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L'Ethnographie

Anthropologie Visuelle : Croisement des récits et des réflexions scientifiques

Zineb Majdouli et Erika Thomas

Septembre 2024

1Au-delà de l’invitation au voyage – proche ou lointain – que constitue ce numéro « Anthropologies visuelles : des terrains aux images plurielles », nous avons souhaité que sa forme restitue l’appel des images et des films qui avaient motivé le colloque1 qui l’a précédé et lors duquel nous avons discuté l’intérêt et la légitimité de l’anthropologie visuelle comme mode d’appréhension scientifique du réel observé. Nous avions alors visionné plusieurs films ethnographiques, interrogé ces prises de vues filmiques ou photographiques non comme illustration mais comme mode de recueil de données et mode de restitution de l’observé permettant d’explorer la société au même titre que l’écriture. Nous avions également discuté le terrain problématique de la photographie ethnographique : En effet, en France les anthropologues visuels privilégient les prises de vue cinématographiques bénéficiant ainsi d’une certaine reconnaissance depuis les années soixante grâce aux films de Jean Rouch2 ou Marc Piault3. La photographie quant à elle reste un matériau suspect malgré une utilisation importante4. Ainsi le rapport que Levi-Strauss entretien aux siennes : « Qu’on s’intéresse à ses photographies ne lui déplaît pas, mais il tient à préciser d’entrée de jeu et très clairement qu’il n’est pas un photographe et ne saurait donc être considéré comme tel. “Je suis ethnographe et non pas photographe. À chacun sa spécialité”5 ». Nous avons donc interrogé la légitimité des prises de vue photographiques comme méthode d’enquête, de collecte de données et de questionnement sur la relation entre observateur et sujet/objet observé.

2La richesse de nos réflexions a déterminé notre parti-pris pour ce numéro, qui est celui de proposer un format singulier où le visuel et le compte-rendu ont la part belle. Cet éloignement nécessaire, ce choix, nous l’assumons pleinement comme étant l’élément constitutif d’une posture valorisant la collaboration entre art et science. « Collaborations between artists and anthropologists generate new methodologies and theoretical frameworks, pushing the boundaries of both disciplines and producing richer, more nuanced understandings of cultural phenomena »6 En effet, ce numéro vise à intégrer de manière équilibrée des réflexions scientifiques avec des témoignages et des récits de réalisateurs et d’artistes. Cette démarche repose sur plusieurs justifications essentielles qui soulignent la complémentarité et la valeur ajoutée de ces deux approches.

3L’anthropologie visuelle ne se limite pas à l’analyse des images et des films produits par les chercheurs. La convergence de pratiques artistiques et anthropologiques favorise un dialogue créatif qui peut conduire à des innovations méthodologiques et de nouvelles formes de représentation ethnographique7. Le cinéma en l’occurence, par sa capacité à capturer le mouvement et l’émotion, offre une fenêtre unique sur les dynamiques culturelles et sociales, permettant aux anthropologues de saisir des réalités souvent invisibles dans les textes écrits. Les cinéastes intervenants dans ce numéro nous permettent de capturer des aspects de la réalité qui échappent parfois aux méthodes scientifiques traditionnelles. Leurs récits et témoignages apportent une dimension humaine et contextuelle qui enrichit la compréhension des phénomènes étudiés, dimension qui se justifie pleinement dans le cadre d’une approche holistique de la recherche et globalement de la connaissance.

4Ensuite, si les images ne sont pas de simples illustrations, mais des outils cognitifs à part entière, capables de véhiculer des significations complexes et de susciter des réflexions profondes8, les témoignages des artistes-chercheurs et chercheurs-artistes pourront nous offrir une perspective de première main sur les processus de création et les choix narratifs offrant ainsi une complémentarité avec les réflexions scientifiques.

5Aussi, comme le montre Laplantine9, pour comprendre pleinement les phénomènes sociaux, il est indispensable de prendre en compte la dimension « sensible » de l’expérience humaine, que les productions artistiques capturent souvent de manière privilégiée. Dans ce sens, le concept d’embodiement dans le travail de Griffiths nous semble particulièrement pertinent pour parler d’expérience, de captation et de narration sensible. Nous avons pu l’éprouver durant le colloque en visualisant les œuvres en présence de leurs auteurs. Dans Shivers Down Your Spine, Griffiths examine les relations spatiales complexes et les « corporéités » contenus dans le cinéma et les spectacles visuels10. Les artistes et chercheurs artistes, par leur sensibilité et leur approche artistique, captent des dimensions sensibles et émotionnelles (corporelles) de l’expérience humaine et permettent au spectateur de s’en saisir grâce l’affect, l’émotion ou un « frisson dans le dos ». Ces dimensions sont souvent difficiles à saisir par les seules méthodes analytiques. L’intégration des récits des auteurs permet de mieux appréhender la richesse et la complexité des phénomènes étudiés dans le cadre d’une anthropologie visuelle ET sensible.

6Enfin, la convergence de ces pratiques scientifiques et artistiques est très souvent encouragée dans les cercles universitaires mais elles sont rarement matérialisées dans un ouvrage ou un document concret permettant de favoriser « un dialogue créatif qui peut conduire à des innovations méthodologiques et de nouvelles formes de représentations ethnographiques ». En mettant sur le même plan les récits des artistes et la réflexion scientifique, nous encourageons une approche méthodologique interdisciplinaire.

7Nous proposons donc pour ce numéro deux entrées. La première partie est intitulée « artistes sur le terrain » que nous mettons volontairement au premier plan afin de rester fidèles à notre parti pris. Deux textes relatent à travers un compte rendu d’expérience, les propositions filmiques de deux réalisatrices de films documentaires : Laura Farrenq et Erika Thomas. Ces dernières nous livrent un témoignage vivant des interrogations humaines, éthiques et esthétiques qui se posent à la fois à l’artiste comme à l’anthropologue : en effet l’une comme l’autre propose une création narrative sensibles à partir d’images du terrain présentes – sous forme de vidéo accessibles en ligne – dans ce numéro.

8L’article de Laura Farrenq restitue l’expérience filmique d’un terrain menée en Polynésie Française. L’objectif du voyage est de donner à voir des écoutes du monde sous-marin, le son du lagon. Elle croise deux approches différentes : celle du scientifique et celle du pêcheur qui connaît la mer et ses courants. Elle raconte les difficultés techniques, esthétiques et symboliques pour effectuer un relevé sensible et audible des sons sous-marins mais aussi de la restitution de l’expérience sensible du pêcheur dans son environnement familier.

9Erika Thomas nous propose quant à elle de partir avec elle en Afrique. À l’ombre des éléphants est un moyen-métrage documentaire qui se présente sous la forme d’une lettre adressée à Romain Gary, auteur de ce que nous pouvons appeler le premier roman écologique Les Racines du ciel (1956). Ce livre met en lumière l’importance de la protection des éléphants, thème central du film (en intégralité dans ce numéro). À travers l’observation et la captation détaillée des éléphants et de leurs interactions dans leur milieu, le film propose une narration visuelle sensible et émotive pour aborder la question de la préservation des éléphants en Afrique, dénonçant le braconnage et la destruction de leur habitat, exemple pour une anthropologie visuelle sensible et engagée.

10Dans une deuxième partie que nous pourrions nommer « Pratiques visuelles et réflexivité des chercheurs », Nathalie Gauthard, Stéphanie Leroux, Zineb Majdouli et Biliana Vassileva réfléchissent à leurs pratiques et construisent un rapport réflexif par rapport à leurs sujets/objets et à l’expérience visuelle qu’ils ont pu en livrer.

11Nathalie Gauthard revient sur vingt années de recherche sur un rituel tibétain, le ‘chams. La description chorégraphique de ces « danses sacrées du Tibet » s’est précisément adossée à un support audiovisuel. Le film ethnographique devenait alors un moyen privilégié de restituer les danses et les partitions scéniques du rituel mais un autre problème se posait : Comment rendre compte filmiquement des activités non visibles pour un public non initié ? C’est à la réponse à cette question que Nathalie Gauthard tente de répondre.

12Ainsi Stéphanie Leroux pose la question du statut des images et des films rapportés du terrain géographique. Accompagnant la démarche de recherche dès ses débuts, ces images « journal » lui servent d’ancrage pour réfléchir au rapport à son objet de recherche, le tourisme à Marrakech et à la relation à ses informateurs marocains.

13Dans la perspective de ce numéro, l’article de Biliana Vassileva illustre les apports du visuel pour appréhender un terrain et ses racines culturelles. L’auteur étudie l’usage de la photographie et de la vidéo pour considérer la figure de l’animal et certains changements culturels dans le champ chorégraphique local de Bali. Biliana Vassileva montre ainsi dans un jeu entre tradition et modernité comment ces danses balinaises se transforment en fonction des contextes et comment ces transformations ne sont nullement une déperdition mais une preuve de leur vitalité. Par là-même, elle confirme la pertinence de l’outil photographique et vidéographique comme méthodologie d’analyse de la danse et du geste dansé.

14Enfin, Zineb Majdouli, propose, quant à elle, de questionner l’urbain par l’image photographique en proposant les résultats de son enquête sur un quartier utopique lillois. À partir de la notion d’hospitalité et d’ambiance, elle montre comment la démarche photographique peut être fructueuse et pertinente pour révéler les esthétiques et la plasticité des espaces urbains.

15À travers ces deux parties, deux perspectives, ce numéro vise à promouvoir une anthropologie visuelle qui soit à la fois rigoureuse et ouverte, scientifique et créative, descriptive et engagée. En mêlant les contributions de chercheurs confirmés et d’artistes, nous espérons offrir un panorama riche et diversifié de ce que l’anthropologie visuelle peut apporter à la compréhension des sociétés humaines. Nous invitons nos lecteurs à explorer ces œuvres et ces analyses avec curiosité et ouverture, dans un esprit de dialogue et de découverte.

Bibliographie

COLLEYN Jean-Paul, Anthropologie visuelle, Paris, Presses Universitaires de France, 1999.

DE HEUSCH Luc, « Jean Rouch et la naissance de l’anthropologie visuelle », L’Homme, n° 180, 2006, p. 43-71.

GARRIGUES Emmanuel, « Quelques réflexions à partir des photographies de Claude Lévi-Strauss et d’un entretien avec lui », L’Ethnographie, 109, 1991, p. 70-78.

GRIFFITHS, Alison, Shivers Down Your Spine, Cinema, Museums & Immersive View, New York, Columbia University Press, 2008.

GRIMSHAW Anna, RAVETZ, Amanda (dir.), Visualizing Anthropology. Bristol : Intellect Books, 2005.

JOSEPH Camille et MAUUARIN Anaïs, « Introduction. L’anthropologie face à ses images », Gradhiva, n° 27, 2018, p. 4-29.

LAPLANTINE François, Le social et le sensible : introduction à une anthropologie modale, Paris, Téraèdre, 2005.

MARESCA Sylvain, « Photographes et ethnologues », Ethnologie française, n° 37, 2007, p. 61-67.

PIAULT, Marc-Henri, Anthropologie et Cinéma, Paris, Nathan, 2000.

SCHNEIDER Arnd, WRIGHT Christopher (dir.), Between Art and Anthropology : Contemporary Ethnographic Practice, New York : Berg, 2010. 224 pp. 

Notes

1 Colloque International Anthropologies visuelles : des terrains aux des images plurielles, qui a eu lieu les 28 et 29 septembre 2022. Organisation MUSE & Praxis et Esthétique des Arts, Université Catholique de Lille et Université d’Artois.

2 DE HEUSCH Luc, « Jean Rouch et la naissance de l’anthropologie visuelle », L’Homme, 180 | 2006, p. 43-71.

3 Voir notamment PIAULT, Marc-Henri, Anthropologie et Cinéma, Paris, Nathan, 2000 qui évoque l’histoire du cinéma comme le terreau fertile d’une démarche anthropologique.

4 MARESCA Sylvain, « Photographes et ethnologues » in Ethnologie française, n° 37, 2007, p. 61-67 ainsi que le riche numéro de Gradhiva consacré à la photographie et l’anthropologie : JOSEPH Camille et MAUUARIN Anaïs, « Introduction. L’anthropologie face à ses images », in Gradhiva, n° 27, 2018, p. 4-29.

5 Voir GARRIGUES Emmanuel, « Quelques réflexions à partir des photographies de Claude Lévi-Strauss et d’un entretien avec lui », L’Ethnographie, 109, 1991, p. 70-78.

6 SCHNEIDER Arnd, WRIGHT Christopher (dir.), Between Art and Anthropology: Contemporary Ethnographic Practice, New York: Berg, 2010. 224 pp. 

7 GRIMSHAW Anna, RAVETZ, Amanda (dir.), Visualizing Anthropology. Bristol : Intellect Books, 2005.

8 COLLEYN Jean-Paul, Anthropologie visuelle, Paris, Presses Universitaires de France, 1999.

9 LAPLANTINE François, Le social et le sensible : introduction à une anthropologie modale, Paris, Téraèdre, 2005.

10 GRIFFITHS, Alison, Shivers Down Your Spine, Cinema, Museums & Immersive View, New York, Columbia University Press, 2008.

Pour citer cet article

Zineb Majdouli et Erika Thomas, « Anthropologie Visuelle : Croisement des récits et des réflexions scientifiques », L'ethnographie, 9 | 2024, mis en ligne le 25 septembre 2024, consulté le 23 janvier 2025. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=1415

Zineb Majdouli

Zineb Majdouli est enseignante-chercheuse à l’université catholique de Lille. Anthropologue de la communication, après la publication de son ouvrage issu de sa thèse portant sur les enjeux de la circulation des productions musicales transnationales et les ancrages territoriaux et urbains qu’elles reconstruisent localement, elle se consacre actuellement à la mobilisation de la photographie et des outils conceptuels de l’anthropologie urbaine et de l’interactionnisme symbolique pour saisir les pratiques culturelles et urbaines.

Erika Thomas

Erika Thomas est professeure à l’université Catholique de Lille et réalisatrice de films documentaires. Ses recherches post-HDR s’inscrivent essentiellement dans les modalités de connaissances inhérentes à la recherche-création. Deux axes définissent actuellement son travail : d’une part l’écriture documentaire et d’autre part la poésie associée aux arts visuels. Différents films, articles et ouvrages (dont Double « je » documentaire aux éditions l’Harmattan, 2023) illustrent le premier axe. Pour le deuxième axe, diverses publications indépendantes, ouvrages de photo-poésies, des vidéos d’arts sont régulièrement objets de lectures, de présentations et de performances en France et à l’étranger.