant laisse une trace de passage et un jardin collectif et un bloc de compost abandonnés témoignent d’activités collectives passées [fig.14].

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[Fig.14] Jeu d’enfant sans enfants, © Zineb MAJDOULI, 2022

21Le second motif retenu en lien avec la mobilité concerne les voitures et la signalisation qui les accompagne. La régulation de la circulation semble être une des préoccupations importantes des concepteurs du quartier ou de ses gestionnaires avec les nombreux foyers et équipements socio-médicaux qui ont besoin de déplacer des personnes à mobilité réduite ou empêchée. En effet, en habitant là, la voiture est légitimement essentielle pour les populations handicapées. J’ai tout de même été frappée par la densité de la signalétique de circulation dans un espace qui ne compte pourtant que 6 rues et axes de circulation, au point que j’ai appelé cela une « performance de signes » dans mes notes. C’est bien le regard photographique souvent gêné par la présence dense des voitures et de leur signalisation qui révèle ces motifs qui pourraient passer inaperçus. Avec peu de piétons et surtout pour un quartier avec une seule rue principale, quelques rues perpendiculaires et quelques « ilots », il semble y en avoir plus que de mesure. Comme Pérec, j’ai pu compter une cinquantaine de panneaux de signalisation sur la rue du parc de tournebride et la place Gandhi, qui ouvre d’ailleurs sur un second parking. Avec les barrières bloque parking, blocs de béton et roches anti-passage qui jalonnent et structurent le paysage [fig. 15 et 16], c’est une véritable cacophonie visuelle.

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[Fig.15] Densité des panneaux de signalisation et anti-passage rue de tournebride, © Zineb MAJDOULI, 2022

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[Fig.16] Roches anti-passage et stationnement, © Zineb MAJDOULI, 2022

22Ce point urbanistique m’interroge car les traces humaines absentes n’ont d’équivalent que les très nombreux signes déployés partout pour organiser et ordonner la mobilité véhiculée. Cet élément est d’autant plus marquant qu’avec les travaux à l’hôpital, les panneaux sont décuplés, donnant des injonctions, des orientations, des avertissements à chaque coin de rue. Alors qu’il s’agit d’un quartier neuf, il est étonnant qu’il n’ait pas été conçu avec des parkings souterrains. Cette impression est confirmée par Lydie Lenne qui explique dans sa thèse que les parkings en surface étaient à l’origine bannis, en dehors des dépose-minute pour les différents centres médico-sociaux. Un parking silo à l’entrée du site était également prévu « mais celui-ci n’a pas pu être réalisé́ faute de moyens financiers suite à l’abandon du projet de Zone d’Aménagement Concerté (ZAC) en 2012. Les parkings en surface ont quant à eux finalement vu le jour, par pression des professionnels et des habitants »32 mais aussi pour faire face aux stationnements sauvages de plus en plus importants le long des chaussées.

23Les grilles [fig. 17], permettant d’entrer, de sortir et de délimiter, donnent cette impression, avec le vide des rues, d’une vie tournée vers l’intérieur.

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[Fig. 17] Grilles et clôtures, © Zineb MAJDOULI, 2022

24C’est le troisième motif de l’hospitalité que je retiens. La rue Tournebride, la principale, est le lieu d’une « intimité solitaire » où chacun suit le fil de sa propre expérience au sens de Deramo33 dans son ouvrage « ville sans ville ». Cela laisse penser que la rue ne prend ici qu’exceptionnellement un caractère public sans commerce et sans vie dans les jardins. Je m’attarderai sur l’une de ces gilles dont la présence est étonnante. Ainsi, derrière l’hôpital se trouve un parking. On peut imaginer de nombreux habitants ou usagers choisissant de traverser ce parking pour rejoindre le quartier qui se trouve juste en face. Il suffit de rejoindre la noue végétalisée et un petit pont [fig. 18] déjà visible pour accéder aux premiers bâtiments.

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[Fig. 18] Pont, noue végétalisée et Saint-Philibert en travaux, © Zineb MAJDOULI, 2022

25Un passage est bien prévu, mais là se trouve une porte grillagée, aménagée avec un digipass [fig. 19] condamnant ainsi cette entrée alternative.

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[Fig. 19] Chemins appropriés, grille sans badge, accès pont noue végétalisée, © Zineb MAJDOULI, 2022

26Or, un des barreaux a été arrachés afin de laisser un passage vers la noue et le jardin dans les deux sens sans avoir besoin d’un badge.

27En revanche, alors que le quartier est relativement désert, je ne pouvais que noter la propreté des lieux, les signes apparents de mise en place de dispositifs sécurité par la signalétique et les caméras omniprésentes dans cet espace enclavé et assez dépeuplé. Aux heures où j’y étais, les rues étaient vides et pour cause, il n’y a aucune raison d’y être si ce n’est pour rentrer ou sortir de chez soi ou de son lieu de travail. Le quartier est extrêmement propre, presque immaculé, peu de déchets par terre, pas de tag ou de graphes sur les murs, peu d’affiches non institutionnelles ou d’affichage sauvage. Rien. Je suis donc partie à la recherche du passage des gens à défaut de les voir eux. J’ai donc photographié les signes et les traces laissées par les passants comme autant de modes d’appropriation et de territorialisation de l’espace et comme dernier motif. Ce sont les poubelles et un ancien jardin partagé abandonné mis en place à la périphérie du quartier et invisible pour un visiteur rapide qui fournissent l’essentiel de ces traces. La chorégraphie des canettes et des déchets [fig. 20 à 22], des traces d’urine m’a permis de montrer précisément leur rareté. Ici la photographie ne donne pas à voir le dernier motif mais sert plutôt à rendre sensible son absence.

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[Fig. 20] Traces d’Homme, © Zineb MAJDOULI, 2022

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[Fig. 21] Traces de bière, © Zineb MAJDOULI, 2022

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[Fig. 22] Traces d’urine, © Zineb MAJDOULI, 2022

28En conclusion, je précise que les photographies insérées dans cet article ont été sélectionnées à partir d’une collection plus large dont l’intégralité est publiée sur mon site internet personnel34. Afin de laisser le temps au lecteur de regarder les images et donner la possibilité de faire émerger une interprétation photographique des lieux, ces images gagneraient à être dans l’ordre et en plein écran. Cela permettrait au lecteur de mieux « voir » la marche du photographe, la démarche de l’ethnographe.

29Cette sélection intégrale sur le site obéit d’une part aux catégories conceptuelles qui ont informé la prise de vue (hospitalité, ambiance, utopie) et à la complémentarité des motifs (les frontières, les traces, les façades) et d’autre part à une ambition de complétion (élargir la vue, la colorer et donner un aperçu (in)complet du quartier et de ses caractéristiques dans leur globalité).

30Cette première exploration demanderait à se poursuivre auprès des habitants et des différents acteurs qui participent à la vie du quartier à travers des entretiens et une observation participante. Mais nous avons là de nombreuses pistes d’investigation ouvertes par l’enquête ethno-photographique : L’écart entre les discours annoncés et le vécu d’un piéton ordinaire virtuellement incompétent qui s’avance dans cet espace pour la première fois ; les multiples indices d’hospitalité comme les panneaux de signalisation et leur nombre étonnant, la propreté et l’organisation des lieux, la présence de multiples moyens de transport et de mobilité mais aussi des indices qui les questionnent et les remettent parfois en cause ; les aménagements complexes interdisant les stationnements mais gênants les piétons ; l’absence d’espaces accessibles pour ces usagers pas comme les autres que sont les enfants ou encore l’absence de commerce de proximité et de lieux de convivialité remplacés par des structures de médiation sociale ; et enfin, l’enclavement, certes non désiré par les urbanistes mais qui ne manque pas d’avoir des conséquences sur ces ilots d’habitations insularisés accentuant ainsi le stigmate

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Notes

1 PEREC Georges, Tentative dépuisement dun lieu parisien, Paris, Christian Bourgeois Éditeur, 1975.

2 LAPLANTINE François, La description ethnographique, Paris, Armand Colin, 2010, p. 18.

3 Ibid. p. 21.

4 GEERTZ Clifford, « Diapositives anthropologiques », in Communications, n° 43, 1986, p. 71-90.

5 BEAUD Stéphane, WEBER Florence, Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2003, p. 143.

6 LAPLANTINE François, « Penser en images », in Ethnologie française, vol. 37, n° 1, 2007, p. 52.

7 DIDI-HUBERMAN Georges, « L’image brûle », in Laurent Zimmermann (dir.), Penser par les images. Autour des travaux de Georges Didi-Huberman, Paris, éditions Cécile Defaut, 2006, p. 36.

8 BECKER Howard (dir.), Exploring Society Photographically, Evanston, Mary and Leigh Block Gallery, 1981.

9 CUNY Cécile, FARBER Alexa, JARRIGEON Anne (dir.), L’urbain par l’image, Paris, Créaphis Editions, 2020, p. 11.

10 Id.

11 CONORD Sylvaine, « Usages et fonctions de la photographie », Ethnologie française, 2007/1 (Vol. 37), p. 11-22. URL : https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2007-1-page-11.htm

12 BOUBAT Édouard, La photographie, Paris, Librairie Générale Française, 1989, p. 8.

13 AUGOYARD François, Pas à pas. Essai sur le cheminement quotidien en milieu urbain, [1979], Paris, Seuil, 2010, p. 28.

14 Au sens de Walter Benjamin dans son œuvre sur les passages.

15 HANNERZ Ulf, Explorer la ville. Éléments d’anthropologie urbaine, Paris, Minuit, 1983.

16 JOSEPH Isaac, « Goffman et l’écologie urbaine », in Les Annales de la recherche urbaine, N° 95, 2004, p. 130-133.

17 Nous souhaitions précisément avec Lydie Lenne, forte de sa thèse de doctorat sur ce projet d’innovation urbaine, associer nos regards de sociologue et d’anthropologue sur le même objet quelques années après sa construction.

18 Site officiel du quartier Humanicité, URL : https://www.humanicite.fr/decouvrir-humanicite, (consulté le 7/3/2024)

19 Id.

20 LENNE Lydie, Humanicité, de l’utopie à l’hétérotopie. Recherche en Information-Communication accompagnant un projet d’innovation urbaine. Thèse de doctorat sous la direction d’Olivier Chantereine, Université Charles de Gaulle - Lille III, 2017, URL : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01767635.

21 LENNE Lydie, « La traduction de l’utopie. Retour sur un projet d’innovation urbaine », in P. Bourgne, Christian Drevet et al. (dir.), Matérialiser l’utopie, Clermont-Ferrand, PUBP, 2020, p. 59-74.

22 Id.

23 DE Certeau Michel, L’invention du quotidien 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 147.

24 WINKIN Yves, « L’enchantement : dispositif et disposition. Rétrospective et prospective », in Rachel Brahy, Jean-Paul Thibaud, Nicolas Tixier et Nathalie Zaccaï-Reyners (dir.), L’enchantement qui revient, Paris, Hermann, 2023, p. 13-35.

25 BEGOUT Bruce, Le concept d’ambiance, Paris, Seuil, 2020, p. 13.

26 JOSEPH Isaac, « Prises, réserves, épreuves », in Communications, 65, 1997, p. 131-142.

27 D’ERAMO Marco, « Du Minnesota à l’Arizona. Le rêve américain d’une ville sans ville », in Mike Davis et Daniel B. Monk (dir.), Paradis infernaux, Paris, Les prairies ordinaires, p. 15-39.

28 JOSEPH Isaac, « Prises, réserves, épreuves », Art. cit.

29 Id.

30 Id.

31 LENNE Lydie, Humanicité, de l’utopie à l’hétérotopie. Recherche en Information-Communication accompagnant un projet d’innovation urbaine, op.cit, p. 126.

32 LENNE Lydie, Humanicité, de l’utopie à l’hétérotopie. Recherche en Information-Communication accompagnant un projet d’innovation urbaine, op.cit, p. 126.

33 D’ERAMO Marco, « Du Minnesota à l’Arizona. Le rêve américain d’une ville sans ville », Art. cit.

34 URL: https://majdouli.com/portfolio/humanicite/

Pour citer cet article

Zineb Majdouli, « L’hospitalité urbaine photographiée. Enquête ethno-photographique dans un quartier utopique », L'ethnographie, 9 | 2024, mis en ligne le 29 novembre 2024, consulté le 23 janvier 2025. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=1486

Zineb Majdouli

Zineb Majdouli est enseignante-chercheuse à l’université catholique de Lille. Anthropologue de la communication, elle s’est d’abord intéressée aux festivals musicaux comme façon « extraordinaire » d’être dans la ville. Cela la conduit à mobiliser la photographie comme mode de relevé et de restitution de l’observé sur son site internet dédié. Elle se consacre actuellement à une anthropologie sonore et visuelle du quartier Vauban-Esquermes à Lille.