L’anniversaire de la Commune est revenu, en 2021, mais les manifestations qui l’ont accompagné, loin de se limiter à des commémorations officielles, en ont renouvelé les formes et les significations. C’est notamment le cas dans le domaine musical, avec un disque intitulé « La Commune refleurira », qui me semble révélateur de ce passage de l’histoire à la mémoire que mettaient en relief les réflexions finales de Pierre Nora à l’entreprise des « Lieux de mémoire1 ». Sans prétendre y voir plus qu’un indice, une illustration de l’inflexion en question, on s’intéressera dans les lignes qui suivent à la forme chantée de la mémoire de la Commune, et à ceux qui la portent aujourd’hui.
Comme l’écrivait Jacques Rougerie2 il y a cinquante ans, l’héritage de 1871 a été abondamment réclamé, par Marx et Bakounine d’abord, puis par leurs adeptes. La « montée au mur » est devenue un rite de la gauche socialiste, puis communiste, dans l’entre-deux-guerres. Durant tout le XXe siècle, la tradition de la Commune est restée vivace, y compris hors des frontières françaises. « Pas de révolution avortée, d’insurrection assassinée avant terme qui ne se soit nommée, ou qu’on n’ait appelée 'Commune' » (Moscou 1905, Budapest 1919, Canton 1927…). Au-delà de cet héritage proprement politique, la Commune inspire des artistes, des collectifs, des utopies nouvelles. Les acteurs de mai 68 s’en réclament, non seulement en tant que révolutionnaires, mais en tant que citoyens désireux de « changer la vie ». Grâce à l’intervention d’Ernest Pignon-Ernest (« Les Gisants »), la mémoire de la Commune réactivée quitte la nécropole pour réinvestir la rue. Le dispositif mis en place fait ressurgir la mémoire des massacres du sol même, provoque la mémoire collective, rend visible le refoulé.
À côté des images, les chansons sont des véhicules efficaces de la mémoire de la Commune, et de sa réappropriation. Initialement, les chansons sont au cœur de la culture populaire ; elles sont une expression, une chronique et une mémoire collective. Tout au long du XIXe siècle, celles de la grande Révolution (La Carmagnole, Ça ira, La Marseillaise, Le Chant du départ) sont à la fois de grands souvenirs et des manifestes, des professions de foi, qui accompagnent le mouvement populaire. Quand on les chante, on se met dans les pas de ceux qui ont fait la Révolution, on s’identifie à eux. Pendant la révolution de 48, on revit symboliquement 1789 en entonnant ces chansons (et quelques autres plus récentes). Par la suite, l’expérience du mouvement ouvrier et la chanson vont de pair, d’autant plus que, sous l’Empire, le café-concert est très surveillé ; une culture chansonnière d’opposition, à la fois nationale et sociale, se développe parallèlement.
Pendant la Commune, on chante toujours des chansons de la Révolution, et d’autres plus récentes, contre « Badinguet3 », contre Guillaume (l’empereur de Prusse), pour évoquer la guerre, le siège de Paris, l’armistice. On chante pour s’exprimer, pour s’encourager, pour convaincre, pour entraîner les auditeurs, dans les cafés-concerts, dans la rue, sur les barricades en construction, dans les cafés, dans les théâtres. Après l’écrasement de l’insurrection, les chansons accompagnent la proscription et l’exil, la déportation (Grande-Bretagne, Nouvelle-Calédonie), tandis que les lieux du combat deviennent des lieux de mémoire, respectés, voire sanctuarisés (le mur des Fédérés), ou occultés (les jardins du Luxembourg, le camp de Satory). Certains textes sont réinvestis d’un sens politique nouveau, comme « Le Temps des cerises » de Jean-Baptiste Clément, une romance de 1866 devenue révolutionnaire, par sa dédicace, en 1885, « à la vaillante citoyenne Louise, l’ambulancière de la rue Fontaine au roi, le dimanche 28 mai 18714 ». D’autres sont des témoignages directs des événements, comme « La Semaine sanglante », du même auteur, ou « La Terreur blanche » de Pottier. La plupart ne sont publiés qu’après l’amnistie, dans les années 1880. Ces chansons sont alors une mémoire orale militante, un lien entre les Communards, leurs compagnons de route, leurs héritiers. On les entend dans certains cabarets (la Taverne du bagne de Maxime Lisbonne), dans des réunions privées, sur des modes généralement très différents de ceux de la chanson commerciale. On chante aussi « le Temps des cerises » dans des circonstances privées, comme une chanson d’amour (qu’elle est initialement).
À partir de l’entre-deux-guerres, on dispose d’enregistrements, et les partis en usent pour leur propagande. La thèse que Yaniv Arroua vient de consacrer aux sociabilités musicales en Haute-Vienne sous la Troisième République montre comment le parti socialiste s’empare du disque dans ce but, dès le début du siècle, pour faire entendre dans les fêtes de syndicat ou de coopérative et dans les cercles privés « autre chose que le refrain patriotard de café-concert5 ». Dès le début, le rôle des chansons à la Fête de l’Humanité est important. Créée en 1930 par Marcel Cachin, alors directeur du journal L’Humanité, elle est un rendez-vous politique, mais aussi culturel. Les premiers grands concerts ont lieu en 1936 lors du Front populaire, qui voit la manifestation dépasser le seuil de 300 000 participants. Après 1945, elle dispose de plusieurs scènes, dont la principale peut recevoir environ 100 000 spectateurs. D’autres scènes thématiques accueillent des artistes moins connus.
Les chansons de la Commune échappent donc au XXe siècle à la tradition orale, et deviennent des titres liés à certains interprètes contemporains (Jean Ferrat, Marc Ogeret, Francesca Solleville) comme des chansons d’auteurs. Aujourd’hui encore, le fait qu’un titre soit ou non enregistré, qui plus est par un interprète connu, fait énormément pour sa diffusion et sa présence dans une culture partagée — et cela vaut aussi pour les chansons « historiques ». La mémoire chantée de la Commune est donc portée, de 1871 à 1971, par plusieurs canaux : les célèbres chansons de Jean-Baptiste Clément, Eugène Pottier et consorts alimentent une tradition partagée, entre des chanteurs engagés et des usages militants plus orchestrés par les grands partis de gauche. Les enregistrements font prévaloir un petit nombre de titres, tandis que les chansons les plus conjoncturelles disparaissent de la mémoire collective. En 2021, cette divergence est encore plus sensible. La Commune reste une inspiration pour des chanteurs de gauche, mais la référence s’infléchit sensiblement. Je vais pour le montrer comparer un disque publié en 1971, « La Commune en chantant », et un autre paru en 2021, « La Commune refleurira ».
Le Centenaire de la Commune (1971) : évocation de l’événement
En 1971, à côté d’un renouvellement historiographique (impulsé par Jacques Rougerie), la Commune donne lieu à des créations littéraires, cinématographiques (Peter Watkins, « La Commune », 2000), musicales. Après la parution du livre de Georges Coulonges, La Commune en chantant, en 1970, un spectacle en est tiré et un album 33 tours sort en 19716, qui sera réédité en CD en 1988. Il fait entendre 21 titres7, interprétés notamment par Francesca Solleville, Armand Mestral et Marcel Mouloudji8. Georges Coulonges (1923-2003) est un comédien, écrivain, un bruiteur puis un producteur (pour la radio) un scénariste (pour la TV), et surtout le parolier de Jean Ferrat (et de Juliette Gréco, Nana Mouskouri, Marcel Amont et d’autres). En 1971, on lui doit « La Commune », une chanson interprétée par celui-ci. Il se consacre par la suite à l’écriture de romans, dont les héros issus du peuple traversent l’histoire des deux derniers siècles (dont Les Boulets rouges de la Commune, en 1993). C’est donc à la fois un « ami de la Commune » et un homme de média, du show-business, un homme de conviction, mais étranger à la culture militante de gauche.
La plupart des chansons de ce disque sont des textes écrits pendant la Commune de Paris. Certaines sont antérieures ou postérieures, mais sont le plus souvent associées à cette période. Elles relatent les conditions de la vie ouvrière de l’époque et les événements sanglants qui s’y déroulèrent. Ce choix est probablement justifié par la nature du spectacle dont sont tirées les chansons : une pièce, qui raconte la Commune. De ce fait, plusieurs chansons évoquent la chute de l’Empire (Le Sire de Fisch Ton Kan), le contexte du siège de Paris, la défense de la capitale (Le Moblot, La Défense de Paris), la défaite (L’Armistice, Paris pour un beefsteack.) La tradition révolutionnaire est illustrée par quatre chansons (Le Chant des ouvriers, En avant la classe ouvrière, Le Drapeau rouge, l’Internationale), auxquelles on peut ajouter les deux chansons qui évoquent la longue peine populaire (Quand viendra-t-elle ? et Jean Misère). Dix chansons sont propres à la Commune (La Canaille, La Marseillaise de la Commune, Vive la Commune, l’Insurgé, Le Temps des cerises) et cinq se réfèrent précisément à la Semaine sanglante (La Semaine sanglante, Le Capitaine au mur, le Pressoir, le Tombeau des Fusillés, Elle n’est pas morte). Au total, il s’agit d’une sorte de chronique en chansons, très enracinées dans l’événement qu’elle évoque, plus que dans sa postérité.
Parmi les paroliers, Eugène Pottier se taille la part du lion avec huit chansons, Jean-Baptiste Clément en signe trois. S’y ajoutent Paul Brousse (1844-1912), anarchiste puis socialiste notoire, Eugène Chatelain, autre révolutionnaire, deux fois proscrit (après 1848 et après 1871), Émile Dereux (1836) auteur républicain, mais également plusieurs auteurs de café-concert (d’opposition) : Paul Burani (1843-1901), Alphonse Leclerc, chansonnier belge (1820-1880), Alexis Bouvier (1836-1892) chanteur et auteur de romans réalistes, Jules Jouy (1855-1897).
Pour les musiques, les chansons sont pour la plupart écrite et interprétées soit sur des timbres, dans la tradition du XIXe siècle (un air du folklore suisse, l’air de La bonne aventure, l’air de la Marseillaise, l’air de Fualdès, « Dis-moi soldat », de Debraux), soit sur des airs contemporains, de Pierre Dupont 1821-1870, Pierre Degeyter 1848-1932, le célèbre compositeur de l’Internationale, ou d’hommes de métier, plus ou moins étrangers à l’aventure communarde (Antonin Louis, 1845-1915, a tout de même participé à la Commune à ses débuts ; Frédéric Doria 1841-1900 ; Victor Parizot 1819-1866 et Antoine Renard 1825-1872). Six musiques nouvelles sont signées par un certain Max Rongier, qui reste aussi fidèle que possible au style musical de la fin du XIXe siècle. Les arrangements, dus à Gaby Wagenheim (1918-2002), sont également réalisés dans ce style classique, qui donne son unité au disque. À l’écoute, on sent l’enthousiasme révolutionnaire et la dimension martiale de la proclamation.
Les années suivantes donnent lieu à d’autres évocations chantées (Jean-Roger Caussimon/Philippe Sarde « La Commune est en lutte », pour le film de Bernard Tavernier Le Juge et l’assassin 1976), toujours liées à l’évocation de l’histoire du XIXe siècle. Dans les années 2010 en revanche, la Commune fait figure de laboratoire social qui inspire des mouvements sociaux (Occupy à Oakland 2011, « Nuit debout » en 2016, la « Commune libre de Tolbiac » en 2018) et des artistes actuels ("La Chose commune", spectacle de jazz 2017-2019 David Lescot et E. Bex, Cie du Kairos ; Marc Nammour et le groupe La Canaille de Montreuil9). L’occupation récente du Théâtre de l’Odéon rappelle celle de 1968, deux événements puisant dans l’imaginaire de la Commune. Les Gilets jaunes reprennent à leur compte la célèbre formule de Victor Hugo : "Police partout, justice nulle part". Dans ces réactivations, la Commune est moins une référence historique, un épisode, qu’un horizon utopique.
Le Cent-cinquantenaire (2021) : actualité de la Commune
En 2021, la pertinence de célébrer l’anniversaire de la Commune ne fait toujours pas l’unanimité10. Mais l’événement reste, à travers le monde, une source d’inspiration, car il permet de réfléchir à l’émancipation, aux solidarités. Le désir présent de comprendre « le commun » des temps passés, dans sa positivité non abolie, conditionne les productions du cent-cinquantenaire.
De nouvelles recherches historiques sont publiées, dont les synthèses de Laure Godineau et de Michel Cordillot. Éric Fournier interroge la mémoire et les usages de la Commune. Quentin Deluermoz analyse l’élargissement des circulations européennes de théories, d’acteurs et de pratiques. D’autres auteurs s’intéressent à des aspects particuliers de l’expérience de la Commune (Jean-François Dupeyron à l’école par exemple). Guillaume Erner, en recevant Michel Winock (auteur de « Les Communards » avec Jean-Pierre Azéma. éd. Tempus) et Ludivine Bantigny (autrice de « La Commune au présent » éd. de la Découverte) met en relief les deux pôles de ces lectures contemporaines, renouvelées par une perspective historique élargie (à mai 68, au courant féministe, aux réflexions sur la mondialisation).
Le positionnement de jeunes historiens de la Commune est aussi sensiblement différent de celui de la génération précédente. Ils/elles n’hésitent pas à associer leurs recherches à un engagement actuel assumé, et à s’exprimer dans des formes qui s’éloignent de la « neutralité scientifique » autrefois requise, au profit d’une exaltation de la dimension sensible. Ludivine Bantigny (née en 1975) est à la fois un pur produit de la méritocratie républicaine, normalienne, universitaire (elle soutient sa thèse en 2003, devient MCF à Rouen, passe son HDR en 2017, est membre du Comité de rédaction de Vingtième siècle), et une historienne engagée. Trotskiste sans sa jeunesse, elle participe à « Nuit debout » en 2016, se dit proche de l’économiste Frédéric Lordon ; on l’entend beaucoup dans les médias au sujet des mouvements sociaux. Son ouvrage, La Commune au présent s’intéresse à des figures anonymes de 1871, auxquelles elle s’adresse à travers des lettres. Ce dispositif, dans la simplicité de la conversation ininterrompue, « permet un retour sur ce qui a fait date et redonne sens à ce dont on ne saurait faire le deuil11. » Les lettres rendent la Commune vivante et présente, par un entrelacement, comme un télescopage entre passé et présent. Le livre se veut un moyen de donner la parole aux obscurs qui ont fait la Commune et de célébrer des valeurs : « Dignité, justice sociale, partage du travail, égalité, rapport renouvelé à l’art, à l’éducation, à la culture et au quotidien12 ».
Dans le même esprit, le collectif « Faisons vivre la Commune » continue d’entretenir la mémoire de l’événement, mais surtout pour nourrir de nouveaux combats émancipateurs. Créée à l’été 2018 pour accompagner culturellement et politiquement les 150 ans de la Commune de Paris, l’association n’avait pas vocation, dans son projet initial, à continuer ses actions après la fin de cet anniversaire. Mais elle a décidé de « poursuivre ses activités avec comme idée principale d’arrimer la nouvelle formule du journal dans le présent, tout en continuant de se référer aux aspirations émancipatrices des insurgé.e.s de 1871, dont l’essentiel demeure13 ». Le site Internet, maintenu avec toutes ses archives et son fil d’actualité continue de « se faire l’écho de la permanence de la Commune dans les luttes actuelles14 ».
La Commune refleurira
Parmi les productions issues de ce souci de célébrer la Commune, regardons plus en détail le CD intitulé « La Commune refleurira ». Ce disque est issu d’une histoire assez longue, puisqu’elle a commencé dix ans plus tôt15 par une « carte blanche » donnée à l’artiste Corentin Coko à la Maison de la poésie de Montpellier, première occasion de dire des textes de poètes de la Commune. Cette performance est ensuite devenue un spectacle, dans lequel Corentin Coko chantait ces textes, en s’accompagnant à l’accordéon ; la firme EPM16 a suggéré d’en tirer un disque. L’artiste a préféré associer d’autres chanteurs et musiciens à l’opération, qui a finalement paru sous un autre label (IRFAN, le label des Ogres de Barback).
Un texte de présentation, signé Corentin Coko17, précise le propos.
« Cet album, écrit-il, est un double hommage » à ceux qui ont fait la Commune et aux poètes de la Commune, qui ont été, pour certains, des communards actifs, pour d’autres, des soutiens (Victor Hugo, qui a pris la défense de la Commune, a accueilli et soutenu des exilés). « Les Communards ont défendu, au prix de leur vie, des idées fortes, qui 150 ans plus tard, nous paraissent parfois presque comme évidentes, voire naturelles : la séparation de l’Église et de l’État, l’instruction gratuite, laïque et obligatoire pour tous les enfants, filles et garçons, ou encore les droits des femmes. » « Surtout, la Commune a évité le retour de la monarchie et défendu la République » ; elle a mené des combats qui restent d’actualité pour une république sociale plus égalitaire et plus démocratique.
Les producteurs du disque ont donc choisi des textes qui ne sont pas tous en lien avec l’événement, mais qui s’inscrivent dans la lutte des communards, en particulier plusieurs de Pottier (dont nombreux poèmes postérieurs à la Commune, concernant plutôt l’oppression économique du capitalisme). Le choix des titres résulte à la fois d’une sélection faite par Corentin Coko et de choix propres aux interprètes. Le CD comporte 21 titres : les plus célèbres chansons de la Commune (Elle n’est pas morte, Quand viendra-t-elle, L’Insurgé, la Semaine sanglante, l’Internationale, Le Temps des cerises, la Canaille), mais aussi des extraits d’articles de journaux ou de romans (Vallès, Zola) de discours (Louise Michel) de poèmes (Hugo, Rimbaud, Pottier), et deux textes en occitan18 (Sabem plan, Lou pan maudich).
Les textes sont lus par Fredo Burguière, Michel Buhler, Christian Olivier et les chansons sont interprétées par des artistes de différentes générations. Certain(e)s se sont illustrés dans la chanson engagée/militante depuis plusieurs décennies (Francesca Solleville19) ou ont consacré une part de leur création à la Commune (Michèle Bernard20), d’autres sont nés dans les années 60 (François Morel), les années 70 (Manu Theron, Thomas Pitiot, HK, Mouss et Hakim, Agnès Bihl, Audrey Peinado) ou les années 80 (Corentin Coko, Melismell). Une bonne partie des interprétations sont le fait de groupes de musiciens : Les Croquants21, la Mal Coiffée22, les Ogres de Barback23, le chœur du Lamparo24 et une fanfare béninoise créée en 2015, Eyo n’lé (cuivres et percussions), qui joue de la musique moderne inspirée de rythmes traditionnels. Ces partis-pris ont aussi une dimension symbolique : la Commune est par là «collectivisée» (dés-individualisée) internationalisée, universalisée.
Sept des poèmes/textes sont chantés sur des airs anciens25, tous les autres sur des airs nouveaux. Mais les airs anciens font aussi l’objet d’arrangements modernes. Quand ils ne sont pas écrits par les interprètes eux-mêmes (HK ou les Croquants), la plupart des arrangements sont ceux des Ogres de Barback (pour François Morel ou Francesca Solleville), ainsi que le choix de l’ordre des titres. L’interprétation est volontairement personnelle, éloignée d’une tradition fixée par l’enregistrement. L’idée de ce disque26 part ce constat que ces textes nous parlent encore aujourd’hui, mais qu’il n’y a pas d’enregistrements « qui sonnent moderne ». On s’empare donc des mélodies anciennes, mais on les réarrange, comme les jazzmen le font de leurs standards.
Dans ce disque, on ne parle plus de la guerre, dont la Commune est dissociée. Elle n’est plus tant un événement historique situé qu’une sorte d’uchronie, un passé qui dessine un futur. Le langage musical d’origine est devenu inaudible : les interprètes n’hésitent pas à écrire et à chanter d’autres musiques, d’autres harmonies, d’autres rythmes, car il s’agit avant tout de s’adresser à leurs contemporains.
Il est remarquable que cet « usage de la Commune » rejoigne la place de l’événement dans les écrits de Louise Michel, si finement analysée par Claude Rétat27. Pour Louise Michel, la Commune est partout et nulle part. Elle « déborde » à la fois dans le passé et dans le futur. Loin d’être confinée à un épisode de l’histoire, elle s’inscrit dans une longue chaîne de révoltes ; elle appartient au mythe, à l’immémorial. Son matériau touche intrinsèquement à la poésie, rythme et vecteur de l’insurrection. Aux antipodes de la commémoration, qui clôt, il s’agit non seulement de transmettre, de reprendre, de poursuivre la Révolution, mais de la réécrire, de la réinventer du dedans. L’histoire est déviée vers un futur émancipateur, porté par le désir de révolution, le rêve éveillé.
De l’insurgé à la barricade bohème
Si l’on compare les illustrations choisies sur les disques en 1971 et celles de 2021, la différence est tout aussi sensible. L’image de couverture de La Commune en chantant était un insurgé sur la barricade, vêtu en ouvrier, tenant une baïonnette, l’air grave et pensif. À ses pieds, des chaines brisées. À côté de lui, un drapeau tricolore portant la devise « Liberté, égalité, fraternité », la hampe coiffée d’un bonnet phrygien. Sur les pierres, on lit la date du 24 février. Cette estampe illustre donc la révolution de 1848. À l’arrière-plan, on aperçoit un panorama de Paris. Au verso, un autre insurgé, vêtu en soldat (le moblot), armé d’un fusil, adossé à un tonneau (de poudre ?) brandit un drapeau rouge et s’écroule, blessé sur la barricade, vers laquelle convergent, au second plan, des hommes armés. Cette image de Léon Choubrac, dit Hope (1847-1885) était tirée du « grand panorama » du « Dernier jour de la Commune » (peint par Charles Castellani-Leonzi, 1838-1893). Les deux illustrations principales étaient donc anciennes et racontaient une histoire tragique (de l’espoir à la défaite). Au centre de la pochette (double disque) figurait du reste une gravure des exécutions sommaires de la Semaine sanglante. Le choix de l’image de couverture pouvait suggérer la filiation révolutionnaire ; celui du verso était plus paradoxal, dans la mesure où ce panorama, proposé à Paris en 1883, était le fait d’un ennemi déclaré de la Commune, et du reste, comme l’explique Bertrand Tillier, « un objet incertain28 ». « Castellani proposait une lecture versaillaise de la Semaine sanglante et imposait à ses spectateurs une identification aux soldats de la répression29 ». C’est en réaction à ce spectacle que Maxime Lisbonne ouvrit en 1885 à Paris la taverne du bagne, dans la même veine spectaculaire, mais du point de vue d’un Communard : un témoignage et un mémorial.
Les illustrations du disque La Commune refleurira expriment en revanche la rencontre recherchée entre passé et présent, mais aussi une vision apaisée et pacifique de la Commune. Sur la pochette sont dessinés des musiciens (caisse claire, accordéon, grosse caisse, violoncelle, deux femmes sans instrument) en vêtements actuels (tous en pantalon, un sweat-shirt à capuche) sur une barricade de pavés et de grilles descellées, entre lesquels poussent des coquelicots et des herbes folles : l’un d’eux est assis sur un objet (une poubelle ?) sur lequel figure un poing levé. Le violoncelliste brandit haut son archet, comme il le ferait d’un signe de ralliement. Cette image évoque davantage mai 68 que la Commune — d’ailleurs plutôt une image festive et pacifique de mai 68. La barricade est encore là, mais ni le combat ni la violence.
Le disque lui-même est rouge et reprend le motif central de la pochette. À l’intérieur, la police et la mise en page sont « rétro » (comme dans les intertitres des films muets), et accompagnées de quelques illustrations d’époque, petit format. Le 4e de couverture comporte un portrait-photo de Louise Michel, une brève notice et une citation (extraite de son procès de 1871), avec des illustrations de coquelicots. Ces coquelicots aussi combinent plusieurs suggestions. Bien sûr, ce sont des fleurs sauvages et rouges, couleur de la Révolution, mais les coquelicots évoquent aussi la guerre de 1430, la révolution portugaise et « l’appel à la résistance écologiste » de l’association « Nous voulons des coquelicots », créée en 2018.
Ainsi, la Commune voisine dans l’imaginaire avec d’autres insurrections (mai 68, version « sous les pavés la plage »), mais aussi avec d’autres imaginaires (le cinéma), d’autres horizons (le pacifisme, l’écologie citoyenne). La violence de l’épisode est évacuée au profit de sa dimension constructive et onirique. Même Louise Michel, évoquée comme institutrice et comme poète, « figure révolutionnaire majeure », est convoquée dans ce sens.
Ce disque, évidemment, est un objet singulier ; il ne résume pas l’héritage musical de la Commune, mais parle de son appropriation par de jeunes artistes. Mais il montre assez bien, je crois, cette promotion de la mémoire aux dépens de l’histoire sur laquelle Pierre Nora concluait l’entreprise des Lieux de mémoire, dans un texte intitulé « L’Ère de la Commémoration31 ». L’historien montre que le modèle classique de la commémoration nationale se délite au profit d’un système éclaté, qui suppose avec le passé un rapport différent, ouvert, électif, plastique. Le modèle mémoriel l’emporte sur le modèle historique. « L’histoire propose, mais le présent dispose32 ». Ce n’est plus à l’école, mais à travers des manifestations théâtrales, musicales, que s’affirme l’identité collective. La politisation de la commémoration la rapproche de la manifestation. « Ce que l’on appelle communément mémoire aujourd’hui, c’est l’avènement d’une conscience historique d’une tradition défunte (non intégrée dans le récit national), la récupération reconstitutrice d’un phénomène dont nous sommes séparés, et qui intéresse le plus directement ceux qui s’en sentent les descendants et les héritiers33 ».